Parcours
:
La littérature d'idées du XVIème au XVIIIème
siècle.
Voltaire, esprit des Lumières. |
Voltaire, Rousseau : l'opposition des deux hommes est si
totale et leur conflit si exemplaire en plein siècle des
Lumières qu'ils font figure de paradigme. Aujourd'hui
encore, les querelles idéologiques qui nous agitent leur
doivent quelque chose, au point qu'on se prend à se
demander comment l'un ou l'autre s'y serait situé.
Voltaire lui-même a comme légitimé cette entité bicéphale
en soulignant sa différence : « Jean-Jacques n’écrit
que pour écrire et moi j’écris pour agir » (Lettre
à Jacob Vernes, 25 avril 1767.) Rousseau abonde dans ce sens lorsqu'en apprenant la mort de Voltaire il explique son émotion : « C'est que mon existence était attachée à la sienne : il est mort, je ne tarderai pas à le suivre. »
Le groupement de textes que nous proposons
entreprend d'exposer les sujets essentiels de la polémique
en confrontant les écrits qu'ils ont générés. Car notre
propos est plus stylistique que thématique : si la
querelle est exemplaire, c'est aussi qu'elle a permis aux
deux protagonistes de déployer chacun leur stratégie
argumentative et de révéler leur tempérament dans cette
langue admirable que le XVIII° siècle a portée à son plus
haut point d'élégance et de concision.
Venu tard à la littérature, Rousseau y fait une
entrée fracassante en répondant en 1750 à la
question posée par l'Académie de Dijon : « si
le rétablissement des Sciences et des Arts a
contribué à épurer les mœurs ». Les Confessions
nous racontent comment la lecture du sujet le
mit dans « une agitation qui tenait du délire »
: il aurait lu peu après à Diderot la prosopopée
de Fabricius, composée aussitôt « sous un chêne
». Diderot a donné des circonstances une tout
autre version, affirmant avoir lui-même suggéré
à Rousseau le parti à prendre pour traiter le
sujet. Quoi qu'il en soit, Rousseau tenait là le
fil d'une pensée qui devait se déployer dans
toute son œuvre : il renouait en fait avec les
tenants de la frugalité et de l'austérité des
mœurs que Fénelon et Montesquieu avaient déjà
défendues, et ne pouvait rencontrer en Voltaire
qu'un adversaire résolu, celui-ci ayant souvent
applaudi déjà au progrès des Lumières et de la
civilisation.
|
OBJECTIF
: COMPARAISON DE DEUX STRATÉGIES ARGUMENTATIVES :
Regrettera
qui
veut le bon vieux temps,
Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
O le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l'un et l'autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître ? ils n'avaient rien.
Ils étaient nus : et c'est chose très claire
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah! je le crois encor :
Martialo
n'est point du siècle d'or.
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d'Eve;
La soie et l'or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance :
Est-ce vertu ? c'était pure ignorance.
Quel idiot, s'il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors ? [...]
Or maintenant, monsieur du Télémaque,
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d'effet, et riches d'abstinence,
Manquent de tout pour avoir l'abondance :
J'admire fort votre style flatteur,
Et votre prose, encor qu'un peu traînante;
Mais, mon ami, je consens de grand cœur
D'être fessé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C'est bien en vain que, par l'orgueil séduits
Huet, Calmet,
dans leur savante audace,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis. |
Socrate avait commencé dans Athènes; le vieux
Caton continua dans Rome de se déchaîner contre
ces Grecs artificieux et subtils qui séduisaient
la vertu et amollissaient le courage de ses
concitoyens. Mais les sciences, les arts et la
dialectique prévalurent encore : Rome se remplit
de philosophes et d'orateurs; on négligea la
discipline militaire, on méprisa l'agriculture, on
embrassa des sectes et l'on oublia la patrie. Aux
noms sacrés de liberté, de désintéressement,
d'obéissance aux lois, succédèrent les noms
d'Epicure, de Zénon, d'Arcésilas. "Depuis
que les savants ont commencé à paraître parmi
nous, disaient leurs propres philosophes, les gens
de bien se sont éclipsés". Jusqu'alors les
Romains s'étaient contentés de pratiquer la vertu;
tout fut perdu quand ils commencèrent à l'étudier.
O Fabricius!
qu'eût pensé votre grande âme, si pour votre
malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face
pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras et
que votre nom respectable avait plus illustrée que
toutes ses conquêtes ? « Dieux ! eussiez-vous
dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces
foyers rustiques qu'habitaient jadis la
modération et la vertu ? Quelle splendeur
funeste a succédé à la simplicité romaine ? Quel
est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs
efféminées ? Que signifient ces statues, ces
tableaux, ces édifices ? Insensés, qu'avez-vous
fait ? Vous les maîtres des nations, vous vous
êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que
vous avez vaincus ? Ce sont des rhéteurs qui
vous gouvernent ? C'est pour enrichir des
architectes, des peintres, des statuaires, et
des histrions, que vous avez arrosé de votre
sang la Grèce et l'Asie ? Les dépouilles de
Carthage sont la proie d'un joueur de flûte ?
Romains, hâtez-vous de renverser ces
amphithéâtres; brisez ces marbres; brûlez ces
tableaux; chassez ces esclaves qui vous
subjuguent, et dont les funestes arts vous
corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par
de vains talents; le seul talent digne de Rome
est celui de conquérir le monde et d'y faire
régner la vertu. Quand Cynéas
prit notre Sénat pour une assemblée de rois, il
ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une
élégance recherchée. Il n'y entendit point cette
éloquence frivole, l'étude et le charme des
hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si
majestueux ? O citoyens ! Il vit un spectacle
que ne donneront jamais vos richesses ni tous
vos arts; le plus beau spectacle qui ait jamais
paru sous le ciel, l'assemblée de deux cents
hommes vertueux, dignes de commander à Rome et
de gouverner la terre.. » [...]
Ce n'est point en vain que j'évoquais les mânes de
Fabricius; et qu'ai-je fait dire à ce grand homme,
que je n'eusse pu mettre dans la bouche de Louis
XII ou de Henri IV ? Parmi nous, il est vrai,
Socrate n'eût point bu la ciguë; mais il eût bu,
dans une coupe encore plus amère, la raillerie
insultante, et le mépris pire cent fois que la
mort.
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Voyez pour l'étude d'une stratégie argumentative la
page qui lui est consacrée.
Il s'agit de deux textes très différents, quant à la forme
(un poème en décasyllabes, un extrait de discours en prose)
et au fond (une apologie du luxe chez Voltaire, une sévère
diatribe chez Rousseau). Mais ces deux textes naissent d'une
inspiration polémique dont il peut paraître judicieux
d'étudier les variations.
Les
marques
de l'énonciation :
- indices du locuteur : dans les deux textes, un
"je" renvoie à la personne de l'auteur ("j'aime,
j'évoquais"). Néanmoins ce "je" est beaucoup plus
marqué chez Voltaire : il affirme un goût personnel pour le
luxe de manière provocante ("mon cœur très immonde").
Ce "je" va s'effacer dans la dernière partie du poème pour
se fondre dans le "nous" ("nos aïeux") qui intègre
le lecteur français ("nos vins de France") dans une
adhésion complice. Dans la partie qu'occupe, chez Rousseau,
la prosopopée proprement dite (nous l'avons soulignée en
italique), le "je " n'apparaît jamais si ce n'est sous la
forme du "notre". L'orateur donne ainsi à son discours une
portée plus générale; il implique surtout une communauté en
revendiquant des valeurs nationales où chacun est concerné.
Rousseau se souvient ici des mots d'Ammien Marcellin dont
les Res gestae avaient fait le même constat de la
société du Bas-Empire : « Qu'arrive-t-il ? Les chanteurs
ont chassé les philosophes et les professeurs d'éloquence
ont cédé la place aux maîtres en fait de voluptés. »
- indices du récepteur : ils sont nombreux
dans les deux textes, mais l'emportent significativement
chez Rousseau. Chez Voltaire, le "vous" ("voyez-vous pas",
"admirez-vous") interpelle le lecteur de manière
directe et figure souvent pour cela dans des questions
rhétoriques qui le somment d'acquiescer. Chez Rousseau, ce
caractère oratoire est plus nettement marqué : Fabricius
désigne d'abord son peuple ("Romains, citoyens, maîtres
des nations") dans des apostrophes destinées à
rappeler la grandeur passée pour mieux souligner la
déchéance présente. Il multiplie aussi les questions
rhétoriques qui présentent au peuple des exemples de ces
mœurs nouvelles dont il souhaite leur représenter
l'indignité. Les exclamations succèdent aux interrogations :
elles ont d'abord une valeur d'indignation ("ce sont des
rhéteurs qui vous gouvernent!") puis d'injonction ("brisez,
brûlez, chassez!") qui invitent à l'iconoclastie.
- implication de l'émetteur : dans
les deux textes, l'énoncé est rebelle à toute nuance.
Chez Voltaire la provocation cynique est pour quelque chose
dans cette forte modalisation ("Tout sert au luxe, au
plaisir de ce monde", "Admirez-vous pour cela ?").
Chez Rousseau, plus encore, le ton est souvent superlatif ("le
plus beau spectacle qui ait jamais paru", "pire
cent fois que la mort") et sentencieux ("le seul
talent digne de Rome est celui de commander"). Les
formes négatives ("ni par une pompe vaine, point cette
éloquence, jamais vos richesses") excluent toute
concession, l'austérité des mœurs ne devant souffrir aucun
accommodement. Les évaluatifs sont aussi très nombreux dans
les deux discours : ils savent chez Voltaire applaudir à la
société d'abondance ("plaisirs, doux, heureux travaux,
le bon temps") et plaisamment souligner le bien-être
d'un "pourceau d'Épicure" ("mon cœur très immonde").
A ces termes laudatifs, succède un lexique péjoratif qui
refuse d'assimiler la pauvreté et le dénuement à la vertu ("pure
ignorance", "quel idiot"). Le discours de
Rousseau inverse radicalement ces représentations : sa force
consiste à qualifier péjorativement ce qui,
d'habitude, est considéré comme positif (ainsi splendeur
est associé à funeste, funestes à arts,
vains à talents). L'oxymore cultive aussi
ce paradoxe en soulignant le caractère intolérable de la
situation : "des esclaves qui vous subjuguent".
Habilement, l'orateur sait gagner son public par le
raccourci fulgurant ("les dépouilles de Carthage sont la
proie d'un joueur de flûte"), la flatterie ("vous,
les maîtres des nations") qui, sans démagogie, sait
manier le reproche ("Insensés").
Le registre :
-
le vocabulaire : au registre matérialiste et
sensuel des termes voltairiens, s'oppose chez Rousseau un
vocabulaire moral qui définit au contraire une conception
très austère du bonheur terrestre, celui que donne la force
de l'âme jusque dans ses entreprises belliqueuses. Tout un
champ lexical de la frugalité est opposé à la vertu (modération,
vertu, rustiques, simplicité, dignes) tandis que la
diatribe stigmatise l'amollissement des mœurs sur le ton de
la harangue virile ("efféminées, frivoles") voire
militaire ("commander, conquérir le monde"). Chez
Voltaire, les images expriment l'empressement du sybarite ("agiles
vaisseaux, s'en vont chercher, l'abondance à la ronde")
et l'apathie de l'abstinence ("traînante, triste gosier,
tristement vertueux"). Ses exemples sont
contemporains et parlent à l'imagination. Empruntés à la
mythologie, ils participent d'une intention railleuse ou
blasphématoire ("le triste gosier d'Eve"), alors
que, chez Rousseau, les exemples antiques inspirent un
respect sévère et une nostalgie patriarcale : c'est d'abord
le tableau de la vie champêtre esquissé par quelques "toits
de chaume"; celui de la vertu romaine dépeint dans l'assemblée
de deux cents hommes; c'est enfin le tableau de la
déchéance resserré dans une énumération d'objets d'art ("statues,
tableaux, édifices, marbres").
- la syntaxe : dans les deux textes, le
pouvoir de conviction est souvent dû aux qualités
rhétoriques. Chez Voltaire, le décasyllabe est souvent
régulier et permet par ses coupes ou ses enjambements des
balancements réguliers ("Est-ce vertu ? C'était pure
ignorance") et harmonieux ("L'or de la terre et
les plaisirs de d'onde"). On y repère parfois le
rythme ternaire ("La propreté, le goût, les ornements").
La phrase, même quand elle est longue, gagne ainsi en
légèreté. Chez Rousseau, la syntaxe est beaucoup plus ample
et trahit l'inspiration oratoire antique comme l'émotion
sous le coup de laquelle cette prosopopée a peut-être été
composée : les fréquentes anaphores ("quelle est / quels
sont / que signifient /"; "ce sont des rhéteurs /
c'est pour enrichir") contribuent à développer en
longues périodes
cette phrase où se repère aussi le rythme ternaire ("ces
statues, ces tableaux, ces édifices"; "brisez,
brûlez, chassez").
L'organisation :
- Le
Mondain obéit à une progression rigoureuse : dans une
première partie, Voltaire évoque les plaisirs épicuriens
favorisés par le luxe puis, plus sérieusement, énumère les
bienfaits dus au commerce. La dernière partie du poème
s'adresse dans un registre polémique aux partisans de la
frugalité et aux nostalgiques de l'âge d'or. Ce schéma est
nettement dialectique (thèse proposée / thèse rejetée) et
s'achève sur une conclusion sans nuances. Le poème avoue ici
son intention didactique.
- Dans la prosopopée, l'organisation est moins perceptible ;
elle semble surtout céder à l'élan de la colère. L'orateur
s'en prend d'abord au relâchement des mœurs en opposant la
simplicité antique au luxe présent. Puis il invite les
Romains à une action destructrice. Un exemple historique
vient enfin rappeler la vertu romaine et souligne que là est
la vraie grandeur d'un peuple. Ce schéma participe de la
stratégie argumentative : pour mobiliser l'attention,
l'orateur évite le raisonnement discursif et cède à des
procédés impressifs sur lesquels souffle toute une force
persuasive. Rousseau l'a justifiée ailleurs : "Une vive
persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence, et j'ai
toujours écrit lâchement et mal quand je n'ai pas été
fortement persuadé." (Deuxième Lettre à
Malesherbes).
- Les deux textes d'ailleurs ne songent guère à argumenter
pour convaincre par la logique : leurs arguments restent des
exemples ou des images, qu'une intention satirique ou une
colère nationaliste investissent de leur force.
Cette inspiration polémique qui unit les deux textes
y prend donc des formes fort différentes : la légèreté de
Voltaire convient à l'éloge d'une société brillante mais
un peu futile; la gravité un peu pontifiante de Rousseau
se prête à l'éloge des société archaïques. Dans le
registre polémique, les deux hommes manifestent leur
singularité : Voltaire y déploie un tempérament railleur
qui lui fait connaître et désigner ses adversaires.
Rousseau, quant à lui, a beau stigmatiser l'éloquence
frivole : il n'en donne pas moins un vigoureux
exemple où s'affirme une idéologie austère et vindicative
peu soucieuse de nuances.
Le
bien nommé mythe du bon sauvage prend sa
source dans les récits souvent mal documentés des
premiers explorateurs du continent américain. On en
trouve des échos chez Jacques Cartier ou Jean
de Léry, et Montaigne
utilise souvent ces tableaux idylliques d'un
Eldorado parcouru d'une humanité innocente, libre et
nue pour mieux brocarder l'ethnocentrisme
occidental. On considère souvent à tort Rousseau
comme le relais de ce mythe en plein siècle des
Lumières (alors qu'il est par exemple bien plus
présent chez Diderot),
mais il est vrai, comme on le constatera ci-dessous,
qu'il cède lui aussi volontiers à cet éloge de
l'homme libre dans la Nature. L'opposition devient
frontale avec Voltaire à l'occasion de la
publication de son deuxième discours, le Discours
sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes
(1755). Voltaire y lut un violent réquisitoire
contre la civilisation dans ce à quoi il tenait le
plus : la propriété, la prétention légitime à
s'enrichir pour que le genre humain s'épanouisse en
dehors de la sauvagerie. Sans répondre d'abord à
Rousseau sur le fond (voir sa réponse dans notre
troisième partie sur les lettres et les arts), il
consigna quelques notes qu'il utilisa plus tard dans
son Dictionnaire
philosophique :
|
|
Rousseau
:
Discours sur l'origine de
l'inégalité, I
(1755) |
|
Voltaire
:
Dictionnaire philosophique, Homme
(1764) |
Quelque important qu’il soit, pour bien juger de
l’état naturel de l’Homme, de le considérer dès
son origine, et de l'examiner, pour ainsi dire,
dans le premier embryon de l’espèce, je ne suivrai
point son organisation à travers ses
développements successifs. […] Je le supposerai
conformé de tous temps, comme je le vois
aujourd’hui, marchant à deux pieds, se servant de
ses mains comme nous faisons des nôtres, portant
ses regards sur toute la Nature, et mesurant des
yeux la vaste étendue du Ciel. En dépouillant cet
être, ainsi constitué, de tous les dons
surnaturels qu’il a pu recevoir, et de toutes les
facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir que
par de longs progrès ; en le considérant, en un
mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la Nature,
je vois un animal moins fort que les uns, moins
agile que les autres, mais à tout prendre,
organisé le plus avantageusement de tous : je le
vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant
au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du
même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà
ses besoins satisfaits. La terre abandonnée à sa
fertilité naturelle, et couverte de forêts
immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à
chaque pas des magasins et des retraites aux
animaux de toute espèce. Les hommes dispersés
parmi eux, observent, imitent leur industrie, et
s’élèvent ainsi jusqu’à l’instinct des bêtes, avec
cet avantage que chaque espèce n’a que le sien
propre, et que l’homme n’en ayant peut-être aucun
qui lui appartienne, se les approprie tous, se
nourrit également de la plupart des aliments
divers que les autres animaux se partagent, et
trouve par conséquent sa subsistance plus aisément
que ne peut faire aucun d’eux. Accoutumés dès
l’enfance aux intempéries de l’air, et à la
rigueur des saisons, exercés à la fatigue, et
forcés de défendre nus et sans armes leur vie et
leur proie contre les autres bêtes féroces, ou de
leur échapper à la course, les hommes se forment
un tempérament robuste et presque inaltérable ;
les enfants, apportant au monde l’excellente
constitution de leurs pères, et la fortifiant par
les mêmes exercices qui l’ont produite, acquièrent
ainsi toute la vigueur dont l’espèce humaine est
capable. La nature en use précisément avec eux
comme la loi de Sparte avec les enfants des
citoyens ; elle rend forts, et robustes ceux qui
sont bien constitués et fait périr tous les autres
; différente en cela de nos sociétés, où l’état,
en rendant les enfants onéreux aux pères, les tue
indistinctement avant leur naissance. Le corps de
l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il
connaisse, il l’emploie à divers usages, dont, par
le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables,
et c’est notre industrie qui nous ôte la force et
l’agilité que la nécessité l’oblige d’acquérir.
S’il avait eu une hache, son poignet romprait-il
de si fortes branches ? S’il avait eu une fronde,
lancerait-il de la main une pierre avec tant de
roideur ? S’il avait eu une échelle, grimperait-il
si légèrement sur un arbre ? S’il avait eu un
cheval, serait-il si vite à la course ? Laissez à
l’homme civilisé le temps de rassembler toutes ces
machines autour de lui, on ne peut douter qu’il ne
surmonte facilement l’homme sauvage ; mais si vous
voulez voir un combat plus inégal encore,
mettez-les nus et désarmés vis-à-vis l’un de
l’autre, et vous reconnaîtrez bientôt quel est
l’avantage d’avoir sans cesse toutes ses forces à
sa disposition, d’être toujours prêt à tout
événement, et de se porter, pour ainsi dire,
toujours tout entier avec soi.
|
Que serait l’homme dans l’état qu’on nomme de pure
nature ? Un animal fort au-dessous des premiers
Iroquois qu’on trouva dans le nord de l’Amérique.
Il serait très inférieur à ces Iroquois, puisque
ceux-ci savaient allumer du feu et se faire des
flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces
deux arts.
L’homme abandonné à la pure nature n’aurait
pour tout langage que quelques sons mal articulés
; l’espèce serait réduite à un très petit nombre
par la difficulté de la nourriture et par le
défaut des secours, du moins dans nos tristes
climats. Il n’aurait pas plus de connaissance de
Dieu et de l’âme que des mathématiques ; ses idées
seraient renfermées dans le soin de se nourrir.
L’espèce des castors serait très préférable.
C’est alors que l’homme ne serait
précisément qu’un enfant robuste ; et on a vu
beaucoup d’hommes qui ne sont pas fort au-dessus
de cet état.
Les Lapons, les Samoïèdes, les habitants du
Kamtschatka, les Cafres, les Hottentots, sont à
l’égard de l’homme en l’état de pure nature, ce
qu’étaient autrefois les cours de Cyrus et de
Sémiramis, en comparaison des habitants des
Cévennes. Et cependant ces habitants du
Kamtschatka et ces Hottentots de nos jours, si
supérieurs à l’homme entièrement sauvage, sont des
animaux qui vivent six mois de l’année dans des
cavernes, où ils mangent à pleines mains la
vermine dont ils sont mangés.
En général l’espèce humaine n’est pas de
deux ou trois degrés plus civilisée que les gens
du Kamtschatka. La multitude des bêtes brutes
appelées hommes, comparée avec le petit nombre de
ceux qui pensent, est au moins dans la proportion
de cent à un chez beaucoup de nations.
Il est plaisant de considérer d’un côté le
P. Malebranche qui s’entretient familièrement avec
le Verbe, et de l’autre ces millions d’animaux
semblables à lui qui n’ont jamais entendu parler
de Verbe, et qui n’ont pas une idée métaphysique.
Entre les hommes à pur instinct et les hommes de
génie, flotte ce nombre immense occupé uniquement
de subsister.
Cette subsistance coûte des peines si
prodigieuses, qu’il faut souvent, dans le nord de
l’Amérique, qu’une image de Dieu coure cinq ou six
lieues pour avoir à dîner, et que chez nous
l’image de Dieu arrose la terre de ses sueurs
toute l’année pour avoir du pain.
Ajoutez à ce pain ou à l’équivalent une
hutte et un méchant habit ; voilà l’homme tel
qu’il est en général d’un bout de l’univers à
l’autre. Et ce n’est que dans une multitude de
siècles qu’il a pu arriver à ce haut degré.
Enfin, après d’autres siècles les choses
viennent au point où nous les voyons. Ici on
représente une tragédie en musique ; là on se tue
sur la mer dans un autre hémisphère avec mille
pièces de bronze ; l’Opéra et un vaisseau de
guerre du premier rang étonnent toujours mon
imagination. Je doute qu’on puisse aller plus loin
dans aucun des globes dont l’étendue est semée.
Cependant plus de la moitié de la terre habitable
est encore peuplée d’animaux à deux pieds qui
vivent dans cet horrible état qui approche de la
pure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir,
jouissant à peine du don de la parole,
s’apercevant à peine qu’ils sont malheureux,
vivant et mourant sans presque le savoir.
|
|
Concernant
ce même débat, vous trouverez une analyse comparée
de deux textes dans notre page sur la
stratégie argumentative : un extrait du Discours
sur l'origine de l'inégalité de Rousseau et
un extrait des Questions sur l'Encyclopédie
de Voltaire.
|
Dans ce
même ouvrage, Voltaire condamnait fermement la conception du
couple humain à l'état naturel que Rousseau développait dans
son discours :
ROUSSEAU :
Discours sur l'origine de
l'inégalité, I, note l.
Si
telle femme est indifférente à l'homme pendant
les neuf mois de la grossesse, si même elle lui
devient inconnue, pourquoi la secourra-t-il
après l'accouchement ? Pourquoi lui aidera-t-il
à élever un enfant qu'il ne sait pas seulement
lui appartenir, et dont il n'a résolu ni
prévu la naissance ? [...] L'appétit satisfait,
l'homme n'a plus besoin de telle femme, ni la
femme de tel homme. Celui-ci n'a pas le moindre
souci ni peut-être la moindre idée des suites de
son action. L'un s'en va d'un côté, l'autre d'un
autre, et il n'y a pas d'apparence qu'au bout de
neuf mois ils aient la mémoire de s'être connus,
car cette espèce de mémoire par laquelle un
individu donne la préférence à un individu pour
l'acte de la génération exige plus de progrès ou
de corruption dans l'entendement humain qu'on ne
peut lui en supposer dans l'état d'animalité
dont il s'agit ici.
|
Voltaire :
Questions sur l'Encyclopédie, Homme
(1770)
Tout
cela est exécrable; mais heureusement rien n'est
plus faux. Si cette indifférence barbare était
le véritable instinct de la nature, l'espèce
humaine en aurait presque toujours usé ainsi.
L'instinct est immuable; ses inconstances sont
très rares. Le père aurait toujours abandonné la
mère; la mère aurait abandonné son enfant, et il
y aurait bien moins d'hommes sur la terre qu'il
y a d'animaux carnassiers : car les bêtes
farouches mieux pourvues, mieux armées, ont un
instinct plus prompt, de moyens plus sûrs et une
nourriture mieux assurée que l'espèce humaine.
Notre nature est bien différente de
l'affreux roman que cet énergumène a fait
d'elle. Excepté quelques âmes barbares
entièrement abruties, ou peut-être un philosophe
plus abruti encore, les hommes les plus durs
aiment par un instinct dominant l'enfant qui
n'est pas encore né, le ventre qui le porte, et
la mère qui redouble d'amour pour celui dont
elle a reçu dans son sein le germe d'un être
semblable à elle.
|
En 1755, Rousseau participe à nouveau au
concours de l'Académie de Dijon pour répondre,
cette fois, à une question plus politique
("Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les
hommes et si elle est autorisée par la loi
naturelle ?") et envoie son discours à Voltaire.
Celui-ci lui répond, sur le ton que nous
apprécierons, songeant d'ailleurs plus à réfuter
les arguments du premier Discours. La réponse de
Rousseau, témoignage évident de l'admiration
qu'il ressent pour le grand homme, ouvre
néanmoins les hostilités.
|
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LETTRE
À ROUSSEAU
30 août 1755
|
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RÉPONSE
[À VOLTAIRE]
10 septembre 1755
|
J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le
genre humain, et je vous en remercie. Vous plairez
aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, et
vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre
avec des couleurs plus fortes les horreurs de la
société humaine, dont notre ignorance et notre
faiblesse se promettent tant de consolations. On
n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous
rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre
pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant,
comme il y a plus de soixante ans que j'en ai
perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il
m'est impossible de la reprendre, et je laisse
cette allure naturelle à ceux qui en sont plus
dignes que vous et moi. Je ne peux non plus
m'embarquer pour aller trouver les sauvages du
Canada; premièrement, parce que les maladies dont
je suis accablé me retiennent auprès du plus grand
médecin de l'Europe, et que je ne trouverais pas
les mêmes secours chez les Missouris, secondement,
parce que la guerre est portée dans ces pays-là,
et que les exemples de nos nations ont rendu les
sauvages presque aussi méchants que nous. Je me
borne à être un sauvage paisible dans la solitude
que j'ai choisie auprès de votre patrie, où vous
devriez être.
Je conviens avec vous que les
belles-lettres et les sciences ont causé
quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse
firent de sa vie un tissu de malheurs, ceux de
Galilée le firent gémir dans les prisons, à
soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement
de la terre ; et ce qu'il y a de plus honteux,
c'est qu'ils l'obligèrent à se rétracter. Dès que
vos amis eurent commencé le Dictionnaire
encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs
rivaux les traitèrent de déistes, d'athées
et même de jansénistes. [...]
De toutes les amertumes répandues sur la
vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les
épines attachées à la littérature et à un peu de
réputation ne sont que des fleurs en comparaison
des autres maux qui de tout temps ont inondé la
terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni
Lucrèce, ni Virgile, ni Horace n'eurent la moindre
part aux proscriptions. Marius était un ignorant;
le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécile
Lépide lisaient peu Platon et Sophocle ; et pour
ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si
lâchement Auguste, il ne fut un
détestable assassin que dans le temps où il fut
privé de la société des gens de lettres.
Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent
pas naître les troubles de l'Italie ; avouez que
le badinage de Marot n'a pas produit la
Saint-Barthélemy et que la tragédie du Cid ne
causa pas les troubles de la Fronde. Les grands
crimes n'ont guère été commis que par de célèbres
ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce
monde une vallée de larmes, c'est l'insatiable
cupidité et l'indomptable orgueil des hommes,
depuis Thamas-Kouli-Kan, qui ne savait pas lire,
jusqu'à un commis de la douane qui ne sait que
chiffrer. Les lettres nourrissent l'âme, la
rectifient, la consolent ; elles vous servent,
Monsieur, dans le temps que vous écrivez contre
elles : vous êtes comme Achille, qui s'emporte
contre la gloire, et comme le P. Malebranche, dont
l'imagination brillante écrivait contre
l'imagination.
Si quelqu'un doit se plaindre des lettres,
c'est moi, puisque dans tous les temps et dans
tous les lieux elles ont servi à me persécuter ;
mais il faut les aimer malgré l'abus qu'on en
fait, comme il faut aimer la société dont tant
d'hommes méchants corrompent les douceurs ; comme
il faut aimer sa patrie, quelques injustices qu'on
y essuie ; comme il faut aimer l'Être suprême,
malgré les superstitions et le fanatisme qui
déshonorent si souvent son culte.
M. Chappuis m'apprend que votre santé est
bien mauvaise; il faudrait la venir rétablir dans
l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi
du lait de nos vaches, et brouter nos herbes.
Je suis très philosophiquement et avec la
plus grande estime, etc.
|
C'est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous
égards. En vous offrant l'ébauche de mes tristes
rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent
digne de vous, mais m'acquitter d'un devoir et
vous rendre un hommage que nous vous devons tous
comme à notre chef. Sensible, d'ailleurs, à
l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage
la reconnaissance de mes concitoyens, et j'espère
qu'elle ne fera qu'augmenter encore, lorsqu'il
auront profité des instructions que vous pouvez
leur donner .[...]
Vous voyez que je n'aspire pas à nous
rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette
beaucoup, pour ma part, le peu que j'en ai perdu.
A votre égard, monsieur, ce retour serait un
miracle, si grand à la fois et si nuisible, qu'il
n'appartiendrait qu'à Dieu de le faire et qu'au
Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de
retomber à quatre pattes; personne au monde n'y
réussirait moins que vous. Vous nous redressez
trop bien sur nos deux pieds pour cesser de tenir
sur les vôtres.
Je conviens de toutes les disgrâces qui
poursuivent les hommes célèbres dans les lettres;
je conviens même de tous les maux attachés à
l'humanité et qui semblent indépendants de nos
vaines connaissances. Les hommes ont ouvert sur
eux-mêmes tant de sources de misères que quand le
hasard en détourne quelqu'une, ils n'en sont guère
moins inondés. D'ailleurs il y a dans le progrès
des choses des liaisons cachées que le vulgaire
n'aperçoit pas, mais qui n'échapperont point à
l'œil du sage quand il y voudra réfléchir. Ce
n'est ni Térence, ni Cicéron, ni Virgile, ni
Sénèque, ni Tacite; ce ne sont ni les savants ni
les poètes qui ont produit les malheurs de Rome et
les crimes des Romains : mais sans le poison lent
et secret qui corrompait peu à peu le plus
vigoureux gouvernement dont l'histoire ait fait
mention, Cicéron ni Lucrèce, ni Salluste n'eussent
point existé ou n'eussent point écrit.[...] Le
goût des lettres et des arts naît chez un peuple
d'un vice intérieur qu'il augmente; et s'il est
vrai que tous les progrès humains sont pernicieux
à l'espèce, ceux de l'esprit et des connaissances
qui augmentent notre orgueil et multiplient nos
égarements, accélèrent bientôt nos malheurs. Mais
il vient un temps où le mal est tel que les causes
mêmes qui l'ont fait naître sont nécessaires pour
l'empêcher d'augmenter; c'est le fer qu'il faut
laisser dans la plaie, de peur que le blessé
n'expire en l'arrachant. Quant à moi si j'avais
suivi ma première vocation et que je n'eusse ni lu
ni écrit, j'en aurais sans doute été plus heureux.
Cependant, si les lettres étaient maintenant
anéanties, je serais privé du seul plaisir qui me
reste. C'est dans leur sein que je me console de
tous mes maux : c'est parmi ceux qui les cultivent
que je goûte les douceurs de l'amitié et que
j'apprends à jouir de la vie sans craindre la
mort.[...]
Recherchons la première source des
désordres de la société, nous trouverons que tous
les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien
plus que de l'ignorance, et que ce que nous ne
savons point nous nuit beaucoup moins que ce que
nous croyons savoir. Or quel plus plus sûr moyen
de courir d'erreurs en erreurs, que la fureur de
savoir tout ? Si l'on n'eût prétendu savoir que la
Terre ne tournait pas, on n'eût point puni Galilée
pour avoir dit qu'elle tournait. Si les seuls
philosophes en eussent réclamé le titre,
l'Encyclopédie n'eût point eu de persécuteurs.
[...]
Ne soyez donc pas surpris de sentir
quelques épines inséparables des fleurs qui
couronnent les grands talents.[...]
Je suis sensible à votre invitation; et si
cet hiver me laisse en état d'aller au printemps
habiter ma patrie, j'y profiterai de vos bontés.
mais j'aimerais mieux boire de l'eau de votre
fontaine que du lait de vos vaches, et quant aux
herbes de votre verger, je crains bien de n'y en
trouver d'autres que le Lotos, qui n'est pas la
pâture des bêtes, et le Moly qui empêche les
hommes de le devenir.
Je suis de tout mon cœur et avec respect,
etc.
|
Nous
avons proposé une analyse
de la lettre de Voltaire dans nos pages consacrées à
la réfutation d'une thèse. Vous pourrez vous y reporter,
puis montrer comment Rousseau, dans sa réponse, calque
très précisément sa stratégie sur celle de son adversaire.
Vous pourrez par exemple étudier comment Rousseau tente de
réfuter l'argument essentiel de Voltaire qui consiste à le
mettre en contradiction avec lui-même, tactique que ce
dernier a souvent utilisée, notamment dans le libelle
intitulé
Lettre au docteur Jean-Jacques Pansophe
(1766) :
Judicieux admirateur de la bêtise et de la brutalité
des sauvages, vous avez crié contre les sciences, et
cultivé les sciences. Vous avez traité les auteurs
et les philosophes de charlatans; et, pour prouver
d'exemple, vous avez été auteur. Vous avez écrit
contre la comédie avec la dévotion d'un capucin, et
vous avez fait de méchantes comédies. Vous avez
regardé comme une chose abominable qu'un satrape ou
un duc eût du superflu, et vous avez copié de la
musique pour des satrapes ou des ducs qui vous
payaient avec ce superflu. [...] Vous professez
partout un sincère attachement à la révélation, en
prêchant le déisme, ce qui n'empêche pas que chez
vous les déistes et les philosophes conséquents ne
soient des athées ? J'admire, comme je le dois, tant
de candeur et de justesse d'esprit, mais
permettez-moi, de grâce, de croire en Dieu. Vous
pouvez être un sophiste, un mauvais raisonneur, et
par conséquent un écrivain pour le moins inutile,
sans que je sois un athée. L'Être souverain nous
jugera tous deux; attendons humblement son arrêt. Il
me semble que j'ai fait de mon mieux pour soutenir
la cause de Dieu et de la vertu, mais avec moins de
bile et d'emportement que vous. Ne craignez-vous pas
que vos inutiles calomnies contre les philosophes et
contre moi ne vous rendent désagréable aux yeux de
l'Être suprême, comme vous l'êtes déjà aux yeux des
hommes ?
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