Miguel
de CERVANTES
L'Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la
Manche
(1605)
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l'œuvre de Cervantes ne va pas sans mal : si le
personnage est connu, il l'est comme on connaît un
mythe, sans trop savoir au fond ce qui le
constitue, en reprenant au hasard des lieux
communs et des formules, applicables à des
situations d'ailleurs contradictoires. Quant au
roman, il a tôt fait de décourager par la
complexité de sa syntaxe, ses inévitables
longueurs et tous les tiroirs propres à
l'esthétique baroque. Il fallait oser sans doute
bousculer le chef-d'œuvre, lui refuser ce respect
si mortifère qu'on voue aux "classiques" pour que,
naturellement, tout retrouve sa vigueur et, au
fond, sa simplicité. C'est ce qu'a fait Aline
Schulman1 dans la traduction qu'on a si
heureusement inscrite à notre programme : les
détours alambiqués de la phrase y sont prestement
contournés, et l'on refuse à ce cul-terreux de
Sancho l'emploi de l'imparfait du subjonctif.
Voilà qui devrait insuffler à notre lecture l'élan
indispensable, au moins pour éviter de mériter la
libéralité méprisante du vieil hidalgo à l'endroit
de son écuyer : « Dors, toi qui es né pour
dormir... »
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Un tel personnage semblera trouver naturellement sa place au
sein d'un programme destiné à s'interroger sur les
"puissances de l'imagination". Et pourtant, n'y a-t-il pas
aussi quelque paradoxe à le placer sous cette bannière, lui
qui, au fond, ne fait qu'emprunter leurs motifs et leurs
personnages à des livres et s'entête à les respecter à
la lettre ? Certes, son imagination est bel et bien
frappée par les épopées chevaleresques au point de voir ce
qui n'existe pas, mais pour peu qu'on s'avise de donner au
mot imagination son sens plein ("faculté de créer,
d'inventer des images, des formes ou des figures
nouvelles"), on se trouve devant une ambiguïté
préoccupante. Le fait est que Don Quichotte n'invente rien
(même pas son nom, à peine dérivé de son patronyme probable
Quichana) : il rebaptise, tout au plus, et manifeste en un
certain sens un conformisme à toute épreuve. Que signifie
alors l'adjectif "ingénieux" dont le pare le titre du
roman, (l'ingenium latin désigne un génie
créateur) ? L'imagination de Don Quichotte est-elle une
simple activité mémorielle, ou recouvre-t-elle une volonté
plus active de création ? Si oui, quel sens faut-il lui
donner dans l'époque charnière qui est la sienne ?
Le modèle livresque :
L'intention affichée par l'auteur dans le Prologue est de «
ruiner le crédit et l'autorité qu'ont dans le monde et parmi
le vulgaire les romans de chevalerie » et de le faire de
manière que « le lecteur mélancolique ne puisse s'empêcher
de rire ». Don Quichotte se présente ainsi comme un
roman parodique d'un genre à la mode, et le héros
éponyme est d'emblée affublé d'une étrange folie : « Il
avait à toute heure et à chaque instant l'imagination
remplie des combats, des défis, des enchantements, des
aventures, des amours, bref, de ces absurdités que l'on
trouve dans les romans de chevalerie, et tout ce qu'il
disait, pensait ou faisait n'avait d'autre but que de s'y
conformer » (ch. XVIII, p. 187). Frère aîné d'Emma
Bovary, Don Quichotte confond le livre et la réalité, ce qui
ne peut manquer de se solder par une imitation constante du
modèle de papier. Ainsi dans ce délire étourdissant du
chapitre XVIII, où, face à deux troupeaux de moutons, le
chevalier détaille pour Sancho ahuri les deux armées qu'il
voit devant lui, « tant il était imprégné de ce qu'il
avait lu dans ses livres mensongers » (p. 190). Son
désir lui fait ordonner son délire : la cascade des noms et
des titres, identifiés sans hésitation, finissent dans leur
mélange par créer toute une armée mythologique, l'allégorie
vibrante de l'Ennemi.
Ce psittacisme doit nous faire réfléchir à la nature
de son imagination : elle n'est d'abord faite que d'imitation,
d'une activité purement mémorielle quoique combinatoire.
L'ingéniosité de Don Quichotte ne sert ici qu'à l'enfermer
dans sa schizophrénie : car, jamais, l'évidence du réel,
représentée si souvent par Sancho, n'est capable de le
détromper. Il y a toujours quelque enchanteur pour avoir au
dernier moment transformé les géants en moulins à vent
(102), deux escadrons de soldats en troupeaux de moutons
(192) ou fait en sorte que les gens du vulgaire ne voient
qu'un plat à barbe dans ce qui est bel et bien le heaume de
Mambrin (270). Cette invocation perpétuelle de la magie
tient lieu de raison à ce dément : car le Livre est pour lui
un code de conduite qui jalonne son parcours de
valeurs-repères, un viatique indispensable qui justifie son
infortune et supplée à l'arbitraire comme à la médiocrité du
réel.
Don Quichotte n'est pas
l'homme de l'extravagance, mais plutôt le pèlerin
méticuleux qui fait étape devant toutes les
marques de la similitude. Il est le héros du Même.
Pas plus que de son étroite province, il ne
parvient à s'éloigner de la plaine familière qui
s'étale autour de l'Analogue. Indéfiniment il la
parcourt, sans franchir jamais les frontières
nettes de la différence, ni rejoindre le cœur de
l'identité. Or, il est lui-même à la ressemblance
des signes. Long graphisme maigre comme une
lettre, il vient d'échapper tout droit du
bâillement des livres. Tout son être n'est que
langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà
transcrite. Il est fait de mots entrecroisés;
c'est de l'écriture errant dans le monde parmi la
ressemblance des choses. Pas tout à fait cependant
: car en sa réalité de pauvre hidalgo, il ne peut
devenir le chevalier qu'en écoutant de loin
l'épopée séculaire qui formule la Loi. Le livre
est moins son existence que son devoir. Sans cesse
il doit le consulter afin de savoir que faire et
que dire, et quels signes donner à lui-même et aux
autres pour montrer qu'il est bien de même nature
que le texte dont il est issu. Les romans de
chevalerie ont écrit une fois pour toutes la
prescription de son aventure. Et chaque épisode,
chaque décision, chaque exploit seront signes que
Don Quichotte est en effet semblable à tous ces
signes qu'il a décalqués.
Mais s'il veut leur être semblable, c'est
qu'il doit les prouver, c'est que déjà les signes
(lisibles) ne sont plus à la ressemblance des
êtres (visibles). Tous ces textes écrits, tous ces
romans extravagants sont justement sans pareils :
nul dans le monde ne leur a jamais ressemblé; leur
langage infini reste en suspens, sans qu'aucune
similitude vienne jamais le remplir; ils peuvent
brûler tout et tout entiers, la figure du monde
n'en sera pas changée. En ressemblant aux textes
dont il est le témoin, le représentant, le réel
analogue, Don Quichotte doit fournir la
démonstration et apporter la marque indubitable
qu'ils disent vrais, qu'ils sont bien le langage
du monde. Il lui incombe de remplir la promesse
des livres. A lui de refaire l'épopée, mais en
sens inverse : celle-ci racontait (prétendait
raconter) des exploits réels promis à la mémoire;
Don Quichotte, lui, doit combler de réalité les
signes sans contenu du récit. Son aventure sera un
déchiffrement du monde : un parcours minutieux
pour relever sur toute la surface de la terre des
figures qui montrent que les livres disent vrai.
L'exploit doit être preuve : il consiste non pas à
triompher réellement – c'est pourquoi la victoire
n'importe pas au fond –, mais à transformer la
réalité en signe. En signe que les signes du
langage sont bien conformes aux choses
elles-mêmes. Don Quichotte lit le monde pour
démontrer les livres. Et il ne se donne d'autres
preuves que le miroitement des ressemblances.
Tout son chemin est une quête aux
similitudes : les moindres analogies sont
sollicitées comme des signes assoupis qu'on doit
réveiller pour qu'ils se mettent de nouveau à
parler. Les troupeaux, les servantes, les auberges
redeviennent le langage des livres dans la mesure
imperceptible où ils ressemblent aux châteaux, aux
dames et aux armées. Ressemblance toujours déçue
qui transforme la preuve cherchée en dérision et
laisse indéfiniment creuse la parole des livres.
Mais la non-similitude elle-même a son modèle
qu'elle imite servilement : elle le trouve dans la
métamorphose des enchanteurs. Si bien que tous les
indices de la non-ressemblance, tous les signes
qui montrent que les textes écrits ne disent pas
vrai, ressemblent à ce jeu de l'ensorcellement qui
introduit par ruse la différence dans
l'indubitable de la similitude. Et puisque cette
magie a été prévue et décrite dans les livres, la
différence illusoire qu'elle introduit ne sera
jamais qu'une similitude enchantée. Donc un signe
supplémentaire que les signes ressemblent bien à
la vérité.
Michel Foucault, Les Mots et les Choses
(1966).
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En personnage de la Renaissance, Don Quichotte revendique
l'imitation comme la voie la plus juste de la perfection :
comme le peintre s'efforce d'imiter les tableaux des grands
maîtres, le chevalier errant qui imitera le mieux Amadis de
Gaule « approchera au plus près de la perfection de la
chevalerie ». Fort de cette conviction, il multiplie les
occasions de ressembler à son modèle, d'autant plus quand
les circonstances s'y prêtent pauvrement. Parfois, en effet,
le délire de Don Quichotte est comme planifié, comme peut
l'être une ascèse systématique. Ici sa folie semble pouvoir
s'accommoder d'une entreprise tout expérimentale.
Ainsi dans ce chapitre où il choisit d'imiter la folie du
chevalier trahi par sa dame, comme un véritable thème, une
sorte d'exercice. À l'étonnement de Sancho, il peut dès lors
rétorquer : « Qu'un chevalier errant devienne fou pour
une raison, bonne ou mauvaise, on n'a pas à lui en savoir
gré. Mon mérite est de perdre le jugement sans motif,
donnant ainsi à penser à ma dame que, si je fais cela à
froid, que ne ferais-je à chaud ! [...] Ainsi donc,
Sancho, ne perds pas de temps avec tes conseils : je ne
renoncerai pas à une imitation si rare, si heureuse, si
nouvelle. Fou je suis, et fou je serai jusqu'à ce que tu
reviennes, avec la réponse à une lettre que tu vas aller
porter de ma part à ma dame Dulcinée. » (ch. XXV, p.
269).
Il faut pour cela tenir compte de la part de volonté
qui entre dans l'imagination de Don Quichotte. A plusieurs
reprises, sa clairvoyance, voire sa pondération, nous
étonnent et justifient la remarque du curé : « Mis à
part les sottises qu'il débite sur tout ce qui concerne sa
folie, dès qu'on parle avec lui d'autre chose, ses propos
sont empreints de bon sens et il s'exprime avec clarté et
discernement. Aussi, tant qu'on ne touche pas à la
chevalerie, personne ne peut croire qu'il a perdu la tête.
» (ch. XXX, p. 346). Souvent, l'application mise
à croire en ses fantasmes laisse le lecteur perplexe sur la
nature de ses égarements : bien des indices laissent à
penser qu'ils sont concertés, comme ces invocations
adressées à la Nature et à Dulcinée sur le mode de la
lamentation (270-271) ou cette remarque adressée à Sancho
lorsque celui-ci découvre que Dulcinée n'est qu'Aldonza
Lorenzo, "solide garce" du pays : « Pour ce que
j'attends de Dulcinée, elle vaut pour moi la plus grande
princesse de la terre.[...] Il me suffit donc de décider
et de croire que la bonne Aldonza Lorenzo est belle et
honnête.[...] En un mot, j'imagine que ce que je dis est
comme je le dis, ni plus ni moins; et je la vois en esprit
telle que la veut mon désir. » (ch.XXV, p.276-277).
Sur ce plan, Don Quichotte manifeste un idéalisme absolu :
les êtres valent mieux par leur âme que par leur enveloppe
charnelle ou leur identité sociale. Le rôle du Chevalier est
de désigner cette part idéale à l'attention des intéressés,
de les nommer comme en un second baptême et d'interdire à
quiconque de douter de cette vérité manifeste : «
L'important est de le croire sans la voir. » (80)
L'imagination de Don Quichotte, si elle est
constituée d'une fêlure initiale, est ainsi destinée à
entretenir une illusion, défendue bec et ongles contre le
prosaïsme du réel et la plate insignifiance des choses.
L'obédience du personnage à ses modèles chevaleresques est
moins passive qu'il n'y paraît, puisqu'elle est un choix de
vie dont aucun des protagonistes du vieil hidalgo ne
parvient à faire oublier la grandeur.
Un héros problématique :
Cette grandeur de Don Quichotte apparaîtra plus
nettement au moindre déplacement de l'intention parodique de
l'auteur vers son propos politique. Car les pérégrinations
du personnage seraient seulement ridicules si le monde qu'il
parcourt était exempt lui-même de folie. Mais la déraison de
ce temps est d'un autre acabit, qui fait du chevalier
l'apôtre obstiné d'un Idéal désormais dépassé. Comme le note
Georg Lukács, avec Don Quichotte, "la sublimité devient
folie" parce que cette sorte d'être ne peut s'exprimer dans
le monde qu'à travers des aventures inadéquates. Dans un
autre cadre, confronté à la réalité palpable de ses démons,
et patronné par une idéologie de l'Esprit – religieuse ou
autre –, Don Quichotte serait un héros épique. Mais il n'est
ici que problématique – c'est-à-dire romanesque –
puisque porteur de valeurs qualitatives dans un monde
inauthentique voué, lui, aux valeurs marchandes :
Le temps où a vécu Cervantes
fut celui qui assista à la dernière floraison
d'une grande mystique désespérée, à l'effort
fanatique d'une religion en train de sombrer pour
se rénover par ses propres forces; le temps qui
vit se développer une nouvelle connaissance du
monde, sous des formes mystiques; la dernière
époque des aspirations occultes, réellement
vécues, mais déjà privées de leur fin, tout
ensemble curieuses et captieuses. Ce temps est
celui du démonisme en liberté, de la grande
confusion des valeurs à l'intérieur d'un système
axiologique encore subsistant. Et Cervantes, en
tant que chrétien fidèle et patriote naïvement
loyal, a atteint l'essence la plus profonde de
cette problématique démonique dans son œuvre
littéraire, la nécessité, pour l'héroïsme le plus
pur, de tourner au grotesque, pour la foi la plus
ferme, de se muer en folie, dès lors que les voies
qui conduisent à sa patrie transcendantale sont
devenues impraticables, l'impossibilité que la
plus pure, la plus héroïque évidence subjective
corresponde au réel effectif. C'est la mélancolie
profonde du cours même de l'histoire, de la fuite
du temps qui montre ainsi que des contenus
éternels, que des attitudes éternelles perdent
leur sens dès qu'ils ont fait leur temps - que le
temps peut dépasser l'éternel. C'est le premier
grand combat de l'intériorité contre la bassesse
prosaïque de la vie extérieure, et l'unique combat
où elle ait réussi non seulement à quitter sans
tache le champ de bataille, mais même à faire
rayonner sur son adversaire victorieux l'éclat de
sa propre poésie victorieuse bien qu'ironique à
l'égard d'elle-même.
Georg
LUKÁCS, La théorie du roman, 1920.
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L'imagination est
donc cette force par laquelle Don Quichotte s'arme chevalier
dans des "temps calamiteux" : du coup, sans se départir
jamais de l'ironie qui peut accabler son personnage, ni de
cette distance avec son œuvre qui lui souffle d'authentifier
un Sidi Ahmed Benengeli comme véritable auteur, Cervantes
multiplie les voix plurielles, les registres opposés, bref,
toute une écriture proprement baroque qui enrichit
considérablement l'une et l'autre et évite de conclure. En
ce sens, rien n'est moins apologétique que Don Quichotte
: le lecteur aura toujours la possibilité de conforter sa
raison dans les avanies qui couvrent le personnage de
ridicule; il pourra tout aussi bien le plaindre de ses
infortunes ou partager ses colères, puisque telle est,
semble-t-il, sa vraie force. Mais jamais on ne pourra
clairement déterminer la part prise par telle ou telle
conviction d'ordre idéologique dans la conduite de la
narration : d'une page à l'autre, les avis peuvent se
trouver contradictoires, les personnages se mettent à
revêtir des aspects inattendus, comme s'il importait d'abord
de balayer les certitudes.
Avec sa nostalgie du passé,
sa croyance à l'unité et son amour fanatique de
l'ordre, il est celui qui sème le trouble, ébranle
dogme et certitudes, dénonce scandaleusement tous
les liens. Et cela [...] sans fomenter de révolte
ouverte, en pratiquant une continuelle
interprétation du monde qui met la réalité en
cause et est à elle seule une entreprise de
subversion. Don Quichotte est obligé d'interpréter
parce que, littéralement et au double sens du mot,
il ne reconnaît pas ce qui est, de sorte qu'au
lieu de voir les choses, de les ressentir et de
saisir immédiatement leurs rapports, il lui faut
les comparer au modèle qu'il a en tête, afin de
les accepter ou de les refuser selon qu'elles sont
conformes ou non à ses souvenirs. Tout se passe
comme s'il n'avait jamais vu les objet les plus
courants, un plat à barbe le met hors de lui, il
s'ébahit devant une procession, les choses
ordinaires le déconcertent et, d'une manière
générale, ses souvenirs concrets sont
incroyablement faibles et brouillés. Mais pour son
affaire il a une mémoire prodigieuse, qui lui
permet de compenser tant bien que mal son défaut
total d'expérience de vie (ce contraste entre la
faiblesse de ses souvenirs réels et et
l'infaillibilité de ses souvenirs livresques lui
joue souvent de fort mauvais tours; dans
l'histoire des Pénitents il manque de le perdre,
car il ne reconnaît pas la Vierge). Tout de même
que les héros homériques, eux aussi doués d'une
mémoire hors pair, se réfèrent à un précédent
mythique pour légitimer leurs actes et jusqu'aux
événements futiles de chaque jour, il interprète
la réalité en fonction d'un précédent romanesque,
destiné à lui communiquer les significations dont
il n'a pas une perception directe. C'est pourtant
dans cette part de son imitation, si conformiste
en apparence, qu'il révèle le mieux les raisons
profondes de son insoumission.
Marthe
ROBERT, L'Ancien et le Nouveau, 1963.
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Mais cette
insoumission – même si Don Quichotte affirme qu'« on peut
dire de la chevalerie errante comme de l'amour, qu'elle nous
rend tous égaux » (125) – n'est guère politique : elle
conteste plutôt l'image à laquelle on réduit l'homme, ou à
laquelle il se réduit lui-même, faute d'énergie ou
d'ambition. A preuve sa colère quand le prisonnier qu'il
vient de libérer inconsidérément refuse d'aller chanter sa
louange aux pieds de Dulcinée : « Puisqu'il en est
ainsi, monsieur le fils de putain, sieur Ginésille de
Pacotille, ou de je ne sais trop quoi, vous irez là-bas
tout seul, la queue entre les jambes, avec toute la chaîne
sur le dos ! » (241). A preuve encore ses fréquents
emportements contre l'étroitesse de Sancho, qu'il a
entrepris d'élever à la dignité d'écuyer et de gouverneur,
et ses imprécations contre les archers de la
Santa-Hermandad, magnifiques d'insolence et de conviction
généreuse (ch. XLV, p.514).
On ira sans trop d'audace prononcer le
mot de sainteté. Les références christiques
s'imposent évidemment, comme pour L'Idiot de
Dostoïevski, d'autant que l'ascèse du personnage est souvent
soulignée dans ses formes les plus âpres : « Je ne
prétends pas, et l'idée ne m'a même pas traversé l'esprit,
que l'état de chevalier errant soit aussi saint que celui
du religieux cloîtré; mais je peux inférer des maux que
j'endure que cet état est sans aucun doute plus dur et
plus difficile, qu'on y est plus affamé, plus assoiffé,
plus misérable, plus déguenillé, plus pouilleux. » (ch.
XIII, p. 142). Ces vertus stoïques qui font supporter en
effet à Don Quichotte bien des coups et des humiliations lui
paraissent les voies nécessaires dont il importe de ne pas
démériter. La présence de Sancho lui est certes
indispensable pour en témoigner, mais, seul aussi, dans
l'ascèse rêveuse de la sierra Morena et sous l'autorité
magistrale du Livre qu'il invoque sans cesse, le héros
souhaite d'abord ne pas démériter à ses propres yeux, comme
le proclame cette belle déclaration du livre II : «
Chevalier je suis, et chevalier je mourrai, s'il plaît au
Très-Haut. Les uns suivent le large chemin de
l'orgueilleuse ambition; d'autres celui de l'hypocrisie
trompeuse; et quelques-uns enfin, celui de la religion
sincère. Quant à moi, poussé par mon étoile, je marche
dans l'étroit sentier de la chevalerie errante; méprisant,
pour exercer cette profession, la fortune mais non point
l'honneur, j'ai vengé des injures, redressé des torts,
châtié des insolences, vaincu des géants, affronté des
monstres et des fantômes. Je suis amoureux, uniquement
parce qu'il est indispensable que les chevaliers errants
le soient et l'étant, je ne suis pas des amoureux
déréglés, mais des amoureux continents et platoniques. Mes
intentions sont toujours dirigées à bonne fin,
c'est-à-dire à faire du bien à tous, à ne faire de mal à
personne. Si celui qui pense ainsi, qui agit ainsi,
qui s'efforce de mettre tout cela en pratique, mérite
qu'on l'appelle nigaud, je m'en rapporte à Vos Grandeurs,
duc et duchesse. » (II, ch. XXXII)
Âge
d'or, âge de fer
L'imagination de Don Quichotte
tient de la rêverie patriarcale. Conservateur, il
évoque souvent l'ordre ancien en de sempiternelles formules
qu'on retrouvera sous la plume de Fénelon, Montesquieu,
Rousseau... : c'est la traditionnelle opposition de l'Âge
d'or à l'âge de fer. A vrai dire, ce thème déjà vieux est
encore à la mode à l'époque de Cervantes, où il constitue la
toile de fond obligatoire des "bergeries" et des églogues
bucoliques. Dans la bouche de Don Quichotte, il ne quitte
pas ses attributs convenus : « Heureuse époque, siècles
bénis que les Anciens ont nommés l'âge d'or ! [...] En ces
temps bénis, tout était commun à tous. Pour trouver sa
nourriture, il suffisait à l'homme de lever la main pour
cueillir le fruit doux et savoureux que le chêne robuste
lui tendait gracieusement. » etc. (ch. XI,
pp.126-128). Cette Arcadie imaginaire, comme chez tous les
penseurs millénaristes, alimente en fait le procès contre
les temps modernes. Aux yeux de Don Quichotte, ceux-ci
consacrent, contre l'ordre auquel il appartient, la
méchanceté grandissante de l'homme. Si l'on recense les
grands fléaux auxquels se heurte le chevalier errant, on
identifiera d'abord, sur cette grande page qu'est la plaine
de la Mancha, les signes évidents d'une activité économique
industrieuse et ceux, non moins palpables de l'oppression
politique et religieuse. L'âge de fer est celui du travail
et des cages. Monde sans imagination, "temps nécessiteux"
qu'il convient donc d'amender : « Apprends, Sancho, que
le ciel m'a fait naître dans cet âge de fer pour redonner
vie à celui que l'on nomme l'âge d'or » (ch. XX,
p.205).
La mission dont s'investit le Chevalier
consiste-t-elle à redonner à l'imagination la place qu'elle
a perdue ? Lorsqu'il stigmatise "les temps détestables où
nous vivons", Don Quichotte ne voit à s'enflammer que contre
la pestilence de l'amour galant et les "étranges artifices"
dont se parent les dames de cour. Mais, tout au long
de ses pérégrinations, on saisit bien où se situe
l'indignité de ce temps raisonneur et intéressé qui a perdu
le sens des valeurs : c'est toujours faute de croire, de
manifester confiance et fidélité, comme si cette humanité
découragée manifestait par là le malheur de sa déréliction.
Rien n'est plus démonstratif que les efforts
inadéquats, mais vraiment héroïques de Don
Quichotte, pour retrouver cette norme épique qui,
jadis, maintenait la plénitude de la vie (ainsi
que la beauté de l'art) et s'est lentement perdue
au cours des siècles. Pour les contemporains de
Cervantes, une telle norme n'est même plus
concevable, sauf à partir de quelques vagues
souvenirs (ceux-là mêmes que Don Quichotte essaie
de ranimer) plus encombrants qu'utiles, car entre
l'Olympe et la vie, entre les multiples idéaux
spirituels et la réalité quotidienne, la rupture
est irrémédiablement consommée. La doctrine
chrétienne, les diverses philosophies, les dogmes
et croyances de toute espèce ont coupé peu à peu
la communication régulière du monde d'en bas avec
son prototype divin et, par là même, avec les
normes unanimement reconnues. Ainsi, l'homme est
rentré en lui-même, le surnaturel, transporté dans
un domaine purement intérieur, a cessé d'être un
réservoir de forces vitales et de lois pour
devenir une image, un regret ou un désir maladif,
plus près de la superstition que de la vérité. Don
Quichotte prend conscience de cette rupture qui,
l'ordre ancien étant tombé dans l'oubli, passe
tout à fait inaperçue autour de lui (l'absence de
normes est devenue normale), mais le trouble au
point de lui rendre l'existence impossible. C'est
là le tourment de sa vie, et l'une des premières
raisons, sinon la seule, qui motivent sa sortie.
En sortant, en effet, Don Quichotte ne vise à rien
de moins qu'à redonner une norme au monde
anarchique de son époque, qui souffre sans le
savoir moins de la faillite des modèles spirituels
contemporains que de leur évanouissement, si l'on
peut dire, dans une transcendance où ils sont
devenus inaccessibles. Identifié avec le livre qui
incarne à ses yeux l'ordre parfait, un ordre non
point statique, mais agissant, capable de
régulariser et de féconder le réel, il entend
mettre fin à la séparation des choses visibles
d'avec l'invisible qui est la maladie secrète de
ce qu'il appelle l'Âge de fer. Ainsi, la
littérature renouera les liens rompus entre le
quotidien et le divin, autrement dit elle assumera
par les moyens qui lui sont propres la tâche qui
incombait jadis à la mythologie.
Marthe
ROBERT, L'Ancien et le Nouveau, 1963.
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Le nigaud qui croit en la
sincérité de l'hypocrite, qui mise sur les bonnes intentions
du malfaisant, celui-là se grandit de sa confiance en
l'homme. Cette même foi qui inspire l'utopie de
Thélème de Rabelais traverse en effet Don Quichotte.
Elle prend d'abord la forme de la conviction souvent répétée
qu'un homme est "fils de ses œuvres" (77) : « Apprends
qu'un homme n'est supérieur à un autre qu'autant qu'il en
fait plus que lui. » (193) Cette remise en cause du
déterminisme social justifiée par l'action explique le rêve
du vieil homme décidé à réconcilier les lettres et les armes
: rendre aux premières leur vérité de chair, aux secondes
leur destination généreuse, "défendre les faibles et les
protéger de l'oppression des plus forts". C'est armé
de cette devise qu'il peut intimer au commissaire l'ordre de
libérer les candidats aux galères : « Il n'est pas juste
de réduire au rang d'esclaves ceux que Dieu et la nature
ont faits libres. [...] Il n'est pas bien que les hommes
honnêtes deviennent les bourreaux des autres hommes, quand
ils n'y ont aucun motif.» (ch. XXII, p. 239). Cette
foi en l'homme peut prendre aussi les accents de la colère.
A proprement parler, Don Quichotte est hors de lui.
La première de ses qualités est l'impatience : impatience de
sortir, de se lever, de partir, impatience aussi devant
l'apathie, l'étroitesse, l'irrespect des valeurs sur
lesquelles il fonde son entreprise. Négligent des méfaits
qu'ils ont pu commettre, c'est aux misères des hommes qu'il
est attentif, et les seuls péchés qu'il reconnaisse - mais
alors sa fureur est terrible - sont le doute ou le sarcasme
à l'égard des valeurs chevaleresques. Parce qu'il a besoin
de ces valeurs qui cadrent et justifient son entreprise, il
choisit plutôt de voir le châtelain sous l'aubergiste, la
Dame sous la putain. Son imagination dépasse les apparences,
débusque l'âme sous l'oripeau. De là ses reproches à Sancho
concernant l'étroitesse de son entendement, les quelques
raclées qu'il lui administre, et ses injonctions l'invitant
à "garder le front haut" (100).
Le sort ambigu de la littérature :
« Vous, monsieur, vous étiez fait pour être prédicateur
plutôt que chevalier errant », constate Sancho (194).
Le bougre n'a pas si mauvais nez : Don Quichotte a du style.
Mais ce que l'écuyer ne voit pas, c'est que ce style-là sort
tout droit des livres, dans des formes invariables qui
rappellent parfois les formules homériques. Don Quichotte
les prononce comme des sésames ou des incantations, au point
que Sancho s'avise de les réciter, par raillerie (ch. XX).
Car ces sésames n'ouvrent rien, ces incantations ne
provoquent aucun sortilège : le monde reste obstinément
opaque, les cœurs gardent leur étroitesse.
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Don Quichotte dessine le négatif du monde de
la Renaissance; l'écriture a cessé d'être la prose
du monde; les ressemblances et les signes ont
dénoué leur vieille entente; les similitudes
déçoivent, tournent à la vision et au délire; les
choses demeurent obstinément dans leur identité
ironique : elles ne sont plus que ce qu'elles
sont; les mots errent à l'aventure, sans contenu,
sans ressemblance pour les remplir; ils ne
marquent plus les choses; ils dorment entre les
feuillets des livres au milieu de la poussière. La
magie, qui permettait le déchiffrement du monde en
découvrant les ressemblances secrètes sous les
signes, ne sert plus qu'à expliquer sur le mode
délirant pourquoi les analogies sont toujours
déçues. L'érudition qui lisait comme un texte
unique la nature et les livres est renvoyée à ses
chimères : déposés sur les pages jaunies des
volumes, les signes du langage n'ont plus pour
valeur que la mince fiction de ce qu'ils
représentent. L'écriture et les choses ne se
ressemblent plus. Entre elles, Don Quichotte erre
à l'aventure. [...]
Don Quichotte est la première des
œuvres modernes puisqu'on y voit la raison cruelle
des identités et des différences se jouer à
l'infini des signes et des similitudes; puisque le
langage y rompt sa vieille parenté avec les
choses, pour entrer dans cette souveraineté
solitaire d'où il ne réapparaîtra, en son être
abrupt, que devenu littérature; puisque la
ressemblance entre là dans un âge qui est pour
elle celui de la déraison et de l'imagination. La
similitude et les signes une fois dénoués, deux
expériences peuvent se constituer et deux
personnages apparaître face à face. Le fou,
entendu non pas comme malade mais comme déviance
constituée et entretenue, comme fonction
culturelle indispensable, est devenu, dans
l'expérience occidentale, l'homme des
ressemblances sauvages. Ce personnage, tel qu'il
est dessiné dans les romans ou le théâtre de
l'époque baroque, et tel qu'il s'est institué peu
à peu jusqu'à la psychiatrie du dix-neuvième
siècle, c'est celui qui s'est aliéné dans
l'analogie. Il est le joueur déréglé du Même et de
l'Autre. Il prend les choses pour ce qu'elles ne
sont pas, et les gens les uns pour les autres; il
ignore ses amis, reconnaît les étrangers; il croit
démasquer et il impose un masque. Il inverse
toutes les valeurs et les proportions, parce qu'il
croit à chaque instant déchiffrer des signes :
pour lui les oripeaux font un roi.
Michel Foucault, Les Mots et les Choses
(1966).
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En un sens, le roman de Cervantes annonce en effet la
mort de l'écrit dans une époque où s'imposent les
valeurs d'échange. Le roman de chevalerie n'est d'ailleurs
pas le seul à s'y trouver dépourvu de sens. L'églogue
champêtre, elle aussi, se voit taxée de la même inaptitude à
épouser le réel : la belle Marcelle résiste par vœu de
solitude aux feux de Chrysostome (bouche d'or...) et
on enterre le berger après avoir brûlé ses écrits (ch. XIV).
Il est un autre sort pourtant de la
littérature, c'est de se substituer aux textes sacrés en
nous parlant du monde qu'ils ont déserté. Le roman,
particulièrement, se met, dès cette époque, à investir le
réel, exigeant justement de l'auteur et des lecteurs
toujours plus d'imagination. « Heureux, trois fois
heureux le siècle où l'intrépide chevalier Don Quichotte
de la Manche vint au monde, s'exclame le narrateur,
car [...] il nous offre, en ces temps si pauvres en
distractions, le plaisir d'écouter non seulement sa belle
et véridique histoire, mais les récits et nouvelles
qu'elle renferme. » (ch. XXVIII, p. 309). Il y a plus
que cette fonction divertissante, c'est celle de
l'émerveillement, défendue avec feu par Don Quichotte à la
fin du roman contre le chanoine, partisan, lui, du réalisme.
Si la lecture des romans de chevalerie lui paraît de nature
à chasser la mélancolie, il explique en outre comment elle
l'a rendu capable de manifester "la gratitude et la
générosité dont [s]on cœur est plein" (553).
[...]
En un temps où tout a été dit, écrit et enseigné,
les conduites idéales ne s'inventent plus, elles
résultent d'un mélange d'imitation et de création
dont on ne peut pas déterminer le dosage. Dès lors,
la littérature n'est plus seulement un livre
d'images agréable à feuilleter : si vulgaire,
médiocre ou dégradée soit-elle, elle fournit un
répertoire de modèles imposants et attachants où les
vivants vont se choisir des maîtres. Si bien que
l'élévation quasi religieuse d'Amadis est logique :
faute de mieux, le roman le plus affadi fait encore
fonction de mythe. En soulevant cette grave question
– qui est à coup sûr la pensée la plus profonde du Don
Quichotte –, Cervantes place le lecteur devant
un fait nouveau, dont les conséquences sont
évidemment problématiques : à cause de circonstances
en partie extérieures, en partie exploitées par
elle, la littérature est promise à un destin inouï,
qui peut être un accomplissement grandiose ou une
retentissante faillite. Qu'en sera-t-il dans
l'avenir ? Cervantes ne le dit pas, étant comme on
sait bien décidé à ne rien conclure. Mais il laisse
son héros agir, et cela suffit, car Don Quichotte
est clairvoyant à la vraie manière des prophètes,
c'est-à-dire qu'il ne révèle pas seulement l'avenir,
mais dévoile par ses actes de sens du présent. En ce
jour où il sort pour faire descendre les livres dans
la rue, les écrits religieux spécialisés parlent de
bonté, de vérité, de justice et de salut, mais n'ont
plus rien à dire sur les décisions immédiates de la
vie, ils n'enseignent pas comment joindre l'action
et la pensée sans que l'une ou l'autre pâtisse de
l'union, comment faire régner réellement la justice
et, pour celui qui se croit en possession de la
vérité, comment lui donner force de loi. Or, Don
Quichotte a absolument besoin de savoir cela pour
vivre, ce qui lui manque n'est pas la connaissance
abstraite des principes spirituels ou de préceptes
moraux, ou encore la voix d'une conscience vigilante
(la sienne est en éveil, mais perplexe), il lui faut
des règles précises de conduite, un code qui lui
permette de distinguer pratiquement l'ordre du
désordre, le vrai du faux, et cela non pas en
général, mais ici à tout instant. Comme il ne trouve
pas les normes indispensables là où elles étaient
traditionnellement transmises, il va les demander à
la littérature qui, à défaut de légalité, produit
encore à l'usage de l'individu ces figures en
quelque sorte familières et transcendantes que
produisait l'épopée.
Marthe ROBERT,
L'Ancien et le Nouveau, 1963.
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Ainsi la polyphonie orchestrée par le narrateur dans Don
Quichotte, visiblement commandée aussi par la
jubilation de raconter et d'entendre des histoires, répète
l'idéalisme de notre chevalier en lui donnant des issues
contradictoires : si le désir d'absolu de Chrysostome ne
peut s'étancher que dans la mort, les amours contrariées de
Lucinde et Cardenio connaissent, elles, une conclusion
heureuse, mais au prix d'un dénouement que l'on jugera
peut-être improbable. Faut-il voir ici autant d'exemples de
la correction infligée à la vie par le roman ? Ici
encore, Don Quichotte nous laissera dans l'aporie :
les livres - et particulièrement les romans -
s'apprêtent-ils à constituer au XVIIème siècle les nouveaux
repères de conduite dans un monde désenchanté ? Sont-ils
devenus au contraire les hérauts mensongers d'une cohérence
disparue ? En tout cas, la question posée par Cervantes
inaugure pour longtemps un enjeu crucial.
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1. Les numéros de pages
renvoient à l'édition de Don Quichotte par Aline
Schulman, Points Seuil, 1997.
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