Aux
termes de ton ou de tonalité,
longtemps employés pour désigner l'impression
particulière ressentie par le lecteur devant un
texte, on préfère aujourd'hui le terme de
registre, qu'il conviendra donc d'éviter de
confondre avec le registre de langue (soutenu,
vulgaire ....). Depuis l'Antiquité, la production
littéraire a été l'objet de tentatives de
classification autour des attitudes "graves" ou
"plaisantes" qui président à leur élaboration et
qu'elles appellent chez le récepteur. «
On est donc conduit à désigner comme « registres »,
ces « attitudes» qui correspondent à des façons
fondamentales de ressentir.» (Documents
d'accompagnement des programmes de Seconde et
Première, septembre 2001). On l'aura
compris ; le registre correspond à la nature
particulière de l'émotion que le texte vise à
communiquer indépendamment du « genre » dans
lequel il s'inscrit : ainsi un texte romanesque
peut être traversé du registre épique, le registre
réaliste peut caractériser tel passage d'une
épopée, etc. Employons-nous à caractériser
les registres suivants :
Nous proposons ci-dessous un bref lexique de ces principaux
registres, accompagnés de textes qui pourront aussi bien
servir d'exemples que de supports d'exercices. Pour la
plupart d'entre eux, il conviendra de se reporter
ponctuellement à notre page sur les genres
littéraires : en effet, certains de ceux-ci ont
disparu (épopée, tragédie) et ne survivent que par leurs
registres. D'autre part, les textes que nous avons choisis
sont systématiquement empruntés à des genres où ces
registres peuvent être inattendus.
Origine
: l'adjectif
burlesque (du latin burla, plaisanterie)
désigne un comique outré. Sous sa forme
substantivée, il désigne un style très prisé au
XVII° siècle qui traitait un sujet noble de manière
familière. Très voisin, le registre héroï-comique
traite, lui, un sujet vulgaire de manière noble
(Boileau, Le Lutrin).
Vocabulaire:familier, voire vulgaire pour traiter un sujet
noble, il peut être à l'inverse délicat et précieux
pour traiter un sujet vulgaire.
Formes
: le
burlesque, volontiers narratif, consiste à
caricaturer les situations, à travestir les
individus (humanisation des dieux, animalisation des
hommes). Les situations les plus grossières,
violemment contrastées, peuvent être racontées de
manière mécanique.
Exemple
:
le
registre burlesque dans la chanson :
Georges Brassens, Hécatombe (1953).
Au
marché de Briv'-la-Gaillarde
A propos de bottes d'oignons,
Quelques douzaines de gaillardes
Se crêpaient un jour le chignon.
A pied, à cheval, en voiture
Les gendarmes mal inspirés
Vinrent pour tenter l'aventure
D'interrompre l'échauffourée.
Or,
sous tous les cieux sans vergogne,
C'est un usag' bien établi,
Dès qu'il s'agit d' rosser les cognes
Tout le mond' se réconcilie.
Ces furies perdant tout' mesure
Se ruèrent sur les guignols,
Et donnèrent je vous l'assure
Un spectacle assez croquignol.
En
voyant ces braves pandores
Être à deux doigts de succomber,
Moi, j' bichais car je les adore
Sous la forme de macchabées
De la mansarde où je réside
J'excitais les farouches bras
Des mégères gendarmicides
En criant: "Hip, hip, hip, hourra !"
Frénétiqu'
l'une d'elles attache
Le vieux maréchal des logis
Et lui fait crier: "Mort aux vaches,
Mort aux lois, vive l'anarchie !"
Une autre fourre avec rudesse
Le crâne d'un de ces lourdauds
Entre ses gigantesques fesses
Qu'elle serre comme un étau.
La
plus grasse de ses femelles
Ouvrant son corsag' dilaté
Matraque à grands coups de mamelles
Ceux qui passent à sa portée.
Ils tombent, tombent, tombent, tombent,
Et s'lon les avis compétents
Il paraît que cett' hécatombe
Fut la plus bell' de tous les temps.
Jugeant
enfin que leurs victimes
Avaient eu leur content de gnons,
Ces furies comme outrage ultime
En retournant à leurs oignons,
Ces furies à peine si j'ose
Le dire tellement c'est bas,
Leur auraient mêm' coupé les choses
Par bonheur ils n'en avaient pas.
Formes
:quelles
qu'en soient les formes (voyez notre notice sur le
genre comique), c'est toujours d'un décalage
qu'est fait le comique : décalage entre la souplesse
du vivant et le mécanisme d'une situation; décalage
entre l'apparence de sérieux et le ridicule ou
l'énormité du propos (humour). Le comique est
toujours pour cela, à des degrés divers, dominé par
un registre parodique. Il manifestera ce décalage
par l'alliance de termes au niveau de langue
différent, par les jeux de mots, l'utilisation
incongrue d'un vocabulaire et d'une syntaxe (lexique
précieux appliqué à une situation triviale). Le
registre comique naît souvent aussi de reprises
parodiques (pastiche
et parodie
littéraires, clichés
détournés).
Exemple
: le
registre comique dans le roman :
Raymond Queneau, Zazie
dans le métro, XIV,1959. Quels
sont les registres ici parodiés ?
[Gabriel
présente son numéro de strip-tease.]
- Alors, mes agneaux et vous mes brebis
mesdames, vous allez enfin avoir un aperçu
de mes talents. Depuis longtemps certes
vous savez, et quelques-uns d'entre vous
ne l'ignorent plus depuis peu, que j'ai
fait de l'art chorégraphique le pis
principal de la mamelle de mes revenus. Il
faut bien vivre, n'est-ce pas ? Et de quoi
vit-on ? je vous le demande. De l'air du
temps bien sûr - du moins en partie,
dirai-je, et l'on en meurt aussi - mais
plus capitalement de cette substantifique
moelle qu'est le fric. Ce produit
mellifluent, sapide et polygène s'évapore
avec la plus grande facilité cependant
qu'il ne s'acquiert qu'à la sueur de son
front du moins chez les esploités de ce
monde dont je suis et dont le premier se
prénomme Adam que les Élohim tyrannisèrent
comme chacun sait. Bien que sa planque en
Éden ne semble pas onéreuse pour eux aux
yeux et selon le jugement des humains
actuels, ils l'envoyèrent aux colonies
gratter le sol pour y faire pousser le
pamplemousse tandis qu'ils interdisaient
aux hypnotiseurs d'aider la conjointe dans
ses parturitions et qu'ils obligeaient les
ophidiens à mettre leurs jambes à leur
cou. Billevesées, bagatelles et bibleries
de mes deux. Quoi qu'il en soit j'ai oint
la jointure de mes genous avec la dite
sueur de mon front et c'est ainsi
qu'édénique et adamiaque, je gagne ma
croûte. Vous allez me voir en action dans
quelques instants, mais attention ! ne
vous y trompez pas, ce n'est pas du simple
sliptize que je vous présenterai, mais de
l'art ! De l'art avec un grand a, faites
bien gaffe ! De l'art en quatre lettres,
et les mots de quatre lettres sont
incontestablement supérieurs et aux mots
de trois lettres, qui charrient tant de
grossièreté à travers le majestueux
courant de la langue française, et aux
mots de cinq, qui n'en véhiculent pas
moins. Arrivé au terme de mon discours, il
ne me reste plus qu'à vous manifester
toute ma gratitude et toute ma
reconnaissance pour les applaudissements
innombrables que vous ferez crépiter en
mon honneur et pour ma plus grande gloire.
Merci ! D'avance, merci ! Encore une fois,
merci !
DIDACTIQUE
Vocabulaire
:il
peut être technique, en tout cas référentiel,
puisqu'il s'agit toujours par ce registre d'apporter
au lecteur des informations circonstanciées ou de
lui enseigner un certain type de comportement (voyez
définition
et exemple sur la page consacrée aux registres
du texte argumentatif. Nous avons d'autre part, dans
notre lexique des genres littéraires, proposé une
classification de certains types d'œuvres dans le genre
didactique.)
Formes
: elles
seront volontiers injonctives (recettes, modes
d'emploi), la fonction impressive conjuguée avec la
fonction référentielle. La phrase restera brève et
claire, facilitant la compréhension du message.
Exemple
:le registre didactique dans le roman : Boris Vian, L'Écume des jours,
I, 1947.
[Colin
explique à Chick le fonctionnement de
son « pianocktail ».]
- Il marche ? demanda Chick.
- Parfaitement. J'ai eu du mal à le mettre
au point, mais le résultat dépasse mes
espérances. J'ai obtenu à partir de la Black
and Tan Fantasy, un mélange
vraiment ahurissant.
- Quel est ton principe ? demanda Chick.
- A chaque note, dit Colin, je fais
correspondre un alcool, une liqueur ou un
aromate. La pédale forte correspond à
l'œuf battu et la pédale faible à la
glace. Pour l'eau de Seltz, il faut un
trille dans le registre aigu. Les
quantités sont en raison directe de la
durée : à la quadruple croche équivaut le
seizième d'unité, à la noire l'unité, à la
ronde la quadruple unité. Lorsque l'on
joue un air lent, un système de registre
est mis en action, de façon que la dose ne
soit pas augmentée - ce qui donnerait un
cocktail trop abondant - mais la teneur en
alcool. Et, suivant la durée de l'air, on
peut, si l'on veut, faire varier la valeur
de l'unité, la réduisant, par exemple au
centième, pour pouvoir obtenir une boisson
tenant compte de toutes les harmonies au
moyen d'un réglage latéral.
- C'est compliqué, dit Chick.
- Le tout est commandé par des contacts
électriques et des relais. Je ne te donne
pas de détails, tu connais ça. Et
d'ailleurs, en plus, le piano fonctionne
réellement.
- C'est merveilleux ! dit Chick.
- Il n'y a qu'une chose gênante, dit
Colin, c'est la pédale forte pour l'œuf
battu. J'ai dû mettre un système
d'enclenchement spécial, parce que
lorsqu'on joue un morceau trop «hot», il
tombe des morceaux d'omelette dans le
cocktail, et c'est dur à avaler. Je
modifierai ça. Actuellement, il suffit de
faire attention. Pour la crème fraîche,
c'est le sol grave.
- Je vais m'en faire un sur Loveless
Love, dit Chick. Ça va être
terrible.
ÉLÉGIAQUE
Vocabulaire
:l'élégie (du grec elegeia) désigne un
poème lyrique où s'exprime un chant funèbre
plaintif. Fort à l'honneur dans l'Antiquité, il est
adopté par les poètes du XVIème siècle et traite
alors des passions amoureuses. Le lexique est au
service de l'expression de sentiments mélancoliques
(méditations sur la mort, tourments engendrés par
l'amour). La peinture de la nature figure aussi
parmi les thèmes les plus caractéristiques du genre.
Formes
: élisant exclusivement la forme poétique,
l'élégie est la plupart du temps une plainte. Le
registre élégiaque met ainsi en avant la
subjectivité d'un épanchement presque toujours lié à
un destinataire. Le développement de la méditation
déplorative est ample et pathétique. La forme, même
si elle varie beaucoup, est toujours harmonieuse :
le travail effectué sur le rythme, les sonorités et
les images privilégie l'esthétique et la plastique.
Exemple
:
le
registre élégiaque dans le calligramme : Guillaume
Apollinaire, Calligrammes, 1918.
ÉPIQUE / HÉROÏQUE
Vocabulaire
: la
célébration des prouesses et des exploits est
caractéristique de l'épopée comme de toute geste
héroïque (voir notre notice sur le
genre épique). Pour cela, le vocabulaire sera
emprunté au lexique guerrier. L'exaltation des
vertus héroïques s'inscrira aussi dans le
vocabulaire mélioratif des qualités morales
(sacrifice, énergie, hauteur stoïque : voir les
vertus du héros). Tels sont les caractères du
registre héroïque. Dans le registre épique,
le héros est confronté à des forces surnaturelles ou
à des déchaînements cosmiques. Il est pour cela
souvent accompagné d'un vocabulaire mythologique et
panthéiste.
Formes
:elles visent à susciter l'admiration et
concourent donc, par les ressources de la
description, à amplifier les forces en présence.
Dressées l'une contre l'autre de manière
manichéenne, elles sont violemment mises en valeur
par l'ampleur des phrases, les verbes de mouvement
en cascade, les rythmes (anaphores). Les images sont
choisies parmi celles de l'amplification
(hyperboles, gradations) et de l'analogie
(personnifications, allégories mythologiques).
Exemple
:
le registre épique dans la chronique sportive :
Christian Laborde, Le Viking de Quincampoix.
[Une
étape du Tour de France 1964.]
C'est la journée de repos. Raymond
Poulidor, comme les autres champions,
roule, s'entraîne, teste les braquets sur
les pentes environnantes. En guise
d'entraînement, Jacques Anquetil, polo
gris, pantalon gris et mèche blonde
- mèche que l'on ne reverra plus jamais
dans le peloton hormis au front
d'Evgueni Berzin , l'enfant des loups -
débarque au méchoui organisé dans la
Principauté par Radio Monte Carlo.
Cuissot, rognons, sangria : tout finit
dans le buffet de Jacques. Le lendemain,
dès les premiers lacets de l'interminable
col d'Envalira et vexé par tant de
désinvolture, le gratin des pentes -
Raymond Poulidor, Federico Bahamontes et
Julio Jimenez - place un terrible
démarrage et s'envole. Anquetil monte,
livide, avec cuissot, rognons et sangria.
L'écart se creuse, atteint les quatre
minutes, Poulidor peut s'emparer du
maillot jaune. Au sommet, mort,
raide, à la dérive, Anquetil avale un
bidon de champagne, se jette à fond dans
une descente rendue extrêmement dangereuse
par l'épais brouillard, revient sur les
échappés, distance Poulidor et gagne le
Tour. Champagne !
Anquetil a tout gagné, sauf,
peut-être, le cœur du public qui battait
plus pour Raymond Poulidor que pour
le Viking de Quincampoix. Parce que
Raymond Poulidor, vainqueur de Milan-San
Remo, restait, même couvert de
fleurs, un petit paysan de la Creuse. Il
était l'enfant de la France des villages,
des épiceries et des cours de ferme, celle
qui regarde passer le Tour, en
encourageant, avec toujours plus de
chaleur, le champion que la malchance
accable. De plus, ces Français que la
géographie à l'école ennuya, ont
tous un faible pour les champions qui
règnent sur les paysages démesurés,
affrontent la nature en colère, les
éléments déchaînés. Un faible pour Charly
Gaul dans la neige de Monte Bondone,
sous la pluie mitraillant son corps d'ange
dans les grands cols de la Chartreuse. Un
faible pour Federico Bahamontes dans la
fournaise d'Aubisque, seul et devant sous
le soleil meurtrier du Litor. Jacques
Anquetil, lui, le chronomaître, ne se bat
que contre un ruban de route maigre comme
Don Quichotte. Le paysage ne compte pas.
Il n'est le tremplin d'aucun rêve, un lieu
lisse qui fait d'Anquetil un
champion abstrait.
Abstrait ? Non, éolien ! Anquetil se
bat contre Éole, affronte ses légions de
verre et de ouate. Et sa froideur
apparente est celle d'une lame de couteau.
Regardons-le, splendide, sur son Helyett,
son drakkar vert. C'est une sagaie, une
flèche, la tête blonde d'une fusée
perforant la bidoche invisible du vent.
FANTASTIQUE
Vocabulaire
: l'atmosphère
fantastique est destinée à susciter l'inquiétude
(voir notre notice sur le
genre fantastique). Le vocabulaire saura pour
cela maintenir l'ambiguïté (termes à double sens,
lexique de l'incertitude) et caractériser
constamment le trouble du personnage, confronté à
des phénomènes inexplicables, par le lexique de
l'étrange et le champ lexical de la peur.
Formes
: le
registre fantastique est souvent associé à la
description dont on observera la valeur subjective
et incertaine (onirisme, comparaisons et métaphores
témoignant de l'incapacité à cerner le phénomène).
Renvoyée au témoignage incertain d'un sujet
solitaire (focalisation interne), l'appréciation des
faits nous est livrée de manière parcellaire et
hésitante. La syntaxe sera pour cela caractérisée
par la phrase brève, volontiers elliptique
(suspensions), et fréquemment interrogative.
Exemple
:
le
registre fantastique dans le roman policier :
Georges Simenon,
L'Affaire Saint-Fiacre, 1959.
[Un
billet anonyme a prévenu qu'« un crime
serait commis pendant la première messe
du Jour des Morts ».]
Encore quatre minutes ! Les oraisons. Le
dernier Évangile ! Et ce serait la sortie
! Et il n'y aurait pas eu de crime !
Car l'avertissement disait bien : la
première messe... La preuve que c'était fini, c'est que
le bedeau se levait, pénétrait dans la
sacristie...
La comtesse de Saint-Fiacre avait à
nouveau la tête entre les mains. Elle ne
bougeait pas. La plupart des autres
vieilles étaient aussi rigides.
« Ite missa est...»... «
La messe est dite »...
Alors seulement Maigret sentit
combien il avait été angoissé. Il s'en
était à peine rendu compte. Il poussa un
involontaire soupir. Il attendit avec
impatience la fin du dernier Évangile, en
pensant qu'il allait respirer l'air frais
du dehors, voir les gens s'agiter, les
entendre parler de choses et d'autres...
Les vieilles s'éveillaient toutes à
la fois. Les pieds remuaient sur les
froids carreaux bleus du temple. Une
paysanne se dirigea vers la sortie, puis
une autre. Le sacristain parut avec un
éteignoir, et un filet de fumée bleue
remplaça la flamme des bougies.
Le jour était né. Une lumière grise
pénétrait dans la nef en même temps que
des courants d'air.
Il restait trois personnes...
Deux... Une chaise remuait... Il ne
restait plus que la comtesse, et les nerfs
de Maigret se crispèrent d'impatience...
Le sacristain, qui avait terminé sa
tâche, regarda Mme de Saint-Fiacre. Une
hésitation passa sur son visage. Au même
moment le commissaire s'avança.
Ils furent deux tout près d'elle, à
s'étonner de son immobilité, à chercher à
voir le visage que cachaient les mains
jointes.
Maigret, impressionné, toucha
l'épaule. Et le corps vacilla, comme si
son équilibre n'eût tenu qu'à un rien,
roula par terre, resta inerte.
La comtesse de Saint-Fiacre était
morte.
IRONIQUE
Formes
:L'ironie
place le récepteur dans une relation de complicité
et le contraint à faire la moitié du chemin dans
l'adhésion à la thèse qu'on veut lui faire partager.
Celle-ci se dissimule en effet derrière une
formulation strictement inverse et le lecteur doit
être sensible aux indices qui le lui signalent : une
logique absurde consiste à allier à une cause donnée
un effet qui est sans rapport avec elle ; une
exagération caricaturale et cynique interpelle le
lecteur par l'énormité du propos ou son caractère
franchement odieux. L'antiphrase est ainsi le
procédé essentiel, qui juge un phénomène à l'inverse
de ce qu'on attendrait. Placé dans cette connivence
avec l'auteur, le lecteur est gagné à ses thèses
dans une adhésion de l'intelligence qui peut
toutefois ne pas survivre à un examen plus
minutieux.
Exemple
: le
registre ironique dans l'avis au lecteur :
Condillac (Traité des
animaux, I, 1754).
Qu'un Philosophe donc qui ambitionne de
grands succès, exagère les difficultés du
sujet qu'il entreprend de traiter; qu'il
agite chaque question comme s'il allait
développer les ressorts les plus secrets
des phénomènes; qu'il ne balance point à
donner pour neufs les principes les plus
rebattus, qu'il les généralise autant
qu'il lui sera possible; qu'il affirme les
choses dont son lecteur pourrait douter,
et dont il devrait douter lui-même; et
qu'après bien des efforts, plutôt pour
faire valoir ses veilles que pour rien
établir, il ne manque pas de conclure
qu'il a démontré ce qu'il s'était proposé
de prouver : il lui importe peu de remplir
son objet : c'est à sa confiance à
persuader que tout est dit quand il a
parlé. Il ne se piquera pas de bien
écrire, lorsqu'il raisonnera : alors les
constructions longues et embarrassées
échappent au lecteur, comme les
raisonnements. Il réservera tout l'art de
son éloquence, pour jeter de temps en
temps de ces périodes artistement faites,
où l'on se livre à son imagination sans se
mettre en peine du ton qu'on vient de
quitter, et de celui qu'on va reprendre,
où l'on substitue au terme propre celui
qui frappe davantage, et où l'on se plaît
à dire plus qu'on ne doit dire. Si
quelques jolies phrases qu'un écrivain
pourrait ne pas se permettre, ne font pas
lire un livre, elles le font feuilleter et
l'on en parle. Traitassiez-vous les sujets
les plus graves, on s'écriera : ce
Philosophe est charmant. [...] Mais
n'oubliez pas de traiter avec mépris ces
observateurs, qui ne suivent pas vos
principes parce qu'ils sont plus timides
que vous quand il s'agit de raisonner :
dites qu'ils admirent d'autant plus,
qu'ils observent davantage et qu'ils
raisonnent moins; qu'ils nous étourdissent
de merveilles qui ne sont pas dans la
nature, comme si le Créateur n'était pas
assez grand par ses ouvrages, et que nous
crussions le faire plus grand par notre
imbécillité. Reprochez-leur enfin des
monstres de raisonnements sans nombre.
Plaignez surtout ceux qui s'occupent à
observer des insectes : car une mouche ne
doit pas tenir dans la tête d'un
naturaliste plus de place qu'elle n'en
tient dans la nature, et une république
d'abeilles ne sera jamais aux yeux de la
raison, qu'une foule de petites bêtes qui
n'ont d'autre rapport avec nous que celui
de nous fournir de la cire et du miel.
Vocabulaire
: ce
registre couvre tous les champs de la louange.
Destiné à vanter les mérites d'un personnage (oraison
funèbre), d'une valeur abstraite (hymne) voire
d'un produit (publicité) ou d'une idéologie
(propagande), il emploie naturellement un lexique
mélioratif et
des images valorisantes de nature à parer les objets
concernés de toutes les qualités.
Formes
:
le registre laudatif
appartient au genre épidictique de la rhétorique
classique. On y retrouve ainsi les procédés
oratoires capables de provoquer l'adhésion morale du
public aux vertus qu'on entreprend de prôner :
modalisateurs de la certitude, exclamations
admiratives, énumérations de qualités et avantages.
On veillera à dépister les antiphrases qui marquent
ce registre lorsque l'intention est ironique (éloge
paradoxal).
Exemple
:
le
registre laudatif dans le genre satirique : Molière,
Dom Juan (V, 2), 1665.
[Dans
la tradition très ancienne de l'éloge
paradoxal, Dom Juan entonne
l'hymne de l'hypocrisie sociale.]
Il n'y a plus de honte maintenant à cela,
l'hypocrisie est un vice à la mode, et
tous les vices à la mode passent pour
vertus. Le personnage d'homme de bien est
le meilleur de tous les personnages qu'on
puisse jouer aujourd'hui, et la profession
d'hypocrite a de merveilleux avantages.
C'est un art de qui l'imposture est
toujours respectée, et quoiqu'on la
découvre, on n'ose rien dire contre elle.
Tous les autres vices des hommes sont
exposés à la censure, et chacun a la
liberté de les attaquer hautement, mais
l'hypocrisie est un vice privilégié, qui
de sa main ferme la bouche à tout le
monde, et jouit en repos d'une impunité
souveraine. On lie à force de grimaces une
société étroite avec tous les gens du
parti; qui en choque un, se les jette tous
sur les bras, et ceux que l'on sait même
agir de bonne foi là-dessus, et que chacun
connaît pour être véritablement touchés:
ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes
des autres, ils donnent hautement dans le
panneau des grimaciers, et appuient
aveuglément les singes de leurs actions.
Combien crois-tu que j'en connaisse, qui
par ce stratagème ont rhabillé adroitement
les désordres de leur jeunesse, qui se
sont fait un bouclier du manteau de la
religion, et, sous cet habit respecté, ont
la permission d'être les plus méchants
hommes du monde? On a beau savoir leurs
intrigues, et les connaître pour ce qu'ils
sont, ils ne laissent pas pour cela d'être
en crédit parmi les gens, et quelque
baissement de tête, un soupir mortifié, et
deux roulements d'yeux rajustent dans le
monde tout ce qu'ils peuvent faire. C'est
sous cet abri favorable que je veux me
sauver, et mettre en sûreté mes affaires.
Je ne quitterai point mes douces
habitudes, mais j'aurai soin de me cacher,
et me divertirai à petit bruit. Que si je
viens à être découvert, je verrai sans me
remuer prendre mes intérêts à toute la
cabale, et je serai défendu par elle
envers, et contre tous. Enfin, c'est là le
vrai moyen de faire impunément tout ce que
je voudrai. Je m'érigerai en censeur des
actions d'autrui, jugerai mal de tout le
monde, et n'aurai bonne opinion que de
moi. Dès qu'une fois on m'aura choqué tant
soit peu, je ne pardonnerai jamais, et
garderai tout doucement une haine
irréconciliable. Je ferai le vengeur des
intérêts du Ciel, et sous ce prétexte
commode, je pousserai mes ennemis, je les
accuserai d'impiété, et saurai déchaîner
contre eux des zélés indiscrets, qui sans
connaissance de cause crieront en public
contre eux, qui les accableront d'injures,
et les damneront hautement de leur
autorité privée. C'est ainsi qu'il faut
profiter des faiblesses des hommes, et
qu'un sage esprit s'accommode aux vices de
son siècle.
LYRIQUE
Vocabulaire
:on trouvera dans ce registre tout le
vocabulaire de l'émotion en relation avec les grands
thèmes lyriques (voyez notre notice sur le
genre lyrique) : amour, mélancolie, nostalgie,
bonheur, extase, communion avec la nature...
Formes
: la
fonction expressive est évidemment dominante
(forte implication du pronom je) et
alterne avec la fonction impressive qui mobilise
le récepteur et l'invite à partager la ferveur.
Pour suggérer l'intensité des émotions éprouvées,
les tournures exclamatives (invocations,
apostrophes) ou interrogatives sont fréquentes,
ainsi que les figures de l'insistance (anaphores,
hyperboles, gradations). La syntaxe est enfin
soucieuse de musicalité (cadences du vers, ampleur
de la phrase).
Exemple
:
le registre lyrique dans le roman :
Albert
Cohen, Belle du Seigneur,
III, 1968.
[Solal
rêve de conquérir Ariane.]
Ô elle dont je dis le nom sacré dans mes
marches solitaires et mes rondes autour de
la maison où elle dort, et je veille sur
son sommeil, et elle ne le sait pas, et je
dis son nom aux arbres confidents, et je
leur dis, fou des longs cils recourbés,
que j'aime et j'aime celle que j'aime, et
qui m'aimera, car je l'aime comme nul
autre ne saura, et pourquoi ne
m'aimerait-elle pas, celle qui peut
d'amour aimer un crapaud, et elle
m'aimera, m'aimera, m'aimera, la
non-pareille m'aimera, et chaque soir
j'attendrai tellement l'heure de la revoir
et je me ferai beau pour lui plaire, et je
me raserai, me raserai de si près, pour
lui plaire, et je me baignerai, me
baignerai longtemps pour que le temps
passe plus vite, et tout le temps penser à
elle, et bientôt ce sera l'heure, ô
merveille, ô chants dans l'auto qui vers
elle me mènera, vers elle qui m'attendra,
vers les longs cils étoilés, ô son regard
tout à l'heure lorsque j'arriverai, elle
sur le seuil m'attendant, élancée et de
blanc vêtue, prête et belle pour moi,
prête et craignant d'abîmer sa beauté si
je tarde, et allant voir sa beauté dans la
glace, voir si sa beauté est toujours là
et parfaite, et puis revenant sur le seuil
et m'attendant en amour, émouvante sur le
seuil et sous les roses, ô tendre nuit, ô
jeunesse revenue, ô merveille lorsque je
serai devant elle, ô son regard, ô notre
amour, et elle s'inclinera sur ma main,
paysanne devenue, ô merveille de son
baiser sur ma main, et elle relèvera la
tête et nos regards s'aimeront et nous
sourirons de tant nous aimer, toi et moi,
et gloire à Dieu.
ORATOIRE
Formes
: ce
registre est étymologiquement associé à la prière
(voir notre notice sur le
genre oratoire et définition
et exemple sur la page consacrée aux registres
du texte argumentatif.) Il reste de cette origine
une évidente vocation du registre oratoire pour le
discours public capable de mobiliser l'auditoire. Il
peut y parvenir par le souci de persuader plus que
de convaincre, sûr de faire partager l'émotion par
toutes les ressources du verbe (voyez notre page sur
Plaidoyer
et réquisitoire) : ampleur de la phrase (période),
choix évocateur des images, prises à partie de
l'auditoire (apostrophes, questions rhétoriques).
Exemple
: le
registre oratoire dans le roman : Gustave
Flaubert : Madame Bovary, 1857.
[Un
Conseiller de Préfecture entonne l'éloge
de l'agriculture. On trouvera ici les
formes caractéristiques du registre
oratoire alliées au registre parodique.]
«
Et qu'aurais-je à faire, messieurs, de
vous démontrer ici l'utilité de
l'agriculture ? Qui donc pourvoit à nos
besoins ? qui donc fournit à notre
subsistance ? N'est-ce pas l'agriculteur ?
L'agriculteur, messieurs, qui, ensemençant
d'une main laborieuse les sillons féconds
des campagnes, fait naître le blé, lequel
broyé est mis en poudre au moyen
d'ingénieux appareils, en sort sous le nom
de farine, et, de là, transporté dans les
cités, est bientôt rendu chez le
boulanger, qui en confectionne un aliment
pour le pauvre comme pour le riche.
N'est-ce pas l'agriculteur encore qui
engraisse, pour nos vêtements, ses
abondants troupeaux dans les pâturages ?
Car comment nous vêtirions-nous, car
comment nous nourririons-nous sans
l'agriculteur ? Et même, messieurs, est-il
besoin d'aller si loin chercher des
exemples ? Qui n'a souvent réfléchi à
toute l'importance que l'on retire de ce
modeste animal, ornement de nos
basses-cours, qui fournit à la fois un
oreiller moelleux pour nos couches, sa
chair succulente pour nos tables, et des
œufs ? Mais je n'en finirais pas, s'il
fallait énumérer les uns après les autres
les différents produits que la terre bien
cultivée, telle qu'une mère généreuse,
prodigue à ses enfants. Ici, c'est la
vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à
cidre ; là, le colza; plus loin, les
fromages; et le lin; messieurs, n'oublions
pas le lin ! qui a pris dans ces dernières
années un accroissement considérable et
sur lequel j'appellerai plus
particulièrement votre attention. [...]»
Vocabulaire
: destiné
à apitoyer le récepteur, le registre pathétique
utilise le lexique de la compassion : termes
évoquant la misère et la douleur associés à un
vocabulaire affectif (tristesse, lamentation) et
religieux (supplications).
Formes
: afin
d'émouvoir, le registre pathétique use d'une
fréquente prise à partie de l'auditoire
(exclamations, invocations, apostrophes invitant à
la déploration). Les images sont violentes, parfois
hyperboliques.
[Victime
des sévices d'un père alcoolique, la
petite Lalie Bijard agonise sous l'œil
navré de Gervaise.]
Gervaise, cependant, se retenait pour ne
pas éclater en sanglots. Elle tendait les
mains, avec le désir de soulager l'enfant;
et, comme le lambeau de drap glissait,
elle voulut le rabattre et arranger le
lit. Alors, le pauvre petit corps de la
mourante apparut. Ah ! Seigneur ! quelle
misère et quelle pitié ! Les pierres
auraient pleuré. Lalie était toute nue, un
reste de camisole aux épaules en guise de
chemise; oui, toute nue, et d'une nudité
saignante et douloureuse de martyre. Elle
n'avait plus de chair, les os trouaient la
peau. Sur les côtes, de minces zébrures
violettes descendaient jusqu'aux cuisses,
les cinglements du fouet imprimés là tout
vifs. Une tache livide cerclait le bras
gauche, comme si la mâchoire d'un étau
avait broyé ce membre si tendre, pas plus
gros qu'une allumette. La jambe droite
montrait une déchirure mal fermée, quelque
mauvais coup rouvert chaque matin en
trottant pour faire le ménage. Des pieds à
la tête, elle n'était qu'un noir. Oh ! ce
massacre de l'enfance, ces lourdes pattes
d'homme écrasant cet amour de quiqui,
cette abomination de tant de faiblesse
râlant sous une pareille croix ! On adore
dans les églises des saintes fouettées
dont la nudité est moins pauvre.
Vocabulaire
:lié au combat (voir notre notice sur le
genre polémique), ce registre vise à inspirer
au récepteur une adhésion intellectuelle à des
valeurs jugées menacées. Pour ce faire, il utilise
un lexique moral mélioratif (vertu, liberté, beauté)
qu'il oppose à celui du dérèglement et de la
dépravation (termes violemment péjoratifs).
Formes
: c'est
à la raison que s'adresse le registre polémique,
même s'il lui arrive de s'allier à des formes
oratoires (exclamations, questions rhétoriques). On
y trouvera, comme dans le
réquisitoire, un souci constant de
l'implication du destinataire (cible à condamner ou
auditoire à convaincre) par l'apostrophe et l'ironie
provocante.
Exemple
: le
registre polémique dans le genre judiciaire :
Émile
Zola, « J'accuse », L'Aurore, 13 janvier 1898.
Je l'ai démontré d'autre part :
l'affaire Dreyfus était l'affaire des
bureaux de la guerre, un officier de
l'état-major, dénoncé par ses camarades de
l'état-major, condamné sous la pression
des chefs de l'état-major. Encore une
fois, il ne peut revenir innocent sans que
tout l'état-major soit coupable. Aussi les
bureaux, par tous les moyens imaginables,
par des campagnes de presse, par des
communications, par des influences,
n'ont-ils couvert Esterhazy que pour
perdre une seconde fois Dreyfus. Quel coup
de balai le gouvernement républicain
devrait donner dans cette jésuitière,
ainsi que les appelle le général Billot
lui-même ! Où est-il, le ministère
vraiment fort et d'un patriotisme sage,
qui osera tout y refondre et tout y
renouveler ? Que de gens je connais
qui, devant une guerre possible, tremblent
d'angoisse, en sachant dans quelles mains
est la défense nationale ! Et quel
nid de basses intrigues, de commérages et
de dilapidations, est devenu cet asile
sacré, où se décide le sort de la
patrie ! On s'épouvante devant le
jour terrible que vient d'y jeter
l'affaire Dreyfus, ce sacrifice humain
d'un malheureux, d'un « sale juif » !
Ah ! tout ce qui s'est agité là de
démence et de sottise, des imaginations
folles, des pratiques de basse police, des
mœurs d'inquisition et de tyrannie, le bon
plaisir de quelques galonnés mettant leurs
bottes sur la nation, lui rentrant dans la
gorge son cri de vérité et de justice,
sous le prétexte menteur et sacrilège de
la raison d'État !
Et c'est un crime encore que de
s'être appuyé sur la presse immonde, que
de s'être laissé défendre par toute la
fripouille de Paris, de sorte que voilà la
fripouille qui triomphe insolemment, dans
la défaite du droit et de la simple
probité. C'est un crime d'avoir accusé de
troubler la France ceux qui la veulent
généreuse, à la tête des nations libres et
justes, lorsqu'on ourdit soi-même
l'impudent complot d'imposer l'erreur,
devant le monde entier. C'est un crime
d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une
besogne de mort cette opinion qu'on a
pervertie jusqu'à la faire délirer. C'est
un crime d'empoisonner les petits et les
humbles, d'exaspérer les passions de
réaction et d'intolérance, en s'abritant
derrière l'odieux antisémitisme, dont la
grande France libérale des droits de
l'homme mourra, si elle n'en est pas
guérie. C'est un crime que d'exploiter le
patriotisme pour des œuvres de haine, et
c'est un crime, enfin, que de faire du
sabre le dieu moderne, lorsque toute la
science humaine est au travail pour
l'œuvre prochaine de vérité et de justice.
.
RÉALISTE
Vocabulaire
: fréquent
dans le
genre romanesque, le registre réaliste
correspond au choix de personnages et de situations
ordinaires. Il pourra ainsi se caractériser par un
lexique référentiel en rapport avec certains
milieux. Soucieux d'authenticité, le vocabulaire est
parfois argotique et s'applique de préférence à la
matière (décors, objets) ou au corps.
Formes
: le
registre réaliste fourmille de détails authentiques
afin de produire un effet de réel. Ces détails
peuvent être empruntés au sordide ou simplement à
l'univers familier. Ce regard témoigne souvent d'un
certain pessimisme, voire d'une fascination morbide.
Épanoui dans la description minutieusement
référentielle (temps, lieux), le registre réaliste
se caractérise, dans le roman, par le souci d'une
langue authentique, parfois familière, et par
l'emploi d'une syntaxe relâchée.
Exemple
:
le
registre réaliste dans la poésie lyrique :
Charles
Baudelaire, Le mort joyeux, Les
Fleurs du Mal (1857).
Dans
une terre grasse et pleine d'escargots
Je veux creuser moi-même une fosse
profonde,
Où je puisse à loisir étaler mes vieux
os
Et dormir dans l'oubli comme un requin
dans l'onde.
Je
hais les testaments et je hais les
tombeaux ;
Plutôt que d'implorer une larme du
monde,
Vivant, j'aimerais mieux inviter les
corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse
immonde.
O
vers ! noirs compagnons sans oreille et
sans yeux,
Voyez venir à vous un mort libre et
joyeux ;
Philosophes viveurs, fils de la
pourriture,
A
travers ma ruine allez donc sans
remords,
Et dites-moi s'il est encor quelque
torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort
parmi les morts !
SATIRIQUE
Vocabulaire
: la
satire s'inscrit dans le
genre polémique dont elle valorise la
raillerie. Le vocabulaire y est volontiers réaliste
et familier, et se caractérise par des termes
péjoratifs, parfois violemment caricaturaux.
Formes
: c'est
dans le portrait que s'épanouit la satire. Les
traits pittoresques, les formules ironiques visent à
s'attirer la complicité amusée du lecteur. Certaines
formes oratoires rappellent néanmoins l'inspiration
morale qui préside au registre satirique dans la
condamnation des errements sociaux.
Exemple
: le
registre satirique dans le roman :
Albert
Cohen, Belle du Seigneur,
XXXV, 1968.
[Solal
condamne l'adoration animale de la
force.]
Force, force, elles n'ont que ce mot à la
bouche. Force, qu'est-ce en fin de compte
sinon le vieux pouvoir d'assommer le
copain préhistorique au coin de la forêt
vierge d'il y a cent mille ans ? Force,
pouvoir de tuer. Oui, je sais, je l'ai
déjà dit, je le répète et le répéterai
jusqu'à mon lit de mort ! Lisez les
annonces de ces demoiselles de bonne
famille, présentant bien, avec espérances
directes et prochaines, comme elles
disent. Lisez et vous verrez qu'elles
veulent un monsieur non seulement aussi
long que possible, mais encore énergique,
ayant du caractère, et elles font des yeux
émerveillés, comme si c'était beau et
grand alors qu'en réalité c'est répugnant.
Du caractère ! s'écria-t-il avec douleur.
Du caractère, elles l'avouent ! Elles
avouent, les angéliques effrontées, qu'il
leur faut un cher fort et silencieux, avec
chewing-gum et menton volontaire, un
costaud, un viril, un coq prétentieux
ayant toujours raison, un ferme en ses
propos, un tenace et implacable sans cœur,
un capable de nuire, en fin de compte un
capable de meurtre ! Caractère n'étant ici
que le substitut de force physique, et
l'homme de caractère un produit de
remplacement, l'ersatz civilisé du
gorille. Le gorille, toujours le gorille !
Elles protestent et s'écrient que
je les calomnie puisqu'elles veulent que
ce gorille soit en même temps moral ! Ce
gorille viandu et costaud et ayant du
caractère, c'est-à-dire tueur virtuel,
elles exigent en effet qu'il dise des
paroles nobles, qu'il leur parle de Dieu,
et qu'ils lisent la Bible ensemble, le
soir, avant de se coucher. Alibi et comble
de la perversité ! Ainsi ces rusées
peuvent en toute paix chérir la large
poitrine et les poings frappeurs et les
yeux froids et la pipe ! Pieds de porc
recouverts de crème fouettée et gigots
ornés de fleurs et dentelles de papier
comme aux devantures des boucheries.
Fausse monnaie toujours, et partout !
TRAGIQUE
Vocabulaire
: inséparable
de son contexte religieux (voir notre notice sur le
genre tragique), ce registre utilise un
lexique noble et solennel qui est souvent en rapport
avec le Destin. Pris au piège du déterminisme de ses
dieux ou de ses passions, le héros tragique exprime
sa douleur dans un vocabulaire moral où s'allient
lucidement l'impuissance et la révolte.
Formes
: les
interrogations, les exclamations expriment la
détresse de l'individu pris au piège. Apostrophes et
invocations prennent à témoin les instruments du fatum,
dans la plainte ou la colère (imprécations,
lamentations). La phrase ou le vers, amples et
solennels, contribuent à inspirer au public horreur,
effroi et compassion devant un destin exemplaire.
Exemple
: le registre tragique
dans le roman
: Choderlos
de Laclos, Les
Liaisons dangereuses, lettre CII.
[Mme
de Tourvel vient d'avouer à son amie son
amour pour Valmont et l'informe de son
départ, décision à laquelle il lui est
difficile de se soumettre.]
Je m'y soumettrai sans doute, il vaut
mieux mourir que de vivre coupable. Déjà,
je le sens, je ne le suis que trop; je
n'ai sauvé que ma sagesse, la vertu s'est
évanouie. Faut-il vous l'avouer, ce qui me
reste encore, je le dois à sa générosité.
Enivrée du plaisir de le voir, de
l'entendre, de la douceur de le sentir
auprès de moi, du bonheur plus grand de
pouvoir faire le sien, j'étais sans
puissance et sans force; à peine m'en
restait-il pour combattre, je n'en avais
plus pour résister; je frémissais de mon
danger, sans pouvoir le fuir. Hé bien! il
a vu ma peine, et il a eu pitié de moi.
Comment ne le chérirais-je pas ? Je lui
dois bien plus que la vie.
Ah ! si en restant auprès de
lui je n'avais à trembler que pour elle,
ne croyez pas que jamais je consentisse à
m'éloigner. Que m'est-elle sans lui, ne
serais-je pas trop heureuse de la perdre ?
Condamnée à faire éternellement son
malheur et le mien; à n'oser ni me
plaindre, ni le consoler; à me défendre
chaque jour contre lui, contre moi-même; à
mettre mes soins à causer sa peine, quand
je voudrais les consacrer tous à son
bonheur. Vivre ainsi n'est-ce pas mourir
mille fois ? Voilà pourtant quel va être
mon sort. Je le supporterai cependant,
j'en aurai le courage. Ô vous, que je
choisis pour ma mère, recevez-en le
serment !
Recevez aussi celui que je fais de
ne vous dérober aucune de mes actions;
recevez-le, je vous en conjure; je vous le
demande comme un secours dont j'ai besoin:
ainsi, engagée à vous dire tout, je
m'accoutumerai à me croire toujours en
votre présence. Votre vertu remplacera la
mienne. Jamais, sans doute, je ne
consentirai à rougir à vos yeux; et
retenue par ce frein puissant, tandis que
je chérirai en vous l'indulgente amie,
confidente de ma faiblesse, j'y honorerai
encore l'Ange tutélaire qui me sauvera de
la honte.
C'est bien en éprouver assez que
d'avoir à faire cette demande. Fatal effet
d'une présomptueuse confiance! pourquoi
n'ai-je pas redouté plus tôt ce penchant
que j'ai senti naître? Pourquoi me suis-je
flattée de pouvoir à mon gré le maîtriser
ou le vaincre ? Insensée ! je connaissais
bien peu l'amour ! Ah ! si je l'avais
combattu avec plus de soin, peut-être
eût-il pris moins d'empire! peut-être
alors ce départ n'eût pas été nécessaire;
ou même, en me soumettant à ce parti
douloureux, j'aurais pu ne pas rompre
entièrement une liaison qu'il eût suffi de
rendre moins fréquente ! Mais tout perdre
à la fois ! et pour jamais ! Ô mon amie
!... Mais quoi ! même en vous écrivant, je
m'égare encore dans des vœux criminels. Ah
! partons, partons, et que du moins ces
torts involontaires soient expiés par mes
sacrifices.
Adieu, ma respectable amie;
aimez-moi comme votre fille, adoptez-moi
pour telle; et soyez sûre que, malgré ma
faiblesse, j'aimerais mieux mourir que de
me rendre indigne de votre choix.