Le
personnage de roman (II)
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Objet
d'étude :
Le
roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle.
Parcours
:
Individu, morale et société
Le personnage de roman.
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Dissertations
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Réfléchissant
sur le roman, Albert Camus conclut :
« Voici donc un monde imaginaire, mais créé par la
correction de celui-ci, un monde où la douleur peut,
si elle le veut, durer jusqu'à la mort, où les
passions ne sont jamais distraites, où les êtres
sont livrés à l'idée fixe et toujours présents les
uns aux autres. L'homme s'y donne enfin à lui-même
la forme et la limite apaisante qu'il poursuit en
vain dans sa condition. Le roman fabrique du destin
sur mesure. C'est ainsi qu'il concurrence la
création et qu'il triomphe, provisoirement, de la
mort. » (L'Homme
révolté
, 1951)
Vous commenterez et discuterez ce texte à la
lumière de vos lectures.
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Mise en place du
sujet :
« Quel
roman que ma vie » aurait dit Napoléon à Sainte-Hélène... Le
roman, en effet, pourrait reconnaître pour sien ce
personnage dont l'ascension et la chute fulgurantes ont
inscrit le mythe dans l'Histoire. Monde clos, dont les
ficelles sont manipulées par un créateur démiurge, le roman
déploie en effet des personnages qui ne sont pas, comme
nous, englués dans l'arbitraire ni voués à des hasards
dérisoires. Pour Camus, l'intérêt du roman se rattache à la
façon dont l'homme se sent situé et déterminé sur la terre.
Les gens voudraient rester fidèles à leurs douleurs et à
leurs passions, mais des "distractions" surviennent, et ils
se laissent entraîner, à leur honte secrète, là où les
nécessités de l'existence les détournent de leur monde
intérieur. A cette versatilité, reflet de l'incohérence
générale du monde, le roman semble opposer la fidélité à
soi, la permanence. Camus donne lui-même dans L'Homme
révolté des exemples de cette fabrication par le
roman d'un destin cohérent où l'homme trouve une unité :
Qu'est-ce
que le roman, en effet, sinon cet univers où
l'action trouve sa forme, où les mots de la fin
sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où
toute vie prend le visage du destin. Le monde
romanesque n'est que la correction de ce
monde-ci, suivant le désir profond de l'homme.
Car il s'agit bien du même monde. La souffrance
est la même, le mensonge et l'amour. Les héros
ont notre langage, nos faiblesses, nos forces.
Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant
que le nôtre. Mais eux, du moins, courent
jusqu'au bout de leur destin, et il n'est même
jamais de si bouleversants héros que ceux qui
vont jusqu'à l'extrémité de leur passion. [...]
C'est ici que nous perdons leur mesure, car ils
finissent alors ce que nous n'achevons jamais.
Mme de La Fayette a tiré La
Princesse de Clèves de la plus frémissante
des expériences. Elle est sans doute Mme de
Clèves, et pourtant elle ne l'est point. Où est
la différence? La différence est que Mme de La
Fayette n'est pas entrée au couvent et que
personne autour d'elle ne s'est éteint de
désespoir. Nul doute qu'elle ait connu au moins
les instants déchirants de cet amour sans égal.
Mais il n'a pas eu de point final, elle lui a
survécu, elle l'a prolongé en cessant de le
vivre, et enfin personne, ni elle-même, n'en
aurait connu le dessin si elle ne lui avait
donné la courbe nue d'un langage sans défaut. Il
n'est pas non plus d'histoire plus romanesque et
plus belle que celle de Sophie Tonska et de
Casimir dans Les Pléiades de Gobineau.
Sophie, femme sensible et belle, qui fait
comprendre la confession de Stendhal, « il n'y a
que les femmes à grand caractère qui puissent me
rendre heureux », force Casimir à lui avouer son
amour. Habituée à être aimée, elle s'impatiente
devant celui-ci qui la voit tous les jours et
qui ne s'est pourtant jamais départi d'un calme
irritant. Casimir avoue son amour, en effet,
mais sur le ton d'un exposé juridique. Il l'a
étudiée, la connaît autant qu'il se connaît, est
assuré que cet amour, sans lequel il ne peut
vivre, n'a pas d'avenir. Il a donc décidé de lui
dire à la fois cet amour et sa vanité, de lui
faire donation de sa fortune — elle est riche et
ce geste est sans conséquences — à charge pour
elle de lui servir une très modeste pension, qui
lui permette de s'installer dans le faubourg
d'une ville choisie au hasard (ce sera Vilna),
et d'y attendre la mort, dans la pauvreté.
[...] Après s'être montrée indignée, puis
troublée, puis mélancolique, Sophie acceptera;
tout se déroulera comme Casimir l'avait prévu.
Il mourra, à Vilna, de sa passion triste. Le
romanesque a ainsi sa logique. Une belle
histoire ne va pas sans cette continuité
imperturbable qui n'est jamais dans les
situations vécues, mais qu'on trouve dans la
démarche de la rêverie, à partir de la réalité.
Si Gobineau était allé à Vilna, il s'y serait
ennuyé et en serait revenu, ou y aurait trouvé
ses aises. Mais Casimir ne connaît pas les
envies de changer et les matins de guérison. Il
va jusqu'au bout [...].
Albert
CAMUS, "Roman et révolte" in L'Homme
révolté
(1951).
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Problématique
:
C'est avant tout de l'organisation du roman qu'il
s'agit ici. La façon dont se rencontrent les personnages,
dont se conviennent les décors et les êtres, dont les
événements de la vie personnelle s'inscrivent dans les
événements de la vie publique, dont s'achèvent surtout les
chapitres, les existences, l'histoire elle-même, voilà ce
qui constitue, à l'intérieur d'un roman, l'image du destin.
Ce mot est commode pour désigner une existence dont on
connaît le but, qui pourrait se résumer en un mot, mais il y
a évidemment quelque chose de trompeur dans cette correction
que le roman inflige à la vie, et déjà au XVIIème siècle ce
"mensonge" des romans était un des griefs que l'on avait
contre eux. Camus, ici, reprend indirectement cette critique
en constatant que le roman ne décrit qu'une réconciliation
superficielle de l'homme avec sa condition. On peut même se
demander si une interprétation de l'histoire de la
civilisation occidentale ne se profile pas derrière ces
lignes : à l'échec de l'entreprise philosophique qui, de
Descartes à l'Encyclopédie, a mobilisé les esprits,
succéderait le triomphe du roman. La philosophie laissait
entrevoir le gouffre de l'absurde : le roman vient rassurer,
au prix d'une duperie.
Le libellé du sujet nous invite à adopter
une démarche dialectique : on montrera que dans le roman
traditionnel, malgré tous les artifices d'arrangement
qu'évoque Camus, le sentiment de l'absurde peut apparaître.
On pourra souligner que le roman constitue aussi un
instrument de recherche capable de libérer le lecteur au
lieu de l'enfermer dans l'illusion d'un ordre.
➽
Le roman n'est-il propre qu'à fabriquer du "destin sur
mesure" ?
Plan:
I. La
conception du roman que vise Camus est fondée sur une
organisation concertée du destin des personnages :
— la rencontre
est un des grands thèmes du roman. Quoi de plus passionnant
en effet que le type de méditation qu'inspire cette
circonstance, qu'on la croie ou non le fruit du hasard ?
Tous les romans en donnent des exemples, parce que toute
existence doit à ses rencontres de s'être infléchie comme
ceci plutôt que comme cela. Dans le roman, ce hasard est
toujours providentiel, puisque le romancier l'a agencé selon
ses desseins, dans la voie qu'il entend faire suivre à ses
personnages pour aller au bout d'eux-mêmes (voir les
remarques du narrateur dans La
Nausée de Jean-Paul Sartre) :
«
Car un personnage de roman, c'est n'importe qui dans la rue, c'est un homme, une femme quelconque. Nous avons tous, tant que nous sommes, tous les instincts de l'humanité en nous. Mais ces instincts, nous en réfrénons tout au moins une partie, par honnêteté, par prudence, par éducation, parfois simplement parce que nous n'avons pas l'occasion d'agir autrement. Le personnage de roman, lui, ira jusqu'au maximum de lui-même et mon rôle à moi, romancier, est de le mettre dans une situation telle qu'il y soit forcé. C'est facile, vous voyez. Et il n'est pas besoin de trouver une histoire. Simplement, des hommes, des êtres humains dans leur cadre, dans leur ambiance. Le petit coup de pouce qui les met en marche.»
Georges Simenon,
L'âge du roman (1987)
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— la permanence des passions et des ambitions, quelles que
soient l'usure et les vicissitudes du temps, est tout aussi
remarquable chez les personnages de romans. Le héros peut
être défini par un vice implacable (l'avarice du Père
Grandet), par une passion (la musique pour le
Jean-Christophe de Romain Rolland), par la fidélité à un
lieu même (la maison des Trembles pour le Dominique de
Fromentin). Tous ces héros sont des modèles auxquels nous
cherchons à nous identifier, alors même que nos
personnalités sont soumises à mille influences et
transformations.
- le manichéisme du roman : peu de fictions qui ne mettent
en œuvre des forces antagonistes avec une netteté qui n'est
pas celle de la vie. Ici encore, dans le roman, on est
généreux, sublime, ignoble ou malheureux comme il n'est pas
permis ! On peut prendre l'exemple de Gervaise dans L'Assommoir
d'Émile Zola, roman réaliste pourtant, où tous le fléaux
subis par la condition ouvrière se trouvent rassemblés sur
le dos de ce personnage pour le rendre plus signifiant.
«
Ce qui manque à chacun de mes héros, que j'ai
taillés dans ma chair même, dit Gide,
c'est ce peu de bon sens qui me retient de pousser
aussi loin qu'eux leurs folies.» Ce
qui leur manque : entendez, non ce qui leur fait
défaut, mais ce dont l'absence même fait leur force
et leur essence de héros de roman; car ce bon sens
dont parle Gide et qui sépare le monde de la réalité
du monde romanesque, c'est le sens du réel. Que ne
ferions-nous si nous n'étions pas raisonnables !
Nous toucherions l'oreille du patron, comme Salavin,
nous escaladerions la fenêtre de notre maîtresse,
comme Julien Sorel, nous quitterions brusquement la
maison paternelle, comme Bernard Profitendieu. Bref,
nous vivrions dangereusement dans un monde où tout
est possible, – si nous
étions des héros de roman.»
Guy Michaud, L'œuvre et ses techniques.
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II.
Le genre romanesque a la privilège de se contester
lui-même dans ses principes de création :
— le roman peut
aussi exprimer l'inachevé. Dans L'Éducation sentimentale
de Flaubert, les rencontres "magiques" se produisent, mais
jamais la vie du héros ne prend forme : ses passions
sont distraites par des événements fortuits, et son grand
amour ne dure pas jusqu'à la mort. Loin de corriger le monde
réel, le monde imaginaire de Frédéric Moreau est corrigé
dans le roman même par l'évocation d'un réel fourmillant.
- le genre romanesque a aussi fait la preuve qu'il peut se
fonder sur d'autres principes que ceux qu'analyse Camus :
genre insaisissable, il échappe à toutes les définitions et
se transforme sans cesse. Le roman peut ainsi délibérément
ignorer ce monde-ci, en imaginant un univers qui ne se
contente pas de s'en démarquer. Dans L'Entretien sur
l'art du roman, Milan Kundera distingue réalité et
existence : « Le roman n'examine pas la réalité mais
l'existence. Et l'existence n'est pas ce qui s'est passé,
l'existence est le champ des possibilités humaines, tout
ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable.
Les romanciers dessinent la carte de l'existence en
découvrant telle ou telle possibilité humaine.»
— En outre, le moyen le plus sûr de ne pas laisser le
lecteur tomber dans les pièges du "destin sur mesure", c'est
que l'auteur lui montre à chaque instant comment se fait un
roman. Il n'y a plus d'illusion, dès lors que la "fabrique"
ouvre ses portes au public. Ainsi, dès les premières pages
de Jacques
le Fataliste, Diderot insiste sur la possibilité
qu'a l'auteur de choisir les hasards qu'il veut pour ses
personnages. Les dernières pages, où plusieurs dénouements
sont proposés, sont également significatives. Dans de tels
cas, tout en restant fidèle à ses ressorts traditionnels et
factices, le roman souligne la vanité des corrections que
l'on voudrait apporter au monde réel : il combat lui-même
les dangers du genre romanesque, tels que les signale Camus.
— bien des romans constituent des caricatures des romans
traditionnels. Les personnages y sont évanescents, les
rencontres inopérantes, les aventures dérisoires et
énigmatiques. Cet égarement du sujet dans un monde
labyrinthique est sensible dans les romans de L.F. Céline,
dans le Nouveau
Roman. Ainsi, en se prenant lui-même comme objet, ou
en décomposant ses propres procédés, le roman parvient à
supprimer le "charme" qui l'entourait. Mais si le roman se
libère ainsi des reproches qu'on peut lui adresser avec
Camus, n'est-ce pas en frôlant sa mort ?
III.
L'essence du plaisir romanesque tient à l'organisation du
chaos de nos existences :
— Les
entreprises romanesques les plus soucieuses de respecter la
confusion et le désordre de la vie ont buté sur le caractère
expérimental qu'ils donnaient du même coup à leurs œuvres.
C'est que, dans un roman, on ne tient pas forcément à
retrouver la banalité ni l'éparpillement à quoi nous sommes
condamnés. Le public a ainsi toujours boudé les
expérimentations narratives et préféré les ressorts
classiques qui le font pénétrer dans un monde plus cohérent,
si ce n'est plus beau, que le sien.
— Car le plaisir romanesque naît du spectacle du "désordre
qui se met en ordre". Nous ne sommes pas dupes de cette
entreprise : critiquer le roman parce qu'il donne une forme
à la vie, c'est critiquer tout langage et toute entreprise
artistique, Le lecteur ne peut fixer, hors de son expérience
personnelle, son attention sur un balbutiement... Nous
acceptons avec bonheur le "monde imaginaire" du roman parce
qu'il est le reflet le plus compréhensible possible d'une
subjectivité étrangère à la nôtre, et qui nous resterait
inconnue autrement. La paix qui se dégage des constructions
romanesques n'est pas celle que prouve l'illusion d'un monde
en ordre. Elle est celle que goûtent les esprits qui
échappent, pour un moment, aux malentendus des relations
superficielles entre les hommes, pour connaître une
communication authentique. Qu'on ne nous dise pas que le
personnage de roman reste une pure fiction sans consistance
! Le court extrait suivant nous convaincra du contraire, où
Marcel Proust établit une réalité du personnage plus
consistante que les êtres de chair que nous connaissons dans
la vie "réelle" :
[Le narrateur évoque ses après-midi de
lecture.]
[C]es
après-midi-là étaient plus remplis d’événements
dramatiques que ne l’est souvent toute une vie.
C’était les événements qui survenaient dans le livre
que je lisais; il est vrai que les personnages
qu’ils affectaient n’étaient pas « réels », comme
disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous
font éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage
réel ne se produisent en nous que par
l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de
cette infortune; l’ingéniosité du premier romancier
consista à comprendre que dans l’appareil de nos
émotions, l’image étant le seul élément essentiel,
la simplification qui consisterait à supprimer
purement et simplement les personnages réels serait
un perfectionnement décisif. Un être réel, si
profondément que nous sympathisions avec lui, pour
une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-dire
nous reste opaque, offre un poids mort que notre
sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le
frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la
notion totale que nous avons de lui, que nous
pourrons en être émus; bien plus, ce n’est qu’en une
partie de la notion totale qu’il a de soi qu’il
pourra l’être lui-même. La trouvaille du romancier a
été d’avoir l’idée de remplacer ces parties
impénétrables à l’âme par une quantité égale de
parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme
peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que les
actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau
genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous
les avons faites nôtres, puisque c’est en nous
qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur
dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement
les pages du livre, la rapidité de notre respiration
et l’intensité de notre regard. Et une fois que le
romancier nous a mis dans cet état, où comme dans
tous les états purement intérieurs, toute émotion
est décuplée, où son livre va nous troubler à la
façon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux
que nous avons en dormant et dont le souvenir durera
davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous
pendant une heure tous les bonheurs et tous les
malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie
des années à connaître quelques-uns, et dont les
plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce
que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous
en ôte la perception.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
(1913)
|
Alain
Robbe-Grillet
écrit dans Pour
un nouveau roman
(1963) :
« Le roman de personnages appartient bel et bien
au passé, il caractérise une époque : celle qui
marqua l'apogée de l'individu. Peut-être n'est-ce
pas un progrès, mais il est certain que l'époque
actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le
destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier
à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de
quelques familles. Le monde lui-même n'est plus
cette propriété privée, héréditaire et monnayable,
cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de
connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était
très important sans doute au temps de la bourgeoisie
balzacienne. C'était important, un caractère,
d'autant plus important qu'il était davantage l'arme
d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite,
l'exercice d'une domination. C'était quelque chose
d'avoir un visage dans un univers où la personnalité
représentait à la fois le moyen et la fin de toute
recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de
lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé
à la toute-puissance de la personne, mais plus
ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte
exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de
conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le
roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur
soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas
à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle
d'une société maintenant révolue.»
Vous commenterez et discuterez ce texte à la
lumière de vos lectures.
|
Mise en place du
sujet :
Robbe-Grillet
soutient
l'idée que les formes littéraires sont liées à un type de
société et qu'elles évoluent donc historiquement :
Selon lui, le roman de personnages
"appartient bel et bien au passé", à une "époque révolue",
celle de "l'apogée de l'individu". Historiquement elle
coïncide avec le classicisme (roman d'analyse de Mme de La
Fayette) et culmine avec le roman réaliste (Balzac). Dans ce
type de roman, le personnage - le « héros » - est doté d'une
psychologie qui fait de lui un type humain, comme le père
Grandet est l'avare, comme Julien Sorel serait l'ambitieux.
Affublée d'une intention morale, la fiction romanesque mime
le réel en le sublimant : elle semble relever du document,
de l'histoire vécue et entraîne l'adhésion du lecteur à une
certaine idée de la vérité humaine. Ce n'est pas là son
moindre défaut dans la pensée de Robbe-Grillet, puisqu'elle
renvoie à des normes que l'essayiste récuse. Dans un monde
marqué par la "toute puissance de la personne", le romancier
est un démiurge qui rivalise avec la Création.
Mais le roman, selon notre essayiste, subit
aujourd'hui une crise : notre monde, "moins sûr de
lui-même", a toutes les qualités du vivant mais aussi une
mouvance qui résiste à l'analyse. Ce monde où se manifeste
"une prise de conscience plus vaste, moins
anthropocentriste" suscite une vision plus réelle mais plus
touffue qui enlève à l'homme sa place privilégiée. Dans ces
conditions, le destin du roman n'est pas sûr : il "paraît
chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le
héros".
Problématique
:
On peut légitimement se demander si Alain
Robbe-Grillet est bien fondé dans son analyse historique et
si le rapport entre les formes littéraires et les époques
historiques coïncident nécessairement. Il serait bien
téméraire de le croire et de l'affirmer ailleurs que dans un
texte de combat. Il est de même douteux de considérer que
l'inquiétude qui remet en cause la valeur prééminente de
l'individu est la caractéristique de notre seul monde
moderne.
On aura donc beau jeu de citer, dans les époques où
le roman de personnages semble l'expression presque
exclusive de la littérature narrative, des romans qui le
parodient, le tournent en dérision par des héros-potiches
parfaitement stéréotypés et invraisemblables, ou des romans
qui se prennent eux-mêmes pour objet et rendent ainsi
moindre le rôle du personnage. Voyez Le Capitaine
Fracasse avec ses aimables marionnettes, Consuelo,
de George Sand et Jacques
le Fataliste et son maître, où ce dernier n'a
pas même de nom. On pourra aussi s'appuyer sur la permanence
du roman de personnages dans la littérature contemporaine
où, d'ailleurs le Nouveau
Roman n'a pas fait long feu !
Ainsi on peut entreprendre, comme nous y invite le
libellé, une démarche dialectique en deux parties capable de
répondre négativement à la question :
➽
Le roman de personnages est-il le produit d'une « société
maintenant révolue » ?
Plan:
I. Thèse de
Robbe-Grillet : il existe des concordances historiques
entre formes romanesques et types de société :
L'auteur
donne
une image fidèle de sa société et de son époque. Il en
partage le scepticisme et le désarroi qui inaugurent ce que
Nathalie Sarraute a appelé « l'ère du soupçon » : le
personnage de roman semble exiger une stabilité sociale
capable de lui assurer une identité; il a besoin aussi d'un
caractère défini, aux passions particulières, dans le
sublime comme dans l'odieux.
Et en effet l'âge d'or du roman (XVII-XIXème siècles)
est contemporain de sociétés plus sûres de leurs valeurs et
de la place qu'y peut occuper encore l'individu. Réalisme et
analyse psychologique s'y déploient de manière cohérente
pour rendre compte de cette stabilité : le personnage a une
situation sociale, un nom, des qualités en rapport avec la
forme de société propre à l'époque décrite. Ce sont des
princes et des ducs pour Mme de La Fayette; des banquiers,
des bourgeois pour Balzac; des ouvriers ou des politiciens
véreux pour Zola. On en peint les passions ou les vices en
prétendant sonder du même coup ce qu'on appelle l'âme
humaine. Le lecteur est ému de pitié ou d'admiration, aime
ou hait, s'identifie ou non au personnage et frémit ou se
rassure selon qu'on lui présente des échantillons rassurants
ou inquiétants de l'homme éternel.
En revanche, notre société traverse des crises de
valeurs qui compromettent une caractérisation aussi nette;
l'investigation psychologique sait depuis Freud de quelles
zones obscures est constituée un caractère. Enfin les
sociétés ont été dominées par la bureaucratie, voire les
dictatures, où la personne a disparu derrière le numéro
matricule. Témoin impuissant, Bardamu traverse ce monde dans
le Voyage au bout de la nuit de Céline; dans
L'Étranger, Camus donne à Meursault une conscience
mûre de la tricherie du langage et des conventions sociales,
mais le personnage, englué dans le quotidien, victime de sa
propre passivité, ne la transforme jamais en révolte, voire
en destin. L'analyse psychologique devient ainsi impossible
ou superflue devant cette dissolution de la personne : les
humains sont des êtres parmi d'autres, parmi des objets qui
ont autant de réalité et d'identité qu'eux. Attaché à la
reproduction des flux de conscience, le Nouveau Roman défait
impitoyablement les apparences rassurantes des personnages
et fouille les impulsions secrètes, les désirs et les
sentiments inavoués, toute une réalité profonde et mouvante
dont la capacité à nourrir le genre romanesque reste
problématique.
II.
Réfutation : Le roman n'est pas toujours le reflet de son
époque et continue à avoir besoin de personnages.
Le roman
n'a pas toujours l'intention réaliste qui, seule, peut
valider la thèse de Robbe-Grillet. Le genre romanesque, dans
sa diversité, compte nombre de parodies : ici, le roman se
prend pour objet, joue avec ses formes convenues. De Jacques
le Fataliste aux Faux-Monnayeurs,
cette veine parodique se mêle à une réflexion sur l'art de
la narration, ses conventions et ses artifices, dont
le "héros" n'est pas des moindres. Le roman de
personnages a toujours été fortement concurrencé par
d'autres modes de littérature narrative, car la littérature
romanesque ne se laisse pas enfermer dans des principes
extérieurs à elle-même. Elle explore, en dehors des modes ou
des conventions artistiques, tout ce qui peut lui être objet
: les rêves, les mythes, l'évasion hors de la réalité. Le
personnage n'est plus alors type humain ni support d'une
démonstration, il est l'écho d'aspirations profondes, de
nostalgies informulées (voir les romans de Julien Gracq ou
de Le Clézio).
On voit qu'il est bien difficile de s'en tenir à une
analyse historique des faits de littérature romanesque et
surtout, comme le voulait Robbe-Grillet, de fonder une
théorie du roman, si ouverte soit-elle, sur la nécessité. Au
XIXème siècle, les romans de Balzac sont déjà ceux du groupe
social, et l'on trouverait déjà des indices de la
dissolution de l'individu chez Flaubert, ou Zola, qui écrit
par exemple : « Le premier homme qui passe est un héros
suffisant; fouillez en lui et vous trouverez certainement un
drame simple qui met en jeu les rouages des sentiments et
des passions.» (Deux définitions du roman).
En outre, loin d'avoir été mis en péril par cette
prise de conscience plus vaste et plus diffuse qui est celle
d'aujourd'hui, le roman s'y est trouvé de nouvelles
métamorphoses, mais en ne refusant jamais vraiment le
soutien du personnage. Car le lecteur reste attaché aux
cadres plus ou moins rigides de la fiction : une intrigue,
des aventures, et des personnages, quitte à ce que ceux-ci
soient démodés ou excessivement idéalisés. En ce sens, Don
Quichotte, Emma Bovary, malgré leur naïveté, restent
les prototypes du lecteur, soucieux de privilégier d'autres
éléments de sa propre réalité, fût-ce en se projetant avec
ses héros dans un univers plus beau, ou plus mystérieux ou
plus inquiétant que celui que nous avons l'habitude de
percevoir.
|
1.
Rédigez la dissertation suivante (le plan
vous est fourni, ainsi que les arguments et les
exemples.)
|
Un
personnage médiocre peut-il être un héros
de roman ?
|
- Les
termes du sujet : préciser dans
l'introduction le sens du mot médiocre
(latin medius, "qui est au milieu".)
Ainsi médiocre désigne ici ce "qui est sans éclat".
- Le libellé du sujet : La question
posée sous cette forme rhétorique semble répondre
par la négative. Implicitement, une thèse s'exprime
ici, qui nie que le roman puisse admettre des
personnages médiocres. Le sujet présuppose donc que le roman n'admet pas de héros « moyens », ce qui corrobore la conception classique (« Des héros de roman fuyez les petitesses », conseille Boileau aux poètes dans son Art Poétique), mais rejoint la position des naturalistes (« Le premier homme qui passe est un héros suffisant », prétend Zola.)
- Le domaine d'application : le
genre romanesque.
- La position de la problématique : elle
pourra partir de l'une des constantes du romanesque qui
repose souvent sur l'exceptionnel et se demander si
la "médiocrité" peut y avoir sa place.
- La recherche du plan : Il
convient donc de suivre ici un plan dialectique où
vous évaluerez la thèse implicitement proposée
(thèse /antithèse/ synthèse).
I - LE ROMAN A
BESOIN DE HÉROS :
- de
destins
exceptionnels (Julien Sorel dans Le Rouge et
le Noir de Stendhal). « Fatalement, écrit
Zola, le romancier tue les héros, s'il n'accepte
que le train ordinaire de l'existence commune. Par
héros, j'entends les personnages grandis outre
mesure, les pantins changés en colosses. » (Le
Messager de l'Europe, novembre 1875).
- de
personnalités
hors du commun (Mme de Merteuil dans Les
Liaisons dangereuses de Laclos)
- de
passions
absolues (Des Grieux dans Manon
Lescaut de Prévost)
- le
rythme romanesque et la nécessité de susciter
l'intérêt obligent à rendre exemplaire le destin
de personnages pourtant médiocres (Gervaise dans L'Assommoir
de Zola).
II - POURTANT
CERTAINS PERSONNAGES SONT DES MÉDIOCRES :
- c'est
le cas des personnages des romans réalistes qui
ont choisi une peinture "objective" des milieux et
des êtres : Georges Duroy dans Bel-Ami,
Jeanne dans Une vie de Maupassant, les
héros de Zola, pour qui « le premier homme qui
passe est un héros suffisant » (Deux
définitions du roman).
- le
personnage
peut être destiné à illustrer la contingence,
l'absurde (Meursault dans L'Étranger de
Camus, Roquentin dans La Nausée de
Sartre, Bardamu dans Voyage au bout de la
nuit de Céline).
- le
Nouveau
Roman a choisi d'abolir le héros et de
confier la représentation d'un monde énigmatique à
des individualités transparentes ("L'époque
actuelle est plutôt celle du numéro matricule"
écrit Robbe-Grillet).
III - LE ROMAN
N'ADMET LA MÉDIOCRITÉ QU'A CERTAINES CONDITIONS :
- si
le personnage peut être un médiocre, il convient
de faire la part de l'époque : cette esthétique
n'est que celle du XX° siècle et certains
théoriciens du Nouveau Roman l'ont abandonnée
(romans de Le Clézio).
- il
ne faut pas ignorer le goût légitime du public
pour des œuvres où la création artistique lui
évite de rencontrer des voisins de palier
(Meursault lui-même accède peu à peu à un destin
exceptionnel).
« Eh ! bon Dieu, nous ne voyons que trop
autour de nous la triste et désenchanteresse
réalité : la tiédeur insupportable des
demi-caractères, des ébauches de vertus et de
vices, des amours irrésolus, des haines
mitigées, des amitiés tremblotantes, des
doctrines variables, des fidélités qui ont leur
hausse et leur baisse, des opinions qui
s'évaporent ; laissez-nous rêver que parfois ont
paru des hommes plus forts et plus grands, qui
furent des bons ou des méchants plus résolus ;
cela fait du bien.» (Vigny, Réflexions
sur la vérité dans l'art).
- de
toutes façons, le roman a pour privilège de rendre
la médiocrité unique et certains médiocres de la
littérature sont devenus de véritables mythes
(Emma dans Madame Bovary de
Flaubert).
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2.
Voici une série d'arguments et d'exemples dans le
désordre : à vous de démêler l'écheveau et de
proposer une dissertation bâtie sur un plan
analytique en trois parties, où vous
répondrez par la négative à la question
rhétorique qui constitue le sujet :
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La
tâche du romancier, quand il crée des
personnages, ne consiste-t-elle qu'à
imiter le réel ?
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1.
Les caractères des êtres vivants sont mouvants,
fugitifs, inachevés.
2. Pour construire ses quelques personnages, dans L'Assommoir,
Zola utilise des carnets d'enquêtes où les notes
qu'il a prises concernent de nombreuses
individualités.
3. Le romancier est toujours possédé par une
intention signifiante qui force la vie imaginaire de
ses personnages à la transporter.
4. Le réel est toujours transformé par la
subjectivité qui le perçoit. Le romancier le plus
soucieux d'objectivité n'échappe pas à cette règle.
5. A quoi bon lire un roman si c'est pour y
retrouver la vie quotidienne ? Le romancier cède
souvent à la tentation légitime de raconter une
histoire qui sorte un peu de l'ordinaire.
6. L'écriture d'un roman obéit à des contraintes qui
ne sont pas celles de la vie réelle : temporalité,
rythme, caractères, nécessité d'achever et de
conclure.
7. Dans la préface de Pierre et Jean,
Maupassant, à propos de réalisme, préfère parler
d'illusionnisme.
8. Nous connaissons dans la vie réelle des histoires
de nature disparate, dans l'inachevé et la trame
décousue qui est celle de l'existence. Le tissu
romanesque exige plus de densité et de cohérence.
9. Le roman est vrai par les moyens littéraires qui
sont les siens : ce qui est réel dans un roman est
suggéré par sa construction, son affabulation, son
écriture.
10. L'imitation est une œuvre passive à laquelle
aucun romancier ne s'est jamais conformé. Tout roman
est une disposition concertée visant à recréer le
réel.
11. Les mythes habitent l'œuvre romanesque des
romanciers les plus réalistes : Balzac, Flaubert,
Zola...
12. Faisant œuvre de création, le romancier est un
démiurge.
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