L'oraison funèbre 

 

 

 

Objets d'étude :
Genres et formes de l'argumentation.
La littérature d'idées du XVIème au XVIIIème siècle.


Corpus : 
Texte A : Jacques-Bénigne BOSSUET : Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé (1687).
Texte B : Jean-Baptiste MASSILLON : Oraison funèbre de Louis XIV (1715).
Texte C : Anatole FRANCE, Éloge funèbre d'Émile Zola (1902).
Texte D : André MALRAUX, Oraison funèbre de Jean Moulin à l'occasion du transfert des cendres au Panthéon (1964).
Annexe : Louis ARAGON, Avez-vous déjà giflé un mort ? (Un Cadavre, 1924).

 

  L'oraison funèbre fait partie du discours épidictique de l'éloge. C'est un discours solennel prononcé pour honorer la mémoire de quelque défunt illustre. Il participe de l'histoire, par l'exposition des faits; de la politique, par l'appréciation des événements; de la morale, par la peinture des caractères et les leçons données aux vivants; de la religion enfin, au nom de laquelle les oraisons (du latin oratio, « prière ») proclament à la fois le néant de l'humain et sa dignité.
  On voit apparaître l'oraison funèbre dès les temps les plus anciens. Elle est destinée, dans l'Antiquité grecque et latine, à célébrer les hauts faits militaires et, par-delà, les sacrifices consentis à la patrie et à la liberté. Mais le christianisme donne à cette éloquence un nouveau caractère : l'oraison funèbre s'emploie désormais à donner la double leçon de l'autel et du tombeau, symboles des vanités terrestres et du salut qu'assure la vraie foi. En ce sens elle n'existe vraiment comme telle qu'à partir du XVIIème siècle où l'intention morale s'est trouvée renforcée par toutes les ressources de la rhétorique classique.

 

1.  L'oraison religieuse : l'éloge.

Jacques-Bénigne BOSSUET (1627-1704)

Oraison funèbre du très haut et très puissant prince Louis de Bourbon
(2 mars 1687)

[Louis de Bourbon, prince de Condé, premier prince du sang, lointain cousin de Louis XIV, est la figure même d'un grand du royaume, chargé de gloire et d'honneurs. Après une vie passablement libertine, il s'était rapproché de la religion, ce qui explique l'hommage rendu ici par Bossuet, alors évêque de Meaux.]

 Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides. Quel autre fut plus digne de vous commander ? mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : Voilà celui qui nous menait dans les hasards ; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre ; son ombre eût pu encore gagner des batailles ; et voilà que dans son silence son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel. Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu, et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau ; versez des larmes avec des prières ; et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus ! et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple ! Pour moi, s’il m’est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô Prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface ; vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroi ; et, ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : Et haec est victoria quae vincit mundum, fides nostra : La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi. Jouissez, Prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, Grand Prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois de rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint.

pistes pour la lecture analytique :

Cette triste immortalité que nous donnons aux héros.
  repérez et classez les qualités prêtées au défunt. Montrez comment l'orateur implique sa personne dans l'hommage qu'il lui rend.

La véritable victoire, c’est notre foi.
  montrez en quoi cette oraison funèbre est avant tout destinée aux vivants, dans l'émotion qu'elle veut leur faire partager comme dans les leçons qu'elle entend leur donner.

 

2.  L'oraison religieuse : la vanité.

Jean-Baptiste MASSILLON (1663-1742)

Oraison funèbre de Louis XIV
(17 décembre 1715)

[«Vanité des vanités, tout est vanité», clame l'Ecclésiaste. Bossuet avait repris ce leitmotiv pour son oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre : «Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ; et il les épargne si peu, qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes.» Sur ce thème, Massillon, dès les premiers mots de son oraison, stupéfie l'assemblée réunie dans la Sainte-Chapelle pour l'office funèbre du grand roi. Rappelant les hauts faits de son règne, le prédicateur s'attache ensuite à montrer de quoi est faite la véritable grandeur du monarque : sa foi et le courage qu'il manifesta dans ses derniers instants.]

Ecce magnus effectus sum, et praecessi omnes sapientia qui fuerunt ante me in Jerusalem... et agnovi quod in his quoque esset labor, et afflictio spiritus.
(Eccles. I, 16, 17)

 Dieu seul est grand, mes frères, et dans ces derniers moments surtout où il préside à la mort des rois de la terre : plus leur gloire et leur puissance ont éclaté, plus, en s'évanouissant alors, elles rendent hommage à sa grandeur suprême : Dieu paraît tout ce qu'il est; et l'homme n'est plus rien de tout ce qu'il croyait être.
Heureux le prince dont le cœur ne s'est point élevé au milieu de ses prospérités et de sa gloire; qui, semblable à Salomon, n'a pas attendu que toute sa grandeur expirât avec lui au lit de la mort, pour avouer qu'elle n'était que vanité et affliction d'esprit; et qui s'est humilié sous la main de Dieu, dans le temps même que l'adulation semblait le mettre au-dessus de l'homme ! Oui, mes frères, la grandeur et les victoires du roi que nous pleurons ont été autrefois assez publiées : la magnificence des éloges a égalé celle des événements; les hommes ont tout dit, il y a longtemps, en parlant de sa gloire. Que nous reste-t-il ici que d'en parler pour notre instruction ?
  Ce roi, la terreur de ses voisins, l'étonnement de l'univers, le père des rois, plus grand que tous ses ancêtres, plus magnifique que Salomon dans toute sa gloire, a reconnu, comme lui, que tout était vanité. Le monde a été ébloui de l'éclat qui l'environnait; ses ennemis ont envié sa puissance; les étrangers sont venus des îles les plus éloignées baisser les yeux devant la gloire de sa majesté; ses sujets lui ont presque dressé des autels; et le prestige qui se formait autour de lui n'a pu le séduire lui-même.
  Vous l'aviez rempli, ô mon Dieu, de la crainte de votre nom; vous l'aviez écrit sur le livre éternel, dans la succession des saints rois qui devaient gouverner vos peuples; vous l'aviez revêtu de grandeur et de magnificence. Mais ce n'était pas assez; il fallait encore qu'il fût marqué du caractère propre de vos élus : vous avez récompensé sa foi par des tribulations et par des disgrâces. L'usage chrétien des prospérités peut nous donner droit au royaume des cieux; mais il n'y a que l'affliction et la violence qui nous l'assurent.
  Voyons-nous des mêmes yeux, mes frères, la vicissitude des choses humaines ? Sans remonter aux siècles de nos pères, quelles leçons Dieu n'a-t-il pas données au nôtre ? Nous avons vu toute la race royale presque éteinte; les princes, l'espérance et l'appui du trône, moissonnés à la fleur de leur âge; l'époux et l'épouse auguste, au milieu de leurs plus beaux jours, enfermés dans le même cercueil, et les cendres de l'enfant suivre tristement et augmenter l'appareil lugubre de leurs funérailles; le roi, qui avait passé d'une minorité orageuse au règne le plus glorieux dont il soit parlé dans nos histoires, retomber de cette gloire dans des malheurs presque supérieurs à ses anciennes prospérités, se relever encore plus grand de toutes ces pertes, et survivre à tant d'événements divers pour rendre gloire à Dieu, et s'affermir dans la foi des biens immuables.
  Ces grands objets passent devant nos yeux comme des scènes fabuleuses: le cœur se prête pour un moment au spectacle; l'attendrissement finit avec la représentation; et il semble que Dieu n'opère ici-bas tant de révolutions que pour se jouer dans l'univers, et nous amuser plutôt que nous instruire.
  Ajoutons donc les paroles de la foi à cette triste cérémonie, qui sans cela nous prêcherait en vain : racontons, non les merveilles d'un règne que les hommes ont déjà tant exalté, mais les merveilles de Dieu sur le roi qui nous est ôté. Rappelons ici ses vertus plutôt que ses victoires : montrons-le plus grand encore au lit de la mort qu'il ne l'était autrefois sur son trône, dans les jours de sa gloire. N'ôtons les louanges à la vanité que pour les rendre à la grâce; et quoiqu'il ait été grand, et par l'éclat inouï de son règne, et par les sentiments héroïques de sa pitié, deux réflexions sur lesquelles va rouler ce devoir de religion que nous rendons à la mémoire du très haut, très puissant et très excellent prince, Louis XIV du nom, roi de France et de Navarre, ne parlons de la gloire et de la grandeur de son règne, que pour en montrer les écueils et le néant qu'il a connu; et de sa piété, que pour en proposer et immortaliser les exemples. [...]

  préparation du commentaire :

Tout est vanité, affirme Massillon. Montrez comment tous les procédés rhétoriques mis au service des arguments concourent à démontrer cette proposition fondamentale.

 

3. L'éloge républicain : les vertus civiles.
                                                                                                

Anatole FRANCE (1844-1924)


Éloge funèbre d'Émile Zola (6 octobre 1902)

[Émile Zola meurt asphyxié dans la nuit du 29 septembre 1902. L'émotion est considérable, d'autant que des soupçons d'assassinat commencent à circuler. Malgré les inimitiés que l'écrivain s'était attirées au moment de l'affaire Dreyfus, les funérailles sont dignes et solennelles. Ami de Zola, dont il partageait certaines causes, Anatole France est chargé de l'oraison funèbre, qu'il terminera par ces mots célèbres et définitifs : « Il fut un moment de la conscience humaine ». La République complétera plus tard cet hommage en faisant entrer les cendres de Zola au Panthéon, le 4 juin 1908.]

Messieurs,

  Rendant à Émile Zola au nom de ses amis les honneurs qui lui sont dus, je ferai taire ma douleur et la leur. Ce n'est pas par des plaintes et des lamentations qu'il convient de célébrer ceux qui laissent une grande mémoire, c'est par de mâles louanges et par la sincère image de leur œuvre et de leur vie.
  L'œuvre littéraire de Zola est immense. Vous venez d'entendre le président de la Société des gens de lettres en définir le caractère avec une admirable précision. Vous avez entendu le ministre de l'Instruction publique en développer éloquemment le sens intellectuel et moral. Permettez qu'à mon tour je la considère un moment devant vous.
  Messieurs, lorsqu'on la voyait s'élever pierre par pierre, cette œuvre, on en mesurait la grandeur avec surprise. On admirait, on s'étonnait, on louait, on blâmait. Louanges et blâmes étaient poussés avec une égale véhémence. On fit parfois au puissant écrivain – je le sais par moi-même – des reproches sincères, et pourtant injustes. Les invectives et les apologies s'entremêlaient. Et l'œuvre allait grandissant.
  Aujourd'hui qu'on en découvre dans son entier la forme colossale, on reconnaît aussi l'esprit dont elle est pleine. C'est un esprit de bonté. Zola était bon. Il avait la candeur et la simplicité des grandes âmes. Il était profondément moral. Il a peint le vice d'une main rude et vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue sur plus d'une de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de l'intelligence et de la justice. Dans ses romans, qui sont des études sociales, il poursuivit d'une haine vigoureuse une société oisive, frivole, une aristocratie basse et nuisible, il combattit le mal du temps : la puissance de l'argent. Démocrate, il ne flatta jamais le peuple et il s'efforça de lui montrer les servitudes de l'ignorance, les dangers de l'alcool qui le livre imbécile et sans défense à toutes les oppressions, à toutes les misères, à toutes les hontes. Il combattit le mal social partout où il le rencontra. Telles furent ses haines. Dans ses derniers livres, il montra tout entier son amour fervent de l'humanité. Il s'efforça de deviner et de prévoir une société meilleure. [...]
L'orateur rappelle ensuite le rôle de Zola lors de l'affaire Dreyfus.
  Messieurs,
  Il n’y a qu’un pays au monde dans lequel ces grandes choses pouvaient s’accomplir. Qu’il est admirable, le génie de notre patrie! Qu’elle est belle, cette âme de la France, qui dans les siècles passés, enseigna le droit à l’Europe et au monde! La France est le pays de la raison ornée et des pensées bienveillantes, la terre des magistrats équitables et des philosophes humains, la patrie de Turgot, de Montesquieu, de Voltaire et de Malesherbes. Zola a bien mérité de la patrie, en ne désespérant pas de la justice en France.
 Ne le plaignons pas d’avoir enduré et souffert. Envions-le. Dressée sur le plus prodigieux amas d’outrages que la sottise, l’ignorance et la méchanceté aient jamais élevé, sa gloire atteint une hauteur inaccessible.
 Envions-le : il a honoré sa patrie et le monde par une œuvre immense et par un grand acte. Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine.

commentaire :

Le discours d’Anatole France porte les marques habituelles de l’éloge funèbre [I]. Dans ce morceau d’éloquence traditionnel, l’orateur s’attarde moins sur l’œuvre littéraire de Zola que sur la personnalité de l’écrivain et sur ses luttes contre les misères et les injustices de la société de la fin du XIXe siècle [II].

I. LA RHÉTORIQUE DE L'ORAISON.
1. L'orateur s'implique très fortement dans son discours, tant par les adresses constantes à l'auditoire que par le souci de légitimer sa parole. Il suit dans son discours la progression voulue par la tradition oratoire. Dans l’exorde,il situe son discours et se met en scène : deux occurrences de la première personne « je » et de nombreux déterminants possessifs marquent sa présence en face du public. Sa captatio benevolentiae (ces propos destinés à se concilier l’auditoire) consiste ensuite à utiliser l'argument éthique : le locuteur rappelle qu'il parle « au nom des amis » de Zola, et mentionne les orateurs précédents, personnages éminents dont il précise les titres prestigieux de « président de la Société des gens de Lettres », ou de « Ministre de l’Instruction publique ». Il qualifie de quelques commentaires flatteurs les interventions précédentes : ceux qui ont parlé avant lui l’ont fait « éloquemment » et avec « admirable précision ».
2. La fonction expressive du discours est très marquée. S'il déclare s’effacer en tant qu’individu, ce n'est que par prétérition que l'orateur feint d'éviter le pathos. C’est ainsi qu’il avoue sa tristesse tout en prétendant ne pas se laisser influencer par elle. Mais le lexique du deuil (« douleur, plaintes, lamentation ») et la mise en scène de la pudeur des sentiments envers l'ami au profit de l'admiration pour l'artiste (vocabulaire laudatif, « immense, admirable, puissant ») colorent son discours d'un registre déploratif. Avec une certaine emphase, l'orateur énumère hyperboliquement les sentiments suscités par l'œuvre de Zola (répétition anaphorique de « on », énumération de verbes de sentiments). Le recours au balancement antithétique (« louanges » / « blâmes », « invectives » / « apologies ») précise la hauteur à laquelle il va se placer pour « célébrer » Zola.
3. Fidèle au genre oratoire, l'orateur implique fortement son auditoire. Cette fonction impressive intègre le destinataire dans le discours (pronoms personnels de la deuxième personne du pluriel, triple apostrophe « Messieurs », mode impératif « Ne le plaignons pas, Envions-le ») et crée un lien entre le locuteur, le public et l'ensemble des lecteurs de Zola (utilisation du « on » à valeur globalisante). La structure argumentative favorise aussi l'adhésion : l'exorde expose les enjeux du discours (non pas « pleurer » mais « célébrer ») en captant la bienveillance de l'auditoire (utilisation de l'impératif « permettez ») puis le développement fait se succéder deux parties qui se succèdent logiquement (par syllogisme, on passe de la valorisation de l'œuvre à l'apologie de Zola : « on reconnaît aussi l’esprit dont elle est pleine. C’est un esprit de bonté. Zola était bon. » Soucieux de légitimer la nature élogieuse d'un écrivain qu'il a pu diversement juger, Anatole France n’esquive pas la part qu’il a pu prendre lui-même à l'accueil parfois mitigé qu'ont reçu les romans de Zola. Quand il parle de « reproches sincères », on peut penser que la formule ambiguë « je le sais par moi-même » fait référence à ses propres réserves, alors qu’il a laissé dans l’imprécision admirateurs et détracteurs, évoqués par le pronom impersonnel « on ». Ce n’est pas le moment en effet de rallumer les polémiques. Enfin, comme toujours dans le discours, la péroraison manifeste un certain emballement des registres et de la syntaxe pour étendre l'exemple de Zola au génie de tout un peuple.

II. FORMES DE L'ÉLOGE.
1. L'orateur brosse un portrait élogieux de Zola. Celui-ci est désormais le sujet de la majorité des phrases. L'homme est mort mais l’œuvre demeure, d’ailleurs qualifiée par des verbes au présent : « elle est pleine », les romans « sont des études sociales ». Le rythme des phrases est varié : des phrases courtes définissent le défunt (« Zola était bon », « telles furent ses haines ») et concluent des développements portés par des phrases plus longues, alternance qui convient bien à l’évocation de l’activité et de l’énergie déployées par l’écrivain. A partir du deuxième paragraphe, l'orateur s'intéresse à l’œuvre, qualifiée assez vaguement d' « immense », mais dont il rappelle le « sens intellectuel et moral ». Dans le troisième paragraphe, Anatole France effectue un rapide retour en arrière sur la parution des Rougon-Macquart, avec la métaphore architecturale filée de l’édifice « d’une forme colossale » qui « allait grandissant », « pierre par pierre ». Les deux antithèses qui rappellent les polémiques soulevées par certains romans de Zola équilibrent « louanges et blâmes », « invectives et apologies » : ces termes s’opposent, avec une « égale véhémence » et le chiasme, dans la disposition de ces quatre mots, semble reproduire la difficulté de les distinguer, comme des fils inséparables qui « s’entremêlaient », comme une végétation inextricable entourant l’édifice. L'importance de l’œuvre est soulignée par le vocabulaire de la vision (« voyait », « admirait ») qui laisse place à celui de la compréhension (« découvre », « reconnaît »). Le déictique temporel « aujourd’hui » marque une rupture entre les jugements passés souvent erronés (utilisation de temps du passé : « on blâmait », « on fit des reproches ») et les jugements actuels qui lui rendent justice (utilisation du présent « on reconnaît »).
2. L'orateur exalte les plus hautes qualités morales de Zola, sa vraie foi laïque. En quelques phrases, Anatole France entreprend de défaire la légende noire de Zola, l’homme qui n’aurait vu que la laideur du monde, le pornographe. C’est le portrait d’un saint laïc qu’il brosse sur un ton quasi hagiographique, en multipliant les hyperboles et les qualificatifs élogieux. « Zola était bon » reprend comme en écho « c’était un esprit de bonté ». Zola deviendrait presque un saint François dont il partagerait la « candeur », la « simplicité des grandes âmes » et « l’amour de l’humanité ». Ce qui pourrait passer pour un défaut est atténué ; son « pessimisme » n’est qu’« apparent » et le terme est contrebalancé par l’affirmation de « son optimiste réel ». Cependant Zola n’a pas la foi du chrétien en Dieu mais celle, « obstinée », du socialiste dans l’homme, dans le « progrès de l’intelligence et de la justice », dans l’espoir d’une « société meilleure », ici et maintenant, et non en l’hypothétique bonheur dans l’au-delà que prêchent les gens d’Église. Anatole France partageait l’anticléricalisme de Zola et a appuyé certains de ses engagements.
3. Anatole France rend enfin justice aux grands combats de Zola. Après quelques verbes d’état à l’imparfait de durée (« Zola était bon », « il était profondément moral »), l'orateur multiplie les verbes d’action au passé simple (« poursuivit, combattit, s’efforça ») pour évoquer les multiples combats de l’écrivain et rendre compte de son indéfectible énergie. En filigrane de ce portrait, Anatole France passe en revue les grands thèmes des romans de Zola : « la puissance de l’argent » de La Curée ; l’aristocratie « basse et nuisible » de Son Excellence Eugène Rougon ; les « dangers de l’alcool » qui rappellent la description épique de l’alambic de L’Assommoir qui inonde tout Paris, brise tant de destins et empoisonne le sang de tous les Rougon-Macquart. Anatole France célèbre la figure d’un justicier moderne dont les combats sans concession sont vivifiés par des « haines » justes contre le mal « moral » et « social » et que sanctifie « l’amour » au nom duquel se mènent ces luttes. L’orateur multiplie les hyperboles pour rendre compte de l’intransigeance de Zola : « il ne flatta jamais le peuple », « il combattit le mal partout ». L’éloge devient lui-même polémique : il redouble les coups et les mots pour stigmatiser la « société oisive, frivole » et l’aristocratie « basse et nuisible » et souligne, dans un groupe ternaire oratoire, la pitié de Zola pour le peuple, victime de « toutes les oppressions », « toutes les misères », « toutes les hontes ».


L'éloge ne s'écarte guère ici des constantes du genre. Mais, en dehors de la péroraison, point d'orgue quasi obligatoire, le discours d'Anatole France ne manifeste aucun élan rhétorique particulier. On a donc vraiment affaire ici à un éloge « républicain » où sont avant tout prônées les vertus civiles et non plus les qualités héroïques évoquées dans une perspective métaphysique.

 

4.  L'éloge républicain : l'art, l'action et la mort.

 André MALRAUX (1901-1976)

 Oraison funèbre de Jean Moulin
  (19 décembre 1964)

[Ministre de la Culture de Charles de Gaulle, André Malraux se charge ici d'honorer la mémoire de Jean Moulin lors du transfert au Panthéon de ses cendres présumées. Jean Moulin, héros de la Résistance, était mort en 1943 à la suite des tortures que lui avait infligées en vain la Gestapo.]

  Chef de la Résistance martyrisé dans des caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui veillent nos compagnons : elles portent le deuil de la France et le tien. Regarde glisser sous les chênes nains du Quercy, avec un drapeau fait de mousselines nouées, les maquis que la Gestapo ne trouvera jamais parce qu'elle ne croit qu'aux grands arbres. Regarde le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse et se demande pourquoi on lui donne une salle de bain — il n'a pas encore entendu parler de la baignoire…
  Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d'ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures. Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la Normandie à travers les longues plaintes des bestiaux réveillés. Grâce à toi, les chars n'arriveront pas à temps. Et quand la trouée des Alliés commence, regarde, préfet, surgir dans toutes les villes de France les Commissaires de la République, sauf lorsqu'on les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards épiques de Leclerc : regarde, combattant, tes clochards sortir à quatre pattes de leurs maquis de chênes, et arrêter avec leurs mains paysannes formées aux bazookas, l'une des premières divisions cuirassées de l'empire hitlérien : la division « Das Reich ».
  Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d'exaltation dans le soleil d'Afrique, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi — et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé. Avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses. Avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l'un des nôtres. Entre avec le peuple né de l'ombre et disparu avec elle — nos frères dans l'ordre de la Nuit…
  Commémorant l'anniversaire de la Libération de Paris, je disais : « Écoute ce soir, jeunesse de mon pays, les cloches d'anniversaire qui sonneront comme celles d'il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont sonner pour toi ».
  L'hommage d'aujourd'hui n'appelle que le chant qui va s'élever maintenant, ce Chant des Partisans que j'ai entendu murmurer comme un chant de complicité, puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d'Alsace, mêlé au cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à la rencontre des chars de Runstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Écoute aujourd'hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le chant du Malheur. C'est la marche funèbre des cendres que voici. À côté de celles de Carnot avec les soldats de l'an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu'elles reposent avec leur long cortège d'ombres défigurées.
  Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n'avaient pas parlé. Ce jour-là, elle était le visage de la France.

  préparation du commentaire :

1) Montrez comment cette oraison funèbre contient toutes les caractéristiques du genre, convoquant à la fois :

- l'histoire, par l'exposition des faits
- la politique, par l'appréciation des événements
- la morale par la peinture des caractères et les leçons données aux vivants.

2) Le sens du sacré.

- Étudiez le jeu des pronoms dans la double adresse au mort et au public.
- Consultez notre notice sur le registre épique : en quoi retrouve-t-on ici les caractéristiques de ce registre ?
- Relevez et justifiez les images qui donnent à ce discours une dimension onirique et hallucinée.

 

5. Annexe.

   Comme tous les genres, l'oraison funèbre a suscité ses parodies. La fureur iconoclaste qui, par exemple, pousse à insulter un mort puise aussi dans les ressources du genre épidictique en remplaçant l'éloge par le blâme.

 

Louis ARAGON (1897-1982)


AVEZ-VOUS DÉJÀ GIFLÉ UN MORT ?
Un Cadavre (1924)

[Un Cadavre est le premier tract collectif des jeunes surréalistes. S'en prendre en 1924 à Anatole France qui venait de mourir manifeste éloquemment la rébellion qui animait ces jeunes poètes à l'égard des valeurs bourgeoises. Anatole France est en effet alors un écrivain unanimement respecté. On lira ci-dessous la contribution d'Aragon. Dans ce même tract, André Breton signait pour sa part un "refus d'inhumer" : « Loti, Barrès, France, marquons tout de même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois sinistres bonhommes : l'idiot, le traître et le policier. Ayons, je ne m'y oppose pas, pour le troisième, un mot de mépris particulier. Avec France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va. »]

 La colère me prend si, par quelque lassitude machinale, je consulte parfois les journaux des hommes. C'est qu'en eux se manifeste un peu de cette pensée commune, autour de laquelle, vaille que vaille, un beau jour ils tombent d'accord. Leur existence est fondée sur une croyance en cet accord, c'est là tout ce qu'ils exaltent, et il faut pour qu'un homme recueille enfin leurs suffrages, pour qu'aussi un homme recueille les suffrages des derniers des hommes, qu'il soit une figure évidente, une matérialisation de cette croyance.
  Les conseils municipaux de localités à mes yeux indistinctes s'émeuvent aujourd'hui d'une mort, posent au fronton de leurs écoles des plaques où se lit un nom. Cela devrait suffire à dépeindre celui qui vient de disparaître, car l'on n'imagine pas Baudelaire, par exemple, ou tout autre qui se soit tenu à cet extrême de l'esprit qui seul défie la mort, Baudelaire célébré par la presse et ses contemporains comme un vulgaire Anatole France. Qu'avait-il, ce dernier, qui réussisse à émouvoir tous ceux qui sont la négation même de l'émotion et de la grandeur ? Un style précaire, et que tout le monde se croit autorisé à juger par le vœu même de son possesseur ; un langage universellement vanté quand le langage pourtant n'existe qu'au-delà, en dehors des appréciations vulgaires. Il écrivait bien mal, je vous jure, l'homme de l'ironie et du bon sens, le piètre escompteur de la peur du ridicule. Et c'est encore très peu que de bien écrire, que d'écrire, auprès de ce qui mérite un seul regard. Tout le médiocre de l'homme, le limité, le peureux, le conciliateur à tout prix, la spéculation à la manque, la complaisance dans la défaite, le genre satisfait, prudhomme, niais, roseau pensant, se retrouvent, les mains frottées, dans ce Bergeret dont on me fera vainement valoir la douceur. Merci, je n'irai pas finir sous ce climat facile une vie qui ne se soucie pas des excuses et du qu'en dira-t-on.
  Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé. Il me plaît que le littérateur que saluent à la fois aujourd'hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait écrit pour battre monnaie d'un instinct tout abject, la plus déshonorante des préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la fin le coup de pied de cet âne officiel. Ce qui vous flatte en lui, ce qui le rend sacré, qu'on me laisse la paix, ce n'est pas même le talent, si discutable, mais la bassesse, qui permet à la première gouape venue de s'écrier : « Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ! » Exécrable histrion de l'esprit, fallait-il qu'il répondît vraiment à l'ignominie française pour que ce peuple obscur fût à ce point heureux de lui avoir prêté son nom ! Balbutiez donc à votre aise sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu'à son tour les vers vont posséder, raclures de l'humanité, gens de partout, boutiquiers et bavards, domestiques d'état, domestiques du ventre, individus vautrés dans la crasse et l'argent, vous tous, qui venez de perdre un si bon serviteur de la compromission souveraine, déesse de vos foyers et de vos gentils bonheurs.
  Je me tiens aujourd'hui au centre de cette moisissure, Paris, où le soleil est pâle, où le vent confie aux cheminées une épouvante et sa langueur. Autour de moi, se fait le remuement immonde et misérable, le train de l'univers où toute grandeur est devenue l'objet de la dérision. L'haleine de mon interlocuteur est empoisonnée par l'ignorance. En France, à ce qu'on dit, tout finit en chansons. Que donc celui qui vient de crever au cœur de la béatitude générale, s'en aille à son tour en fumée ! Il reste peu de choses d'un homme : il est encore révoltant d'imaginer de celui-ci, que de toute façon il a été. Certains jours j'ai rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine.

Pistes pour la lecture analytique :

— Repérez et classez les jugements négatifs portés par Aragon sur Anatole France. En quoi révèlent-ils les valeurs prônées ici indirectement par l'orateur ?
— Le texte d'Aragon n'était pas conçu dans une perspective oratoire. Montrez néanmoins comment il renoue dans ses formes avec la rhétorique propre à ce type de discours.

 

Baccalauréat (sujet EAF 2016 séries ES/S ) :

Objet d'étude : La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du XVIe siècle à nos jours.
Corpus : 
Texte A : Victor Hugo, Discours prononcé aux funérailles de M. Honoré de Balzac (29 août 1850).
Texte B : Émile Zola, Discours prononcé aux obsèques de Guy de Maupassant (7 juillet 1893).
Texte C : Anatole France, Éloge funèbre d'Émile Zola (5 octobre 1902).
Texte D : Paul Eluard, Allocution prononcée à la légation de Tchécoslovaquie à l'occasion du retour des cendres de Robert Desnos (15 octobre 1945).

I. Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante :

  Quelles sont les qualités des écrivains célébrés dans les textes du corpus ?

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants:

  • Commentaire
    Vous commenterez le discours d'Anatole France (texte C).
  • Dissertation
    Les écrivains ont-ils pour mission essentielle de célébrer ce qui fait la grandeur de l'être humain ?
    Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés et sur vos lectures personnelles.

 

 

Sur l'argumentation :

Ruth Amossy, Argumentation et analyse du discours.
Jean-Pierre van Elslande, La mise en scène du discours.
Christian Plantin, L'argumentation.
Les outils de l'argumentation.