LA
LECTURE DU TEXTE NARRATIF
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Jules
Supervielle (1884-1960)
Le voleur d'enfants (1926),
incipit.
Reportez-vous au tableau des afin de mieux
vous familiariser avec les formes du texte
narratif.
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Antoine a sept ans, peut-être huit. Il
sort d'un grand magasin, entièrement habillé
de neuf, comme pour affronter une vie
nouvelle. Mais pour l'instant il est encore
un enfant qui donne la main à sa bonne,
boulevard Haussmann.
Il n'est pas grand et ne voit
devant lui que des jambes d'hommes et des
jupes très affairées. Sur la chaussée, des
centaines de roues qui tournent ou
s'arrêtent aux pieds d'un agent âpre comme
un rocher.
Avant de traverser la rue du
Havre, l'enfant remarque, à un kiosque de
journaux, un énorme pied de footballeur qui
lance le ballon dans des « buts » inconnus.
Pendant qu'il regarde fixement la page de
l'illustré, Antoine a l'impression qu'on le
sépare violemment de sa bonne. Cette grosse
main à bague noire et or qui lui frôla
l'oreille ?
L'enfant est entraîné dans un
remous de passants. Une jupe violette, un
pantalon à raies, une soutane, des jambes
crottées de terrassier, et par terre une
boue déchirée par des milliers de pieds.
C'est tout ce qu'il voit. Amputé de sa
bonne, il se sent rougir. Colère d'avoir à
reconnaître son impuissance dans la foule,
fierté refoulée d'habitude et qui lui saute
au visage ? Il lève la tête. Des visages
indifférents ou tragiques. De rares paroles
entendues n'ayant aucun rapport avec celles
des passants qui suivent : voilà d'où vient
la nostalgie de la rue. Au milieu du bruit,
l'enfant croit entendre le lugubre appel de
sa bonne : « Antoine ! » La voix lui arrive
déchiquetée comme par d'invisibles ronces.
Elle semble venir de derrière lui. Il
rebrousse chemin, mais ne répond pas. Et
toujours le bruit confus de la rue, ce bruit
qui cherche en vain son unité parmi des
milliers d'aspirations différentes. Antoine
trouve humiliant d'avoir perdu sa bonne et
ne veut pas que les passants s'en
aperçoivent. Il saura bien la retrouver tout
seul. Il marche maintenant du côté de la rue
de Provence, gardant dans sa paume le
souvenir de la pression d'une main chère et
rugueuse dont les aspérités semblaient
faites pour mieux tenir les doigts légers
d'un enfant.
©
Grasset
|
Problématique : ce texte est l'incipit
(la première page) du
roman de Supervielle. Le
point de vue choisi par le narrateur est, à
l'évidence, celui de l'enfant. Toutefois la
présence de certains niveaux de langue et d'image
attire notre attention. La narration n'a-t-elle
pas d'autre ambition que celle d'installer le
lecteur dans cette subjectivité ? Au-delà, peut-on
établir les caractères particuliers d'une écriture
romanesque (on saura que Supervielle est surtout à
l'origine d'une œuvre poétique) ?
|
Nous
suivrons pour cette lecture analytique les étapes propres
à l'interrogation du texte narratif, que vous trouverez
synthétisées dans une fiche pratique à la fin de cet
exercice.
Objectif 1 :
observation d'ensemble et attentes de lecture :
Lisez d'abord ce texte attentivement et à plusieurs
reprises. Notez vos premières impressions (par quoi
êtes-vous surtout touché ?). Elles constitueront quelques
premières hypothèses de lecture.
Vous pouvez recueillir quelques informations sur
Jules Supervielle, voire sur Le voleur d'enfants,
mais ce n'est nullement nécessaire (vous ne disposerez pas
de documentation le jour de l'examen !). Contentez-vous de
vous interroger sur le titre du roman et des attentes
qu'il peut générer.
Résumez brièvement vos
premières impressions et vos attentes.
Objectif 2 :
la fiction (ce qui est raconté) :
*
Vous avez noté qu'il s'agit d'une première page de roman.
Celle-ci vous semble-t-elle conforme à ce qu'est une
première page dans le roman réaliste du XIX° siècle
(Balzac notamment) ? Pourquoi ? Qu'attend-on d'une
première page de roman et quelles sont les conséquences
d'un incipit de cette nature (on appelle ceci un incipit
in medias res) ? A quelles séquence narratives
peut-on assimiler cet épisode (identifiez les indices d'un
état initial et l'élément perturbateur : notez par exemple
les adverbes de temps "pour l'instant, toujours,
maintenant") ?
*
Quelle est la durée de
l'épisode ? Dispose-t-on de beaucoup d'indices ? Pourquoi
? Repérez les indices locaux. Que peut-on remarquer ?
*
Caractérisez le
personnage central (notez par exemple les éléments qui
signalent un enfant). Dénombrez les personnages. Par quels
pronoms, adjectifs démonstratifs ou possessifs sont-ils
désignés. Qu'en concluez-vous ?
Quelle relation s'instaure entre le personnage central et
l'univers qui l'entoure ?
Synthétisez vos remarques. Vous pouvez notamment avoir
perçu l'atmosphère imprécise du texte et les relations
confuses que le personnage entretient avec le monde.
Objectif 3 :
la narration (comment est-ce raconté ?) :
*
LES TEMPS : le narrateur peut choisir diverses positions
par rapport à la fiction qu'il entreprend de raconter, ce
que révèle particulièrement le système temporel.
ORDRE
DE LA NARRATION
par rapport à la fiction, la narration peut
être... |
postérieure
: le narrateur
raconte le déroulement de faits passés |
simultanée
: le narrateur
est contemporain du déroulement des faits |
antérieure
: le narrateur
anticipe sur les faits à venir. |
Vous aurez repéré dans notre texte la persistance du
présent de l'indicatif. Pourquoi ce choix ? Qu'en
concluez-vous d'emblée sur la place du narrateur par
rapport à la fiction ?
*
LE RYTHME NARRATIF : une narration
installe une durée propre qui n'a rien à voir avec la
durée réelle :
LE
RYTHME NARRATIF
en dehors d'une situation de dialogue (scène), le
temps de la narration (TN) n'est pas le même que
celui de la fiction (TF). |
la pause (TF
= 0) |
cesse de raconter pour
expliquer ou décrire |
le sommaire (TN < TF) |
contracte en quelques
lignes une durée temporelle qui peut être très
importante. |
le ralenti
(TN > TF) |
s'attarde longuement sur
une brève période de temps |
l'ellipse (TN = 0) |
passe sous silence une
période de temps |
Quel est dans le texte de Supervielle le rapport temporel
entre la narration et la fiction ? Confirmez par votre
réponse vos conclusions précédentes.
*
LE POINT DE VUE DU NARRATEUR :
Dans un roman, le narrateur détermine son niveau de
perception, le point de vue à partir duquel les éléments
de la fiction seront décrits et racontés : c'est à partir
de cette notion de foyer de la perception que
Gérard Genette a proposé le terme de focalisation
et distingué trois niveaux :
|
focalisation
interne
|
la narration se limite
au point de vue d'un personnage. |
focalisation
0
|
le narrateur est
omniscient (foyer de perception indécelable). |
focalisation
externe
|
le narrateur est une
sorte de témoin ignorant. |
Dans
ce même ouvrage (Figures III), Genette propose de
recenser ainsi les diverses postures du narrateur par
rapport à la diégèse (l'univers spatio-temporel du récit)
:
PLACE
DU NARRATEUR |
-
extradiégétique : le narrateur est extérieur à
l'histoire et s'adresse directement au lecteur
- intradiégétique : le narrateur est un des
personnages et s'adresse à l'un des personnages du
récit. |
un
personnage-narrateur peut être
- homodiégétique : le narrateur raconte une
histoire dont il est un protagoniste
- hétérodiégétique : le narrateur raconte une
histoire dont il est absent. |
- qui
raconte ? Y a-t-il dans le texte de Supervielle des
marques directes de la présence du narrateur, d'un
jugement quelconque de celui-ci sur son personnage
(pouvez-vous repérer des traces de discours ?) ?
- qui voit ? Relevez tous les verbes du regard et de la
sensation. Que remarquez-vous ? Quel est le sujet
grammatical de ces verbes ? Tirez-en le niveau de
focalisation :
Que voit ici le personnage central ? Que voyons-nous en
tant que lecteurs ? Peut-on vérifier le fait que l'on a
affaire à un enfant (ses centres d'intérêt, par exemple,
ou ce qu'il est condamné à ne pas voir) ?
Synthétisez vos remarques concernant la place du narrateur
: vous aurez pu mettre en évidence la nature particulière
d'une atmosphère perçue par un enfant (rétrécissement du
champ de vision, confusion due à son égarement).
Objectif 4 :
procédés d'écriture :
*
niveaux de langue :
caractérisez-les (les termes "âpre, aspérités"
peuvent-ils appartenir au langage d'un enfant ? Qu'en
concluez-vous ?)
*
pouvez-vous constituer un ou plusieurs champs lexicaux ?
Montrez qu'ils sont en rapport avec vos observations
précédentes.
* ce
texte est, bien entendu, une page de prose, mais la langue
correspond-elle toujours à ce qu'on attend d'une prose ? A
quels moments ? Pourquoi ce mélange ?
- relevez
ainsi les différents degrés de l'image, de la comparaison
à la métaphore ou à la personnification :
ainsi l'hypallage « des jupes très
affairées ».
Au terme de votre lecture analytique, vous pouvez
relire vos observations et vos bilans intermédiaires. Il
devrait se dégager de cette synthèse générale deux ou
trois observations récurrentes qui construisent votre
projet de lecture. A l'oral, vous pourriez les développer
successivement. Mais vous pouvez aussi présenter votre
lecture sous la forme que nous avons suivie : une
lecture analytique n'est pas un commentaire composé oral
et ne doit pas nécessairement se présenter comme un «
produit fini » ! C'est votre démarche qui compte et votre
progression rigoureuse dans l'interprétation à l'aide des
indices que vous avez su relever.
Néanmoins
(et notamment dans l'optique de l'oral de l'EAF), il peut
être avantageux de regrouper vos remarques autour d'axes
capables de rendre compte de votre lecture dans les délais
impartis. Exercez-vous à remplir le tableau suivant autour
des deux directions que nous suggérons :
Un univers au niveau de l'enfant |
Les
distorsions dans ce point de vue |
- le rétrécissement |
- les marques du jugement ou de
l'anticipation |
- incertitudes et confusions |
- le registre de langue soutenue |
- le discours indirect libre |
- poésie de l'imaginaire (degrés de la
métaphore) |
.
FICHE
PRATIQUE : les questions à poser au
texte narratif
|
La
fiction (ce
qui est raconté) :
- place
du texte dans le roman et dans le schéma
narratif : état initial ? action (élément
perturbateur, péripéties, élément de
résolution) ? état final ? le texte
présente-t-il les étapes d'un schéma
narratif ?
- indices
spatio-temporels : durée de l'histoire ?
atmosphère générale (nature du décor,
importance des formes descriptives) ?
- caractérisation
des personnages : par le portrait, les
discours rapportés et/ou par les rapports
qui se créent entre eux (conflit ? fusion ?)
La
narration
(comment est-ce raconté ?) :
- le
temps : quelle est la place de la narration
par rapport à la fiction (antérieure,
simultanée, postérieure ?) quelle est la
valeur des différents temps verbaux ?
- le
rythme narratif : quelle durée occupe la
narration par rapport à la fiction ( pause,
ralenti, scène, sommaire ou ellipse) ?
- le
point de vue du narrateur (focalisation) :
qui raconte ? le narrateur est-il présent
(discours) ou absent à l'histoire ? qui voit
(formes descriptives) ?
- procédés
d'écriture : niveaux de langue, syntaxe et
figures de style ?
|
APPLICATION
:
Une
technique narrative : le point de vue du narrateur ou focalisation.
|
Note sur le point de vue du narrateur dans
Madame Bovary.
Dans l'étude d'un texte narratif,
l'étude des focalisations peut être plus ou
moins fertile : elle l'est particulièrement pour
le roman du XIXème siècle, à partir du moment où
le romancier cesse de se comporter comme un
démiurge omniscient. Nous avons choisi de nous
appuyer ici sur Madame Bovary de
Gustave Flaubert pour en dégager quelques
exemples.
|
Les premières pages du roman laissent croire à un
narrateur présent à l'histoire, sous la forme, par
exemple, d'un condisciple de Charles ("Nous étions à
l'étude ... "). La dernière ligne du roman laisse
croire, elle aussi, à un narrateur témoin ("Il vient
de recevoir la croix d'honneur".) Mais la plus
grande partie de l'œuvre ne garde rien de ce statut
homodiégétique, révélant plutôt une grande variété de
focalisations :
I/
VARIÉTÉ DES FOCALISATIONS :
- le plus souvent,
le foyer de perception des événements est le point de
vue d'Emma (focalisation
interne) :
Emma,
en face de lui, le regardait. Elle ne
partageait pas son humiliation ; elle en
éprouvait une autre. C'était de s'être
imaginé qu'un pareil homme pût valoir
quelque chose, comme si vingt fois déjà elle
n'avait pas suffisamment aperçu sa
médiocrité. (II, 11)
|
- mais le lecteur
peut aussi être limité au point de vue d'autres
personnages : Charles, Rodolphe, Léon et même les deux
commères du chapitre VII de la 3ème partie, curieuses
de manœuvres d'Emma dont ne nous saurons rien :
—
Ah ! la voici ! fit Mme Tuvache.
Mais il n’était guère possible, à cause du
tour, d’entendre ce qu’elle disait.
Enfin, ces dames crurent distinguer le mot
francs, et la mère Tuvache souffla tout bas
:
— Elle le prie, pour obtenir un retard à ses
contributions.
— D’apparence ! reprit l’autre.
Elles la virent qui marchait de long en
large, examinant contre les murs les ronds
de serviette, les chandeliers, les pommes de
rampe, tandis que Binet se caressait la
barbe avec satisfaction.
— Viendrait-elle lui commander quelque chose
? dit Mme Tuvache.
— Mais il ne vend rien ! objecta sa voisine.
Le percepteur avait l’air d’écouter, tout en
écarquillant les yeux, comme s’il ne
comprenait pas. Elle continuait d’une
manière tendre, suppliante. Elle se
rapprocha ; son sein haletait ; ils ne
parlaient plus.
— Est-ce qu’elle lui fait des avances ? dit
Mme Tuvache.
|
-
on notera aussi la présence épisodique du narrateur
omniscient (focalisation
0) capable d'ironiser sur ou d'exprimer des jugements
manifestes sur les personnages. Ainsi pour cette
"faiblesse humaine" dénoncée dans Bournisien et
Homais endormis :
Ils
étaient en face l’un de l’autre, le ventre
en avant, la figure bouffie, l’air
renfrogné, après tant de désaccord se
rencontrant enfin dans la même faiblesse
humaine ; et ils ne bougeaient pas plus
que le cadavre à côté d’eux, qui avait
l’air de dormir. (III,9)
|
- plus rare et plus
révélateur encore de la modernité de Flaubert est le
passage à la focalisation
externe , comme dans la scène du fiacre
(III,1) :
Et
sur le port, au milieu des camions et des
barriques, et dans les rues, au coin des
bornes, les bourgeois ouvraient de grands
yeux ébahis devant cette chose si
extraordinaire en province, une voiture à
stores tendus, et qui apparaissait ainsi
continuellement, plus close qu'un tombeau et
ballottée comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en
pleine campagne, au moment où le soleil
dardait le plus fort contre les vieilles
lanternes argentées, une main nue passa sous
les petits rideaux de toile jaune et jeta
des déchirures de papier, qui se
dispersèrent au vent et s'abattirent plus
loin comme des papillons blancs, sur un
champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture
s'arrêta dans une ruelle du quartier
Beauvoisine, et une femme en descendit qui
marchait le voile baissé, sans détourner la
tête.
|
Cette variété justifie qu'on parle de Madame
Bovary comme d'un roman du point de vue. On sait
par ailleurs que Flaubert avait un souci d'impassibilité
qu'il a traduit par la formule célèbre : "présent
partout, visible nulle part". Attitude que sa
correspondance manifeste souvent : "Nul lyrisme,
pas de réflexion, personnalité de l'auteur absente" (10
février 1852) ; "Est-ce que
le bon Dieu l'a jamais dite, son opinion?"
(5 déc.1866). Les intrusions d'auteur sont donc
assez rares : Madame Bovary révèle cette
volonté d'"écrire froidement", dans un souci de
précision scientifique qui est aussi une réaction
anti-romantique. Mais ce parti-pris est loin d'être
toujours respecté, si bien que l'on ne suit pas Flaubert
lorsqu'il clame qu'"il faut planer impartialement
au-dessus de tous les objectifs" (août
1857). Sa présence n'est pas souvent manifeste au
premier degré, mais elle est néanmoins constante et
Baudelaire n'a pas manqué de s'en aviser en notant que
Flaubert avait simplement "voilé" ses "hautes facultés
lyriques et ironiques".
Regardons-y de plus près :
II/
PRÉSENT PARTOUT, VISIBLE NULLE PART :
L'habileté du narrateur consiste à guider nos
perceptions et notre interprétation des faits ou des
personnages sans révéler sa présence. Pour cela,
plusieurs techniques :
-
la description :
jamais innocente, elle anticipe sur l'action ou aide
à comprendre le personnage : voir du
jeune Charles.
-
des
remarques laconiques prennent
valeur de commentaire par la place qui leur est
assignée : ainsi dans
du roman.
-
le
discours des personnages ,
par ses boursouflures, se dévalorise de lui-même.
C'est le cas de la plupart des prises de parole du
pharmacien Homais, et ce dès !
-
le
contrepoint : c'est
la technique essentielle du roman. Il s'agit
d'entremêler deux discours comme deux lignes
mélodiques pour tirer des effets de cette
juxtaposition. On a souvent remarqué que Madame
Bovary est un roman "binaire" : tout,
souvent, va par deux (deux amants pour Emma, mais
aussi deux maisons, deux femmes pour Charles etc.).
Cette structure binaire est encore plus évidente
dans les oppositions, surtout si l'on prend en
compte l'opposition fondamentale entre Emma et le
monde. Il suffit au narrateur de juxtaposer deux
discours différents pour souligner à quelle vulgaire
platitude sont confrontés les rêves d'Emma et
surtout comment, dans des domaines différents, les
formules figées, les idéaux dégradés se répondent.
Le contrepoint a d'abord un intérêt narratif
: il met en scène ce que le narrateur peut dès lors
se dispenser de dire, respectant en cela son vœu
d'impassibilité :
- voir
l'opposition presque caricaturale entre Emma et
le curé Bournisien (II,6), celui-ci poursuivant
ses pitoyables plaisanteries pendant qu'elle
voudrait lui parler d'une souffrance qu'il est
incapable de comprendre. Ce passage est
hautement représentatif à lui tout seul du mal
d'Emma mais aussi de la manière très
"manichéenne" dont Flaubert construit ses
personnages.
— Allez, dit-il quand il fut revenu
près d’Emma, et en déployant son large
mouchoir d’indienne, dont il mit un
angle entre ses dents, les
cultivateurs sont bien à plaindre !
— Il y en a d’autres, répondit-elle.
— Assurément ! les ouvriers des
villes, par exemple.
— Ce ne sont pas eux…
— Pardonnez-moi ! j’ai connu là de
pauvres mères de famille, des femmes
vertueuses, je vous assure, de
véritables saintes, qui manquaient
même de pain.
— Mais celles, reprit Emma (et les
coins de sa bouche se tordaient en
parlant), celles, monsieur le curé,
qui ont du pain, et qui n’ont pas…
— De feu l’hiver, dit le prêtre.
— Eh ! qu’importe ?
— Comment ! qu’importe ? Il me semble,
à moi, que lorsqu’on est bien chauffé,
bien nourri…, car enfin…
— Mon Dieu ! mon Dieu !
soupirait-elle.
— Vous vous trouvez gênée ? fit-il, en
s’avançant d’un air inquiet ; c’est la
digestion, sans doute ? Il faut
rentrer chez vous, madame Bovary,
boire un peu de thé ; ça vous
fortifiera, ou bien un verre d’eau
fraîche avec de la cassonade.
— Pourquoi ? Et elle avait l’air de
quelqu’un qui se réveille d’un songe.
— C’est que vous passiez la main sur
votre front. J’ai cru qu’un
étourdissement vous prenait. Puis, se
ravisant :
— Mais vous me demandiez quelque chose
? Qu’est-ce donc ? Je ne sais plus.
— Moi ? Rien…, rien…, répétait Emma.
|
- dans la
scène de l'auberge (II,2), d'un côté nous
percevons la conversation géographique de
Charles et Homais, de l'autre l'entretien
romantique de Léon et Emma. Ce passage suffit à
dresser une barrière définitive entre le monde
que refuse Emma et celui qu'elle convoite.
- on observe
les mêmes effets dans la qui occupe Charles et Emma
l'un à côté de l'autre (II, 12).
- dans la
scène des Comices (II,8), le discours amoureux
de Rodolphe s'entremêle avec les récompenses
décernées par le mérite agricole :
—
Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous
sommes-nous connus ? quel hasard l’a
voulu ? C’est qu’à travers
l’éloignement, sans doute, comme deux
fleuves qui coulent pour se rejoindre,
nos pentes particulières nous avaient
poussés l’un vers l’autre. Et il saisit
sa main ; elle ne la retira pas.
« Ensemble de bonnes cultures ! » cria
le président.
— Tantôt, par exemple, quand je suis
venu chez vous…
« À M. Bizet, de Quincampoix. »
— Savais-je que je vous accompagnerais ?
« Soixante et dix francs ! »
— Cent fois même j’ai voulu partir, et
je vous ai suivie, je suis resté.
« Fumiers. »
— Comme je resterais ce soir, demain,
les autres jours, toute ma vie !
« À M. Caron, d’Argueil, une médaille
d’or ! »
— Car jamais je n’ai trouvé dans la
société de personne un charme aussi
complet.
« À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »
— Aussi, moi, j’emporterai votre
souvenir.
« Pour un bélier mérinos… »
— Mais vous m’oublierez, j’aurai passé
comme une ombre.
« À M. Belot, de Notre-Dame… »
— Oh ! non, n’est-ce pas, je serai
quelque chose dans votre pensée, dans
votre vie ?
« Race porcine, prix ex aequo : à MM.
Lehérissé et Cullembourg ; soixante
francs ! »
Rodolphe lui serrait la main, et il la
sentait toute chaude et frémissante
comme une tourterelle captive qui veut
reprendre sa volée ; mais, soit qu’elle
essayât de la dégager ou bien qu’elle
répondît à cette pression, elle fit un
mouvement des doigts ; il s’écria :
— Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas
! Vous êtes bonne ! Vous comprenez que
je suis à vous ! Laissez que je vous
voie, que je vous contemple !
|
Le contrepoint a aussi une valeur ironique : il est
l'arme privilégiée de l'ironie manifestée constamment
par le narrateur à l'égard de ses personnages.
-
Il
faut d'abord remarquer comment les mélodies
s'enchaînent : dans la scène de l'auberge, les
conversations des deux couples s'entremêlent au
point qu'ils ont l'air de se répondre : ainsi le
thème de la promenade prend des couleurs
romantiques pour Emma et Léon alors qu'elle reste
de l'ordre géographique et climatique pour Charles
et Homais; dans la scène des Comices , le mot
"devoirs" prononcé par le conseiller fournit à
Rodolphe un prétexte pour leur opposer les
passions et, plus loin, le mot "fumiers" vient
malicieusement ponctuer son discours amoureux. Une
telle technique, outre qu'elle permet
admirablement de suggérer la vie dans la
simultanéité des conversations, sert surtout ce
ricanement amer que le narrateur ne cesse
d'observer à l'égard des mensonges ou des
illusions, puisqu'elle les démasque immédiatement.
-
Dans
cette même perspective, il faut enfin souligner
que le contrepoint ne superpose pas des mélodies
si différentes et c'est en cela aussi qu'il est
une technique très efficace. Si le propos de
Flaubert est de dénoncer les idées reçues, les
stéréotypes, la bêtise, on sait qu'Emma n'est
nullement épargnée dans cette dénonciation. Le
contrepoint mêle donc deux discours moins pour
montrer leur différence que pour dénoncer leur
similitude : ainsi dans la scène de l'auberge, où
les stéréotypes laborieux d'Homais rejoignent ceux
d'Emma et Léon. Dans les deux cas, la même
impersonnalité, le même mensonge. Ainsi dans la
double rêverie où les projets d'avenir d'Emma ne
valent pas mieux que le rêve chez Charles d'une
vie douillette et pantouflarde. Ainsi dans la
scène des Comices où du
conseiller trouve un pendant exact dans les
manœuvres étudiées de Rodolphe pour séduire Emma.
Rien de plus faux, donc, que cette prétendue
impassibilité du narrateur. Flaubert lui-même ne nous
en a-t-il pas prévenus en notant : « Je sens
contre la bêtise de mon époque des flots de haine
qui m'étouffent. Il me monte de la merde à la bouche
comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la
garder, la figer, la durcir ; j'en veux faire une
pâte dont je barbouillerai le dix-neuvième siècle,
comme on dore de bouse de vache les pagodes
indiennes, et qui sait ? cela durera peut-être ? »
(à Louis
Bouilhet, 30 septembre 1855).
L'écriture innocente : Cliquez ici pour
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