«
Tout est en un flux perpétuel. [...]
Tout animal est plus ou moins homme; tout
minéral est plus ou moins plante; toute plante
est plus ou moins animal. Il n'y a rien de
précis en nature. » (Diderot, Le Rêve de
d'Alembert.)
« Considérée dans ses effets, il est vrai que
l'analogie poétique semble, comme l'analogie
mystique, militer en faveur de la conception
d'un monde ramifié à perte de vue et tout entier
parcouru de la même sève mais elle se maintient
sans aucune contrainte dans le cadre sensible,
voire sensuel, sans marquer aucune propension à
verser dans le surnaturel. » (André Breton, Signe
ascendant, 1947).
Si
l'on recherche l'étymologie du mot panthéisme,
apparaît aussitôt le dieu Pan, qui lui donne son préfixe.
Pan incarne dans la mythologie grecque ce dieu mi-homme
mi-bouc qui hante les forêts et signale aux nymphes son
apparition terrifiante d'un air de sa célèbre flûte (d'où
la panique). Le panthéisme est donc une attitude
qui tend à diviniser la Nature, le "grand Tout" (les mots
grecs pan, panto signifient tout,
comme dans panacée, remède qui guérit tout, pandémie,
fléau planétaire, ou panorama, lieu d'où l'on
embrasse tout). S'intégrant parfaitement à la pensée chrétienne (la figure de Pan s'assimile par exemple à celle du Christ chez Rabelais (Quart Livre, XXVIII), l'intuition panthéiste est aussi au cœur de la pensée
romantique du XIX° siècle : si le véritable Dieu habite la
Nature, il faut que l'homme mette en cause les limites de
sa perception et l'orgueil de ses constructions
intellectuelles qui le font aller à l'encontre des vérités
cachées dans chaque buisson, voire dans chaque pierre. Le
discours panthéiste des XIX et XX° siècles part ainsi en
guerre contre les mutilations opérées par la raison et
ouvre, par la puissance de l'imagination, un monde neuf, synesthésique,
que les poètes entrevoient et livrent aux profanes dans
toute son étrangeté.
Objet
d'étude :
La poésie du XIXème au XXIème siècle. Corpus
: Gérard
de Nerval : Vers dorés (Les Chimères,
1853)
Victor Hugo : A Albert Dürer (Les Voix
intérieures, 1837)
Jean Giono : Colline (1929)
Georges Brassens : Le grand Pan (1957)
Guillaume Apollinaire : Nuit rhénane (Alcools,
1913).
Homme ! libre
penseur - te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose
:
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'Univers est
absent.
Respecte dans la
bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d'amour dans le métal repose :
« Tout est sensible ! » - Et tout sur ton être
est puissant !
Crains, dans le
mur aveugle, un regard qui t'épie :
A la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !
Souvent dans
l'être obscur habite un Dieu caché;
Et comme un œil naissant couvert par ses
paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des
pierres !
Vous pourrez procéder à la lecture analytique
de ce poème selon la
méthode définie dans la page concernée.
Ainsi,
dans votre analyse de la situation de
communication, vous pourrez être attentif au
jeu des pronoms : que révèle le choix du
pronom "tu"; qui est le "libre penseur" auquel
s'adresse le poète ? De quelles forces
celui-ci pourrait-il se prévaloir ?
Caractérisez le ton employé par le poète à
l'égard de ce dernier.
L'examen
de la structure du sonnet vous permettra de
confirmer vos observations : justifiez par
exemple l'évolution des injonctions : "Respecte"
dans les quatrains, "Crains" dans
les tercets.
Dans
votre examen des jeux sur le signifié, soyez
attentif au champ lexical du mystère, de la
vie souterraine (n'omettez pas les
prépositions employées). Examinez enfin les
métaphores et montrez qu'elles illustrent le
deuxième vers du premier tercet. En quoi
peut-on dire que ce vers enferme l'intuition
panthéiste ?
Pour
conclure votre lecture, vous pourrez enfin
établir le rôle que le poète semble se donner
dans la société de son temps à l'égard des
valeurs triomphantes du rationalisme et du
matérialisme.
Victor
HUGO
À Albert Dürer (Les
Voix intérieures, 1837)
but
de la séance : relevé de champs lexicaux.
Dans
les vieilles forêts où la sève à grands flots
Court du fût noir de l'aulne au tronc blanc des
bouleaux,
Bien des fois, n'est-ce pas ? à travers la
clairière,
Pâle, effaré, n'osant regarder en arrière,
Tu t'es hâté, tremblant et d'un pas convulsif,
O mon maître Albert Düre,
ô vieux peintre pensif !
On devine, devant tes tableaux qu'on vénère,
Que dans les noirs taillis ton œil visionnaire
Voyait distinctement, par l'ombre recouverts,
Le faune aux doigts palmés, le sylvain aux yeux
verts,
Pan, qui revêt de fleurs l'antre où tu te
recueilles,
Et l'antique dryade aux mains pleines de feuilles.
Un forêt pour toi, c'est un monstre hideux,
Le songe et le réel s'y mêlent tous les deux.
Là se penchent rêveurs les vieux pins, les grands
ormes
Dont les rameaux tordus font cent coudes
difformes,
Et, dans ce groupe sombre agité par le vent,
Rien n'est tout à fait mort ni tout à fait vivant.
Le cresson boit ; l'eau court ; les frênes sur les
pentes,
Sous la broussaille horrible et les ronces
grimpantes,
Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs.
Les fleurs au cou de cygne ont les lacs pour
miroirs ;
Et sur vous qui passez et l'avez réveillée,
Mainte chimère étrange à la gorge écaillée,
D'un arbre entre ses doigts serrant les larges
nœuds,
Du fond d'un antre obscur fixe un œil lumineux.
O végétation ! esprit ! matière ! force !
Couverte de peau rude ou de vivante écorce !
Aux bois, ainsi que toi, je n'ai jamais erré,
Maître, sans qu'en mon cœur l'horreur ait pénétré,
Sans voir tressaillir l'herbe, et, par les vents
bercées,
Pendre à tous les rameaux de confuses pensées.
Dieu seul, ce grand témoin des faits mystérieux,
Dieu seul le sait, souvent, en de sauvages lieux,
J'ai senti, moi qu'échauffe une secrète flamme,
Comme moi palpiter et vivre avec une âme,
Et rire, et se parler dans l'ombre à demi-voix
Les chênes monstrueux qui remplissent les bois.
Albert (Albrecht) Dürer est un peintre et
graveur allemand (1471-1528). Vous pourrez aller
voir sur le WebMuseum
quelques reproductions de gravures qui vous
montreront pourquoi Hugo affirme une fraternité du
regard et de la perception à l'égard de cet
artiste, et mieux identifier dans le poème la
nature du vocabulaire :
Expliquez
les termes évoquant des créatures
mythologiques : faune, sylvain, dryade,
chimère. Quel est leur point commun ?
Relevez
les termes ou les expressions qui attribuent
une vie ou une apparence humaine aux formes
végétales ou animales. En quoi peut-on
vérifier que se manifeste ici "le grand Tout"
(soyez par exemple attentif aux métaphores qui
fondent deux règnes différents :
animal/végétal, végétal/humain etc.) ?
Relevez
et commentez les verbes qui désignent cette
vie secrète de la nature.
«J'ai
senti, moi qu'échauffe une secrète flamme»,
écrit Hugo. Quelle est cette "secrète flamme"
qui rend sensible aux poètes comme aux
peintres cette manifestation du grand Tout ?
[Gondran
est un paysan "large, haut et rouge", dont le
beau-père, le vieux Janet, frappé de paralysie
depuis quelques jours, tient d'étranges propos sur
la vie mystérieuse des choses. Un jour qu'il
travaille dans un champ d'oliviers, Gondran
massacre un lézard et se trouve assailli soudain
d'une sourde inquiétude.]
but
de la séance : lecture analytique.
Sans
savoir
pourquoi, Gondran est mal à l'aise ; il n'est pas
malade ; il est inquiet et cette inquiétude est
dans sa gorge comme une pierre.
Il tourne le dos à un grand buisson
de sureau, de chèvrefeuille, de clématite, de
figuiers emmêlés qui gronde et gesticule plus fort
que le reste du bois.
Pour la première fois, il pense, tout
en bêchant, que sous ces écorces monte un sang
pareil à son sang à lui ; qu'une énergie farouche
tord ces branches et lance ces jets d'herbe dans
le ciel.
Il pense aussi à Janet. Pourquoi ?
Il pense à Janet, et il cligne de
l'œil vers le petit tas de terre brune qui palpite
sur le lézard écrasé.
Du sang, des nerfs, de la souffrance.
Il a fait souffrir de la chair rouge,
de la chair pareille à la sienne.
Ainsi, autour de lui, sur cette
terre, tous ses gestes font souffrir ?
Il est donc installé dans la
souffrance des plantes et des bêtes ?
Il ne peut donc pas couper un arbre
sans tuer ?
Il tue, quand il coupe un arbre.
Il tue quand il fauche...
Alors, comme ça, il tue tout le temps
? Il vit comme une grosse barrique qui roule, en
écrasant tout autour de lui ?
C'est donc tout vivant ?
Janet l'a compris avant lui.
Tout : bêtes, plantes, et, qui sait ?
peut-être les pierres aussi.
Alors il ne peut plus lever le doigt
sans faire couler des ruisseaux de douleur ? [...]
L'idée monte en lui, comme un orage.
Elle écrase toute sa raison.
Elle fait mal. Elle hallucine.
L'ondulation des collines déroule
lentement sur l'horizon ses anneaux de serpents.
La glèbe halète d'une aspiration
légère.
Une vie immense, très lente, mais
terrible par sa force révélée, émeut le corps
formidable de la terre, circule de mamelons en
vallées, ploie la plaine, courbe les fleuves,
hausse la lourde chair herbeuse.
Tout à l'heure, pour se venger, elle
va me soulever en plein ciel jusqu'où les
alouettes perdent le souffle.
Procédez à la
lecture analytique de cet extrait selon la
méthode définie dans la page concernée.
Ainsi, vous
pourrez repérer les étapes d'un véritable schéma
narratif qui marque la progression de la panique
: examinez l'évolution du discours, le passage de
l'interrogation à l'affirmation, l'inégalité des
phrases.
Repérez les
formes descriptives et les verbes qui les
accompagnent : que remarquez-vous ?
Quel sens
prend selon vous l'allure typographique voulue par
l'auteur ? Peut-on parler de poème
en prose ? Quelles autres observations
iraient dans ce sens (pensez à la densité des
métaphores, aux rythmes différents donnés à la
phrase) ?
Du temps que
régnait le Grand Pan,
Les dieux protégeaient les ivrognes :
Un tas de génies titubants
Au nez rouge, à la rouge trogne.
Dès qu'un homme vidait les cruchons,
Qu'un sac à vin faisait carousse,
Ils venaient en bande, à ses trousses,
Compter les bouchons.
La plus humble piquette était alors bénie,
Distillée par Noé, Silène, et compagnie.
Le vin donnait un lustre au pire des minus,
Et le moindre pochard avait tout de Bacchus. Refrain :
Mais se touchant le crâne, en criant "J'ai
trouvé!"
La bande au professeur Nimbus
est arrivée
Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement,
Chasser les dieux du firmament.
Aujourd'hui, çà et
là, les gens boivent encor,
Et le feu du nectar fait toujours luir' les
trognes.
Mais les dieux ne répondent plus pour les
ivrognes.
Bacchus est alcoolique, et le grand Pan est
mort .
II
Quand deux
imbéciles heureux
S'amusaient à des bagatelles,
Un tas de génies amoureux
Venaient leur tenir la chandelle.
Du fin fond des Champs-Elysées,
Dès qu'ils entendaient un "Je t'aime",
Ils accouraient à l'instant même
Compter les baisers.
La plus humble amourette était alors bénie,
Sacrée par Aphrodite, Éros, et compagnie.
L'amour donnait un lustre au pire des minus
Et la moindre amoureuse avait tout de Vénus.
Au refrain.
Aujourd'hui çà et
là, les cœurs battent encor,
Et la règle du jeu de l'amour est la même.
Mais les dieux ne répondent plus de ceux qui
s'aiment.
Vénus s'est faite femme, et le grand Pan est
mort.
III
Et
quand, fatale, sonnait l'heure
De prendre un linceul pour costume
Un tas de génies, l'œil en pleurs
Vous offraient les honneurs posthumes.
Pour aller au céleste empire,
Dans leur barque ils venaient vous prendre.
C'était presque un plaisir de rendre
Le dernier soupir.
La plus humble dépouille était alors bénie,
Embarquée par Caron,
Pluton et compagnie.
Au pire des minus, l'âme était accordée,
Et le moindre mortel avait l'éternité.
Au
refrain.
Aujourd'hui
çà
et là, les gens passent encor,
Mais la tombe est hélas la dernière demeure.
Et les dieux ne répondent plus de ceux qui
meurent.
La mort est naturelle, et le grand Pan est mort.
Et
l'un des dernier dieux, l'un des derniers
suprêmes,
Ne doit plus se sentir tellement bien lui-même.
Un beau jour on va voir le Christ
Descendre du Calvaire en disant dans sa lippe :
"Merde, je ne joue plus pour tous ces pauvres
types.
J'ai bien peur que la fin du monde soit bien
triste."
En quoi ce texte est-il bien une chanson ?
Examinez, par exemple, la structure et les
reprises lexicales.
Étudiez l'utilisation de la mythologie en éclaircissant les diverses références. Que
veut dire le poète par l'affirmation : "Le
grand Pan est mort". Aidez-vous du texte suivant :
Certains auteurs nous assurent que, peu de temps avant la victoire du christianisme, une voix mystérieuse courait sur les rives de la mer Égée, disant : « Le grand Pan est mort. » L’antique Dieu universel de la Nature était fini. Grande joie. On se figurait que, la Nature étant morte, morte était la tentation. Troublée si longtemps de l’orage, l’âme humaine va donc reposer. S’agissait-il simplement de la fin de l’ancien Culte, de sa défaite, de l’éclipse des vieilles formes religieuses ? Point du tout. En consultant les premiers monuments chrétiens, on trouve à chaque ligne l’espoir que la Nature va disparaître, la vie s’éteindre, qu’enfin on touche à la fin du monde. C’en est fait des dieux de la vie, qui en ont si longtemps prolongé l’illusion. Tout tombe, s’écroule, s’abîme. Le Tout devient le néant : « Le grand Pan est mort ! » (Jules Michelet, La Sorcière).
SYNTHÈSE :
Au fil de ces quatre textes, un même constat s'est affirmé
: la Nature enferme une vie secrète que l'homme s'est
résolu à ne pas écouter. L'élan panthéiste prend donc deux
formes particulières, qui consistent d'abord à manifester
une ferveur lyrique à l'égard de cette vie profuse, et une
mise en garde adressée au rationalisme ("la bande au
professeur Nimbus" de Brassens). Vous pourrez
développer ces deux points en vous appuyant sur les
éléments suivants :
1) Une
ferveur :
Tous les textes ont une fonction religieuse
aisément repérable dans le vocabulaire. C'est que la
Nature est assimilée à une divinité cachée à laquelle
les poètes adressent un chant de vénération par
des invocations (Nerval, Hugo) qui traduisent une
adoration presque mystique
de nombreuses allusions mythologiques (Hugo, Brassens)
qui donnent à la nature une puissance sacrée et
rappellent l'heureux temps du paganisme et de l'Âge d'or
des évocations du mystère de la Nature qui abrite un
Dieu caché (Hugo, Nerval, Giono)
des personnifications qui dotent la nature de force
(Hugo, Giono) et de spiritualité (Nerval)
des tableaux de la vie païenne et prérationaliste
dominée par l'accord entre les hommes et les dieux
(Nerval, Brassens).
2) Une
mise en garde :
Devant la vie universelle qu'il néglige ou
abîme, l'homme s'est fortifié d'orgueil et de raison.
Tous les textes prennent ainsi la forme d'un
avertissement par
des injonctions (Nerval) adressées à l'homme
matérialiste ou la satire des valeurs rationalistes
(Brassens)
la perception d'une menace confuse dans le décor naturel
(Nerval, Hugo, Giono)
la critique de l'orgueil (Nerval, Hugo) ou de la cruauté
(Giono) dont l'homme fait preuve à l'égard de la Nature
l'affirmation
des privilèges du poète dans la perception de la
totalité universelle (Nerval, Hugo).
ÉVALUATION
SOMMATIVE :
En guise de bilan, nous vous proposons
simplement de retrouver les caractères obtenus
progressivement tout au long de cette séance
dans le texte suivant de Guillaume
Apollinaire. Vous pourrez les classer
(remarques de forme / remarques de fond) puis
mettre les unes au service des autres dans le
cadre d'une préparation au commentaire
littéraire.
Mon
verre est plein d’un vin trembleur comme une
flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs
pieds
Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y
refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été
Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire
Lectures
complémentaires :
Lisez La Vache(page
suivante), Le
Satyre (La Légende des siècles), Ce
que dit la bouche d'ombre (Contemplations)
de Victor Hugo, le sonnet Correspondances
de Baudelaire. Consultez notre page consacrée au Symbolisme.
Vous pourrez aussi lire la pièce de Jean Giraudoux Ondine,
où s'affirme une conviction féministe, très fréquente
dans le Romantisme et qui s'épanouira dans le Surréalisme
: la femme est, elle, restée ancrée au cœur du mystère
naturel. Voyez enfin le beau poème d'André Breton, L'Union
libre, litanie adressée à la "femme
-panthère".