e
terme de personnage désigne chacune des personnes
fictives d'une œuvre littéraire. Le roman, en devenant au
XIXème siècle le genre dominant, a redéfini ce
concept apparu à la Renaissance et qu'on réservait au
théâtre : c'est à travers l'écriture romanesque en effet
que peut le mieux se dissiper une confusion encore
entretenue dans le public entre la réalité et la fiction,
et que le cinéma a contribué à fortifier. Car le
personnage est un création concertée par le romancier,
dans la logique de l'univers qu'il fait naître et du
regard qu'il est décidé à porter sur le monde. Avec lui se
vérifie l'avertissement d'Albert Thibaudet : «
Le romancier authentique crée ses personnages avec les
directions infinies de sa vie possible, le romancier factice
les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai
roman est comme une autobiographie du possible, [...] le
génie du roman nous fait vivre le possible, il ne fait pas
revivre le réel." (Réflexions sur le roman).
Ces précautions prises, on verra
comment le romancier s'ingénie à faire oublier cette
irréalité du personnage pour le doter au contraire de tout
ce qui est de nature à entraîner l'illusion du lecteur.
C'est au XIXème siècle que cette problématique
est la plus fertile, le roman s'inscrivant alors le plus
souvent dans une intention réaliste. Mais on verra aussi
comment les grands romanciers de cette époque sont ceux
qui ont le plus activement contribué à déréaliser le
concept de personnage.
I
- L'étude du personnage
I.
La caractérisation du personnage
Quelles
que soient les formes prises par le roman, le personnage en
est le pivot central : il est le moteur de la fiction, et
c'est avec lui que l'on mesure le degré de vraisemblance et
d'authenticité qu'il faut lui accorder. La caractérisation
du personnage peut être explicite (le narrateur indique les
marques de l'état-civil qui fixent les distinctions
sexuelles et sociales, il brosse les portraits ou analyse
les ressorts psychologiques qui dépeignent un caractère),
mais elle est plus souvent implicite : les connotations
attachées aux noms mêmes, les combinaisons narratives, les
discours et les relations sociales complètent indirectement
notre connaissance du personnage.
La
désignation :
Démiurge, le romancier est attentif à la vraisemblance du
monde qu'il a créé. Ainsi Balzac souhaitait « faire
concurrence à l'état-civil » et la puissance de son
imagination anime un univers semblable au nôtre. Dans cette
entreprise de "mimèse" du réel, un personnage « existe » par
des indices explicites, relativement faciles à identifier,
ceux que fournit d'abord son nom.
Associé éventuellement à un prénom, le nom du
personnage signale en effet l'écart qui sépare la création
romanesque de la vie réelle. Car si, dans celle-ci, un jeune
homme fin et racé peut s'appeler Marcel Bouffartigue (par
exemple !), il ne saurait en être question dans le roman :
ici le nom résulte d'un choix concerté. Ce sera donc Raphaël
de Valentin (par exemple !). Le nom du personnage ne doit
pas jurer en effet avec les qualités ou les défauts qu'on
lui prête, il peut au contraire les signaler de manière
explicite :
Le
nom du personnage livre aussi quelques informations : il
trahit une origine sociale (cf. Manon
Lescaut, Félix de Vandenesse, Octave Mouret, Angelo
Pardi), ou, de manière implicite, signale une profession
voire un caractère. Les connotations doivent
ici
être étudiées de près. Pourquoi, par exemple, voulant
dénommer une mère ou une marâtre cruelle et tyrannique, la
comtesse de Ségur, Jules Renard et Hervé Bazin
aboutissent-ils, chacun de leur côté, à des noms aux
sonorités agressives ou chuintantes : Mme Mac'Miche, Mme
Lepic, Folcoche ?
A
partir des connotations engendrées par chacun des noms
suivants, imaginez et décrivez, physiquement et
moralement, le personnage qui le porte :
chez Rabelais : Touquedillon -
Badiguoincier - Picrochole, Panurge, Epistémon (penser
à l'étymologie)
Balzac : Lucien de Rubempré - Eugène de
Rastignac - Gobseck (un usurier avide) -
Vautrin (un ancien bagnard)
Dumas : Grimaud, Planchet, Bazin,
Mousqueton (les valets des mousquetaires)
Hugo : Javert (inspecteur de police)
- Phébus (capitaine de cavalerie)
Zola : Lisa Quenu (charcutière) -
Goujet (ouvrier forgeron) - Saccard
(banquier)
Proust : Elstir (peintre) -
Vinteuil (musicien) - Bergotte
(écrivain). |
Les
modes de présentation :
Le
romancier donne au personnage une identité qu'il souhaite
rendre crédible et significative. La description est ici un
moyen privilégié de caractérisation explicite : le
point de vue omniscient permet de dévoiler le passé du
personnage, de révéler ses pensées, en somme d'organiser un
portrait détaillé
- sur le
plan physique : le personnage est solidement campé
dans un corps avec ses traits caractéristiques, choisis pour
le pittoresque mais aussi en fonction de détails
particuliers susceptibles de suggérer des traits
psychologiques (ainsi les personnages de Balzac);
- sur le plan moral : le romancier s'attache à
l'expression des sentiments, s'intéresse à leurs
manifestations extérieures (larmes, sourires, gestes
significatifs). Le caractère du personnage peut le situer en
individu particulier, voire le signaler comme un héros
d'exception; il peut au contraire faire de lui un simple
exemplaire d'une espèce sociale (cf. les employés chez
Balzac). [On pourra consulter une brève typologie du
personnage dans la page que nous consacrons aux différents
modèles
de héros.]
- sur le plan social : le personnage reflète un
milieu par ses vêtements, sa profession, son langage, son
idéologie (les personnages de Zola ou Balzac sont parfois de
simples exemplaires des milieux sociaux systématiquement
décrits dans leur entreprise réaliste). Il devient ainsi un
type (« Un type [...] est un personnage qui résume en
lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui
ressemblent plus ou moins, il est le modèle du genre »,
dit Balzac dans sa préface d'Une ténébreuse affaire).
"Le premier venu est plus intéressant que M. G. Flaubert
parce qu'il est plus général et par conséquent plus
typique", affirme aussi l'auteur de Madame
Bovary (correspondance, 5 décembre 1866). Ce type
peut aussi se hausser à la hauteur du mythe (la Carmen de
Mérimée).
Le personnage
peut encore être cerné par le truchement d'une caractérisation
implicite : il se révèle en effet au lecteur par ce
qu'il fait (actions, comportement) et par la façon dont il
agit (mimiques, gestes, apparaissant notamment dans les
incises du dialogue). Il peut encore se révéler à nous par
ce qu'il dit (vocabulaire, niveau de langue, teneur du
discours), voire par un objet qui lui appartient ou par un
lieu qui lui est coutumier (voyez notre
analyse de la description de la salle à manger de la
pension Vauquer dans Le Père Goriot de Balzac). Le
point de vue des autres personnages contribue de même à sa
caractérisation.
Flaubert,
Madame
Bovary
(1857)
Un
personnage peut être caractérisé par...
|
...
un objet :
[La casquette de Charles, au début du roman,
préfigure la balourdise et la médiocrité du
personnage.]
C'était une de ces coiffures d'ordre composite,
où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil,
du chapska, du chapeau rond, de la casquette de
loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres
choses, enfin, dont la laideur muette a des
profondeurs d'expression comme le visage d'un
imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle
commençait par trois boudins circulaires; puis
s'alternaient, séparés par une bande rouge, des
losanges de velours et de poil de lapin ; venait
ensuite une façon de sac qui se terminait par un
polygone cartonné, couvert d'une broderie en
soutache compliquée, et d'où pendait, au bout
d'un long cordon trop mince, un petit croisillon
de fils d'or en manière de gland. (I,1)
|
...
ou
son
discours :
[Le
pédantisme ampoulé du pharmacien Homais signale
sa bêtise satisfaite.]
Ah ! vous trouverez bien des préjugés à
combattre, monsieur Bovary; bien des entêtements
de la routine, où se heurteront quotidiennement
tous les efforts de votre science; car on a
recours encore aux neuvaines, aux reliques, au
curé, plutôt que de venir naturellement chez le
médecin ou chez le pharmacien. Le climat,
pourtant, n'est point, à vrai dire, mauvais, et
même nous comptons dans la commune quelques
nonagénaires. Le thermomètre (j'en ai fait les
observations) descend en hiver jusqu'à quatre
degrés, et, dans la forte saison, touche
vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce
qui nous donne vingt-quatre Réaumur au maximum,
ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit (mesure
anglaise), pas davantage ! - et, en effet, nous
sommes abrités des vents du nord par la forêt
d'Argueil d'une part, des vents d'ouest par la
côte Saint-Jean de l'autre; et cette chaleur,
cependant, qui à cause de la vapeur d'eau
dégagée par la rivière et la présence
considérable de bestiaux dans les prairies,
lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup
d'ammoniaque, c'est-à-dire azote, hydrogène et
oxygène (non, azote et hydrogène seulement), et
qui, pompant à elle l'humus de la terre,
confondant toutes ces émanations différentes,
les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire,
et se combinant de soi-même avec l'électricité
répandue dans l'atmosphère, lorsqu'il y en a,
pourrait à la longue, comme dans les pays
tropicaux, engendrer des miasmes insalubres, -
cette chaleur, dis-je, se trouve justement
tempérée du côté où elle vient, ou plutôt d'où
elle viendrait, c'est-à-dire du côté sud, par
les vents de sud-est, lesquels, s'étant
rafraîchis d'eux-mêmes en passant sur la Seine,
nous amènent quelquefois tout d'un coup, comme
des brises de Russie ! (II, 2)
|
Les éléments pertinents du portrait ne sont donc pas des
signes facilement localisables : ils parcourent l'ensemble
du récit. D'autre part, le personnage n'est jamais donné
comme une entité définitive : il évolue, se transforme,
parcourt un itinéraire d'apprentissage qui nous force à
recenser dans un roman tous les signes actifs et à
construire de nos propres armes une créature qui, pour une
bonne part, a échappé au romancier lui-même.
Une
polémique
:
Le
narrateur
peut choisir de présenter le personnage qu'il
a créé en revendiquant ses privilèges de
démiurge. C'est ce que François Mauriac
affirmait dans Le
Romancier
et ses personnages : «
Le romancier est, de tous les hommes, celui
qui ressemble le plus à Dieu. » Au
nom de la liberté, Jean-Paul Sartre réagit
vigoureusement : «
Monsieur Mauriac a écrit un jour que le
romancier était pour ses créatures comme Dieu
pour les siennes.[…] Ce qu'il dit sur ses
personnages est parole d'évangile.[…] Monsieur
Mauriac s'est préféré. Il a choisi la
toute-connaissance et la toute-puissance
divines. Mais un roman est écrit par un homme
pour des hommes. Au regard de Dieu, qui perce
les apparences sans s'y arrêter, il n'est
point de roman, il n'est point d'art, puisque
l'art vit d'apparences. Dieu n'est pas un
artiste; M. Mauriac non plus. » Ce
à quoi on pourrait ajouter ces mots de Claude
Roy : « On nous dit que le regard
du romancier parfait sur ses créatures, c'est
celui de Dieu. Mais il me semble que c'est
tout le contraire. Avec Dieu, tout finit par
des histoires de Jugement dernier.
L'omniscience conclut. Le regard de Tolstoï ou
de Tchékhov peut être infiniment pénétrant,
attentif, affectueux, patient. Mais jamais il
n'autorise à porter un jugement dernier. »
(Défense de la littérature).
|
« Le roman ne donne pas les choses, mais leurs
signes. [...] Cette matière épaisse que je
brasse, quand je lis Les Démons,
c'est ma propre attente, c'est mon temps. Car un
livre n'est rien qu'un petit tas de feuilles
sèches, ou alors une grande forme en mouvement :
la lecture. Ce mouvement, le romancier le capte,
le guide, l'infléchit, il en fait la substance
de ses personnages ; un roman, suite de
lectures, de petites vies parasitaires dont
chacune ne dure guère plus qu'une danse, se
gonfle et se nourrit avec le temps de ses
lecteurs. Mais pour que la durée de mes
impatiences, de mes ignorances, se laisse
attraper, modeler et présenter enfin à moi comme
la chair de ces créatures inventées, il faut que
le romancier sache l'attirer dans son piège, il
faut qu'il esquisse en creux dans son livre, au
moyen des signes dont il dispose, un temps
semblable au mien, où l'avenir n'est pas fait.
Si je soupçonne que les actions futures du héros
sont fixées à l'avance par l'hérédité, les
influences sociales ou quelque autre mécanisme,
mon temps reflue sur moi ; il ne reste plus que
moi, moi qui lis, moi qui dure, en face d'un
livre immobile. Voulez-vous que vos personnages
vivent ? Faites qu'ils soient libres. Il ne
s'agit pas de définir, encore moins d'expliquer
(dans un roman, les meilleures analyses
psychologiques sentent la mort), mais seulement
de présenter des passions et des actes
imprévisibles.
Ce que Rogojineva
faire, ni lui ni moi ne le savons; je sais qu'il
va revoir sa maîtresse coupable et pourtant je
ne puis deviner s'il se maîtrisera ou si l'excès
de sa colère le portera au meurtre : il est
libre. Je me glisse en lui et le voilà qui
s'attend avec mon attente, il a peur de lui en
moi; il vit. » Jean-Paul Sartre, Situations
I, (1947).
|
Les
techniques de caractérisation différent donc, exprimées
par le degré de focalisation
narrative et commandées par les choix idéologiques :
-
le narrateur, en focalisation 0, éclairera-t-il les
personnages de l'intérieur en expliquant tous leurs ressorts
psychologiques ? C'est le point de vue de Mauriac, lui-même
héritier de toute la tradition classique.
-
au contraire, en focalisation interne, restera-t-il fidèle
au mystère de la vie en respectant l'opacité des êtres et
l'étrangeté de leurs mobiles ? C'est la tendance qu'ont
prise les romanciers au détour du XIXème siècle, jusqu'au Nouveau
Roman.
Toutefois,
le débat ne s'est jamais réduit à des oppositions aussi
simples, car, quel que soit le mode dominant de présentation
du personnage, le romancier authentique reste devant lui
comme devant un être de chair, aussi dubitatif sur ses faits
et gestes, aussi déconcerté devant ses actes qu'on l'est
devant la conduite de quelqu'un que l'on croyait connaître.
Après lecture du texte suivant, réfléchissez au mode de
présentation du personnage :
|
Stendhal,
Le
Rouge et le Noir
(1830), I, 10.
[D'origine
modeste, Julien Sorel rêve d'aligner sa
destinée sur celle de son héros, Napoléon
Bonaparte. Engagé par le maire de Verrières,
M. de Rênal, en tant que précepteur, il vient
d'obtenir de lui une augmentation et un congé
de quelques heures.]
|
Julien prenait haleine un instant à l'ombre de
ces grandes roches, et puis se remettait à
monter. Bientôt par un étroit sentier à peine
marqué et qui sert seulement aux gardiens des
chèvres, il se trouva debout sur un roc immense
et bien sûr d'être séparé de tous les hommes.
Cette position physique le fit sourire, elle lui
peignait la position qu'il brûlait d'atteindre
au moral. L'air pur de ces montagnes élevées
communiqua la sérénité et même la joie à son
âme. Le maire de Verrières était bien toujours,
à ses yeux, le représentant de tous les riches
et de tous les insolents de la terre; mais
Julien sentait que la haine qui venait de
l'agiter, malgré la violence de ses mouvements,
n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de
voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié,
lui, son château, ses chiens, ses enfants et
toute sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais
comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi !
plus de cinquante écus par an ! un instant
auparavant je m'étais tiré du plus grand danger.
Voilà deux victoires en un jour; la seconde est
sans mérite, il faudrait en deviner le comment.
Mais à demain les pénibles recherches.
Julien, debout, sur son grand rocher,
regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août.
Les cigales chantaient dans le champ au-dessous
du rocher, quand elles se taisaient tout était
silence autour de lui. Il voyait à ses pieds
vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des
grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu
par lui, de temps à autre, décrivant en silence
ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait
machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements
tranquilles et puissants le frappaient, il
enviait cette force, il enviait cet isolement.
C'était la destinée de Napoléon,
serait-ce un jour la sienne ?
|
désignation : commentez le choix d'un
simple prénom.
caractérisation explicite :
- portrait physique : "prenait
haleine un instant". Est-il de
constitution robuste ?
- portrait moral : sérénité et joie accompagnent
la position de Julien debout sur son rocher. On
peut parler d'orgueil, mais notez le sourire
ironique, distance à l'égard de soi qui rend le
personnage plus complexe. On pourra remarquer
aussi son caractère emporté et impulsif : quels
en sont les signes ?
- portrait social : "bien sûr d'être
séparé de tous les hommes".
L'éloignement de Julien est présenté comme un
sentiment de revanche aux résonances nettement
politiques. Précisez-en les aspects.
caractérisation
implicite
:
- par le discours : le texte fait alterner
les discours direct et indirect libre. Délimitez
leur place. Par la focalisation interne et ce
monologue, la narration cerne davantage
l'introversion de Julien.
- par la métaphore : que vous rappelle l'oiseau
de proie ? Recensez les différentes valeurs
qu'il exprime.
fonction
narrative
: ce passage représente une pause dans
l'ascension de Julien, juste avant qu'il
n'entreprenne de conquérir Mme de Rênal. En quoi
peut-on y voir une anticipation romanesque ?
|
II.
Le système des personnages
Le
personnage de roman se définit dans un système de relations,
dans un jeu de forces dont il est l'élément moteur. On a
coutume de l'appeler héros (héroïne) lorsqu'il
occupe une place centrale dans le récit : ce sera le plus
souvent le premier nommé, le premier vu ou décrit, parfois
celui qui donne son titre au roman (personnage éponyme).
Mais le héros se définit ainsi uniquement d'après les
personnages secondaires, par contraste ou complémentarité
(cf. Don
Quichotte et Sancho Panza; Jacques
et son maître; Vautrin et Rastignac...). Ceci ne lui donne
aucune vertu particulière (on est parfois contraint de
parler d'antihéros). Il faut alors dissiper tout malentendu
avec cet héroïsme parfois problématique ! Dans ce but, la
critique moderne, à la suite d'A.J. Greimas, a préféré
analyser l'ensemble des personnages comme un système
dynamique d'actants où, par exemple, le
personnage pris pour référence à l'intérieur de ce système
est appelé sujet.
Ce
modèle actantiel organise ainsi les fonctions
assurées par les personnages en six classes d'actants :
|
- sujet
: le personnage qui accomplit l'action,
poursuit un but
- objet
: le but de l'action, ce que vise le sujet, sa
quête
- destinateur
: ce / celui (celle) qui détermine la tâche du
sujet, lui propose l'objet à atteindre
- destinataire
: ce / celui (celle) qui reçoit l'objet et
sanctionne le résultat de l'action
- adjuvant
: ce / celui (celle) qui aide le sujet dans
son action
- opposant:
ce / celui (celle) qui fait obstacle à
l'action du sujet.
|
Comme
pour tout modèle abstrait, il faudra savoir se méfier de
celui-ci dans son excessive simplification. Mais il peut
fournir un outil commode pour abolir d'inutiles analyses
psychologiques (un personnage est une psychologie
en action). Dès lors, l'utilisation de ces six
fonctions agissantes au sein d'un système de relations peut
se révéler fertile. Cela ne veut pas dire qu'à chaque
personnage corresponde une fonction fixée une fois pour
toutes : un même personnage peut exercer plusieurs
fonctions. De même, une fonction peut être exercée par
plusieurs personnages (ou par des forces qui ne sont pas des
personnages : une institution, un groupe, un élément, une
valeur sont aussi des actants). C'est la relation entre ces
fonctions qui fait progresser le récit.
Ce
modèle (ou schéma) actantiel ne doit pas cependant être
appliqué de façon mécanique : il doit surtout aider à lire
le récit comme une dynamique, et à y reconnaître des
constantes, des rôles-types.
Après lecture du texte suivant, examinez le modèle
actantiel :
Balzac,
Le
Père Goriot
(1835), IV, explicit
du roman.
[Eugène
de Rastignac, étudiant pauvre mais ambitieux,
assiste ici aux obsèques du père Goriot. Logé
comme lui à la pension Vauquer, ce vieillard
est mort sans que ses deux filles, pour
lesquelles il éprouve un amour passionné, se
soient déplacées à son chevet. Eugène a été le
témoin compatissant de cet abandon.]
|
Les deux prêtres, l'enfant de chœur et le bedeau
vinrent et donnèrent tout ce qu'on peut avoir
pour soixante-dix francs dans une époque où la
religion n'est pas assez riche pour prier
gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume,
le Libera, le De profundis. Le
service dura vingt minutes. Il n'y avait qu'une
seule voiture de deuil pour un prêtre et un
enfant de chœur, qui consentirent à recevoir
avec eux Eugène et Christophe.
- Il n'y a point de suite, dit le prêtre,
nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous
attarder, il est cinq heures et demie.
Cependant, au moment où le corps fut
placé dans le corbillard, deux voitures
armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud
et celle du baron de Nucingen,
se présentèrent et suivirent le convoi jusqu'au
Père-Lachaise. A six heures, le corps du père
Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de
laquelle étaient les gens de ses filles, qui
disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite
la courte prière due au bonhomme pour l'argent
de l'étudiant.
Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques
pelletées de terre sur la bière pour la cacher,
ils se relevèrent, et l'un d'eux, s'adressant à
Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène
fouilla dans sa poche et n'y trouva rien, il fut
forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce
fait, si léger en lui-même, détermina chez
Rastignac un accès d'horrible tristesse. Le jour
tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs,
il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière
larme de jeune homme, cette larme arrachée par
les saintes émotions d'un cœur pur, une de ces
larmes qui, de la terre où elles tombent,
rejaillissent jusque dans les cieux. Il se
croisa les bras, contempla les nuages et, le
voyant ainsi, Christophe le quitta.
Rastignac, resté seul, fit quelques pas
vers le haut du cimetière et vit Paris
tortueusement couché le long des deux rives de
la Seine, où commençaient à briller les
lumières. Ses yeux s'attachèrent presque
avidement entre la colonne de la place Vendôme
et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau
monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il
lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui
semblait par avance en pomper le miel, et dit
ces mots grandioses : - A nous deux maintenant !
Et pour premier acte de défi qu'il
portait à la société, Rastignac alla dîner chez
madame de Nucingen.
|
sujet
: Rastignac (Eugène, l'étudiant).
Sa position, son regard commandent la
description. C'est à lui que l'on
s'adresse, c'est lui que nous suivons, la
cérémonie terminée. Ses émotions,
contradictoirement enchaînées de la tristesse à
l'avidité, le situent en personnage
problématique à la fin de ce roman
d'apprentissage
objet
: la ville (Paris, cette ruche
bourdonnante, la société). Cet objet est
particulièrement matérialisé par les
personnifications de l'avant-dernier paragraphe
: la ville est tortueusement couchée comme une
courtisane; elle est une ruche dont Eugène est
avide de "pomper le miel". Le "beau monde" est
circonscrit dans un périmètre étroit qui
symbolise la nature de son ambition : après
s'être débarrassé de ses restes de sensibilité,
Rastignac lance en conquérant un défi
grandiloquent à la société dont il vient
d'apercevoir l'ignominie morale.
destinateur
: c'est ce constat même qui est à
l'origine de la quête de Rastignac. Les obsèques
sont réglées à la va-vite par un clergé pressé
et âpre au gain; les filles de Goriot ont
dépêché à leur place une voiture vide. L'actant
destinateur est donc ici une valeur morale :
Rastignac n'a plus d'illusions à se faire sur
une pareille société, que son regard identifie
désormais à une prostituée.
destinataire
:
c'est le sujet lui-même. Rastignac a bien
compris la leçon : réussir dans cette société ne
peut se faire qu'au prix du plus farouche
individualisme. C'est le sens de cette "dernière
larme" versée par le jeune homme sur la tombe
d'une victime. Rastignac rejoindra le camp des
vainqueurs en sacrifiant sa sensibilité.
adjuvant
: Rastignac est "resté seul". De manière
significative, Christophe, qui le secourt de
vingt sous, le quitte quand il le voit prendre
la pose arrogante du défi. Le loup ne peut être
que solitaire.
opposant
:
juché sur sa hauteur, Eugène mesure
l'adversaire à ses pieds et le toise avec
arrogance. Ses opposants seront aussi des alliés
méprisés, de simples marchepieds. Tel est le
sens de ce dîner aussitôt entrepris, comme
"premier acte de défi", chez Delphine de
Nucingen, l'une des filles de Goriot, et déjà
maîtresse d'Eugène.
|
III.
Personnage et société
Le
personnage romanesque s'inscrit dans un genre étroitement
lié à l'évolution des sociétés, notamment à leur évolution
économique. Problématique, le personnage n'est jamais
entièrement enfermé dans une identité mais se construit
progressivement au sein de la société qui l'entoure, même
s'il se voue à la solitude. « Le thème de tout roman,
écrit Alain, c'est le conflit d'un personnage romanesque
avec des choses et des hommes qu'il découvre en
perspective à mesure qu'il avance, qu'il connaît d'abord
mal, et qu'il ne comprend jamais tout à fait. » (Système
des beaux arts). Lucien Goldmann a pu ainsi écrire que
« la forme romanesque est la transposition sur le plan
littéraire de la vie quotidienne dans la société
individualiste née de la production pour le marché.» (Pour
une sociologie du roman). C'est pourquoi le personnage
romanesque est particulièrement fourmillant au XIXème
siècle, au moment où les valeurs d'usage (les valeurs
authentiques) deviennent progressivement des valeurs
d'échange. Il va en effet se définir essentiellement dans
ses rapports avec un groupe, une idéologie, et fournir des
attitudes exemplaires.
Ainsi si le roman de l'ère romantique (Stendhal,
Balzac, Hugo) met surtout en scène des personnages dont
l'idéalisme se heurte au cynisme des valeurs sociales, la
production romanesque de la seconde moitié du siècle
manifeste une intention réaliste : dès lors, le héros décalé
devient l'objet d'une entreprise de dérision (Flaubert)
tandis que de nouvelles figures incarnent les valeurs
montantes de la bourgeoisie d'affaires ou du prolétariat
(Maupassant, Zola).
C'est
pourquoi, au XIXème siècle, le personnage de roman,
cristallisant des postulations typiques de l'individu dans
la société marchande, devient un mythe. Le mot, bien
sûr, ne désigne pas ici une figure nimbée d'attributs
surnaturels ni même héroïques, mais un personnage capable de
signifier une attitude, une aspiration représentatives d'un
groupe tout entier à un moment de son histoire. Ces mythes
peuvent être dégradés sans doute, et exprimer même une
certaine médiocrité, mais c'est une des caractéristiques de
la création romanesque, par ses procédés de condensation, de
faire apparaître des archétypes particulièrement fertiles
dans l'imaginaire social.
L'explicit
de
Madame Bovary (ci-contre)
représente un bon exemple de dénouement romanesque
où le narrateur prétend être absent (Flaubert
revendiquait cette impassibilité,
qui se manifeste néanmoins par une ironie féroce
partout où peut se débusquer un discours figé par
les conventions.)
En examinant de plus près le passage, il est
aisé de mettre en doute cette absence par la
dimension mythologique qu'y prennent les
protagonistes :
Charles, le médiocre, y est caractérisé d'une
expression ambiguë et assassine : « [le médecin]
l'ouvrit et ne trouva rien. » Pourtant, mort
de chagrin, une mèche d'Emma à la main, Charles
meurt en héros romantique ! Mais cette régénération
vient trop tard.
Homais, le pharmacien d'Yonville, gagne sur tout le
monde. Reconnu, respecté, il fait triompher avec lui
les valeurs qu'il incarne, ce qui fait bien de lui
un mythe : un républicanisme étroit et sectaire, une
culture mal assimilée et complaisamment étalée, une
« langue de bois » avide de pouvoir et soucieuse de
respectabilité. Laconique, soigneusement dégagée du
paragraphe, la dernière phrase du roman est lourde
de sens : elle laisse à conclure sur les vertus
qu'entend récompenser la société bourgeoise.
|
[...]
Le lendemain, Charles alla s'asseoir sur le banc,
dans la tonnelle. Des jours passaient par le
treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs
ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel
était bleu, des cantharides bourdonnaient autour des
lis en fleur, et Charles suffoquait comme un
adolescent sous les vagues effluves amoureux qui
gonflaient son cœur chagrin.
A sept heures, la petite Berthe,
qui ne l'avait pas vu de toute l'après-midi, vint le
chercher pour dîner.
Il avait la tête renversée contre le mur, les
yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses
mains une longue mèche de cheveux noirs.
- Papa, viens donc ! dit-elle.
Et, croyant qu'il voulait jouer, elle le
poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort.
Trente-six heures après, sur la demande de
l'apothicaire, M. Canivet
accourut. Il l'ouvrit et ne trouva rien.
Quand tout fut vendu, il resta douze francs
soixante et quinze centimes qui servirent à payer le
voyage de mademoiselle Bovary chez sa grand-mère. La
bonne femme mourut dans l'année même; le père
Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui s'en
chargea. Elle est pauvre et l'envoie, pour gagner sa
vie, dans une filature de coton.
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se
sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant
M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il
fait une clientèle d'enfer; l'autorité le ménage et
l'opinion publique le protège.
Il vient de recevoir la croix d'honneur.
Flaubert,
Madame Bovary (1857), III, XI
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Voici trois extraits de romans célèbres. Étudiez comment
le narrateur transforme les personnages en mythes.
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Hugo,
Quatrevingt-treize
(1874), III, VII, VI
(explicit)
[Le
républicain Gauvain, idéaliste et généreux, a
favorisé l'évasion d'un royaliste dont le
courage l'avait touché (voir ici
ses débats de conscience). Il est condamné
à mort et va être exécuté. L'artisan de sa
condamnation est son ancien précepteur,
Cimourdain, qui représente un dogmatisme austère
et intransigeant.]
|
[...]
Gauvain arriva au pied de l'échafaud. Il y monta.
L'officier qui commandait les grenadiers l'y
suivit.
Il défit son épée et la remit à l'officier,
il ôta sa cravate et la remit au bourreau.
Il ressemblait à une vision. Jamais il
n'avait apparu plus beau. Sa chevelure brune
flottait au vent; on ne coupait pas les cheveux
alors. Son cou blanc faisait songer à une femme,
et son œil héroïque et souverain faisait songer à
un archange. Il était sur l'échafaud, rêveur. Ce
lieu-là aussi est un sommet. Gauvain y était
debout, superbe et tranquille. Le soleil,
l'enveloppant, le mettait comme dans une gloire.
Il fallait pourtant lier le patient. Le
bourreau vint, une corde à la main.
En ce moment-là, quand ils virent leur jeune
capitaine si décidément engagé sous le couteau,
les soldats n'y tinrent plus ; le cœur de ces gens
de guerre éclata. On entendit cette chose énorme,
le sanglot d'une armée. Une clameur s'éleva :
Grâce ! grâce ! [...]
Le bourreau s'arrêta, ne sachant plus que
faire.
Alors une voix brève et basse, et que tous
pourtant entendirent, tant elle était sinistre,
cria du haut de la tour :
- Force à la loi !
On reconnut l'accent inexorable. Cimourdain
avait parlé. L'armée frissonna.
Le bourreau n'hésita plus. Il s'approcha
tenant sa corde.
- Attendez, dit Gauvain.
Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de sa
main droite encore libre, un geste d'adieu, puis
se laissa lier.
Quand il fut lié, il dit au bourreau :
- Pardon. Un moment encore.
Et il cria :
- Vive la République !
On le coucha sur la bascule. Cette tête
charmante et fière s'emboîta dans l'infâme
collier. Le bourreau lui releva doucement les
cheveux, puis pressa le ressort; le triangle se
détacha et glissa lentement d'abord, puis
rapidement; on entendit un coup hideux...
Au même instant on en entendit un autre. Au
coup de hache répondit un coup de pistolet.
Cimourdain venait de saisir un des pistolets qu'il
avait à sa ceinture, et, au moment où la tête de
Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se
traversait le cœur d'une balle. Un flot de sang
lui sortit de la bouche, il tomba mort.
Et ces deux âmes, sœurs tragiques,
s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la
lumière de l'autre.
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Zola, L'Assommoir
(1877), VI
[Tournoi
à
la forge pour les yeux de Gervaise (il s'agit
de façonner un boulon). C'est au tour de
Goujet, après la performance exécrable de son
concurrent, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif.]
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Maupassant,
Bel-Ami
(1885), II, X
(explicit)
[Mariage
et
triomphe de Georges Duroi, qui, par son
opportunisme et l'avantage que son physique lui
a donné auprès des femmes, arrive au faîte des
honneurs et du pouvoir.] |
[...] C'était le tour de la Gueule-d'Or.
Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse
un regard plein de tendresse confiante. Puis, il
ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le
marteau de haut, à grandes volées régulières. Il
avait le jeu classique, correct, balancé et
souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait
pas un chahut de bastringue, les guibolles
emportées par-dessus les jupes; elle s'enlevait,
retombait en cadence, comme une dame noble,
l'air sérieux, conduisant quelque menuet ancien.
Les talons de Fifine tapaient la mesure,
gravement; et ils s'enfonçaient dans le fer
rouge, sur la tête du boulon, avec une science
réfléchie, d'abord écrasant le métal au milieu,
puis le modelant par une série de coups d'une
précision rythmée. Bien sûr, ce n'était pas de
l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les
veines, c'était du sang, du sang pur, qui
battait puissamment jusque dans son marteau, et
qui réglait la besogne. Un homme magnifique au
travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein
la grande flamme de la forge. Ses cheveux
courts, frisant sur son front bas, sa belle
barbe jaune, aux anneaux tombants s'allumaient,
lui éclairaient toute la figure de leurs fils
d'or, une vraie figure d'or, sans mentir. Avec
ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un
cou d'enfant ; une poitrine vaste, large à y
coucher une femme en travers ; des épaules et
des bras sculptés qui paraissaient copiés sur
ceux d'un géant, dans un musée. Quand il prenait
son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des
montagnes de chair roulant et durcissant sous la
peau ; ses épaules, sa poitrine, son cou
enflaient; il faisait de la clarté autour de
lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un
bon Dieu. Vingt fois déjà, il avait abattu
Fifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque
coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses
gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait :
vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine
continuait tranquillement ses révérences de
grande dame.
- Quel poseur ! murmura en ricanant
Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. [...]
Goujet comptait toujours.
- Et vingt-huit ! cria-t-il enfin, en
posant le marteau à terre. C'est fait, vous
pouvez voir.
La tête du boulon était polie, nette, sans
une bavure, un vrai travail de bijouterie, une
rondeur de bille faite au moule. Les ouvriers la
regardèrent en hochant le menton ; il n'y avait
pas à dire, c'était à se mettre à genoux devant.
Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, essaya bien de
blaguer; mais il barbota, il finit par retourner
à son enclume, le nez pincé.
|
Bel-Ami,
à genoux à côté de Suzanne,
avait baissé le front. Il se sentait en ce
moment presque croyant, presque religieux, plein
de reconnaissance pour la divinité qui l'avait
ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards.
Et sans savoir au juste à qui il s'adressait, il
la remerciait de son succès. [...]
Soudain il aperçut Mme de Marelle;
et le souvenir de tous les baisers qu'il lui
avait donnés, qu'elle lui avait rendus, le
souvenir de toutes leurs caresses, de ses
gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses
lèvres, lui fit passer dans le sang le désir
brusque de la reprendre. Elle était jolie,
élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs.
Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse,
tout de même.»
Elle s'approcha un peu timide, un peu
inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut
dans la sienne et la garda. Alors il sentit
l'appel discret de ses doigts de femme, la douce
pression qui pardonne et reprend. Et lui-même il
la serrait, cette petite main, comme pour dire :
« Je t'aime toujours, je suis à toi ! »
Leurs yeux se rencontrèrent, souriants,
brillants, pleins d'amour. Elle murmura de sa
voix gracieuse : « A bientôt, monsieur.»
Il répondit gaiement : « A bientôt,
madame. »
Et elle s'éloigna.
D'autres personnes se poussaient. La
foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin
elle s'éclaircit. Les derniers assistants
partirent. Georges reprit le bras de Suzanne
pour retraverser l'église.
Elle était pleine de monde, car chacun
avait regagné sa place, afin de les voir passer
ensemble. Il allait lentement, d'un pas calme,
la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie
ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa peau
courir de longs frissons, ces frissons froids
que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait
personne. Il ne pensait qu'à lui.
Lorsqu'il parvint sur le seuil, il
aperçut la foule amassée, une foule noire,
bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges
Du Roy.
Le peuple de Paris le contemplait et l'enviait.
Puis, relevant les yeux, il découvrit
là-bas, derrière la place de la Concorde, la
Chambre des députés. Et il lui sembla qu'il
allait faire un bond du portique de la Madeleine
au portique du Palais-Bourbon.
Il descendit avec lenteur les marches du
haut perron entre deux haies de spectateurs.
Mais il ne les voyait point ; sa pensée
maintenant revenait en arrière, et devant ses
yeux éblouis par l'éclatant soleil flottait
l'image de Mme de Marelle rajustant en face de
la glace les petits cheveux frisés de ses
tempes, toujours défaits au sortir du lit.
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Au
XXème siècle, si on peut au contraire parler de «
mort du personnage », c'est en vertu d'un rapport
de l'homme au monde qui n'est plus seulement problématique
mais intégralement tragique : devenues
opaques sous le regard d'une conscience
désassemblée, les choses ne présentent plus qu'un
versant énigmatique. Le personnage s'y dissout
selon des mécanismes qu'a bien perçus Bernard
Pingaud :
Il y a en effet deux façons d'éliminer le
personnage : l'une consiste à l'escamoter purement
et simplement, l'autre revient à lui demander de
se dévorer lui-même. Robbe-Grillet a choisi la
première voie, Beckett la seconde. Mais ces deux
voies finalement se rejoignent, et si l'invisible
narrateur de La Jalousie se décidait
enfin à paraître et à prendre la parole, son
discours ne serait sans doute pas très différent
de celui du monstre protéiforme que Beckett met en
scène dans L'Innommable. Dans le roman
de l'escamotage, le monde extérieur gagne en
importance ce que l'homme a perdu. Il est dur,
solide, coupant. On n'y pénètre pas, on s'y
heurte; on ne l'apprivoise pas, on le regarde. Ce
ne sont plus les choses qui appartiennent aux
personnages, c'est le personnage qui appartient
aux choses : il s'efface devant elles. Dans les
romans de la dévoration, le monde extérieur,
englouti, brisé, devenu prétexte à la rumination
d'une conscience qui ne trouve pas plus d'appui
au-dehors qu'en elle-même, s'effondre et entraîne
dans sa chute le personnage désormais incapable de
se définir par rapport à lui.
Bernard Pingaud (« L'École du refus », Esprit,
juillet-août 1958).
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culturels).
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