Objet d'étude : La littérature d'idées du XVIème
au XVIIIème siècle.
Pour l'écrit : Formes oratoires de l'éloge.
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1.
Notions.
Observez le texte suivant :
Je
mesure aujourd’hui la folie et la méchanceté de
ceux qui calomnient cette institution divine :
l’argent ! L’argent spiritualise tout ce qu’il
touche en lui apportant une dimension à la fois
rationnelle – mesurable - et universelle -
puisqu’un bien monnayé devient virtuellement
accessible à tous les hommes. La vénalité est
une vertu cardinale. L’homme vénal sait faire
taire ses instincts meurtriers et asociaux -
sentiment de l’honneur, amour-propre,
patriotisme, ambition politique, fanatisme
religieux, racisme - pour ne laisser parler que
sa propension à la coopération, son goût des
échanges fructueux, son sens de la solidarité
humaine. Il faut prendre à la lettre
l’expression l’âge d’or, et je vois bien que
l’humanité y parviendrait vite si elle n’était
menée que par des hommes vénaux. Malheureusement
ce sont presque toujours des hommes
désintéressés qui font l’histoire, et alors le
feu détruit tout, le sang coule à flots. Les
gras marchands de Venise nous donnent l'exemple
du bonheur fastueux que connaît un état mené par
la seule loi du lucre, tandis que les loups
efflanqués de l'Inquisition espagnole nous
montrent de quelles infamies sont capables des
hommes qui ont perdu le goût des biens
matériels. Les Huns se seraient vite arrêtés
dans leur déferlement s'ils avaient su profiter
des richesses qu'ils avaient conquises. Alourdis
par leurs acquisitions, ils se seraient établis
pour mieux en jouir, et les choses auraient
repris leur cours naturel. Mais c'étaient des
brutes désintéressées. Ils méprisaient l'or. Et
ils se ruaient en avant, brûlant tout sur leur
passage.
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du
Pacifique (1967).
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Vous
repérez ici sans mal le vocabulaire de l'éloge. Mais vous aurez
noté aussi que ce lexique mélioratif s'applique à ce qu'il
est plutôt coutumier de considérer comme un travers : la
vénalité ! L'auteur va même jusqu'à la considérer comme une
"vertu cardinale". A y regarder de plus près, ne
constate-t-on pas d'autres exagérations de ce type ?
Pourquoi faire l'éloge de ce que l'opinion commune
condamne ? S'agit-il d'un pur exercice de style, comme en
pratiquaient les sophistes de l'ancienne Grèce, pour prouver
la réversibilité de tout argument ? Bien sûr, les recettes
éprouvées de la rhétorique sont toutes mobilisées ici, et
chaque orateur pouvait à loisir, sur un thème donné,
manifester sa virtuosité. Mais l'intérêt de l'éloge
paradoxal est ailleurs et concerne plus le plan moral que le
domaine stylistique. Il s'agit précisément de montrer ce que
l'opinion commune a de convenu et tenter de la réactiver en
en prenant le contre-pied. Ainsi Michel Tournier dans le
texte ci-dessus s'installe dans un point de vue extrême en
nous laissant le soin d'y repérer l'indéfendable : peut-on
en effet soutenir sans sourciller que tous les hommes
désintéressés sont susceptibles des pires infamies ? En
d'autres termes, comme dans le
registre ironique, l'auteur d'un éloge paradoxal
entend provoquer le lecteur, non sans cynisme, et le sommer
de retrouver une opinion plus mesurée.
Il
s'agit donc d'un procédé rhétorique. L'éloge paradoxal a
derrière lui une longue tradition et d'illustres exemples :
on pense par exemple à l'Éloge de la Folie d’Érasme
ou à l'éloge
des dettes entonné par Panurge dans Le Tiers
Livre de Rabelais, ou encore à l'Essai
sur l'art de ramper du baron d'Holbach.
On aurait tort pourtant de considérer ces éloges
comme globalement ironiques, car il s'y cache toujours
quelque vérité salubre : ainsi Tournier montre à quoi peut
amener un excès d'ascétisme et de vertu.
Considérez les deux textes suivants : à quoi
reconnaît-on la présence d'un éloge paradoxal ? Sous
l'exagération, quelles sont les valeurs réellement défendues
par ces deux auteurs ?
1.
Il me
suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement
d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre
dire «vous» avec une inflexion d'assurance,
d'invoquer les «autres» et s'en estimer
l'interprète - pour que je le considère comme
mon ennemi. J'y vois un tyran manqué, un
bourreau approximatif, aussi haïssable que les
tyrans, que les bourreaux de grande classe.
C'est que toute foi exerce une forme de terreur,
d'autant plus effroyable que les «purs» en sont
les agents. On se méfie des finauds, des fripons
des farceurs; pourtant on ne saurait leur
imputer aucune des grandes convulsions de
l'histoire; ne croyant en rien, ils ne fouillent
pas vos cœurs, ni vos arrière-pensées; ils vous
abandonnent à votre nonchalance, à votre
désespoir ou à votre inutilité; l'humanité leur
doit le peu de moments de prospérité qu'elle
connut. Ce sont eux qui sauvent les peuples, que
les fanatiques torturent et que les «idéalistes»
ruinent. Sans doctrine, ils n'ont que des
caprices et des intérêts, des vices
accommodants, mille fois plus supportables que
les ravages provoqués par le despotisme à
principes; car tous les maux de la vie viennent
d'une conception de la vie. Un homme politique
accompli devrait approfondir les sophistes
anciens et prendre des leçons de chant - et de
corruption…
Emile-Michel Cioran, Précis de
décomposition (1949).
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2.
Quand, dans
notre Europe civilisée, on veut retrouver une
trace de la beauté native de l'homme, il faut
l'aller chercher chez les nations où les préjugés
économiques n'ont pas encore déraciné la haine du
travail. L'Espagne, qui, hélas ! dégénère, peut
encore se vanter de posséder moins de fabriques
que nous de prisons et de casernes ; mais
l'artiste se réjouit en admirant le hardi Andalou,
brun comme des castagnes, droit et flexible comme
une tige d'acier ; et le cœur de l'homme
tressaille en entendant le mendiant, superbement
drapé dans sa capa trouée, traiter d'amigo des
ducs d'Ossuna. Pour l'Espagnol, chez qui l'animal
primitif n'est pas atrophié, le travail est le
pire des esclavages. Les Grecs de la grande époque
n'avaient, eux aussi, que mépris pour le travail ;
aux esclaves seuls il était permis de travailler :
l'homme libre ne connaissait que les exercices
corporels et les jeux de l'intelligence. C'était
aussi le temps où l'on marchait et respirait dans
un peuple d'Aristote, de Phidias, d'Aristophane ;
c'était le temps où une poignée de braves écrasait
à Marathon les hordes de l'Asie qu'Alexandre
allait bientôt conquérir. Les philosophes de
l'antiquité enseignaient le mépris du travail,
cette dégradation de l'homme libre ; les poètes
chantaient la paresse, ce présent des Dieux :
O Melibœe, Deus nobis hœc otia fecit.
Christ, dans son discours sur la montagne,
prêcha la paresse : « Contemplez la croissance des
lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent,
et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute
sa gloire, n'a pas été plus brillamment vêtu. »
Paul Lafargue, Le droit à la paresse (1880).
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2.
Florilège.
Voici
des textes célèbres où les auteurs s'emploient à défendre
l'indéfendable :
- reformulez leur thèse
- par quels procédés l'auteur
nous invite-t-il à comprendre le contraire de ce qu'il
énonce au premier degré ?
- quelle
est, pour chacun de ces textes, la thèse réellement
soutenue ?
Érasme,
Éloge de la Folie (1511).
[La
Folie parle.]
Par les dieux immortels ! connaissez-vous rien de
plus heureux que ceux-là, justement, à qui le
vulgaire jette comme autant d’injures, les beaux
noms de fou, d’extravagant, d’insensé, d’idiot. De
prime abord, je l’avoue, ma proposition peut sembler
tant soit peu absurde ; elle peut pourtant
parfaitement se justifier, comme vous allez voir. Et
d’abord, tous ces gens-là ne craignent pas la mort,
ce qui n’est pas selon moi un mince avantage ; puis,
le remords ne trouble pas leur conscience ; la peur
de l’enfer, des spectres et des revenants n’a pas
prise sur eux ; et les craintes comme les espérances
de l’avenir les laissent insensibles. Ce n’est pas
tout, ils ne connaissent aucun de ces mille maux qui
torturent la vie humaine, ils n’ont ni honte, ni
timidité, ni ambition, ni jalousie, ni amour ; et
même s’ils réussissent à atteindre à l’entière
stupidité des brutes, ils ont l’avantage, au dire
des théologiens, d’être impeccables. Ô sage trois
fois fou ! récapitule, s’il te plaît, les
inquiétudes qui déchirent jour et nuit ton âme ;
rassemble en un seul monceau les tourments de ta
vie, et dis-moi si je ne suis pas une vraie
providence pour mes fidèles ! Ils n’ont pas
seulement le mérite d’être toujours joyeux, toujours
s’ébaudissant, chantant ou riant ; ils répandent
encore la joie autour d’eux, comme s’ils avaient
reçu des immortels la mission d’égayer les
tristesses de la vie. Aussi, tandis que les hommes
montrent pour leurs semblables des dispositions si
différentes, ils sont unanimes pour accueillir mes
fous à bras ouverts ; on les recherche, on les aime,
on les choie, on leur vient en aide au besoin, sans
compter qu’on leur passe tout ce qu’ils peuvent dire
ou faire. Personne ne songe à leur nuire, les bêtes
elles-mêmes les respectent comme si elles avaient
naturellement conscience de leur innocuité. Les fous
sont sous la sauvegarde des dieux, et avant tout
sous la mienne ; c’est là un privilège que personne
n’ose leur contester. Ce n’est pas tout : les
princes, même les plus grands, goûtent si fort mes
protégés, qu’ils ne peuvent ni manger, ni se
promener, ni rester une heure entière sans leurs
bouffons en titre. Ils vont même jusqu’à les
préférer de beaucoup aux philosophes grondeurs,
qu’ils entretiennent par vanité : ce qui, selon moi,
est facile à comprendre, puisque ces prétendus sages
ne leur donnent en retour qu’une stérile gravité, et
qu’ils vont même, tant ils sont pleins de leur
science, jusqu’à blesser leurs oreilles par de dures
vérités. Mes fous, au contraire, portent partout
avec eux ce qu’à la cour on goûte le mieux, jeux et
gaieté, bons mots et plaisirs. Au reste, une
qualité, qui n’est certes pas à dédaigner, se
retrouve chez eux au plus haut point ; je veux
parler de leur tant belle sincérité. Or, qu’y a-t-il
de plus beau que la vérité ? — Platon, dans son Banquet,
fait dire à Alcibiade que la vérité se montre
surtout dans l’ivresse et dans l’enfance ; je n’en
soutiens pas moins qu’elle est avant tout mon
apanage, car comme le dit fort bien Euripide : « Le
fou dit des folies ; son cœur, son visage et sa
bouche sont toujours d’accord ». Tel n’est point le
sage, c’est encore Euripide qui le dit : « Le sage a
deux langues, l’une qui dit la vérité, l’autre qui
parle le langage des circonstances. » C’est à lui
que revient la palme pour changer le blanc en noir,
pour souffler tour à tour le froid et le chaud, et
receler dans son cœur le contraire de ce qu’il met
dans ses discours.
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Joachim du Bellay,
Le Poète courtisan
(1559).
Je te veux peindre
ici, comme un bon artisan,
De toutes ses couleurs l’Apollon Courtisan :
Où la longueur sur tout il convient que je fuie,
Car de tout long ouvrage à la cour on s’ennuie.
Celui donc qui est né (car il se faut tenter
Premier que l'on se vienne à la cour présenter)
A ce gentil métier, il faut que de jeunesse
Aux ruses et façons de la cour il se dresse.
Ce précepte est commun : car qui veut s’avancer,
A la cour, de bonne heure il convient commencer.
Je ne veux que longtemps à l’étude il pâlisse,
Je ne veux que rêveur sur le livre il
vieillisse,
Feuilletant studieux tous les soirs et matins
Les exemplaires Grecs et les auteurs Latins.
Ces exercices-là font l’homme peu habile,
Le rendent catarrheux, maladif et débile,
Solitaire, fâcheux, taciturne et songeard,
Mais notre courtisan est beaucoup plus gaillard.
Pour un vers allonger ses ongles il ne ronge,
Il ne frappe sa table, il ne rêve, il ne songe,
Se brouillant le cerveau de pensements divers,
Pour tirer de sa tête un misérable vers,
Qui ne rapporte, ingrat, qu’une longue risée
Partout où l’ignorance est plus autorisée.
Toi donc qui as choisi le chemin le plus court
Pour être mis au rang des savants de la cour,
Sans mâcher le laurier, ni sans prendre la peine
De songer en Parnasse, et boire à la fontaine
Que le cheval volant de son pied fit saillir,
Faisant ce que je dis, tu ne pourras faillir.
Je veux en premier lieu que sans suivre la trace
(Comme font quelques-uns) d’un Pindare et
Horace,
Et sans vouloir comme eux voler si hautement,
Ton simple naturel tu suives seulement.
orthographe
modernisée.
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Molière,
Dom Juan ou le Festin de Pierre (1665).
DON
JUAN.— Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au
premier objet qui nous prend, qu'on renonce au
monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour
personne ? La belle chose de vouloir se piquer
d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir
pour toujours dans une passion, et d'être mort dès
sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous
peuvent frapper les yeux: non, non, la constance
n'est bonne que pour des ridicules, toutes les
belles ont droit de nous charmer, et l'avantage
d'être rencontrée la première, ne doit point
dérober aux autres les justes prétentions qu'elles
ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me
ravit partout, où je la trouve ; et je cède
facilement à cette douce violence, dont elle nous
entraîne ; j'ai beau être engagé, l'amour que j'ai
pour une belle, n'engage point mon âme à faire
injustice aux autres ; je conserve des yeux pour
voir le mérite de toutes, et rends à chacune les
hommages, et les tributs où la nature nous oblige.
Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à
tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau
visage me le demande, si j'en avais dix mille, je
les donnerais tous. Les inclinations naissantes
après tout, ont des charmes inexplicables, et tout
le plaisir de l'amour est dans le changement. On
goûte une douceur extrême à réduire par cent
hommages le cœur d'une jeune beauté, à voir de
jour en jour les petits progrès qu'on y fait ; à
combattre par des transports, par des larmes, et
des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme, qui a
peine à rendre les armes, à forcer pied à pied
toutes les petites résistances qu'elle nous
oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait
un honneur, et la mener doucement, où nous avons
envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est
maître une fois, il n'y a plus rien à dire, ni
rien à souhaiter, tout le beau de la passion est
fini, et nous nous endormons dans la tranquillité
d'un tel amour; si quelque objet nouveau ne vient
réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur
les charmes attrayants d'une conquête à faire.
Enfin, il n'est rien de si doux, que de triompher
de la résistance d'une belle personne ; et j'ai
sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui
volent perpétuellement de victoire en victoire, et
ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il
n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes
désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre
; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût
d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes
conquêtes amoureuses.
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Montesquieu,
De l'esclavage des nègres (De l'Esprit des
Lois, livre XV, chapitre V, 1748).
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons
eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je
dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de
l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de
l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de
terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait
travailler la plante qui le produit par des
esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds
jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il
est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est
un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme
bonne, dans un corps tout noir.
Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui
constitue l'essence de l'humanité, que les peuples
d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les
noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon
plus marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des
cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs
philosophes du monde, étaient d'une si grande
conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes
roux qui leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun,
c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre
que de l'or, qui, chez des nations policées, est
d'une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces
gens-là soient des hommes; parce que, si nous les
supposions des hommes, on commencerait à croire que
nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que
l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle
qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête
des princes d'Europe, qui font entre eux tant de
conventions inutiles, d'en faire une générale en
faveur de la miséricorde et de la pitié ?
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Écrit d'appropriation : à l'issue d'un
corpus de cette sorte, l'examen vous demanderait
sans doute de rédiger votre propre production en
tenant compte de vos observations de structure
et de forme. Pourquoi en effet ne pas s'y
essayer, sur un sujet de votre choix ou sur une
proposition de ce genre :
éloge de l'ignorance — éloge du mensonge —
éloge de la guerre.
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