LE
MONOLOGUE DÉLIBÉRATIF : dilemmes |
Quel champ de bataille que l'homme !
Victor Hugo
e genre délibératif
correspond à l'une des trois subdivisions de l'éloquence antique : il s'agit
toujours dans ce type de discours d'exposer devant une assemblée des arguments
contradictoires dans la recherche d'une solution.
Nous en proposons ci-dessous cinq exemples, mais, ici, la confrontation des
thèses, inscrite dans les enjeux d'une uvre littéraire, se développe dans la
conscience d'un individu : confronté à une situation dont toutes les issues lui sont
dommageables, le personnage mène un véritable débat intérieur avant de décider du
parti à prendre. Nous vous proposons d'observer les formes de chacun de ces monologues de
roman ou de théâtre avant de vous inviter à un travail d'écriture :
Texte 1
François RABELAIS, Pantagruel (1532), chapitre 3.
(orthographe modernisée)
DU DEUIL QUE MENA
GARGANTUA A LA MORT DE SA FEMME BADEBEC
Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe? Ce
fut Gargantua son père. Car, voyant d'un côté sa femme Badebec morte, et de l'autre son
fils Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne savait que dire ni que faire, et le doute
qui troublait son entendement était à savoir s'il devait pleurer pour le deuil de sa
femme, ou rire pour la joie de son fils. D'un côté et d'autre, il avait arguments
sophistiques qui le suffoquaient car il les
faisait très bien in modo et figura, mais il ne les pouvait souldre, et par ce moyen, demeurait
empêtré comme la souris empeigée, ou un milan pris au
lacet.
« Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est
morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde. Jamais je ne la verrai,
jamais je n'en recouvrerai une telle : ce m'est une perte inestimable. O mon Dieu que
t'avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n'envoyas-tu la mort à moi premier qu'à elle ? car vivre sans elle ne
m'est que languir. Ha ! Badebec, ma mignonne, m'amie mon petit con (toutefois elle
en avait bien trois arpents et deux sexterées), ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne
te verrai. Ha ! pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame
très aimée ! Ha, fausse mort, tant tu m'es malivole, tant tu m'es outrageuse, de me
tollir celle à laquelle immortalité appartenait de
droit ! »
Et, ce disant, pleurait comme une vache; mais tout soudain riait comme un veau,
quand Pantagruel lui venait en mémoire.
« Ho, mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli et
tant je suis tenu à Dieu de ce qu'il m'a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant
tant joli. Ho, ho, ho, ho ! que je suis aise ! Buvons, ho ! laissons toute mélancolie !
Apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu,
allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur
ce qu'ils demandent ! Tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les
commères. »
Ce disant, ouït la litanie et les Mementos des prêtres qui portaient sa
femme en terre, dont laissa son bon propos, et tout soudain fut ravi ailleurs,
disant :
« Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche, je ne
suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrai prendre quelque
fièvre; me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire
davantage ! Ma femme est morte, et bien, par Dieu ! (da jurandi), je ne la
ressusciterai pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si
mieux n'est; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de
nos misères et calamités. Autant nous en pend à l'il. Dieu garde le demeurant ! Il me faut
penser d'en trouver une autre. |
PERSPECTIVES
Pour ce premier document, nous suivons une démarche qui restera valable pour
les autres :
- Il convient d'abord de déterminer quelle est la cause du
dilemme (et son référent moral), puis de cerner précisément les deux branches de l'alternative qui divise le
personnage : la mort de sa femme Badebec incline Gargantua aux larmes cependant que la
naissance de son fils le comble de joie. Plus que d'un parti à prendre par la raison, il
s'agit donc pour lui de se déterminer entre deux réactions naturelles qui ressortissent
au sentiment plus qu'à la morale.
- Il nous faut ensuite observer l'organisation du texte,
de laquelle on peut attendre beaucoup de rigueur, puisque le monologue délibératif
s'emploie à examiner tour à tour les données du problème avant de choisir une issue :
- les deux solutions contradictoires se trouvent en effet mises en
parallèle : un paragraphe entier est consacré à chacune d'elles, où le discours
direct nous confronte à des lamentations puis à des exclamations de joie. Ce discours
signale la spontanéité du personnage, tout entier livré à ses émotions. On repérera
dans ces paragraphes le réseau des oppositions lexicales qui mélange comiquement les
niveaux de langue et les registres.
- l'élément déclencheur de la décision : nous constatons qu'il
intervient après que Gargantua a entendu les prières des prêtres ("et tout
soudain fut ravi ailleurs"). Ce sursaut se manifeste immédiatement par un
discours beaucoup plus rationnel dans lequel, posément, Gargantua se convainc de
l'inutilité de ses larmes. Les futurs simples, les cadences désormais plus régulières
de la phrase nous en avisent.
- la solution choisie : elle est conforme ici à l'épicurisme
rabelaisien ("il vaut mieux pleurer moins et boire davantage") et à la
tonalité générale du roman (l'étymologie fantaisiste du nom Pantagruel donnerait à
peu près : celui qui a toutes les soifs).
- Il importe enfin de proposer une interprétation : sous l'agrément du récit et la bonhomie du personnage, pris "au
lacet" dans deux manifestations naturelles contradictoires, il faudra faire attention
à la part occupée par la satire. Elle est d'abord dirigée contre les « arguments
sophistiques » de la scolastique médiévale. Gargantua parvient à résoudre son
problème sans leur aide, en puisant simplement dans son bon sens, et choisit ce qu'on
doit à la vie contre la dangereuse stérilité du deuil. La satire prend aussi la
religion pour cible : car c'est au moment où le deuil est pris en charge par l'Église dans
ses formes les plus convenues que Gargantua décide de l'attitude à prendre, dans un sens
radicalement inverse. Comme toujours chez
Rabelais, c'est donc la Nature qui triomphe, et
la force de la vie. Mais c'est aussi le libre choix de soi-même, dont la Dive Bouteille,
à la fin du Cinquième Livre, prononcera l'oracle : "Trinch ! Soyez
vous-même interprètes de votre entreprise."
Texte 2
Pierre CORNEILLE, Le Cid, (1637), I, VI. [L'intrigue du Cid est bien connue : giflé par don
Gormas, père de Chimène, don Diègue a demandé à son fils Rodrigue de le venger. Mais
les deux jeunes gens s'aiment. Dans ces stances célèbres (le mot est issu du latin
"stare", s'arrêter), Rodrigue exprime une hésitation dont il se reprendra bien
vite, "honteux d'avoir tant balancé".]
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Percé
jusques au fond du cur
Dune atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur dune juste querelle,
Et malheureux objet dune injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
O Dieu ! létrange peine !
En cet affront mon père est loffensé,
Et loffenseur le père de Chimène !
Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour sintéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse;
Lun manime le cur, lautre retient mon bras.
Réduit au triste choix, ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
O Dieu ! létrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?
Père, maîtresse,
honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie :
Lun me rend malheureux, lautre indigne du jour.
Cher et cruel espoir dune âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer, qui causes ma peine,
Mes-tu donné pour venger mon honneur ?
Mes-tu donné pour perdre ma Chimène ? |
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Il
vaut mieux courir au trépas;
Je dois à ma maîtresse aussi bien quà mon père :
Jattire en me vengeant sa haine et sa colère,
Jattire ses mépris en ne me vengeant pas.
A mon plus doux espoir lun me rend infidèle,
Et lautre indigne
delle;
Mon mal augmente à le vouloir guérir,
Tout redouble ma peine :
Allons, mon âme, et puisquil faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que lEspagne impute à ma mémoire
Davoir mal soutenu lhonneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
Nécoutons plus ce penser suborneur
Qui ne sert quà ma peine :
Allons, mon bras, sauvons du moins lhonneur,
Puisquaprès tout il faut perdre Chimène.
Oui,
mon esprit sétait déçu :
Je dois tout à mon père avant quà ma maîtresse;
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur, comme je lai reçu.
Je maccuse déjà de trop de négligence.
Courons à la vengeance,
Et, tout honteux davoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisquaujourdhui mon père est offensé,
Si loffenseur est père de Chimène ! |
PERSPECTIVES
En vous
aidant de la démarche que nous avons suivie pour le texte 1, précisez la situation et
les étapes de ce monologue. Vous pourrez montrer comment le registre pathétique de la première partie du texte (trois premières
strophes) disparaît dans la seconde pour exprimer le sursaut de cette « âme égarée »
et qu'alors un autre système d'énonciation le remplace. Lequel ? observez, par exemple,
la disparition des interrogations, la multiplication des injonctions, qui marquent une
victoire contre soi-même.
Quel est notamment l'élément déclencheur, capable d'expliquer qu'après avoir
affirmé : Je dois à ma maîtresse aussi bien
quà mon père, Rodrigue finisse par inverser la proposition : Je dois tout à mon père avant quà ma maîtresse ?
Loin de la
bonhomie du texte 1, cette tirade offre un exemple de ce qu'on a justement appelé un
"problème cornélien" : de fait, le théâtre de Corneille est familier de ce
genre de situations (Cinna, Horace, Polyeucte...), l'héroïsme
consistant pour lui à vaincre ses passions et à satisfaire à un idéal moral propre à
une classe et à une lignée (l'honneur du généreux, cette « âme bien née »
dont s'est targué Rodrigue devant son adversaire).
Vous pourrez, ci-dessous, prendre connaissance d'un monologue célèbre
de Cinna : pour vous aider dans le repérage des différentes étapes de ce
débat intérieur, nous les avons marquées du signe . A quoi correspondent-elles ? Quelle est la tournure syntaxique
dominante de la première partie du texte ? De la seconde ? Que marque ce changement ?
Document
annexe
Pierre CORNEILLE, Cinna, (1640), IV, II.
[L'empereur
Octave-Auguste a eu vent d'une conjuration où sont impliqués Cinna et des membres
de sa famille. Faut-il punir ? Mais déjà tout ce sang sur son règne... Auguste choisira
le pardon, au terme d'un combat héroïque contre lui-même : "Je suis maître de moi
comme de l'univers".]
Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te
plaindre.
Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d'Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d'un
temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau :
Et puis ose accuser le destin d'injustice
Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice,
Et que, par ton exemple à ta perte guidés,
Ils violent des droits que tu n'as pas gardés !
Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise :
Quitte ta dignité comme tu l'as acquise;
Rends un sang infidèle à l'infidélité,
Et souffre des ingrats après l'avoir été.
Mais que mon jugement au besoin
m'abandonne !
Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne,
Toi, dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève pour l'abattre un trône illégitime,
Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,
S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'État ?
Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre !
Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre !
Non, non, je me trahis moi-même d'y penser :
Qui pardonne aisément invite à l'offenser;
Punissons l'assassin, proscrivons les complices. |
Mais quoi ! toujours du sang, et toujours des supplices !
Ma cruauté se lasse et ne peut s'arrêter;
Je veux me faire craindre et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile :
Une tête coupée en fait renaître mille,
Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.
Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute;
Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute;
Meurs; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort,
Si tant de gens de cur font des vux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s'intéresse;
Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir;
Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre, ou mourir.
La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste
Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste.
Meurs, mais quitte du moins la
vie avec éclat,
Éteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat,
A toi-même en mourant immole ce perfide;
Contentant ses désirs, punis son parricide;
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,
En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas :
Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine;
Et si Rome nous hait triomphons de sa haine.
O Romains ! ô vengeance ! ô pouvoir absolu !
O rigoureux combat d'un cur irrésolu
Qui fuit en même temps tout ce qu'il se propose !
D'un prince malheureux ordonnez quelque chose.
Qui des deux dois-je suivre, et duquel m'éloigner ?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner. |
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Texte 3
Jean RACINE, Andromaque
(1667), V, I.
[Amoureuse de Pyrrhus, Hermione se voit
supplantée par Andromaque dans le cœur de celui-ci. Furieuse, elle a chargé
Oreste de le tuer. Mais, alors que le mariage de Pyrrhus et d'Andromaque est
près d'être célébré, elle semble encore hésiter.]
|
Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je
faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah ! Ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?
Le cruel ! De quel il il m'a congédiée !
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée.
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ! Et, pour comble d'ennui,
Mon cur, mon lâche cur s'intéresse pour lui.
Je tremble au seul penser du coup qui le menace,
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce.
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage ;
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit que, toujours faible et d'un cur incertain, |
Je parerai d'un bras les coups de l'autre
main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées.
Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l'ingrat ! cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu'il meure, puisqu'enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir.
A le vouloir ? Hé quoi ! C'est donc moi qui l'ordonne ?
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione ?
Ce prince, dont mon cur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
A qui même en secret je m'étais destinée
Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée,
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États,
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L'assassiner, le perdre ? Ah ! Devant qu'il expire... |
PERSPECTIVES
Le genre
délibératif est inductif : les arguments naissent d'une situation vécue comme
insupportable et se construisent patiemment à l'aide d'un examen raisonné (ou qui
s'efforce de l'être) de toutes les conditions qui l'ont créée, comme des conséquences
diverses qui pourraient résulter de tel ou tel choix. Avec Racine, ce schéma se désorganise, car l'impératif moral, auquel le
héros cornélien devait toute son énergie et ses sacrifices, disparaît : il ne reste
plus alors que l'orgueil et la passion. Montrez que ce sont bien ces deux ressorts qui
marquent les différentes étapes du monologue d'Hermione.
Il est donc plus difficile ici de segmenter le discours en unités claires et
progressives. Le désarroi du personnage s'exprime par des sautes incessantes d'une humeur
à une autre, qui tiennent déjà de la fureur, et manifestent, de manière quasi
pathologique, l'empire de la passion. Les interrogatives et les exclamatives, fort
abondantes, le rythme souvent haché des alexandrins, contribuent à peindre les
atermoiements d'une femme amoureuse et blessée, en proie à l'égarement, forme extrême de la dubitation.
Il n'y a pas ici de prise de décision, Hermione étant interrompue par Cléone, sa
suivante. Mais, lorsqu'elle aura enfin contre Pyrrhus armé le bras d'Oreste, elle
reprochera à celui-ci d'avoir accompli son geste :
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cur démentait ma bouche à tous moments ?
(V,3)
En rassemblant vos
remarques précédentes, montrez qu'en effet ici « la bouche est démentie par le cur ».
Texte
4
Victor HUGO, Les Misérables (1862), I, VII, 3. [L'ancien bagnard Jean
Valjean est devenu l'honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer. Mais il apprend
un jour qu'un certain Champmathieu, qu'on a pris pour lui, va comparaître aux Assises. Au
terme de ce débat intérieur dont nous donnons ici un extrait, véritable « tempête
sous un crâne », Valjean ira se dénoncer.]
|
|
Il
reculait maintenant avec une égale épouvante devant les deux résolutions
qu'il avait prises tour à tour. Les deux idées qui le conseillaient lui
paraissaient aussi funestes l'une que l'autre. – Quelle fatalité ! quelle
rencontre que ce Champmathieu pris pour lui ! Être précipité
justement par le moyen que la providence paraissait d'abord avoir employé pour l'affermir
!
Il y eut un moment où il considéra l'avenir. Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer
! Il envisagea avec un immense désespoir tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il
faudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu à cette existence si bonne, si pure, si
radieuse, à ce respect de tous, à l'honneur, à la liberté ! Il n'irait plus se
promener dans les champs, il n'entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne
ferait plus l'aumône aux petits enfants ! Il ne sentirait plus la douceur des regards de
reconnaissance et d'amour fixés sur lui ! Il quitterait cette maison qu'il avait bâtie,
cette chambre, cette petite chambre ! Tout lui paraissait charmant à cette petite table
de bois blanc ! Sa vieille portière, la seule servante qu'il eût, ne lui monterait plus
son café le matin. Grand Dieu ! au lieu de tout cela, la chiourme, le carcan, la veste
rouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp, toutes ces horreurs
connues ! A son âge, après avoir été ce qu'il était! Si encore il était jeune! Mais,
vieux, être tutoyé par le premier venu, être fouillé par le garde-chiourme, recevoir
le coup de bâton de l'argousin ! avoir les pieds nus dans des souliers ferrés ! tendre
matin et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille! subir la curiosité des étrangers auxquels on dirait : Celui-là,
c'est le fameux Jean Valjean, qui a été maire à Montreuil-sur-Mer ! Le soir,
ruisselant de sueur, accablé de lassitude, le bonnet vertsur les yeux, remonter deux à deux, sous le fouet du sergent, l'escalier-échelle du
bagne flottant! Oh ! quelle misère ! La destinée peut-elle donc être méchante comme un être
intelligent et devenir monstrueuse comme le cur humain !
Et, quoi qu'il fît, il retombait toujours sur ce poignant dilemme qui était au
fond de sa rêverie : – rester dans le paradis, et y devenir démon ! rentrer dans
l'enfer, et y devenir ange ! [...]
A de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour
ressaisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière fois, et
définitivement, le problème sur lequel il était en quelque sorte tombé d'épuisement.
Faut-il se dénoncer ? Faut-il se taire ? – Il ne réussissait à rien voir de distinct.
Les vagues aspects de tous les raisonnements ébauchés par sa rêverie tremblaient et se
dissipaient l'un après l'autre en fumée. Seulement il sentait que, à quelque parti
qu'il s'arrêtât, nécessairement, et sans qu'il fût possible d'y échapper, quelque
chose de lui allait mourir; qu'il entrait dans un sépulcre à droite comme à gauche;
qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu. |
PERSPECTIVES
Ici encore, le débat
intérieur tient du vertige, dont les exclamatives du discours indirect libre rendent
compte : l'alternative où le personnage est enfermé génère une succession d'images
plus que d'arguments ( ces "vagues aspects de tous les raisonnements
ébauchés par sa rêverie"). Montrez, en les relevant et en les
opposant terme à terme, que c'est par un réseau d'images antithétiques (oxymores,
parallélismes, antithèses) que le personnage exprime son déchirement.
De même, le mélange du registre réaliste et d'un
certain onirisme contribue à décrire l'état psychologique de Jean Valjean.
Caractérisez ces deux registres à l'aide d'exemples lexicaux et syntaxiques.
L'extrait que nous proposons enfin ci-dessous témoigne de la prédilection
de Hugo pour le monologue délibératif : son œuvre romanesque est en effet
traversée de consciences en mouvement, saisies par l'exigence de la vraie
justice. Car la grandeur de l'humanité tient moins à la force de ses choix
qu'à tout ce qui peut les faire vaciller.
Document
annexe
Victor Hugo,
Quatrevingt-treize, (1874),
III, VI.
[Le marquis de Lantenac, un des chefs de la contre-révolution vendéenne, a
sauvé d'un incendie les trois enfants de Michelle Fléchard, cantinière
pourtant de l'armée révolutionnaire. Par ce geste il a ralenti sa fuite et
s'est fait arrêter. La nuit suivante, le jeune commandant Gauvain, au service
de la Révolution, livre avec sa conscience un long combat intérieur : le sort
de la France exige l'exécution de Lantenac, mais, en sacrifiant sa cause et sa
vie pour trois enfants, celui-ci est "entré dans l'humanité".]
Gauvain subissait un interrogatoire.
Il comparaissait devant quelqu'un.
Devant quelqu'un de redoutable.
Sa conscience.
Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides,
ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus
irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté.
Il y a des tremblements d'âme.
Plus il réfléchissait à ce qu'il venait de voir, plus il était bouleversé.
Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l'absolu. Un absolu
supérieur venait de se révéler.
Au-dessus de l'absolu révolutionnaire, il y a l'absolu humain. [...]
Tout homme a une base ; un ébranlement à cette base cause un trouble
profond ; Gauvain sentait ce trouble.
Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la
vérité. Préciser une telle situation n'était pas facile ; rien de plus
malaisé ; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait
faire le total ; faire l'addition de la destinée, quel vertige ! il
l'essayait ; il tâchait de se rendre compte ; il s'efforçait de rassembler
ses idées, de discipliner les résistances qu'il sentait en lui, et de
récapituler les faits.
Il se les exposait à lui-même.
A qui n'est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s'interroger, dans
une circonstance suprême, sur l'itinéraire à suivre, soit pour avancer,
soit pour reculer ?
Gauvain venait d'assister à un prodige.
En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste.
Le combat du bien contre le mal.
Un cœur effrayant venait d'être vaincu.
Étant donné l'homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence,
l'erreur, l'aveuglement, l'opiniâtreté malsaine, l'orgueil, l'égoïsme,
Gauvain venait de voir un miracle.
La victoire de l'humanité sur l'homme.
L'humanité avait vaincu l'inhumain.
Et par quel moyen ? de quelle façon ? comment avait-elle terrassé un
colosse de colère et de haine ? quelles armes avait-elle employées ?
quelle machine de guerre ? le berceau.
Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale,
en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les
vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à
l'heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses
ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée
est si funèbre qu'on ne sait plus où est le juste, où est l'honnête, où
est le vrai ; brusquement, l'Inconnu, l'avertisseur mystérieux des âmes,
venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs
humaines, la grande lueur éternelle.
Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les
profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu.
Subitement la force des faibles était intervenue. [...]
Et l'on pouvait dire : Non, la guerre civile n'existe pas, la barbarie
n'existe pas, la haine n'existe pas, le crime n'existe pas, les ténèbres
n'existent pas ; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore,
l'enfance.
Jamais, dans aucun combat, Satan n'avait été plus visible, ni Dieu.
Ce combat avait eu pour arène une conscience.
La conscience de Lantenac.
Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être,
dans une autre conscience.
La conscience de Gauvain.
Quel champ de bataille que l'homme !
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Réflexion : On observera peut-être qu'au fil de
nos six
documents, la décision se fait plus difficile, l'organisation des deux termes de
l'alternative plus complexe et confuse. Faut-il y voir un indice de la dissolution de cet
édifice collectif des valeurs morales, qui rend par exemple le héros cornélien plus
héroïque d'obéir à ces codes ? Mais que l'individu soit désormais davantage rendu à
lui-même et sommé d'être libre ne génère-t-il pas une autre sorte d'héroïsme ?
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Écriture d'invention : à l'issue d'un corpus de cette
sorte, l'examen vous demanderait sans doute de rédiger votre propre production en tenant
compte de vos observations de structure et de forme. Pourquoi en effet ne pas s'y essayer,
sur un sujet de votre choix ou sur une proposition de ce genre :
Au moment où il va faire sauter le pont sur lequel s'engage une colonne de
blindés ennemis, un franc-tireur s'aperçoit qu'un groupe d'enfants s'y
engage aussi de l'autre côté. Que fera-t-il ? Rédigez le monologue
délibératif qui précéderait de quelques secondes sa
décision.
Vous pourrez consulter l'extrait de la pièce de Camus Les Justes où semblable conflit intérieur s'est emparé du personnage de Kaliayev.
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