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Voir sur Amazon
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Nous
autres romanciers, nous sommes les juges
d'instruction des hommes et de leurs passions.
Émile Zola.
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1840 |
1852 |
1865 |
1867 |
1870 |
1872 |
1880 |
1881 |
1887 |
1898 |
1902 |
ès
le début du XIXème siècle, les romanciers se sont
volontiers placés sous la bannière du "réalisme".
Dans la revue qui porte ce titre (1856-1857), Champfleury
et Duranty se font ainsi les hérauts de l'art
vrai, tant en littérature qu'en peinture :
ils y prônent les sujets ordinaires, les
personnages frustes, l'exactitude de la
documentation. Il est donc assez
tentant de baptiser "réalistes" des écrivains
aussi différents que Balzac, Stendhal ou Flaubert,
mais aucun d'eux n'a jamais revendiqué ce titre,
d'ailleurs vague et superficiel. Il en est tout
autrement avec le naturalisme qui, sur les mêmes
sentiers, échafaude une doctrine et une esthétique
cautionnées par l'expérimentation
scientifique. Dès 1865, les frères
Goncourt, dans la préface de leur roman Germinie
Lacerteux, définissent les principes et
l'éthique de ce mouvement :
|
« Le
public aime les romans faux : ce roman est un
roman vrai.
Il aime les livres qui font semblant d'aller dans
le monde : ce livre vient de la rue. [...]
Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de
suffrage universel, de démocratie, de libéralisme,
nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle «les
basses classes» n'avait pas droit au Roman; si ce
monde sous un monde, le peuple, devait rester sous
le coup de l'interdit littéraire et des dédains
d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur
l'âme et le cœur qu'il peut avoir. Nous nous
sommes demandé s'il y avait encore, pour
l'écrivain et pour le lecteur, en ces années
d'égalité où nous sommes, des classes indignes,
des malheurs trop bas, des drames trop mal
embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu
noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si
cette forme conventionnelle d'une littérature
oubliée et d'une société disparue, la Tragédie,
était définitivement morte; si, dans un pays sans
caste et sans aristocratie légale, les misères des
petits et des pauvres parleraient à l'intérêt,
l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères
des grands et des riches; si, en un mot, les
larmes qu'on pleure en bas pourraient faire
pleurer comme celles qu'on pleure en haut. [...]
Aujourd'hui que le Roman s'élargit et grandit,
qu'il commence à être la grande forme sérieuse,
passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de
l'enquête sociale, qu'il devient, par l'analyse et
par la recherche psychologique, l'Histoire morale
contemporaine, aujourd'hui que le Roman s'est
imposé les études et les devoirs de la science, il
peut en revendiquer les libertés et les
franchises.»
|
Ces thèmes
seront constamment déclinés par Zola tout au long de ses
préfaces et de ses nombreux textes théoriques :
« Posséder le mécanisme des phénomènes chez l'homme,
montrer les rouages des manifestations intellectuelles
et sensuelles telles que la physiologie nous les
expliquera, sous les influences de l'hérédité et des
circonstances ambiantes, puis montrer l'homme vivant
dans le milieu social qu'il a produit lui-même, qu'il
modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à
son tour une transformation continue.»
Ces lignes du (1880) enferment toute la
doctrine naturaliste. Zola n'a de cesse de le répéter :
« le
roman expérimental est une conséquence de l'évolution
scientifique du siècle ; il continue et complète la
physiologie, qui elle-même s'appuie sur la chimie et la
physique; il substitue à l'étude de l'homme abstrait, de
l'homme métaphysique, l'étude de l'homme naturel, soumis
aux lois physico-chimiques et déterminé par les
influences du milieu ; il est en un mot la littérature
de notre âge scientifique, comme la littérature
classique et romantique a correspondu à un âge de
scholastique et de théologie.»
En conséquence,
Zola croit pouvoir établir le déterminisme absolu des
phénomènes humains et manifeste sa confiance dans la
compréhension future, grâce à la science, de la
"machine humaine" produite par les influences
conjuguées de l'hérédité et du milieu, ce qui ne
manque pas de susciter quelques sarcasmes, y compris
chez les prétendus écrivains « réalistes ».
Témoins ces mots de Maupassant adressés à Flaubert : Que
dites-vous de Zola ? Moi, je le trouve absolument fou.
Avez-vous lu son article sur Hugo ? Son article sur les
poètes contemporains et sa brochure La République
et la Littérature. « La République sera naturaliste ou
elle ne sera pas. » ? « Je ne suis qu’un
savant. » !!! (Rien que cela ! Quelle modestie.)
? « L’enquête sociale. » ? Le document
humain. La série des formules. On verra maintenant sur
le dos des livres : « Gd roman selon la formule
naturaliste. » Je ne suis qu’un savant !!!! Cela est
pyramidal !!! Et on ne rit pas... (lettre du 24
avril 1879).
L'entreprise littéraire peut-elle en effet
s'accommoder de telles ambitions ? Tel est notre propos.
Vous trouverez d'abord ci-dessous les principaux points de
la doctrine naturaliste, illustrés par des textes
commentés. Dans un second temps, nous entreprendrons de
réfléchir aux limites que l'écriture romanesque - et le
tempérament de Zola - n'ont pu manquer d'assigner à
l'entreprise.
Reprocher à Zola, comme on
l'a fait souvent, son ignorance de la psychologie, tient
du non-sens. Une certaine profondeur lui est interdite,
sans doute, mais le romancier entend surtout représenter
des êtres mus par leur sang, dominés par leurs instincts,
exprimant en cela sa conception mécaniste de l'humain. Aussi Zola ne souhaite-t-il pas s'attacher à des personnalités exceptionnelles. A ses yeux, « le premier homme qui passe est un héros suffisant » ().
Dans Thérèse Raquin, j'ai
voulu étudier des tempéraments et non des
caractères. Là est le livre entier.
J'ai choisi des personnages souverainement
dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de
libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie
par les fatalités de leur chair. Thérèse et
Laurent sont des brutes humaines, rien de plus.
J'ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le
travail sourd des passions, les poussées de
l'instinct, les détraquements cérébraux
survenus à la suite d'une crise nerveuse. Les
amours de mes deux héros sont le contentement d'un
besoin; le meurtre qu'ils commettent est une
conséquence de leur adultère, conséquence qu'ils
acceptent comme les loups acceptent l'assassinat
des moutons; enfin, ce que j'ai été obligé
d'appeler leurs remords, consiste en un simple
désordre organique, en une rébellion du système
nerveux tendu à se rompre. L'âme est parfaitement
absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai
voulu ainsi.
On commence, j'espère, à comprendre que mon
but a été un but scientifique avant tout. Lorsque
mes deux personnages, Thérèse et Laurent, ont été
créés, je me suis plu à me poser et à résoudre
certains problèmes : ainsi, j'ai tenté d'expliquer
l'union étrange qui peut se produire entre deux
tempéraments différents, j'ai montré les troubles
profonds d'une nature sanguine au contact d'une
nature nerveuse. Qu'on lise le roman avec soin, on
verra que chaque chapitre est l'étude d'un cas
curieux de physiologie. En un mot, je n'ai eu
qu'un désir : étant donné un homme puissant et une
femme inassouvie, chercher en eux la bête, ne voir
même que la bête, les jeter dans un drame violent,
et noter scrupuleusement les sensations et les
actes de ces êtres. J'ai simplement fait sur deux
corps vivants le travail analytique que les
chirurgiens font sur des cadavres.
Préface (1868).
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Thérèse
Raquin (1867)
[Thérèse
vit dans une boutique avec son mari, Camille, et
sa belle-mère, Mme Raquin. Elle est devenue la
maîtresse de Laurent, un ami de son mari, dont
l'énergie brutale a réveillé ses instincts.]
Une
porte s'ouvrit. Sur le seuil, au milieu d'une
lueur blanche, [Laurent] vit Thérèse en camisole,
en jupon, toute éclatante, les cheveux fortement
noués derrière la tête. Elle ferma la porte, elle
se pendit à son cou. Il s'échappait d'elle une
odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair
fraîchement lavée.
Laurent, étonné, trouva sa maîtresse
belle. Il n'avait jamais vu cette femme. Thérèse,
souple et forte, le serrait, renversant la tête en
arrière, et, sur son visage, couraient des
lumières ardentes, des sourires passionnés. Cette
face d'amante s'était comme transfigurée, elle
avait un air fou et caressant ; les lèvres
humides, les yeux luisants, elle rayonnait. La
jeune femme, tordue et ondoyante, était belle
d'une beauté étrange, toute d'emportement. On eût
dit que sa figure venait de s'éclairer en dedans,
que des flammes s'échappaient de sa chair. Et,
autour d'elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui
se tendaient, jetaient ainsi des effluves chauds,
un air pénétrant et âcre.
Au premier baiser, elle se révéla
courtisane. Son corps inassouvi se jeta éperdument
dans la volupté. Elle s'éveillait comme d'un
songe, elle naissait à la passion. Elle
passait des bras débiles de Camille dans les bras
vigoureux de Laurent, et cette approche d'un homme
puissant lui donnait une brusque secousse qui la
tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts
de femme nerveuse éclatèrent avec une violence
inouïe ; le sang de sa mère, ce sang africain qui
brûlait ses veines, se mit à couler, à battre
furieusement dans son corps maigre, presque vierge
encore.
[Les
deux amants assassinent Camille. Mais, tenaillés
par le remords, ils s'entredéchirent et
finissent par s'empoisonner.]
|
Vous pourrez rechercher dans
le texte la confirmation des préceptes de la préface et,
par exemple, noter les termes qui font de Thérèse la
victime de son sang. Dans un ouvrage
plus tardif, Zola pouvait ainsi justifier cette
prééminence de l'organique dans l'individu : "Si
vous retranchez le corps, si vous ne tenez pas compte de la
physiologie, vous n'êtes plus même dans la vérité, car sans
descendre dans les problèmes philosophiques, il est certain
que tous les organes ont un écho profond dans le cerveau et
que leur jeu plus ou moins bien réglé, régularise ou
détraque la pensée" (Les Romanciers naturalistes).
L'hérédité est la pierre angulaire des Rougon-Macquart.
Passionné par sa lecture du Traité philosophique
et physiologique de l'hérédité naturelle du Dr
Prosper Lucas (1850), Zola y vit une confirmation de ses
conceptions déterministes de l'espèce humaine et
l'occasion de composer une Comédie humaine
inédite.
Je
veux montrer comment une famille, un petit
groupe d'êtres, se comporte dans une société, en
s'épanouissant pour donner naissance à dix, à
vingt individus, qui paraissent, au premier coup
d'œil, profondément dissemblables, mais que
l'analyse montre intimement liés les uns aux
autres. L'hérédité a ses lois, comme la
pesanteur.
Je tâcherai de trouver et de suivre, en
résolvant la double question des tempéraments et
des milieux, le fil qui conduit mathématiquement
d'un homme à un autre homme. Et quand je
tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les
mains tout un groupe social, je ferai voir ce
groupe à l'œuvre, comme acteur d'une époque
historique, je le créerai agissant dans la
complexité de ses efforts, j'analyserai à la
fois la somme de volonté de chacun de ses
membres et la poussée générale de l'ensemble.
Les Rougon-Macquart, le groupe, la
famille que je me propose d'étudier, a pour
caractéristique le débordement des appétits, le
large soulèvement de notre âge, qui se rue aux
jouissances. Physiologiquement, ils sont la
lente succession des accidents nerveux et
sanguins qui se déclarent dans une race, à la
suite d'une première lésion organique, et qui
déterminent, selon les milieux, chez chacun des
individus de cette race, les sentiments, les
désirs, les passions, toutes les manifestations
humaines, naturelles et instinctives, dont les
produits prennent les noms convenus de vertus et
de vices. Historiquement, ils partent du
peuple, ils s'irradient dans toute la société
contemporaine, ils montent à toutes les
situations, par cette impulsion essentiellement
moderne que reçoivent les basses classes en
marche à travers le corps social, et ils
racontent ainsi le second empire, à l'aide de
leurs drames individuels, du guet-apens du coup
d'État à la trahison de Sedan.
Préface de La
Fortune des Rougon (1871)
|
La
Bête humaine (1890) ch. II
[Jacques
Lantier est mécanicien à la Compagnie des
Chemins de fer de l'Ouest. Depuis sa jeunesse,
il est tenaillé par le désir de tuer. Dans ce
début de roman, il vient d'éprouver ce besoin
irrésistible devant une jeune fille et
s'interroge sur sa pulsion.]
Pourtant,
il s'efforçait de se calmer, il aurait voulu
comprendre. Qu'avait-il donc de différent,
lorsqu'il se comparait aux autres ? Là-bas, à
Plassans,
dans sa jeunesse, souvent déjà il s'était
questionné. Sa mère, Gervaise,
il est vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans
et demi ; mais il n'arrivait que le second, elle
entrait à peine dans sa quatorzième année,
lorsqu'elle était accouchée du premier, Claude,
et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni
Étienne,
né plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si
enfant et d'un père gamin comme elle, ce beau
Lantier, dont le mauvais cœur devait coûter à
Gervaise tant de larmes. Peut-être aussi ses
frères avaient-ils chacun son mal, qu'ils
n'avouaient pas, l'aîné surtout qui se dévorait
à vouloir être peintre, si rageusement, qu'on le
disait à moitié fou de son génie. La famille
n'était guère d'aplomb, beaucoup avaient une
fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait
bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu'il
fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et
la honte de ces crises l'avaient seules maigri
autrefois ; mais c'étaient, dans son être, de
subites pertes d'équilibre, comme des cassures,
des trous par lesquels son moi lui échappait, au
milieu d'une sorte de grande fumée qui déformait
tout. Il ne s'appartenait plus, il obéissait à
ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne
buvait pas, il se refusait même un petit verre
d'eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre
goutte d'alcool le rendait fou. Et il en venait
à penser qu'il payait pour les autres, les
pères, les grands-pères, qui avaient bu, les
générations d'ivrognes dont il était le sang
gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui
le ramenait avec les loups mangeurs de femmes,
au fond des bois.
|
A travers ce propos sur l'hérédité, Zola se défend
pourtant de tout fatalisme. Le docteur Pascal, dans le
roman éponyme qui clôt les Rougon-Macquart,
doute même de l'atavisme et constate que les ressemblances
disparaissent au bout de deux ou trois générations en
raison des accidents et des multiples combinaisons
possibles. "Il y avait donc là un perpétuel
devenir, une transformation constante dans cet effort
communiqué, cette puissance transmise, cet ébranlement qui
souffle la vie à la matière et qui est toute la vie."
Pour cet autre credo de la doctrine naturaliste, Zola
rejoint le réalisme de Balzac ou de Flaubert : l'écrivain
entreprend de traverser tous les milieux de la société du
Second Empire, et, pour chacun d'eux, amasse une
documentation colossale. Celle-ci n'est pas que livresque
: il fait un voyage en chemin de fer pour se documenter
sur le rail et les locomotives (La Bête humaine),
parcourt le quartier de la Goutte d'Or en quête d'un
langage populaire authentique (L'Assommoir),
assiste même, missel en main, à une messe pour que La
Faute de l'abbé Mouret puisse décrire la liturgie
catholique avec exactitude !
Dans l'étude d'une famille,
d'un groupe d'êtres vivants, je crois que le milieu
social a [...] une importance capitale. Un jour, la
physiologie nous expliquera sans doute le mécanisme
de la pensée et des passions ; nous saurons comment
fonctionne la machine individuelle de l'homme,
comment il pense, comment il aime, comment il va de
la raison à la passion et à la folie ; mais ces
phénomènes, ces faits du mécanisme des organes
agissant sous l'influence du milieu intérieur, ne se
produisent pas au dehors isolément et dans le vide.
L'homme n'est pas seul, il vit dans une société,
dans un milieu social, et dès lors pour nous,
romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les
phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le
travail réciproque de la société sur l'individu et
de l'individu sur la société. Pour le physiologiste,
le milieu extérieur et le milieu intérieur sont
purement chimiques et physiques, ce qui lui permet
d'en trouver les lois aisément. Nous n'en sommes pas
à pouvoir prouver que le milieu social n'est, lui
aussi, que chimique et physique. Il l'est à coup
sûr, ou plutôt il est le produit variable d'un
groupe d'êtres vivants, qui, eux, sont absolument
soumis aux lois physiques et chimiques qui régissent
aussi bien les corps vivants que les corps bruts.
Dès lors, nous verrons qu'on peut agir sur le milieu
social, en agissant sur les phénomènes dont on se
sera rendu maître chez l'homme.
Le Roman expérimental (1880)
|
L'Assommoir
(1877)
[Le
roman raconte l'histoire de Gervaise Macquart.
Abandonnée par son amant Lantier, seule à Paris
avec deux enfants, elle témoigne d'un idéal de vie
laborieuse et honnête qui se concrétise par
l'achat d'une blanchisserie. Mais l'accident dont
est victime son mari Coupeau, et la compensation
qu'il trouve dans la boisson, précipitent le
ménage dans la misère.]
Deux
années s'écoulèrent, pendant lesquelles ils
s'enfoncèrent de plus en plus. Les hivers surtout
les nettoyaient. S'ils mangeaient du pain au beau
temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le
froid, les danses devant le buffet, les dîners par
cœur, dans la petite Sibérie de leur cambuse. Ce
gredin de décembre entrait chez eux par-dessous la
porte, et il apportait tous les maux, le chômage des
ateliers, les fainéantises engourdies des gelées, la
misère noire des temps humides. Le premier hiver,
ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant
autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de
manger ; le second hiver, le poêle ne se dérouilla
seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine
lugubre de borne de fonte. Et ce qui leur cassait
les jambes, ce qui les exterminait, c'était
par-dessus tout de payer leur terme.
Oh ! le terme de janvier, quand il n'y avait pas un
radis à la maison et que le père Boche
présentait la quittance ! Ça soufflait davantage de
froid, une tempête du Nord. M. Marescotarrivait,
le samedi suivant, couvert d'un bon paletot, ses
grandes pattes fourrées dans des gants de laine ; et
il avait toujours le mot d'expulsion à la bouche,
pendant que la neige tombait dehors, comme si elle
leur préparait un lit sur le trottoir, avec des
draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient
vendu de leur chair. C'était le terme qui vidait le
buffet et le poêle. Dans la maison entière,
d'ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à
tous les étages, une musique de malheur ronflant le
long des escaliers et des corridors. Si chacun avait
eu un mort chez lui, ça n'aurait pas produit un air
d'orgues aussi abominable. Un vrai jour de jugement
dernier, la fin des fins, la vie impossible,
l'écrasement du pauvre monde.
(ch. X)
[Gervaise
finit par céder, elle aussi, à l'alcool et mourra
dans la plus noire déchéance, sous un escalier.]
|
J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille
ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs.
Au bout de l'ivrognerie et de la fainéantise, il y a
le relâchement des liens de la famille, les ordures
de la promiscuité, l'oubli progressif des sentiments
honnêtes, puis comme dénouement, la honte et la
mort. C'est de la morale en action, simplement.
[...] C'est une œuvre de vérité, le premier roman
sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur
du peuple. Et il ne faut point conclure que le
peuple tout entier est mauvais, car mes personnages
ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et
gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où
ils vivent.
Préface de L'Assommoir (1877)
|
Le
naturalisme fut à l'époque de Zola accompagné par le
public de connotations vulgaires et nauséeuses. On
reprochait à l'écrivain son intérêt pour les détails les
plus prosaïques de l'existence. Témoins ces mots d'Anatole
France à propos de La Terre : « Il
y a une beauté chez le paysan. Les frères Lenain, Millet,
Bastien-Lepage l’ont vue. M. Zola ne la voit pas. La
gravité morne des visages, la raideur solennelle qu’un
incessant labeur donne au corps, les harmonies de l’homme
et de la terre, la grandeur de la misère, la sainteté du
travail, du travail par excellence, celui de la charrue,
rien de cela ne touche M. Zola. La grâce des choses lui
échappe, la beauté, la majesté, la simplicité le fuient à
l’envi. Quand il nomme un village, une rivière, un homme,
il choisira le plus vilain nom ; l’homme s’appellera
Macqueron, le village Rognes, la rivière l’Aigre. Il y a
pourtant beaucoup de jolis noms de villes et de rivières.
Les eaux surtout gardent, en souvenir des nymphes qui s’y
baignaient autrefois, des vocables charmants, qui coulent
en chantant sur les lèvres. Mais M. Zola ignore la beauté
des mots comme il ignore la beauté des choses.»
Vous
pourrez montrer néanmoins en quoi ce tableau de
la misère porte les traces d'un véritable
réquisitoire politique. Zola donne en effet à la
peinture naturaliste des milieux un but
humanitaire :
|
« [Le] rêve du physiologiste et du
médecin expérimentateur est aussi celui du
romancier qui applique à l'étude naturelle et
sociale de l'homme la méthode expérimentale. Notre
but est le leur; nous voulons, nous aussi, être
les maîtres des phénomènes des éléments
intellectuels et personnels, pour pouvoir les
diriger. Nous sommes, en un mot, des moralistes
expérimentateurs, montrant par l'expérience de
quelle façon se comporte une passion dans un
milieu social. Le jour où nous tiendrons le
mécanisme de cette passion, on pourra la traiter
et la réduire, ou tout au moins la rendre la plus
inoffensive possible. Et voilà où se trouvent
l'utilité pratique et la haute morale de nos
œuvres naturalistes, qui expérimentent sur
l'homme, qui démontent et remontent pièce à pièce
la machine humaine, pour la faire fonctionner sous
l'influence des milieux. Quand les temps auront
marché, quand on possédera les lois, il n'y aura
plus qu'à agir sur les individus et sur les
milieux, si l'on veut arriver au meilleur état
social. C'est ainsi que nous faisons de la
sociologie pratique et que notre besogne aide aux
sciences politiques et économiques. [...] Être
maître du bien et du mal, régler la vie, régler la
société, résoudre à la longue tous les problèmes
du socialisme, apporter surtout des bases solides
à la justice en résolvant par l'expérience les
questions de criminalité, n'est-ce pas là être les
ouvriers les plus utiles et les plus moraux du
travail humain ? » (Le Roman
expérimental).
|
Avouant sa dette à l'égard de l'Introduction à la
médecine expérimentale de Claude Bernard, Zola
présente son Roman expérimental comme une simple
compilation d'extraits de cet ouvrage et écrit :
"Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot
"médecin" par le mot "romancier" pour rendre ma pensée
claire et lui apporter la rigueur d'une vérité
scientifique." Le romancier est ainsi, à l'en
croire, le "juge d'instruction des hommes et de leurs
passions" et, s'il ne néglige pas la spécificité du génie
littéraire, Zola nie absolument que le propre d'un artiste
soit de réaliser une idée ou un sentiment personnels. Plus
encore, il assure que le naturalisme consiste uniquement
dans la méthode expérimentale et que la rhétorique "n'a
rien à voir ici" : "Au fond j'estime que la
méthode atteint la forme elle-même, qu'un langage n'est
qu'une logique, une construction naturelle et scientifique.
[...] Nous sommes actuellement pourris de lyrisme, nous
croyons bien à tort que le grand style est fait d'un
effarement sublime, toujours près de culbuter dans la
démence ; le grand style est fait de logique et de clarté."
Cet
emportement scientiste résiste-t-il bien longtemps à
l'analyse ? La création littéraire peut-elle s'accommoder
d'ambitions positivistes aussi réductrices ? L'analyse
d'un texte et la préparation d'une dissertation littéraire
suffiront sans doute à nous persuader du contraire.
Il nous serait facile de choisir l'un des nombreux
passages où se manifeste le lyrisme de Zola, notamment
ceux qui trahissent son tempérament épique (voyez, par
exemple, notre ).
Préférons néanmoins l'examen d'une page qui se veut
manifestement documentaire et devrait donc ignorer
"l'effarement sublime" du style :
La
Curée (1872), ch.
III
[Le roman se situe au début du Second
Empire, dans un Paris que les travaux du baron
Haussmann livrent à la spéculation immobilière. Le
promoteur Saccard, avec la complicité de son
frère, le ministre Eugène Rougon, amasse une
fortune considérable en achetant à bas prix les
immeubles voués à la démolition.]
voir une évocation
similaire dans notre page sur .
Cependant
la fortune des Saccard semblait à son apogée. Elle
brûlait en plein Paris comme un feu de joie
colossal. C'était l'heure où la curée ardente emplit
un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du
claquement des fouets, du flamboiement des torches.
Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans
l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers
écroulés et des fortunes bâties en six mois. La
ville n'était plus qu'une grande débauche de
millions et de femmes. Le vice, venu de haut,
coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les
bassins, remontait dans les jets d'eau des jardins,
pour retomber sur les toits, en pluie fine et
pénétrante. Et il semblait, la nuit, lorsqu'on
passait les ponts, que la Seine charriât, au milieu
de la ville endormie, les ordures de la cité,
miettes tombées de la table, nœuds de dentelle
laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les
fiacres, billets de banque glissés des corsages,
tout ce que la brutalité du désir et le contentement
immédiat de l'instinct jettent à la rue, après
l'avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil
fiévreux de Paris, et mieux encore que dans sa quête
haletante du grand jour, on sentait le détraquement
cérébral, le cauchemar doré et voluptueux d'une
ville folle de son or et de sa chair. Jusqu'à
minuit, les violons chantaient ; puis les fenêtres
s'éteignaient, et les ombres descendaient sur la
ville. C'était comme une alcôve colossale où l'on
aurait soufflé la dernière bougie, éteint la
dernière pudeur. Il n'y avait plus, au fond des
ténèbres, qu'un grand râle d'amour furieux et las ;
tandis que les Tuileries, au bord de l'eau,
allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une
embrassade énorme.
|
on identifie certes dans ce passage une volonté
d'absence de la part du narrateur : les pronoms employés (on
sentait, on passait), les
tournures impersonnelles (il semblait)
pourraient laisser croire à l'impassibilité d'un écrivain
soucieux de dresser, dans ce qui se donne l'air d'une
chronique historique, le procès-verbal objectif d'une
époque.
pourtant nous nous avisons bien vite des indices du
jugement. Le narrateur multiplie ainsi les évaluatifs
moraux qui condamnent une époque avilie : les
appétits lâchés, l'impudence du triomphe, une grande
débauche, le détraquement cérébral, une ville folle de son
or et de sa chair.
le vocabulaire est marqué, comme souvent chez
Zola, par l'importance du lexique de la pulsion
sexuelle, mêlée aux fièvres de la possession
matérielle : nœuds de dentelle laissés sur les
divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de
banque glissés des corsages ; cauchemar voluptueux d'une
ville folle de son or et de sa chair, alcôve, dernière
pudeur, râle d'amour, embrassade.
les
nombreuses énumérations, le gigantisme systématique des
adjectifs donnent au texte une ampleur épique : un
feu de joie colossal, une grande débauche, une alcôve
colossale, un grand râle.
les métaphores animistes contribuent à peindre une
sorte d'hystérie collective qui se communique aux objets
eux-mêmes : le vice, venu de haut, coulait
dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait
dans les jets d'eau des jardins ; le sommeil fiévreux de
Paris ; le cauchemar doré et voluptueux d'une ville ; les
Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le
noir, comme pour une embrassade énorme.
les
métonymies relèvent d'un art de romancier : c'est par
elles que le lecteur entrevoit le mieux la corruption des
mœurs : miettes tombées de la table, nœuds de
dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées dans
les fiacres, billets de banque glissés des corsages.
Le
style de Zola n'est donc évidemment pas "fait de logique
et de clarté", quelque volonté qu'il ait pu manifester
dans ce sens. Ceci peut d'ailleurs nous amener à deux
remarques d'importance :
-
cette disparité entre la théorie du style et sa pratique
(Zola n'est pas le seul à en offrir un témoignage) donne
d'abord raison aux conceptions modernes du style,
particulièrement à celles de Roland Barthes, qui y voit
comme une germination biologique, indissociable de
l'histoire profonde et spécifique de l'écrivain :
Le style est presque un au-delà [de la littérature]
: des images, un débit, un lexique naissent du corps
et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu
les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom
de style, se forme un langage autarcique qui ne
plonge que dans la mythologie personnelle et secrète
de l'auteur... où se forme le premier couple des
mots et des choses, où s'installent une fois pour
toutes les grands thèmes verbaux de son existence.
Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture.
|
-
le style de Zola nuit-il enfin à son projet naturaliste
? Nullement. Il lui donne l'originalité de l'artiste et
ne contrarie ni le souci d'exactitude ni
l'expérimentation. L'œuvre de Zola, en puisant dans le
terreau social, réactive les grands mythes humains
auxquels elle emprunte la puissance évocatrice des
images. Les déterminismes génétiques ou sociaux que
l'écrivain entendait mettre à jour y gagnent en force et
en clarté. La puissance du style dépasse sans les nier
les enjeux naturalistes et sauvent l'œuvre de Zola de
l'oubli auquel l'aurait vouée la fatale désuétude des
systèmes scientifiques dans lesquels il avait mis, il
faut le dire, une confiance un peu naïve.
|
|
objectif
: la dissertation littéraire.
Émile Zola écrit dans Le naturalisme au
théâtre : «[Le roman naturaliste]
est impersonnel, je veux dire que le
romancier n'est plus qu'un greffier, qui
se défend de juger et de conclure.»
Le roman naturaliste que
vous avez lu vous permet-il de justifier
cette affirmation ?
Mise en place du sujet : ce propos est
constant dans les écrits théoriques de Zola.
A l'en croire, le vrai romancier doit se
borner à l'observation qui fait la qualité
du savant et proscrire de ses œuvres
l'imagination qui l'égarerait dans des
conclusions menteuses : « Je
verbalise seulement et me
défends de conclure, écrit-il
à Albert Millaud, parce que, selon
moi, la conclusion échappe à
l'artiste.» (lettre du 8 septembre
1876). Le réel porterait donc en lui
ses propres leçons, et Zola va jusqu'à
remettre en cause les privilèges de la
création qui assimilent traditionnellement
le romancier au démiurge :
|
« l'imagination n'a plus d'emploi,
l'intrigue importe peu au romancier, qui ne s'inquiète ni
de l'exposition, ni du nœud ni du dénouement ; j'entends
qu'il n'intervient pas pour retrancher ou pour ajouter à
la réalité, qu'il ne fabrique pas une charpente de toutes
pièces selon les besoins d'une idée conçue à l'avance. »
Ces propos sont caractéristiques
de l'intention réaliste voire scientifique propre au roman
du XIXème siècle. Ils font écho à ceux de Balzac qui
écrivait, par exemple, dans l'avant-propos de La
Comédie humaine (1842) : « Le hasard
est le plus grand romancier du monde : pour être fécond,
il n’y a qu’à l’étudier. La Société française allait être
l’historien, je ne devais être que le secrétaire. En
dressant l’inventaire des vices et des vertus, en
rassemblant les principaux faits des passions, en peignant
les caractères, en choisissant les événements principaux
de la Société, en composant des types par la réunion des
traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être
pouvais-je arriver à écrire l’histoire oubliée par tant
d’historiens, celle des mœurs. »
Le libellé du sujet vous invite à
examiner la phrase de Zola à la lumière du roman que vous
aurez lu, et la question posée vous oriente vers un plan
dialectique où vous aurez soin de nuancer les propos du
romancier. Chacun de ses romans pourrait, bien sûr, être
utilisé ici puisque Zola a manifesté un attachement
invariable à ces principes ; nous choisirons quant à nous,
pour cette dissertation, L'Assommoir.
Position de la problématique : L'impersonnalité
souhaitée par Zola est-elle compatible avec l'écriture
romanesque ?
Organisation du plan :
1ère
partie : les garants de l'impersonnalité
C'est au terme d'enquêtes minutieuses que Zola
entreprenait l'écriture de ses romans, et L'Assommoir
est nourri d'une observation directe du quartier de La
Goutte d'Or à Paris.
L'utilisation constante du discours indirect libre par le
narrateur laisse croire à son absence : les propos des
personnages semblent continuer au-delà de leurs échanges.
Une voix anonyme qui pourrait être celle du peuple semble
être la vraie narratrice du roman.
L'attitude du narrateur à l'égard de ses personnages se
garde de toute appréciation : nulle connivence, aucune
trace d'ironie et peu de condamnation morale. Il est
difficile de démêler ce qui dans leur histoire en fait
tour à tour des victimes ou des coupables. La vie seule,
et une certaine logique du milieu auquel ils
appartiennent, nous laissent tirer les conclusions qui
s'imposent.
Il arrive souvent que ce soient les personnages qui
tirent eux-mêmes la leçon des faits, sans commentaire
explicite du narrateur ; ainsi la remarque du docteur à
Gervaise : "Vous aussi vous buvez. Un jour, vous finirez
comme ça".
Ainsi Zola souhaite réaliser pour L'Assommoir
le vœu de Flaubert en tant que narrateur : "être présent
partout, visible nulle part".
2ème
partie : les exigences de la création romanesque
Maupassant l'établit clairement dans la préface de Pierre
et Jean : le romancier doit nécessairement choisir,
faute de pouvoir tout raconter. Il doit aussi retenir des
faits multiples de la vie ceux qui seront les plus
significatifs. Ainsi, dans L'Assommoir, la chute
de Coupeau, le retour de Lantier, la pluie qui force
Gervaise à entrer dans le bistrot, sont autant de
circonstances par lesquelles le romancier donne "un coup
de pouce" au réel.
La durée romanesque n'est pas celle de la vie. La
compression des événements, nécessaire à la narration
comme à la lecture, les transforme en histoires et les
vies les plus banales en destins. L'art organise un récit
démonstratif où le caractère fortuit des événements
s'efface au profit d'anecdotes signifiantes (symboles
prémonitoires, images de mort).
L'instruction des faits laisse transparaître le
romancier qui les organise et le procès-verbal devient
réquisitoire : les maigres salaires, les logements
sordides, l'omniprésence du bistrot, l'incapacité de toute
réflexion politique ou esthétique due à une extrême
ignorance. Parfois la narration ne peut se déprendre de
remarques navrées sur l'avachissement de Gervaise.
Le
style de Zola est loin de correspondre à l'idéal du
greffier ! (voir supra)
Métaphores animistes (l'alambic), grandissements épiques
(le repas de Gervaise), personnages mythifiés (Goujet)
donnent au roman une puissance imaginative qui ne doit
rien au procès-verbal.
« Mais Zola n’est pas un réaliste,
madame ! c’est un poète ! » dit Mme de Guermantes,
s’inspirant des études critiques qu’elle avait lues dans
ces dernières années et les adaptant à son génie
personnel. Agréablement bousculée jusqu’ici, au cours du
bain d’esprit, un bain agité pour elle, qu’elle prenait
ce soir, et qu’elle jugeait devoir lui être
particulièrement salutaire, se laissant porter par les
paradoxes qui déferlaient l’un après l’autre, devant
celui-ci, plus énorme que les autres, la princesse de
Parme sauta par peur d’être renversée. Et ce fut d’une
voix entrecoupée, comme si elle perdait sa respiration,
qu’elle dit : — Zola un poète ! — Mais oui, répondit en
riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation.
Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce
qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement
qu’à ce qui... porte bonheur ! Mais il en fait quelque
chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère
de la vidange ! Il n’a pas assez de majuscules pour
écrire le mot de Cambronne.» Proust, Le
côté de Guermantes (1922).
Dans L'Assommoir,
même le langage ouvrier, dont Zola avait pourtant
constitué, sur le terrain, un véritable lexique, est, à
bien des égards, une création littéraire.
Les théories de Zola semblent donc bien en
deçà de la richesse de ses œuvres. Mais l'ambition du
naturaliste est-elle pour autant un échec ?
3ème
partie : "un coin de la création vu à travers un
tempérament"
Zola a souvent appliqué au roman une définition qu'on trouve sous sa plume dès le Salon de 1866 : "Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament". Il reconnaissait ainsi la dimension
nécessairement subjective de la création romanesque, sans
pour autant y voir une entorse aux principes naturalistes
:
Il
importe en effet de saisir la différence entre le réel
et le vrai (Hugo ainsi disait du théâtre qu'il
« n'est pas le pays du réel : il y a des arbres de carton,
des palais de toile, un ciel de haillons, des diamants de
verre, de l'or de clinquant, du fard sur la pêche, du rouge
sur la joue, un soleil qui sort de dessous terre. C'est le
pays du vrai...» (Tas de pierres, III, 1830-1833). Si
Zola s'éloigne de la vérité brute du réél, il réussit
néanmoins à être vrai, d'une vérité supérieure qui est
celle de l'art. Le procès-verbal du greffier serait
informe et, pour tout dire, illisible. Le roman prête son
ordre et la chair vivante des personnages à la leçon. "Le
vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable", écrit
aussi Maupassant, citant Boileau. Ainsi quoi de moins
vraisemblable que au chapitre III de L'Assommoir
? Zola a vu néanmoins, en baladant son troupeau d'ahuris
parmi les chefs-d'œuvre, l'occasion de faire saisir une
vérité profonde, qui est leur exclusion du monde de
l'art et de la culture.
L'ambition humaine et sociale de Zola ne pouvait
s'accommoder d'un procès-verbal impassible. Agir sur les
milieux, lutter contre leurs déterminismes suppose qu'on
ait identifié les causes et qu'on propose des solutions.
En ce sens, L'Assommoir a été compris dès sa
parution comme un réquisitoire contre l'alcoolisme. C'est
la conviction sensible de Zola, sa pitié et sa colère, qui
donnent au "document" sa force évocatrice.
L'Assommoir
n'a rien pour autant du pamphlet ni du roman à thèse.
C'est qu'il est plus habile de laisser le lecteur
découvrir, après lui avoir révélé ce qui importait à la
découverte. Il n'appartient pas à l'artiste seul de
formuler la conclusion unique mais de donner à connaître
la complexité des faits humains et d'aider à suggérer les
conclusions simultanées qu'ils commandent.
Zola
entretint donc une certaine illusion en identifiant le
romancier à un greffier, comme à un
médecin ou à un physiologiste. C'était compter
sans la puissance de son tempérament, sans la
germination spontanée des images et les contraintes
de la narration. Il le savait bien, d'ailleurs,
lui qui écrit à Henry Céard à propos de Germinal
: « Le second point, c'est mon
tempérament lyrique, mon agrandissement de la vérité. Vous
savez ça depuis longtemps, vous. Vous n'êtes pas
stupéfait, comme les autres, de trouver en moi un poète.
J'aurais aimé seulement vous voir démonter le mécanisme de
mon œil. J'agrandis, cela est certain ; mais je n'agrandis
pas comme Balzac, pas plus que Balzac n'agrandit comme
Hugo. Tout est là, l'œuvre est dans les conditions de
l'opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle
est la mécanique et la mentalité de notre mensonge ? Or -
c'est ici que je m'abuse peut-être - je crois encore que
je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J'ai
l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles
sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte
d'un coup d'aile jusqu'au symbole.» (22 mars 1885).
Ainsi la présence du "poète" (fût-il, comme le disait
Proust, "l'Homère de la vidange") nous rend
plus chères et plus authentiques des œuvres où passe
incontestablement le grand souffle de la vie.
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