Objets
d'étude :
Genres et formes de l'argumentation.
La littérature d'idées du XVIème au XVIIIème
siècle.
Corpus
:
Texte
A : Jacques-Bénigne BOSSUET : Oraison funèbre de Louis
de Bourbon, prince de Condé (1687).
Texte B : Jean-Baptiste MASSILLON : Oraison funèbre de
Louis XIV (1715).
Texte C : Anatole FRANCE, Éloge funèbre d'Émile Zola
(1902).
Texte D : André MALRAUX, Oraison funèbre de Jean Moulin
à l'occasion du transfert des cendres au Panthéon
(1964).
Annexe : Louis ARAGON, Avez-vous déjà giflé un mort ? (Un
Cadavre, 1924).
L'oraison funèbre fait partie du discours
épidictique de l'éloge. C'est un discours solennel
prononcé pour honorer la mémoire de quelque défunt
illustre. Il participe de l'histoire, par
l'exposition des faits; de la politique, par
l'appréciation des événements; de la morale, par
la peinture des caractères et les leçons données
aux vivants; de la religion enfin, au nom de
laquelle les oraisons (du latin oratio, «
prière ») proclament à la fois le néant de
l'humain et sa dignité.
On voit apparaître l'oraison funèbre dès
les temps les plus anciens. Elle est destinée,
dans l'Antiquité grecque et latine, à célébrer les
hauts faits militaires et, par-delà, les
sacrifices consentis à la patrie et à la liberté.
Mais le christianisme donne à cette éloquence un
nouveau caractère : l'oraison funèbre s'emploie
désormais à donner la double leçon de l'autel et
du tombeau, symboles des vanités terrestres et du
salut qu'assure la vraie foi. En ce sens elle
n'existe vraiment comme telle qu'à partir du
XVIIème siècle où l'intention morale s'est trouvée
renforcée par toutes les ressources de la
rhétorique classique.
Oraison
funèbre du très haut et très puissant prince Louis
de Bourbon
(2 mars 1687)
[Louis
de Bourbon, prince de Condé, premier prince du
sang, lointain cousin de Louis XIV, est la figure
même d'un grand du royaume, chargé de gloire et
d'honneurs. Après une vie passablement libertine,
il s'était rapproché de la religion, ce qui
explique l'hommage rendu ici par Bossuet, alors
évêque de Meaux.]
Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie
humaine, pleurez sur cette triste immortalité que
nous donnons aux héros. Mais approchez en
particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur
dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et
intrépides. Quel autre fut plus digne de vous
commander ? mais dans quel autre avez-vous trouvé le
commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand
capitaine, et dites en gémissant : Voilà celui qui
nous menait dans les hasards ; sous lui se sont
formés tant de renommés capitaines que ses exemples
ont élevés aux premiers honneurs de la guerre ; son
ombre eût pu encore gagner des batailles ; et voilà
que dans son silence son nom même nous anime, et
ensemble il nous avertit que pour trouver à la mort
quelque reste de nos travaux, et n’arriver pas sans
ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de
la terre il faut encore servir le roi du ciel.
Servez donc ce roi immortel et si plein de
miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre
d’eau donné en son nom plus que tous les autres ne
feront jamais tout votre sang répandu, et commencez
à compter le temps de vos utiles services du jour
que vous vous serez donnés à un maître si
bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce
triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu
mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en
quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus,
environnez ce tombeau ; versez des larmes avec des
prières ; et, admirant dans un si grand prince une
amitié si commode et un commerce si doux, conservez
le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le
courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un
cher entretien ! ainsi puissiez-vous profiter de ses
vertus ! et que sa mort, que vous déplorez, vous
serve à la fois de consolation et d’exemple ! Pour
moi, s’il m’est permis après tous les autres de
venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô
Prince, le digne sujet de nos louanges et de nos
regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ;
votre image y sera tracée, non point avec cette
audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux
rien voir en vous de ce que la mort y efface ; vous
aurez dans cette image des traits immortels : je
vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour
sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla
commencer à vous apparaître. C’est là que je vous
verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroi ;
et, ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions
de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple :
Et haec est victoria quae vincit mundum, fides
nostra : La véritable victoire, celle qui met
sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi.
Jouissez, Prince, de cette victoire, jouissez-en
éternellement par l’immortelle vertu de ce
sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix
qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces
discours. Au lieu de déplorer la mort des autres,
Grand Prince, dorénavant je veux apprendre de vous à
rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces
cheveux blancs du compte que je dois de rendre de
mon administration, je réserve au troupeau que je
dois nourrir de la parole de vie les restes d’une
voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint.
pistes pour
la lecture analytique :
— Cette
triste immortalité que nous donnons aux héros.
repérez et classez les qualités prêtées au défunt.
Montrez comment l'orateur implique sa personne
dans l'hommage qu'il lui rend.
— La
véritable victoire, c’est notre foi.
montrez en quoi cette oraison funèbre est avant
tout destinée aux vivants, dans l'émotion qu'elle
veut leur faire partager comme dans les leçons
qu'elle entend leur donner.
[«Vanité
des vanités, tout est vanité», clame
l'Ecclésiaste. Bossuet avait repris ce leitmotiv
pour son oraison funèbre d'Henriette
d'Angleterre : «Considérez, Messieurs, ces
grandes puissances que nous regardons de si bas.
Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu
les frappe pour nous avertir. Leur élévation en
est la cause ; et il les épargne si peu, qu'il ne
craint pas de les sacrifier à l'instruction du
reste des hommes.» Sur ce thème, Massillon,
dès les premiers mots de son oraison, stupéfie
l'assemblée réunie dans la Sainte-Chapelle pour
l'office funèbre du grand roi. Rappelant les
hauts faits de son règne, le prédicateur
s'attache ensuite à montrer de quoi est faite la
véritable grandeur du monarque : sa foi et le
courage qu'il manifesta dans ses derniers
instants.]
Ecce
magnus effectus sum, et praecessi omnes
sapientia qui fuerunt ante me in Jerusalem...
et agnovi quod in his quoque esset labor, et
afflictio spiritus.
(Eccles. I, 16, 17)
Dieu
seul est grand, mes frères, et dans ces derniers
moments surtout où il préside à la mort des rois
de la terre : plus leur gloire et leur puissance
ont éclaté, plus, en s'évanouissant alors, elles
rendent hommage à sa grandeur suprême : Dieu
paraît tout ce qu'il est; et l'homme n'est plus
rien de tout ce qu'il croyait être.
Heureux le prince dont le cœur ne s'est point
élevé au milieu de ses prospérités et de sa
gloire; qui, semblable à Salomon, n'a pas
attendu que toute sa grandeur expirât avec lui
au lit de la mort, pour avouer qu'elle n'était
que vanité et affliction d'esprit; et qui s'est
humilié sous la main de Dieu, dans le temps même
que l'adulation semblait le mettre au-dessus de
l'homme ! Oui, mes frères, la grandeur et les
victoires du roi que nous pleurons ont été
autrefois assez publiées : la magnificence des
éloges a égalé celle des événements; les hommes
ont tout dit, il y a longtemps, en parlant de sa
gloire. Que nous reste-t-il ici que d'en parler
pour notre instruction ?
Ce roi, la terreur de ses voisins,
l'étonnement de l'univers, le père des rois,
plus grand que tous ses ancêtres, plus
magnifique que Salomon dans toute sa gloire, a
reconnu, comme lui, que tout était vanité. Le
monde a été ébloui de l'éclat qui l'environnait;
ses ennemis ont envié sa puissance; les
étrangers sont venus des îles les plus éloignées
baisser les yeux devant la gloire de sa majesté;
ses sujets lui ont presque dressé des autels; et
le prestige qui se formait autour de lui n'a pu
le séduire lui-même.
Vous l'aviez rempli, ô mon Dieu, de la
crainte de votre nom; vous l'aviez écrit sur le
livre éternel, dans la succession des saints
rois qui devaient gouverner vos peuples; vous
l'aviez revêtu de grandeur et de magnificence.
Mais ce n'était pas assez; il fallait encore
qu'il fût marqué du caractère propre de vos élus
: vous avez récompensé sa foi par des
tribulations et par des disgrâces. L'usage
chrétien des prospérités peut nous donner droit
au royaume des cieux; mais il n'y a que
l'affliction et la violence qui nous l'assurent.
Voyons-nous des mêmes yeux, mes frères,
la vicissitude des choses humaines ? Sans
remonter aux siècles de nos pères, quelles
leçons Dieu n'a-t-il pas données au nôtre ? Nous
avons vu toute la race royale presque éteinte;
les princes, l'espérance et l'appui du trône,
moissonnés à la fleur de leur âge; l'époux et
l'épouse auguste, au milieu de leurs plus beaux
jours, enfermés dans le même cercueil, et les
cendres de l'enfant suivre tristement et
augmenter l'appareil lugubre de leurs
funérailles; le roi, qui avait passé d'une
minorité orageuse au règne le plus glorieux dont
il soit parlé dans nos histoires, retomber de
cette gloire dans des malheurs presque
supérieurs à ses anciennes prospérités, se
relever encore plus grand de toutes ces pertes,
et survivre à tant d'événements divers pour
rendre gloire à Dieu, et s'affermir dans la foi
des biens immuables.
Ces grands objets passent devant nos yeux
comme des scènes fabuleuses: le cœur se prête
pour un moment au spectacle; l'attendrissement
finit avec la représentation; et il semble que
Dieu n'opère ici-bas tant de révolutions que
pour se jouer dans l'univers, et nous amuser
plutôt que nous instruire.
Ajoutons donc les paroles de la foi à
cette triste cérémonie, qui sans cela nous
prêcherait en vain : racontons, non les
merveilles d'un règne que les hommes ont déjà
tant exalté, mais les merveilles de Dieu sur le
roi qui nous est ôté. Rappelons ici ses vertus
plutôt que ses victoires : montrons-le plus
grand encore au lit de la mort qu'il ne l'était
autrefois sur son trône, dans les jours de sa
gloire. N'ôtons les louanges à la vanité que
pour les rendre à la grâce; et quoiqu'il ait été
grand, et par l'éclat inouï de son règne, et par
les sentiments héroïques de sa pitié, deux
réflexions sur lesquelles va rouler ce devoir de
religion que nous rendons à la mémoire du très
haut, très puissant et très excellent prince,
Louis XIV du nom, roi de France et de Navarre,
ne parlons de la gloire et de la grandeur de son
règne, que pour en montrer les écueils et le
néant qu'il a connu; et de sa piété, que pour en
proposer et immortaliser les exemples. [...]
préparation du commentaire :
Tout
est vanité, affirme Massillon.
Montrez comment tous les procédés rhétoriques mis
au service des arguments concourent à démontrer
cette proposition fondamentale.
[Émile
Zola meurt asphyxié dans la nuit du 29 septembre
1902. L'émotion est considérable, d'autant que
des soupçons d'assassinat commencent à circuler.
Malgré les inimitiés que l'écrivain s'était
attirées au moment de l'affaire Dreyfus, les
funérailles sont dignes et solennelles. Ami de
Zola, dont il partageait certaines causes,
Anatole France est chargé de l'oraison funèbre,
qu'il terminera par ces mots célèbres et
définitifs : « Il fut un moment de la conscience
humaine ». La République complétera plus tard
cet hommage en faisant entrer les cendres de
Zola au Panthéon, le 4 juin 1908.]
Messieurs,
Rendant à Émile Zola au nom de ses amis les
honneurs qui lui sont dus, je ferai taire ma
douleur et la leur. Ce n'est pas par des plaintes
et des lamentations qu'il convient de célébrer
ceux qui laissent une grande mémoire, c'est par de
mâles louanges et par la sincère image de leur
œuvre et de leur vie.
L'œuvre littéraire de Zola est immense.
Vous venez d'entendre le président de la Société
des gens de lettres en définir le caractère avec
une admirable précision. Vous avez entendu le
ministre de l'Instruction publique en développer
éloquemment le sens intellectuel et moral.
Permettez qu'à mon tour je la considère un moment
devant vous.
Messieurs, lorsqu'on la voyait s'élever
pierre par pierre, cette œuvre, on en mesurait la
grandeur avec surprise. On admirait, on
s'étonnait, on louait, on blâmait. Louanges et
blâmes étaient poussés avec une égale véhémence.
On fit parfois au puissant écrivain – je le sais
par moi-même – des reproches sincères, et pourtant
injustes. Les invectives et les apologies
s'entremêlaient. Et l'œuvre allait grandissant.
Aujourd'hui qu'on en découvre dans son
entier la forme colossale, on reconnaît aussi
l'esprit dont elle est pleine. C'est un esprit de
bonté. Zola était bon. Il avait la candeur et la
simplicité des grandes âmes. Il était profondément
moral. Il a peint le vice d'une main rude et
vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre
humeur répandue sur plus d'une de ses pages
cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au
progrès de l'intelligence et de la justice. Dans
ses romans, qui sont des études sociales, il
poursuivit d'une haine vigoureuse une société
oisive, frivole, une aristocratie basse et
nuisible, il combattit le mal du temps : la
puissance de l'argent. Démocrate, il ne flatta
jamais le peuple et il s'efforça de lui montrer
les servitudes de l'ignorance, les dangers de
l'alcool qui le livre imbécile et sans défense à
toutes les oppressions, à toutes les misères, à
toutes les hontes. Il combattit le mal social
partout où il le rencontra. Telles furent ses
haines. Dans ses derniers livres, il montra tout
entier son amour fervent de l'humanité. Il
s'efforça de deviner et de prévoir une société
meilleure. [...] L'orateur rappelle ensuite le rôle de Zola lors
de l'affaire Dreyfus.
Messieurs,
Il n’y a qu’un pays au monde dans lequel
ces grandes choses pouvaient s’accomplir. Qu’il
est admirable, le génie de notre patrie! Qu’elle
est belle, cette âme de la France, qui dans les
siècles passés, enseigna le droit à l’Europe et au
monde! La France est le pays de la raison ornée et
des pensées bienveillantes, la terre des
magistrats équitables et des philosophes humains,
la patrie de Turgot, de Montesquieu, de Voltaire
et de Malesherbes. Zola a bien mérité de la
patrie, en ne désespérant pas de la justice en
France.
Ne le plaignons pas d’avoir enduré et
souffert. Envions-le. Dressée sur le plus
prodigieux amas d’outrages que la sottise,
l’ignorance et la méchanceté aient jamais élevé,
sa gloire atteint une hauteur inaccessible.
Envions-le : il a honoré sa patrie et le
monde par une œuvre immense et par un grand acte.
Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le
sort le plus grand : il fut un moment de la
conscience humaine.
—
Le discours d’Anatole France porte les marques
habituelles de l’éloge funèbre [I]. Dans ce
morceau d’éloquence traditionnel, l’orateur
s’attarde moins sur l’œuvre littéraire de Zola
que sur la personnalité de l’écrivain et sur ses
luttes contre les misères et les injustices de
la société de la fin du XIXe siècle [II].
I. LA RHÉTORIQUE DE L'ORAISON. 1. L'orateur s'implique très
fortement dans son discours, tant par les
adresses constantes à l'auditoire que par le
souci de légitimer sa parole. Il suit dans son
discours la progression voulue par la tradition
oratoire. Dans l’exorde,il situe son discours et
se met en scène : deux occurrences de la
première personne « je » et de nombreux
déterminants possessifs marquent sa présence en
face du public. Sa captatio benevolentiae
(ces propos destinés à se concilier l’auditoire)
consiste ensuite à utiliser l'argument éthique :
le locuteur rappelle qu'il parle « au nom des
amis » de Zola, et mentionne les orateurs
précédents, personnages éminents dont il précise
les titres prestigieux de « président de la
Société des gens de Lettres », ou de « Ministre
de l’Instruction publique ». Il qualifie de
quelques commentaires flatteurs les
interventions précédentes : ceux qui ont parlé
avant lui l’ont fait « éloquemment » et avec «
admirable précision ». 2. La fonction expressive du
discours est très marquée. S'il déclare
s’effacer en tant qu’individu, ce n'est que par
prétérition que l'orateur feint d'éviter le pathos.
C’est ainsi qu’il avoue sa tristesse tout en
prétendant ne pas se laisser influencer par
elle. Mais le lexique du deuil (« douleur,
plaintes, lamentation ») et la mise en scène de
la pudeur des sentiments envers l'ami au profit
de l'admiration pour l'artiste (vocabulaire
laudatif, « immense, admirable, puissant »)
colorent son discours d'un registre déploratif.
Avec une certaine emphase, l'orateur énumère
hyperboliquement les sentiments suscités par
l'œuvre de Zola (répétition anaphorique de « on
», énumération de verbes de sentiments). Le
recours au balancement antithétique (« louanges
» / « blâmes », « invectives » / « apologies »)
précise la hauteur à laquelle il va se placer
pour « célébrer » Zola. 3. Fidèle au genre oratoire,
l'orateur implique fortement son auditoire.
Cette fonction impressive intègre le
destinataire dans le discours (pronoms
personnels de la deuxième personne du pluriel,
triple apostrophe « Messieurs », mode impératif
« Ne le plaignons pas, Envions-le ») et crée un
lien entre le locuteur, le public et l'ensemble
des lecteurs de Zola (utilisation du « on » à
valeur globalisante). La structure argumentative
favorise aussi l'adhésion : l'exorde expose les
enjeux du discours (non pas « pleurer » mais «
célébrer ») en captant la bienveillance de
l'auditoire (utilisation de l'impératif «
permettez ») puis le développement fait se
succéder deux parties qui se succèdent
logiquement (par syllogisme, on passe de la
valorisation de l'œuvre à l'apologie de Zola : «
on reconnaît aussi l’esprit dont elle est
pleine. C’est un esprit de bonté. Zola était
bon. » Soucieux de légitimer la nature élogieuse
d'un écrivain qu'il a pu diversement juger,
Anatole France n’esquive pas la part qu’il a pu
prendre lui-même à l'accueil parfois mitigé
qu'ont reçu les romans de Zola. Quand il parle
de « reproches sincères », on peut penser que la
formule ambiguë « je le sais par moi-même » fait
référence à ses propres réserves, alors qu’il a
laissé dans l’imprécision admirateurs et
détracteurs, évoqués par le pronom impersonnel «
on ». Ce n’est pas le moment en effet de
rallumer les polémiques. Enfin, comme toujours
dans le discours, la péroraison manifeste un
certain emballement des registres et de la
syntaxe pour étendre l'exemple de Zola au génie
de tout un peuple.
II. FORMES DE L'ÉLOGE. 1. L'orateur brosse un portrait
élogieux de Zola. Celui-ci est désormais le
sujet de la majorité des phrases. L'homme est
mort mais l’œuvre demeure, d’ailleurs qualifiée
par des verbes au présent : « elle est pleine »,
les romans « sont des études sociales ». Le
rythme des phrases est varié : des phrases
courtes définissent le défunt (« Zola était bon
», « telles furent ses haines ») et concluent
des développements portés par des phrases plus
longues, alternance qui convient bien à
l’évocation de l’activité et de l’énergie
déployées par l’écrivain. A partir du deuxième
paragraphe, l'orateur s'intéresse à l’œuvre,
qualifiée assez vaguement d' « immense », mais
dont il rappelle le « sens intellectuel et moral
». Dans le troisième paragraphe, Anatole France
effectue un rapide retour en arrière sur la
parution des Rougon-Macquart, avec la
métaphore architecturale filée de l’édifice «
d’une forme colossale » qui « allait grandissant
», « pierre par pierre ». Les deux antithèses
qui rappellent les polémiques soulevées par
certains romans de Zola équilibrent « louanges
et blâmes », « invectives et apologies » : ces
termes s’opposent, avec une « égale véhémence »
et le chiasme, dans la disposition de ces quatre
mots, semble reproduire la difficulté de les
distinguer, comme des fils inséparables qui «
s’entremêlaient », comme une végétation
inextricable entourant l’édifice. L'importance
de l’œuvre est soulignée par le vocabulaire de
la vision (« voyait », « admirait ») qui laisse
place à celui de la compréhension (« découvre »,
« reconnaît »). Le déictique temporel «
aujourd’hui » marque une rupture entre les
jugements passés souvent erronés (utilisation de
temps du passé : « on blâmait », « on fit des
reproches ») et les jugements actuels qui lui
rendent justice (utilisation du présent « on
reconnaît »). 2. L'orateur exalte les plus
hautes qualités morales de Zola, sa vraie foi
laïque. En quelques phrases, Anatole France
entreprend de défaire la légende noire de Zola,
l’homme qui n’aurait vu que la laideur du monde,
le pornographe. C’est le portrait d’un saint
laïc qu’il brosse sur un ton quasi
hagiographique, en multipliant les hyperboles et
les qualificatifs élogieux. « Zola était bon »
reprend comme en écho « c’était un esprit de
bonté ». Zola deviendrait presque un saint
François dont il partagerait la « candeur », la
« simplicité des grandes âmes » et « l’amour de
l’humanité ». Ce qui pourrait passer pour un
défaut est atténué ; son « pessimisme » n’est
qu’« apparent » et le terme est contrebalancé
par l’affirmation de « son optimiste réel ».
Cependant Zola n’a pas la foi du chrétien en
Dieu mais celle, « obstinée », du socialiste
dans l’homme, dans le « progrès de
l’intelligence et de la justice », dans l’espoir
d’une « société meilleure », ici et maintenant,
et non en l’hypothétique bonheur dans l’au-delà
que prêchent les gens d’Église. Anatole France
partageait l’anticléricalisme de Zola et a
appuyé certains de ses engagements. 3. Anatole France rend enfin
justice aux grands combats de Zola. Après
quelques verbes d’état à l’imparfait de durée («
Zola était bon », « il était profondément moral
»), l'orateur multiplie les verbes d’action au
passé simple (« poursuivit, combattit, s’efforça
») pour évoquer les multiples combats de
l’écrivain et rendre compte de son indéfectible
énergie. En filigrane de ce portrait, Anatole
France passe en revue les grands thèmes des
romans de Zola : « la puissance de l’argent » de
La Curée ; l’aristocratie « basse et
nuisible » de Son Excellence Eugène Rougon
; les « dangers de l’alcool » qui rappellent la
description épique de l’alambic de L’Assommoir
qui inonde tout Paris, brise tant de destins et
empoisonne le sang de tous les Rougon-Macquart.
Anatole France célèbre la figure d’un justicier
moderne dont les combats sans concession sont
vivifiés par des « haines » justes contre le mal
« moral » et « social » et que sanctifie «
l’amour » au nom duquel se mènent ces luttes.
L’orateur multiplie les hyperboles pour rendre
compte de l’intransigeance de Zola : « il ne
flatta jamais le peuple », « il combattit le mal
partout ». L’éloge devient lui-même polémique :
il redouble les coups et les mots pour
stigmatiser la « société oisive, frivole » et
l’aristocratie « basse et nuisible » et
souligne, dans un groupe ternaire oratoire, la
pitié de Zola pour le peuple, victime de «
toutes les oppressions », « toutes les misères
», « toutes les hontes ».
—
L'éloge ne s'écarte guère ici des constantes du
genre. Mais, en dehors de la péroraison, point
d'orgue quasi obligatoire, le discours d'Anatole
France ne manifeste aucun élan rhétorique
particulier. On a donc vraiment affaire ici à un
éloge « républicain » où sont avant tout prônées
les vertus civiles et non plus les qualités
héroïques évoquées dans une perspective
métaphysique.
4.
L'éloge républicain : l'art, l'action et la mort.
[Ministre
de la Culture de Charles de Gaulle, André
Malraux se charge ici d'honorer la mémoire de
Jean Moulin lors du transfert au Panthéon de ses
cendres présumées. Jean Moulin, héros de la
Résistance, était mort en 1943 à la suite des
tortures que lui avait infligées en vain la
Gestapo.]
Chef de la Résistance martyrisé dans des caves
hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces
femmes noires qui veillent nos compagnons : elles
portent le deuil de la France et le tien. Regarde
glisser sous les chênes nains du Quercy, avec un
drapeau fait de mousselines nouées, les maquis que
la Gestapo ne trouvera jamais parce qu'elle ne
croit qu'aux grands arbres. Regarde le prisonnier
qui entre dans une villa luxueuse et se demande
pourquoi on lui donne une salle de bain — il n'a
pas encore entendu parler de la baignoire…
Pauvre roi supplicié des ombres, regarde
ton peuple d'ombres se lever dans la nuit de juin
constellée de tortures. Voici le fracas des chars
allemands qui remontent vers la Normandie à
travers les longues plaintes des bestiaux
réveillés. Grâce à toi, les chars n'arriveront pas
à temps. Et quand la trouée des Alliés commence,
regarde, préfet, surgir dans toutes les villes de
France les Commissaires de la République, sauf
lorsqu'on les a tués. Tu as envié, comme nous, les
clochards épiques de Leclerc : regarde,
combattant, tes clochards sortir à quatre pattes
de leurs maquis de chênes, et arrêter avec leurs
mains paysannes formées aux bazookas, l'une des
premières divisions cuirassées de l'empire
hitlérien : la division « Das Reich ».
Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son
cortège d'exaltation dans le soleil d'Afrique,
entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège.
Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir
parlé, comme toi — et même, ce qui est peut-être
plus atroce, en ayant parlé. Avec tous les rayés
et tous les tondus des camps de concentration,
avec le dernier corps trébuchant des affreuses
files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les
crosses. Avec les huit mille Françaises qui ne
sont pas revenues des bagnes, avec la dernière
femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à
l'un des nôtres. Entre avec le peuple né de
l'ombre et disparu avec elle — nos frères dans
l'ordre de la Nuit…
Commémorant l'anniversaire de la Libération
de Paris, je disais : « Écoute ce soir, jeunesse
de mon pays, les cloches d'anniversaire qui
sonneront comme celles d'il y a quatorze ans.
Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont
sonner pour toi ».
L'hommage d'aujourd'hui n'appelle que le
chant qui va s'élever maintenant, ce Chant des
Partisans que j'ai entendu murmurer comme un chant
de complicité, puis psalmodier dans le brouillard
des Vosges et les bois d'Alsace, mêlé au cri perdu
des moutons des tabors, quand les bazookas de
Corrèze avançaient à la rencontre des chars de
Runstedt lancés de nouveau contre Strasbourg.
Écoute aujourd'hui, jeunesse de France, ce qui fut
pour nous le chant du Malheur. C'est la marche
funèbre des cendres que voici. À côté de celles de
Carnot avec les soldats de l'an II, de celles de
Victor Hugo avec les Misérables, de
celles de Jaurès veillées par la Justice, qu'elles
reposent avec leur long cortège d'ombres
défigurées.
Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à
cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa
pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres
qui n'avaient pas parlé. Ce jour-là, elle était le
visage de la France.
préparation du commentaire
:
1)
Montrez comment cette oraison funèbre contient
toutes les caractéristiques du genre, convoquant
à la fois :
-
l'histoire, par l'exposition des faits
- la politique, par l'appréciation des
événements
- la morale par la peinture des caractères et
les leçons données aux vivants.
2)
Le sens du sacré.
-
Étudiez le jeu des pronoms dans la double
adresse au mort et au public.
- Consultez notre notice sur le registre
épique : en quoi retrouve-t-on ici les
caractéristiques de ce registre ?
- Relevez et justifiez les images qui donnent
à ce discours une dimension onirique et
hallucinée.
5. Annexe.
Comme tous les genres, l'oraison funèbre a
suscité ses parodies. La fureur iconoclaste qui,
par exemple, pousse à insulter un mort puise
aussi dans les ressources du genre épidictique
en remplaçant l'éloge par le blâme.
[Un
Cadavre est le premier tract collectif des
jeunes surréalistes. S'en prendre en 1924 à
Anatole France qui venait de mourir manifeste
éloquemment la rébellion qui animait ces jeunes
poètes à l'égard des valeurs bourgeoises.
Anatole France est en effet alors un écrivain
unanimement respecté. On lira ci-dessous la
contribution d'Aragon. Dans ce même tract, André
Breton signait pour sa part un "refus d'inhumer"
: « Loti, Barrès, France, marquons tout de
même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces
trois sinistres bonhommes : l'idiot, le traître et
le policier. Ayons, je ne m'y oppose pas, pour le
troisième, un mot de mépris particulier. Avec
France, c'est un peu de la servilité humaine qui
s'en va. »]
La
colère me prend si, par quelque lassitude
machinale, je consulte parfois les journaux des
hommes. C'est qu'en eux se manifeste un peu de
cette pensée commune, autour de laquelle, vaille
que vaille, un beau jour ils tombent d'accord.
Leur existence est fondée sur une croyance en cet
accord, c'est là tout ce qu'ils exaltent, et il
faut pour qu'un homme recueille enfin leurs
suffrages, pour qu'aussi un homme recueille les
suffrages des derniers des hommes, qu'il soit une
figure évidente, une matérialisation de cette
croyance.
Les conseils municipaux de localités à mes
yeux indistinctes s'émeuvent aujourd'hui d'une
mort, posent au fronton de leurs écoles des
plaques où se lit un nom. Cela devrait suffire à
dépeindre celui qui vient de disparaître, car l'on
n'imagine pas Baudelaire, par exemple, ou tout
autre qui se soit tenu à cet extrême de l'esprit
qui seul défie la mort, Baudelaire célébré par la
presse et ses contemporains comme un vulgaire
Anatole France. Qu'avait-il, ce dernier, qui
réussisse à émouvoir tous ceux qui sont la
négation même de l'émotion et de la grandeur ? Un
style précaire, et que tout le monde se croit
autorisé à juger par le vœu même de son possesseur
; un langage universellement vanté quand le
langage pourtant n'existe qu'au-delà, en dehors
des appréciations vulgaires. Il écrivait bien mal,
je vous jure, l'homme de l'ironie et du bon sens,
le piètre escompteur de la peur du ridicule. Et
c'est encore très peu que de bien écrire, que
d'écrire, auprès de ce qui mérite un seul regard.
Tout le médiocre de l'homme, le limité, le
peureux, le conciliateur à tout prix, la
spéculation à la manque, la complaisance dans la
défaite, le genre satisfait, prudhomme, niais,
roseau pensant, se retrouvent, les mains frottées,
dans ce Bergeret dont on me fera vainement valoir
la douceur. Merci, je n'irai pas finir sous ce
climat facile une vie qui ne se soucie pas des
excuses et du qu'en dira-t-on.
Je tiens tout admirateur d'Anatole France
pour un être dégradé. Il me plaît que le
littérateur que saluent à la fois aujourd'hui le
tapir Maurras et Moscou la gâteuse, et par une
incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait
écrit pour battre monnaie d'un instinct tout
abject, la plus déshonorante des préfaces à un
conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison
pour recevoir à la fin le coup de pied de cet âne
officiel. Ce qui vous flatte en lui, ce qui le
rend sacré, qu'on me laisse la paix, ce n'est pas
même le talent, si discutable, mais la bassesse,
qui permet à la première gouape venue de s'écrier
: « Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ! »
Exécrable histrion de l'esprit, fallait-il qu'il
répondît vraiment à l'ignominie française pour que
ce peuple obscur fût à ce point heureux de lui
avoir prêté son nom ! Balbutiez donc à votre aise
sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu'à son
tour les vers vont posséder, raclures de
l'humanité, gens de partout, boutiquiers et
bavards, domestiques d'état, domestiques du
ventre, individus vautrés dans la crasse et
l'argent, vous tous, qui venez de perdre un si bon
serviteur de la compromission souveraine, déesse
de vos foyers et de vos gentils bonheurs.
Je me tiens aujourd'hui au centre de cette
moisissure, Paris, où le soleil est pâle, où le
vent confie aux cheminées une épouvante et sa
langueur. Autour de moi, se fait le remuement
immonde et misérable, le train de l'univers où
toute grandeur est devenue l'objet de la dérision.
L'haleine de mon interlocuteur est empoisonnée par
l'ignorance. En France, à ce qu'on dit, tout finit
en chansons. Que donc celui qui vient de crever au
cœur de la béatitude générale, s'en aille à son
tour en fumée ! Il reste peu de choses d'un homme
: il est encore révoltant d'imaginer de celui-ci,
que de toute façon il a été. Certains jours j'ai
rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine.
Pistes
pour la lecture analytique :
—
Repérez et classez les jugements négatifs portés
par Aragon sur Anatole France. En quoi
révèlent-ils les valeurs prônées ici
indirectement par l'orateur ?
— Le texte d'Aragon
n'était pas conçu dans une perspective oratoire.
Montrez néanmoins comment il renoue dans ses
formes avec la rhétorique propre à ce type de
discours.
Objet d'étude : La question de l'homme dans les
genres de l'argumentation du XVIe siècle à nos
jours.
Corpus
:
Texte
A : Victor Hugo, Discours prononcé aux funérailles
de M. Honoré de Balzac (29 août 1850).
Texte B : Émile Zola, Discours prononcé aux obsèques
de Guy de Maupassant (7 juillet 1893).
Texte C : Anatole France, Éloge funèbre d'Émile Zola
(5 octobre 1902).
Texte D : Paul Eluard, Allocution prononcée à la
légation de Tchécoslovaquie à l'occasion du retour
des cendres de Robert Desnos (15 octobre 1945).
I.
Après avoir lu tous les textes du corpus, vous
répondrez à la question suivante :
Quelles sont les qualités
des écrivains célébrés dans les textes du corpus ?
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des
sujets suivants:
Commentaire Vous commenterez le discours d'Anatole France
(texte C).
Dissertation Les écrivains ont-ils pour mission essentielle de
célébrer ce qui fait la grandeur de l'être humain ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du
corpus, sur ceux que vous avez étudiés et sur vos
lectures personnelles.