PLAIDOYER
ET RÉQUISITOIRE
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Proche de la plaidoirie (qu'on réservera au
domaine juridique), le plaidoyer est, avec le
réquisitoire, un travail d'écriture qui mérite
d'être un classique des écrits d'appropriation. Il
conjugue en effet la maîtrise des grands procédés
rhétoriques et les ressources de l'invention
personnelle. Même s'il convient de rester toujours
indulgent quant à la stricte observance de leurs
formes rhétoriques, ces types d'exercices exigent
une certaine maîtrise du vocabulaire et de la
syntaxe dans la mesure où il s'agit de rester
fidèle au registre
oratoire. Celui-ci donne au texte une acuité
et une tension particulières qui constituent un
bon aboutissement de l'étude des formes
argumentatives.
Plaidoyer et réquisitoire appartiennent au
genre judiciaire. On sait que la rhétorique
classique reliait les discours à trois situations
fondamentales :
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Voir sur Amazon :
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- l'orateur défend ou attaque
quelqu'un à cause d'un acte commis dans le passé, pour
persuader de l'innocence ou de la culpabilité : c'est le genre
judiciaire;
- il s'adresse à une assemblée
afin de la persuader de prendre une décision qui concerne
l'avenir : c'est le genre
délibératif;
- il vante les mérites ou
critique les défauts d'une personne ou d'une institution :
c'est le genre
épidictique.
Mais, comme il en est de tout
classement, ces catégories sont poreuses : un même texte
peut, par exemple, conjuguer les formes classiques du
judiciaire et de l'épidictique. C'est autour de ce mélange
que s'inscrit notre séquence : éloge et blâme, qui
appartiennent plus précisément à l'épidictique, rejoignent
naturellement les registres mis en œuvre dans le plaidoyer
ou le réquisitoire, qui ressortissent au judiciaire. Dans
toutes ces productions, en tout cas, la littérature
reconnaît l'une de ses vibrations fondamentales, chargée
toujours des accents de l'amour ou de la haine.
EXERCICE
1 : l'éloge et le blâme.
Apologie ou satire, louanges ou railleries, les genres
épidictiques sont très anciens et correspondent d'abord à
des catégories très formalisées, inscrites dans les canons
de la rhétorique ancienne. Il s'agit toujours dans ces
discours publics de l'éducation morale des citoyens : par
les plus hauts exemples de vertu ou de vice, en ne
ménageant pas les effets d'amplification, l'orateur
s'inscrit dans un édifice de valeurs auxquels chacun est
invité à souscrire. Dépassant ces catégories, l'écrivain
moderne a su allier dans les ressorts de son émotion
l'objet public à l'hommage privé :
Victor
HUGO, Le manteau impérial
(Châtiments, 1853) |
COLETTE, La
Naissance du jour (1928) |
Oh ! vous dont le
travail est joie,
Vous qui n'avez pas d'autre proie
Que les parfums, souffles du ciel,
Vous qui fuyez quand vient décembre,
Vous qui dérobez aux fleurs l'ambre
Pour donner aux hommes le miel,
Chastes buveuses de
rosée,
Qui, pareilles à l'épousée,
Visitez le lys du coteau,
Ô sœurs des corolles vermeilles,
Filles de la lumière, abeilles,
Envolez-vous de ce manteau !
Ruez-vous sur
l'homme,
guerrières !
Ô généreuses ouvrières,
Vous le devoir, vous la vertu,
Ailes d'or et flèches de flamme,
Tourbillonnez sur cet infâme !
Dites-lui : « Pour qui nous prends-tu ?
« Maudit ! nous
sommes les abeilles !
« Des chalets ombragés de treilles
« Notre ruche orne le fronton;
« Nous volons, dans l'azur écloses,
« Sur la bouche ouverte des roses
« Et sur les lèvres de Platon.
« Ce qui sort de
la fange y rentre.
« Va trouver Tibère en son antre,
« Et Charles neuf sur son balcon.
« Va ! sur ta pourpre il faut qu'on mette,
« Non les abeilles de l'Hymette,
« Mais l'essaim noir de Montfaucon!
»
Et percez-le
toutes ensemble,
Faites honte au peuple qui tremble,
Aveuglez l'immonde trompeur,
Acharnez-vous sur lui, farouches,
Et qu'il soit chassé par les mouches
Puisque les hommes en ont peur !
|
« Monsieur,
« Vous me demandez de venir passer une
huitaine de jours chez vous, c’est-à-dire
auprès de ma fille que j’adore. Vous qui vivez
auprès d’elle, vous savez combien je la vois
rarement, combien sa présence m’enchante, et
je suis touchée que vous m’invitiez à venir la
voir. Pourtant, je n’accepterai pas votre
aimable invitation, du moins pas maintenant.
Voici pourquoi : mon cactus rose va
probablement fleurir ! C’est une plante très
rare, que l’on m’a donnée, et qui, m’a-t-on
dit, ne fleurit sous nos climats que tous les
quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille
femme, et, si je m’absentais pendant que mon
cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne
pas le voir refleurir une autre fois...
«Veuillez donc accepter, Monsieur, avec
mon remerciement sincère, l’expression de mes
sentiments distingués et de mon regret.»
Ce billet, signé « Sidonie Colette, née
Landoy », fut écrit par ma mère à l’un de mes
maris, le second. L’année d’après, elle mourait,
âgée de soixante-dix-sept ans.
Au cours des heures où je me sens
inférieure à tout ce qui m’entoure, menacée par
ma propre médiocrité, effrayée de découvrir
qu’un muscle perd sa vigueur, un désir sa force,
une douleur la trempe affilée de son tranchant,
je puis pourtant me redresser et me dire : « Je
suis la fille de celle qui écrivit cette lettre
», - cette lettre et tant d’autres, que j’ai
gardées. Celle-ci, en dix lignes, m’enseigne
qu’à soixante-seize ans elle projetait et
entreprenait des voyages, mais que l’éclosion
possible, l’attente d’une fleur tropicale
suspendait tout et faisait silence même dans son
cœur destiné à l’amour. Je suis la fille d’une
femme qui, dans un petit pays honteux, avare et
resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats
errants, aux chemineaux
et aux servantes enceintes. Je suis la fille
d’une femme qui, vingt fois désespérée de
manquer d’argent pour autrui, courut sous la
neige fouettée de vent crier de porte en porte,
chez des riches, qu’un enfant, près d’un âtre
indigent
venait de naître sans langes, nu sur de
défaillantes mains nues... Puissé-je n’oublier
jamais que je suis la fille d’une telle femme
qui penchait, tremblante, toutes ses rides
éblouies entre les sabres d’un cactus sur une
promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa
elle-même d’éclore, infatigablement, pendant
trois quarts de siècle...
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QUESTIONS :
1.
Recherchez dans le texte de Victor Hugo les
formes littéraires du blâme et, dans celui de
Colette, celles de l'éloge. Montrez que le
texte de Hugo contient aussi ces dernières (voir
le corrigé ci-dessous).
2. Quelles sont
les valeurs défendues par chacun des deux
écrivains ?
3. Recherchez,
dans le champ des deux genres, le sens des
mots suivants et précisez leurs différences à
l'aide d'exemples :
► l'éloge
: apologie
- blason - dithyrambe - hymne - louange -
oraison funèbre - panégyrique.
► le
blâme :
: diatribe - épigramme - factum - libelle -
pamphlet - pasquin - philippique - réprobation -
satire - vindicte.
4.
Comment peut-on classer ces mots du plus
faible au plus fort ?
► mélioratif :
merveilleux - admirable - splendide - divin -
grand - mirifique - magnifique - sublime -
prodigieux - fabuleux.
► péjoratif :
exécrable - ignoble - immonde - détestable -
abject - bas - vil - méprisable - infâme -
misérable.
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Exemple
de réponse rédigée (question 1 : texte de Victor
Hugo).
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Hugo
a choisi de s'adresser à des insectes déjà
fortement connotés dans le domaine politique :
l'abeille est ainsi devenue l'emblème du Premier
Empire, par ses vertus traditionnelles de travail
et d'organisation sociale. Cette ode révèle donc
assez vite ses intentions : à travers ses
apostrophes aux abeilles, Hugo veut stigmatiser le
tyran Napoléon III et inviter le peuple à la
subversion. Ce souci donne au poème des formes
didactiques classiques qui tiennent aux
personnifications, à la netteté des oppositions
ainsi qu'à l'ensemble des injonctions.
On devine tout d'abord assez vite qu'à
travers les abeilles, Hugo nous invite à voir bien
autre chose, puisqu'il leur prête des qualités
tout humaines. Ce sont d'abord les sentiments dont
il les anime : la joie, puis la colère (acharnez-vous);
c'est aussi. leur vertu (chastes buveuses,
généreuses ouvrières) et leur pureté (nous
volons, dans l'azur écloses). Cette
personnification est d'autant plus nette que le
poème est organisé autour de deux discours :
celui, lyrique, du poète adressé aux abeilles,
puis celui, digne et menaçant, de celles-ci au
tyran. Mais ce procédé prend une valeur plus
précise si l'on examine sa fonction symbolique. Da
nombreuses allusions mythologiques émaillent le
texte : allusion au Cantique des Cantiques
(pareilles à l'épousée), souvenir
littéraire (sur les lèvres de Platon) ou
historique (les abeilles de l'Hymette). L'abeille
prend ainsi les dimensions d'une véritable
allégorie : elle est symbole du travail (vous
le devoir, ouvrières), de la douceur
généreuse de la Nature (donner aux hommes le
miel, la bouche ouverte des roses), mais
aussi de la vengeance (ailes d'or et flèches
de flamme). On comprend qu'ainsi il soit
particulièrement sacrilège que le manteau du tyran
ait continué à s'orner de pareils symboles.
La leçon à laquelle le poète veut
nous amener tire aussi sa netteté des oppositions
violentes dont l'ode est tissée. Tout le
vocabulaire mélioratif appliqué aux abeilles et
qui donne leur lyrisme aux deux premières
strophes, vient buter sur les termes violemment
péjoratifs qui désignent l'usurpateur. Par un
procédé dont il est familier, Hugo resserre ces
oppositions à la structure même du vers ou de la
strophe : le mot infâme acquiert
d'autant plus de relief qu'il termine une suite
d'invocations flatteuses destinées aux abeilles;
l'allusion à Platon, aux chalets ombragés de
treilles rehausse le dégoût dont sont
empreints les termes des deux dernières strophes :
fange, honte, immonde, mouches. La
lumière pure dont Hugo auréole les abeilles tire
en outre son éclat particulier de l'image funèbre
de l'essaim noir qui désigne aussi les mouches de
la vengeance.
Enfin, pour être parfaitement
perceptible, la leçon donnée par Hugo à travers
les abeilles s'exprime par une série d'injonctions
caractéristiques du didactisme. Le texte s'ouvre
sur des apostrophes fortement admiratives (oh
! vous, ô soeurs, Ô généreuses ouvrières)
et finit sur des ordres. Les impératifs envolez-vous,
ruez-vous, tourbillonnez, acharnez-vous
donnent au texte une grande force polémique
d'autant qu'ils sont accompagnés parfois d'injures
(cet infâme, maudit, immonde trompeur).
Cette invitation au châtiment rappelle la mission
assignée par Hugo au recueil d'où cette ode est
tirée : il s'agit bien d'accabler l'usurpateur
mais aussi d'inciter le peuple à la révolte, et ce
poème ne manque pas de s'adresser aux travailleurs
par-delà les abeilles (généreuses ouvrières)
ou de rappeler leur lâcheté lors du coup d'état (peuple
qui tremble, puisque les hommes en ont peur).
Ainsi ce poème est une sorte
d'apologue d'où une leçon politique doit être
tirée. Mais celle-ci prend sa vraie vigueur d'une
mise en forme particulièrement épique.
|
►
Attention à l'ironie,
qui, par le recours à l'antiphrase,
inverse les termes appréciatifs pour inviter le
lecteur à mieux saisir le ridicule des thèses
qu'il souhaite réfuter. Repérez ces effets dans le
texte ci-dessous, où Condillac (Traité des
animaux, I, 1754) entreprend de dénoncer,
comme Fontenelle,
les erreurs de méthode de la philosophie
scolastique :
|
Qu'un
Philosophe donc qui ambitionne de grands succès,
exagère les difficultés du sujet qu'il entreprend de
traiter; qu'il agite chaque question comme s'il
allait développer les ressorts les plus secrets des
phénomènes; qu'il ne balance point à donner pour
neufs les principes les plus rebattus, qu'il les
généralise autant qu'il lui sera possible; qu'il
affirme les choses dont son lecteur pourrait douter,
et dont il devrait douter lui-même; et qu'après bien
des efforts, plutôt pour faire valoir ses veilles
que pour rien établir, il ne manque pas de conclure
qu'il a démontré ce qu'il s'était proposé de prouver
: il lui importe peu de remplir son objet : c'est à
sa confiance à persuader que tout est dit quand il a
parlé.
Il ne se piquera pas de bien écrire,
lorsqu'il raisonnera : alors les constructions
longues et embarrassées échappent au lecteur, comme
les raisonnements. Il réservera tout l'art de son
éloquence, pour jeter de temps en temps de ces
périodes artistement faites, où l'on se livre à son
imagination sans se mettre en peine du ton qu'on
vient de quitter, et de celui qu'on va reprendre, où
l'on substitue au terme propre celui qui frappe
davantage, et où l'on se plaît à dire plus qu'on ne
doit dire. Si quelques jolies phrases qu'un écrivain
pourrait ne pas se permettre, ne font pas lire un
livre, elles le font feuilleter et l'on en parle.
Traitassiez-vous les sujets les plus graves, on
s'écriera : ce Philosophe est charmant. [...]
Mais n'oubliez pas de traiter avec
mépris ces observateurs, qui ne suivent pas vos
principes parce qu'ils sont plus timides que vous
quand il s'agit de raisonner : dites qu'ils admirent
d'autant plus, qu'ils observent davantage et qu'ils
raisonnent moins; qu'ils nous étourdissent de
merveilles qui ne sont pas dans la nature, comme si
le Créateur n'était pas assez grand par ses
ouvrages, et que nous crussions le faire plus grand
par notre imbécillité. Reprochez-leur enfin des
monstres de raisonnements sans nombre. Plaignez
surtout ceux qui s'occupent à observer des insectes
: car une mouche ne doit pas tenir dans la tête d'un
naturaliste plus de place qu'elle n'en tient dans la
nature, et une république d'abeilles ne sera jamais
aux yeux de la raison, qu'une foule de petites bêtes
qui n'ont d'autre rapport avec nous que celui de
nous fournir de la cire et du miel.
|
Dans
une intention polémique, les formes de l'éloge peuvent
aussi se choisir des cibles moins conventionnelles. Il
faudra ainsi savoir reconnaître le caractère particulier
de l'éloge paradoxal auquel nous consacrons plus
loin une page
spéciale.
EXERCICE
2 : reconnaître les formes du plaidoyer et du
réquisitoire.
Commencez par examiner ces deux textes :
|
Émile Zola : Déclaration au jury
Traîné
devant la justice pour avoir pris la défense
d'Alfred
Dreyfus en mettant en cause l'armée
française (J'accuse
a paru dans L'Aurore le 13 janvier
1898), Émile Zola prononce cette déclaration
au terme de son procès, le 21 février.
|
Vous n'en êtes pas à dire comme beaucoup : «
Que nous importe qu'un innocent soit à l'île
du Diable
! est-ce que l'intérêt d'un seul vaut la
peine de troubler ainsi un grand pays ? »
Mais vous vous dites tout de même que notre
agitation, à nous les affamés de vérité et
de justice, est payée trop chèrement par
tout le mal qu'on nous accuse de faire. Et,
si vous me condamnez, messieurs, il n'y aura
que cela au fond de votre verdict : le désir
de calmer les vôtres, le besoin que les
affaires reprennent, la croyance qu'en me
frappant, vous arrêterez une campagne de
revendication nuisible aux intérêts de la
France.
Eh bien ! messieurs, vous vous
tromperiez absolument. Veuillez me faire
l'honneur de croire que je ne défends pas
ici ma liberté. En me frappant, vous ne
feriez que me grandir. Qui souffre pour la
vérité et la justice devient auguste et
sacré. Regardez-moi, messieurs : ai-je mine
de vendu, de menteur et de traître ?
Pourquoi donc agirais-je ? Je n'ai derrière
moi ni ambition politique, ni passion de
sectaire. Je suis un libre écrivain, qui a
donné sa vie au travail, qui rentrera demain
dans le rang et reprendra sa besogne
interrompue. Et qu'ils sont donc bêtes ceux
qui m'appellent l'italien, moi né d'une mère
française, élevé par des grands-parents
beaucerons, des paysans de cette forte
terre, moi qui ai perdu mon père à sept ans,
qui ne suis allé en Italie qu'à
cinquante-quatre ans, et pour documenter un
livre. Ce qui ne m'empêche pas d'être très
fier que mon père soit de Venise, la cité
resplendissante dont la gloire ancienne
chante dans toutes les mémoires. Et, si même
je n'étais pas Français, est-ce que les
quarante volumes de langue française que
j'ai jetés par millions d'exemplaires dans
le monde entier, ne suffiraient pas à faire
de moi un Français, utile à la gloire de la
France !
|
|
Victor
Hugo : Le dernier jour d'un
condamné, préface
(1832)
(Vous
pouvez prendre connaissance du début
de ce texte dans la partie consacrée à
la réfutation d'une thèse).
|
Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous
croyez faire un exemple quand vous égorgillez
misérablement un pauvre homme dans le recoin
le plus désert des boulevards extérieurs ? En
Grève, en plein jour, passe encore ; mais à la
barrière Saint-Jacques ! mais à huit heures du
matin ! Qui est-ce qui passe là ? Qui est-ce
qui va là ? Qui est-ce qui sait que vous tuez
un homme là ? Qui est-ce qui se doute que vous
faites un exemple là ? Un exemple pour qui ?
Pour les arbres du boulevard, apparemment. Ne
voyez-vous donc pas que vos exécutions
publiques se font en tapinois ? Ne voyez-vous
donc pas que vous vous cachez ? Que vous avez
peur et honte de votre œuvre ? Que vous
balbutiez ridiculement votre discite
justitiam moniti?
Qu'au fond vous êtes ébranlés, interdits,
inquiets, peu certains d'avoir raison, gagnés
par le doute général, coupant des têtes par
routine et sans trop savoir ce que vous faites
? Ne sentez-vous pas au fond du cœur que vous
avez tout au moins perdu le sentiment moral et
social de la mission de sang que vos
prédécesseurs, les vieux parlementaires,
accomplissaient avec une conscience si
tranquille ? La nuit, ne retournez-vous pas
plus souvent qu'eux la tête sur votre oreiller
? D'autres avant vous ont ordonné des
exécutions capitales, mais ils s'estimaient
dans le droit, dans le juste, dans le bien.
Jouvenel des Ursins se croyait un juge; Élie
de Thorette se croyait un juge ; Laubardemont,
La Reynie et Laffemaseux-mêmes
se croyaient des juges; vous, dans votre for
intérieur, vous n'êtes pas bien sûrs de ne pas
être des assassins.
|
- posez
les questions dont vous avez l'habitude (qui parle ? à qui
? de quoi ?). Vous repérez dans les deux textes une
première différence : alors que la première personne du
singulier domine le premier texte, elle est absente du
second. Pourquoi ? Vous répondrez bien sûr en montrant que
le premier est bâti sur la défense, l'autre sur l'attaque.
Voici une différence essentielle : le plaidoyer (texte 1)
est un discours que l'on prononce en faveur d'une personne
ou d'une idée (on parle de plaidoyer pro domo
lorsque l'on plaide pour soi-même, ce qui est le cas de
Zola); le réquisitoire (texte 2) est un discours dans
lequel, au contraire, on accumule des chefs d'accusation.
Montrez les différences des deux textes dans leur manière
de s'adresser à l'auditoire.
- quelle
est, dans les deux textes, la thèse adverse ? quelle est
la thèse soutenue ? Montrez que les auteurs ont tous deux
soin de la rappeler et de la présenter de manière à la
dévaloriser. Comment ? Dans lequel de ces deux textes
néanmoins, le vocabulaire est-il le plus péjoratif ?
Pourquoi ?
- Si
les émotions que trahit le texte 2 sont plutôt celles de
la colère et de l'indignation, il n'en est pas de même du
texte 1. Quels sentiments veut faire naître Zola dans son
autoportrait ?
- Repérez
maintenant dans la forme des deux textes les mêmes effets
oratoires : longues phrases, souvent commandées par des
oppositions; anaphores ; interrogations oratoires...
Pour vous aider à récapituler les points communs et les
différences présentés par le plaidoyer et le réquisitoire,
voici un tableau qui les recense schématiquement :
|
PLAIDOYER
|
RÉQUISITOIRE
|
Qui
parle ? |
Nous,
je (forte implication de l'émetteur) |
Nous,
je (implication de l'émetteur) |
A
qui ? |
Implication
de l'auditoire à convaincre |
Forte
implication de l'auditoire à convaincre |
De
qui,
de quoi ? |
D'un
sujet considéré comme victime |
D'un
sujet considéré comme coupable |
Vocabulaire |
Mélioratif |
Péjoratif |
Registre |
Pathétique |
Polémique |
Procédés
oratoires |
Effets
pathétiques et déploratifs, longues phrases
rythmées |
Interrogations
oratoires, injonctions, exclamations exprimant
la colère,
l'indignation ; longues phrases rythmées |
Stratégie |
Appel
à la pitié |
Ironie,
appel à la raison |
EXERCICE 3 : écrire.
Plaidoyers
et réquisitoires demandent une utilisation
particulièrement talentueuse de la syntaxe, et ce qu'on
appelle l'éloquence tient sans doute davantage à ce talent
qu'au pouvoir réel de conviction des arguments qu'on
emploie.
a - la
phrase oratoire
Vous pourrez dans
ces exercices vous inspirer des techniques de la phrase
oratoire (qu'on appelle aussi la période) dont
le souffle particulier peut être représenté ainsi
:
|
Observez
la phrase suivante : |
|
Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs,
architectes amateurs passionnés de la beauté,
jusqu'ici intacte, de Paris, protester de toutes
nos forces, de toute notre indignation, au nom du
goût français méconnu, au nom de l'art et de
l'histoire français menacés, contre l'érection, en
plein cœur de notre capitale, de l'inutile et
monstrueuse Tour Eiffel, que la malignité
publique, souvent empreinte de bon sens et
d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de
"Tour de Babel".
(Les artistes contre la Tour
Eiffel, Le Temps, 14
février 1887)
|
Vous
pourriez aisément contracter cette phrase en une
formulation équivalente et non oratoire qui dirait : «
Nous protestons contre l'érection de la Tour Eiffel » !
Mais il s'agit ici de dramatiser l'énoncé :
- Identifiez les éléments
constitutifs de la protase (énumérations, rythmes
binaires, expansions du nom) qui constituent des effets
dilatoires (retardants) jusqu'à l'acmé. Où situez-vous
celle-ci ? Faites la même recherche à propos de l'apodose
et montrez comment elle nous amène à la chute finale (la
clausule) des mots "Tour de Babel", aux connotations
péjoratives (lesquelles ?).
- Même
consigne pour la phrase suivante :
Les
combattants frénétiques de la guerre sans merci
avaient soudainement vu, en face de tous les
forfaits, de tous les attentats, de tous les
fanatismes, de l'assassinat, de la vengeance
attisant les bûchers, de la mort arrivant une
torche à la main, au-dessus de l'énorme légion des
crimes, se dresser cette toute-puissance,
l'innocence.
Victor Hugo, Quatrevingt-treize, 1873.
|
- Même
consigne pour la phrase suivante, dont vous ferez au
préalable une analyse grammaticale :
Tant
que les hommes se contentèrent de leurs
cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à
coudre leurs habits avec des épines ou des
arêtes, à se parer de plumes et de
coquillages, à se peindre le corps de diverses
couleurs, à perfectionner ou embellir leurs
arcs et leurs flèches, à tailler avec des
pierres tranchantes quelques canots de
pêcheurs, ou quelques grossiers instruments de
musique, en un mot, tant qu'ils ne
s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul
pouvait faire et qu'à des arts qui n'avaient
pas besoin du concours de plusieurs mains, ils
vécurent libres, sains, bons et heureux autant
qu'ils pouvaient l'être par leur nature et
continuèrent à jouir entre eux des douceurs
d'un commerce indépendant, mais dès l'instant
qu'un homme eut besoin du secours d'un autre,
dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un
seul d'avoir des provisions pour deux,
l'égalité disparut, la propriété
s'introduisit, le travail devint nécessaire et
les vastes forêts se changèrent en des
campagnes riantes qu'il fallut arroser de la
sueur des hommes, et dans lesquelles on vit
bientôt l'esclavage et la misère germer et
croître avec les moissons.
J.J. Rousseau, Discours sur
l'origine et les fondements de l'inégalité
parmi les hommes (1755).
|
b
- les modalisations
|
Le
genre judiciaire, auquel appartiennent plaidoyer
et réquisitoire, met en œuvre une modalisation
de la certitude. Observez dans le texte
suivant les différents procédés par lesquels se
manifeste ce pouvoir de conviction : anaphores,
exclamations, question rhétorique, évaluatifs
péjoratifs.
|
Émile
Zola : J'accuse (L'Aurore,
13
janvier 1898) |
Je l'ai démontré d'autre part : l'affaire
Dreyfus était l'affaire des bureaux de la
guerre, un officier de l'état-major, dénoncé par
ses camarades de l'état-major, condamné sous la
pression des chefs de l'état-major. Encore une
fois, il ne peut revenir innocent sans que tout
l'état-major soit coupable. Aussi les bureaux,
par tous les moyens imaginables, par des
campagnes de presse, par des communications, par
des influences, n'ont-ils couvert Esterhazy
que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Quel
coup de balai le gouvernement républicain
devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que
les appelle le général Billot lui-même ! Où
est-il, le ministère vraiment fort et d'un
patriotisme sage, qui osera tout y refondre et
tout y renouveler ? Que de gens je connais
qui, devant une guerre possible, tremblent
d'angoisse, en sachant dans quelles mains est la
défense nationale ! Et quel nid de basses
intrigues, de commérages et de dilapidations,
est devenu cet asile sacré, où se décide le sort
de la patrie ! On s'épouvante devant le
jour terrible que vient d'y jeter l'affaire
Dreyfus, ce sacrifice humain d'un malheureux,
d'un « sale juif » ! Ah ! tout ce qui
s'est agité là de démence et de sottise, des
imaginations folles, des pratiques de basse
police, des mœurs d'inquisition et de tyrannie,
le bon plaisir de quelques galonnés mettant
leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la
gorge son cri de vérité et de justice, sous le
prétexte menteur et sacrilège de la raison
d'État !
Et c'est un crime encore que de s'être
appuyé sur la presse immonde, que de s'être
laissé défendre par toute la fripouille de
Paris, de sorte que voilà la fripouille qui
triomphe insolemment, dans la défaite du droit
et de la simple probité. C'est un crime d'avoir
accusé de troubler la France ceux qui la veulent
généreuse, à la tête des nations libres et
justes, lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent
complot d'imposer l'erreur, devant le monde
entier. C'est un crime d'égarer l'opinion,
d'utiliser pour une besogne de mort cette
opinion qu'on a pervertie jusqu'à la faire
délirer. C'est un crime d'empoisonner les petits
et les humbles, d'exaspérer les passions de
réaction et d'intolérance, en s'abritant
derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande
France libérale des droits de l'homme mourra, si
elle n'en est pas guérie. C'est un crime que
d'exploiter le patriotisme pour des œuvres de
haine, et c'est un crime, enfin, que de faire du
sabre le dieu moderne, lorsque toute la science
humaine est au travail pour l'œuvre prochaine de
vérité et de justice.
|
Vous
pourrez vous exercer utilement à réinvestir librement ces
formes : celles du plaidoyer seront plus facilement
guidées par votre émotion et votre sens du pathétique,
tandis que la colère et l'indignation vous donneront
l'élan nécessaire au réquisitoire.
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Nous vous proposons de composer un
réquisitoire à partir du texte suivant, qui
est une transposition "aplatie" d'un passage
célèbre de L'Étranger d'Albert
Camus : le narrateur, Meursault, rapporte
les minutes du procès qui le juge pour
meurtre, au cours duquel on a mis aussi en
évidence une insensibilité "criminelle".
Vous pourrez vous auto-corriger en
consultant le texte original (II, ch.4), qui
donne une version souvent parodique du
réquisitoire de l'avocat général. Vous
devrez bien sûr retrouver les formes du
discours direct (l'avocat général parle, non
Meursault !; il s'adresse aux jurés) et tous
les procédés oratoires que nous avons
recensés.
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Il avait retracé le fil des événements qui
m'avaient, selon lui, conduit à tuer en pleine
connaissance de cause. Il y insistait : il ne
s'agissait pas d'un assassinat ordinaire, d'un
acte irréfléchi qu'on pourrait estimer atténué par
les circonstances. J'étais intelligent, on m'avait
entendu. Je savais répondre. Je connaissais la
valeur des mots. Et l'on ne pouvait pas dire que
j'avais agi sans me rendre compte de ce que je
faisais.
[A ce moment, il s'est tourné vers
moi et m'a désigné du doigt en continuant de
m'accabler sans qu'en réalité je comprenne bien
pourquoi.] Avais-je seulement exprimé des
regrets ? Jamais, pas une seule fois au cours de
l'instruction je n'avais paru ému de mon
abominable attentat.
Puis il s'est mis à parler de mon âme. Il
disait qu'il s'était penché sur elle et qu'il
n'avait rien trouvé. Il disait qu'à la vérité, je
n'en avais point, d'âme, et que rien d'humain, pas
un des principes moraux qui gardent le cœur des
hommes ne m'était accessible. Il reconnaissait
qu'on ne pouvait me reprocher de manquer de ce que
je n'avais jamais su acquérir, mais, devant cette
cour, la vertu toute négative de la tolérance
devait, selon lui, se muer en celle, plus élevée,
de la justice, surtout lorsque le vide du cœur tel
qu'on le découvrait chez moi devenait un gouffre
où la société tout entière pouvait succomber.
[...]
[Ici, le procureur a essuyé son
visage brillant de sueur.] Il a dit enfin que
son devoir était douloureux, mais qu'il
l'accomplirait fermement. Il a déclaré que je
n'avais rien à faire avec une société dont je
méconnaissais les règles les plus essentielles et
que je ne pouvais pas en appeler à ce cœur humain
dont j'ignorais les réactions élémentaires. Il
demandait donc ma tête avec le cœur léger. Car
s'il lui était arrivé au cours de sa déjà longue
carrière de réclamer des peines capitales, jamais
autant qu'aujourd'hui, il n'avait senti ce pénible
devoir compensé, balancé, éclairé par la
conscience d'un commandement impérieux et sacré et
par l'horreur qu'il ressentait devant un visage
d'homme où il ne lisait rien que de monstrueux.
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Vous
pourrez aussi entreprendre de composer le plaidoyer du
même personnage en prenant mieux connaissance des pièces
du dossier (lisez donc le roman !). Vous pourrez sans
doute y manifester plus de talent que l'avocat de
Meursault, qui en manque singulièrement !
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