LE
DIALOGUE DÉLIBÉRATIF :
sauvages et civilisés
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Objet
d'étude :
La littérature d'idées du XVIème au XVIIIème
siècle.
Parcours
:
Notre monde vient d'en trouver un autre.
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PREMIÈRE
GÉNÉRALE : HUMANITÉS, LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE
Les représentations du monde - Découverte du
monde et pluralité des cultures
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Avec
la redécouverte de la culture antique et la crise
religieuse qui marquent l'Humanisme, deux sortes
de bouleversements ont marqué la culture
européenne dans la période de référence : la
découverte de nouvelles terres et le changement
des dimensions du monde, lié à la révolution
astronomique. De même que la cruauté des guerres
de religion, la violence des conquêtes lointaines
a provoqué une crise de conscience et suscité un
nouveau regard critique sur les sociétés
européennes. Le procès de la civilisation
occidentale mérite, certes, d'être instruit : non
pas que les sociétés dites primitives soient
exemptes de barbaries. Mais il est indéniable que
les modes de vie et de compréhension du monde que
s'est donnés l'Occident les ont particulièrement
favorisées : individualisme, goût du profit et de
la conquête, ethnocentrisme.
Au moment où se découvraient ces failles,
le passage de l’image médiévale d’un monde clos et
ordonné à celle d’un espace ouvert, voire infini,
a impliqué une remise en question de la place de
l’homme dans l’univers, et l’émergence de nouveaux
systèmes métaphysiques. Les échos de ces mutations
ont été démultipliés par la nouvelle diffusion
d’ouvrages imprimés, et portés par toute une
variété de textes et d’œuvres : mémoires sur les
conquêtes, récits de voyages, fictions d’îles
désertes ou de voyages intersidéraux, mises en
scène de la rencontre avec des représentants de
cultures lointaines, traités sur les mœurs des
peuples colonisés, essais de critique sociale et
politique. Parmi tous ces textes, les dialogues
sont particulièrement évocateurs du choc culturel
consécutif à la rencontre de ceux que l'on nomme
alors les « sauvages ».
Bibliographie
indicative
Bartolomé de las Casas, Brève relation de la
destruction des Indes (1552) — Jean de
Léry, Histoire d’un voyage faict en la
terre du Brésil (1578) — Giordano Bruno, De
l’infini, de l’univers et des mondes (1584)
— Montaigne, Essais, I.31 [Des
Cannibales] (1588) — Galilée, Dialogue sur
les deux grands systèmes du monde (1632) —
Descartes, Le Monde (1633), Discours
de la méthode (1637) — Denis Veiras, Histoire
des Sévarambes (1677) — La Hontan, Dialogues
de Monsieur le baron de La Hontan et d’un
sauvage, dans l’Amérique (1704) — Defoe, Robinson
Crusoé (1719) — Montesquieu, Les
Lettres persanes (1721) — Voltaire, Micromégas
(1752), Essai sur les mœurs (1756), Candide
(1759), L’Ingénu (1767), Dictionnaire
philosophique [en particulier :
Anthropophages, De la Chine] (1769), Lettres
chinoises, indiennes et tartares (1776) —
Kant, Histoire générale de la nature et
théorie du ciel (1755) — Diderot, Supplément
au voyage de Bougainville (1772).
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Voir
sur Amazon :
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Qui
sont les sauvages ? Montaigne (Essais,
Des
Cannibales — Des
coches), nous en a tôt prévenus :
« Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de
son usage ». Ce relativisme des valeurs et des
coutumes, qui frappe d'inanité
l'ethnocentrisme occidental, n'a pas échappé
aux premiers voyageurs et devient même un
poncif de la littérature du XVIII° siècle
(Fontenelle, Nouveaux dialogues des morts,
Montesquieu, Lettres
persanes, Diderot, Supplément
au voyage de Bougainville...).
Les textes que nous proposons ici sont
issus de ces deux sources et servent de
support à une analyse des procédés requis pour
l'écriture du dialogue délibératif : dans
chacun d'entre eux, sauvages et civilisés
s'affrontent en un débat verbal que les genres
didactique, romanesque ou théâtral mettent
diversement en scène. Au-delà, les thèmes
évoqués pourront enrichir une réflexion
toujours urgente sur nos rapports avec
l'Autre.
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e
dialogue qu'on peut vous demander d'écrire au
baccalauréat n'est en aucun cas un entretien à bâtons
rompus, mais bel et bien une confrontation de thèses qui
pourrait tout aussi bien prendre la forme d'un essai ou
d'une dissertation. L'échange que vous devez mettre en
scène entre des locuteurs nettement caractérisés
(notamment par leur langage) est de l'ordre du dialogue
délibératif, dont les meilleurs exemples restent ceux de
Platon où l'affrontement des thèses opposées prend deux
formes :
-
le
dialogue
didactique : l'un des protagonistes explique à
l'autre son point de vue, et le dialogue ressemble
alors à une sorte de leçon de maître à élève. Ce
dernier se manifeste essentiellement par des
questions tandis que son interlocuteur développe ses
arguments de manière sentencieuse.
-
le
dialogue
polémique : les deux protagonistes échangent à rôle
égal des points de vue opposés d'une manière
dialectique que peuvent souligner une modalisation
plus appuyée et des formes plus théâtrales
(interruptions, invectives...).
Le
texte suivant est un texte argumentatif
classique dans lequel l'auteur laisse souvent
s'exprimer les thèses de l'adversaire.
Imaginez un personnage qui incarnera celui-ci
et opposez-le à un autre qui sera notre
auteur. Vous composerez un dialogue didactique,
puis un dialogue polémique.
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L'expérimentation
animale suscite depuis plus d'un siècle des
passions excessives, avec de chaque côté des
extrémistes dogmatiques, voire dangereux.
Les opposants à
l'expérimentation animale estiment que, même
justifiée scientifiquement ou médicalement,
une expérience qui détruit la vie animale est
en tout état de cause inacceptable. En clair,
pour ces militants, souvent écologistes ou
végétariens, partisans de médecines dites «
douces », déçus de l'humanité et transférant
sur l'animal leur richesse affective,
l'expérimentation animale est à rejeter en
totalité. Seul l'animal est bon, généreux,
fidèle; l'homme, lui, serait fondamentalement
mauvais, pervers, intéressé. Vieux débat, s'il
en est ! En conséquence, si l'homme veut
progresser dans sa quête du savoir et dans sa
lutte contre la maladie, il se doit
d'expérimenter sur lui-même, sur des
volontaires ou sur des prisonniers.
À ces opposants-là, il
convient de rappeler trois éléments
importants. Tout d'abord, que les progrès dans
nos connaissances et les thérapeutiques se
traduisent le plus souvent par des
applications profitables à l'animal lui-même.
On sait aujourd'hui traiter de nombreuses
maladies animales grâce aux progrès de la
recherche, et les vétérinaires ne se privent
pas de les utiliser. Ensuite, que la
proposition visant à expérimenter directement
sur l'homme est, dans bien des cas,
irrecevable : peut-on imaginer, par exemple,
tester ainsi les procédures visant à inactiver
des préparations susceptibles de contenir le
virus du sida ? Il faut se souvenir, enfin,
que la reconnaissance implicite de droits aux
animaux, aux yeux du juriste et du philosophe,
est dépourvue de sens.
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CORPUS |
texte 1
Jean
de
Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre
du Brésil (1578)
[Le
livre de Jean de Léry (1534-1613), pasteur
genevois, fut qualifié par Lévi-Strauss de
"chef-d'œuvre de la littérature
ethnographique". Ce Français d'origine
partagea au Brésil la vie des Tupinambas,
Indiens nus et anthropophages, dont il
décrivit la vie avec une exactitude et un
esprit d'observation qui forcent en effet,
aujourd'hui encore, l'admiration des
ethnographes. Observateur, Léry est aussi juge
et ne manque pas de faire quelques digressions
contre « les rapineurs, portant le titre de
Chrétiens, qui ne font ici que sucer le sang
et la moelle des autres ».]
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Au
reste, parce que nos Tupinambas sont fort ébahis
de voir les Français et autres des pays
lointains prendre tant de peine d'aller quérir
leur Arabotan, c'est-à-dire bois de
Brésil, il y eut une fois un vieillard d'entre
eux, qui sur cela me fit telle demande :
« Que veut dire que vous autres Mairs
et Peros (c'est-à-dire Français et
Portugais), veniez de si loin quérir du bois
pour vous chauffer ? n'y en a-t-il point en
votre pays ? » A quoi lui ayant répondu que
oui, et en grande quantité, mais non pas de
telles sortes que les leurs, ni même du bois de
Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il
pensait, mais (comme eux-mêmes en usaient pour
rougir leurs cordons de coton, plumages et
autres choses) que les nôtres l'emmenaient pour
faire de la teinture, il me répliqua soudain :
« Voire, mais vous en faut-il tant ? »
« Oui lui dis-je, car (en lui faisant trouver
bon) y ayant tel marchand en notre pays qui a
plus de frises et de draps rouges, voire même
(m'accommodant toujours à lui parler des choses
qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux,
miroirs et autres marchandises que vous n'en
avez jamais vus par-deçà, un tel seul achètera
tout le bois de Brésil dont plusieurs navires
s'en retournent chargés de ton pays. » «
Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes
merveilles. » Puis ayant bien retenu ce que
je lui venais de dire, m'interrogeant plus outre
dit : « Mais cet homme tant riche dont tu
me parles, ne meurt-il point ? » « Si fait,
si fait, lui dis-je, aussi bien que les
autres. » Sur quoi, comme ils sont aussi
grands discoureurs, et poursuivent fort bien un
propos jusqu’au bout, il me demanda derechef :
« Et quand donc il est mort, à qui est tout
le bien qu'il laisse ? » « A ses enfants, s'il
en a, et à défaut à ses frères, sœurs, ou plus
prochains parents.» « Vraiment, dit lors
mon vieillard (lequel comme vous jugerez n'était
nullement lourdaud), à cette heure connais-je
que vous autres Mairs, (c'est à dire
Français), êtes de grands fols : car vous
faut-il tant travailler à passer la mer (comme
vous nous dites étant arrivés par-deçà), sur
laquelle vous endurez tant de maux, pour amasser
des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui
survivent après vous ? la terre qui vous a
nourris n'est-elle pas aussi suffisante pour les
nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il) des parents
et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous
aimons et chérissons : mais parce que nous nous
assurons qu’après notre mort la terre qui nous a
nourris les nourrira, sans nous en soucier plus
avant, nous nous reposons sur cela ».
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Ce
texte, où discours direct et indirect
alternent, nous servira de point de départ :
vous pourrez lui donner les formes
convenues du dialogue théâtral :
passage d'une réplique à l'autre (nommez les
personnages « le Vieillard » et « Moi »;
ajoutez les didascalies suggérées par le
récit). Passez progressivement du
dialogue didactique au dialogue polémique
pour mettre en valeur la position de plus en
plus nette du vieillard contre les
explications que lui fournit le narrateur.
|
texte
2
La Hontan
Dialogues Curieux entre l'Auteur et un
Sauvage de bon sens qui a voyagé (1703)
[Le baron Louis-Armand de la Hontan
(1666-1715) débarque en novembre 1683 dans la
baie de Québec, après avoir obtenu une
lieutenance au régiment de Bourbon. Dans la
Nouvelle-France, il partage la vie des Indiens
et des Coureurs de bois, et il se prend
immédiatement de sympathie pour la liberté des
Sauvages. Ici, le « bon sauvage » est Adario,
un Huron habitant le Canada, alors territoire
français.]
|
LA
HONTAN – Vraiment, tu fais là de beaux contes et
de belles distinctions ! Est-ce que
tu n'as pas l'esprit de concevoir depuis vingt
ans que ce qui s'appelle raison chez les Hurons
est aussi raison parmi les Français. Il est bien
sûr que tout le monde n'observe pas ces lois1,
car, si on les observait, nous n'aurions que
faire de châtier personne ; alors ces
juges, que tu as vus à Paris et à Québec,
seraient obligés de chercher à vivre par
d'autres voies. Mais comme le bien de la société
consiste dans la justice et dans l'observance2
de ces lois, il faut châtier les méchants et
récompenser les bons ; sans cela, tout le
monde s'égorgerait. on se pillerait, on se
diffamerait, en un mot, nous serions les gens du
monde les plus malheureux.
ADARIO – Vous l'êtes assez déjà, je ne conçois
pas que vous puissiez l'être davantage. Oh, quel
genre d'hommes sont les Européens !
oh, quelle sorte de créatures qui font le bien
par force et n'évitent à faire le mal que par la
crainte des châtiments ! Si je te
demandais ce que c'est qu’un homme, tu me
répondrais que c’est un Français, et moi je te
prouverai que c’est plutôt un castor. Car un
homme n’est pas un homme à cause qu'il est
planté droit sur ses deux pieds, qu'il sait lire
et écrire et qu’il a mille autres industries.
J'appelle un homme celui qui a un penchant
naturel à faire le bien et qui ne songe jamais à
faire le mal. Tu vois bien que nous n’avons
point des juges ; pourquoi ?
parce que nous n’avons point de querelles ni de
procès. Mais pourquoi n’avons-nous pas de
procès ? C'est parce que nous ne
voulons point recevoir ni connaître l'argent.
Pourquoi est-ce que nous ne voulons pas admettre
cet argent ? C'est parce que nous ne
voulons pas de lois et que depuis que le monde
est monde nos pères ont vécu sans cela. Au
reste, il est faux, comme je l'ai déjà dit, que
le mot de lois signifie parmi vous les choses
justes et raisonnables, puisque les riches s’en
moquent et qu'il n’y a que les malheureux qui
les suivent.
Venons donc à ces lois ou choses
raisonnables. Il y a cinquante ans que les
gouverneurs du Canada prétendent que nous soyons
sous les lois de leur grand capitaine. Nous nous
contentons de nier notre dépendance de tout
autre que du grand Esprit. Nous sommes nés
libres et frères unis, aussi grands maîtres les
uns que les autres, au lieu que vous êtes tous
des esclaves d'un seul homme. Si nous ne
répondons pas que nous prétendons que tous les
Français dépendent de nous, c'est que nous
voulons éviter des querelles. Car sur quels
droits et sur quelle autorité fondent-ils cette
prétention ? Est-ce que nous nous
sommes vendus à ce grand capitaine ?
Avons-nous été en France vous
chercher ? C'est vous qui êtes venus
ici nous trouver. Qui vous a donné tous les pays
que vous habitez ? De quel droit les
possédez-vous ? Ils appartiennent aux
Algonkins3 depuis toujours.
Ma foi, mon cher frère, je te plains dans
l'âme. Crois-moi, fais-toi Huron. Car je vois la
différence de ma condition à la tienne. Je suis
maître de mon corps, je dispose de moi-même, je
fais ce que je veux, je suis le premier et le
dernier de ma nation, je ne crains personne et
ne dépends uniquement que du grand Esprit, au
lieu que ton corps et ta vie dépendent de ton
grand capitaine ; son vice-roi dispose de
toi, tu ne fais pas ce que tu veux, tu crains
voleurs, faux témoins, assassins, etc. Tu
dépends de mille gens que les emplois ont mis
au-dessus de toi. Est-il vrai ou
non ? sont-ce des choses improbables
ou invisibles ? Ha ! mon
cher frère, tu vois bien que j'ai raison.
Cependant, tu aimes mieux être esclave français
avec ses belles lois, qui, croyant être bien
sage, est assurément bien fou !
puisqu'il demeure dans l’esclavage et dans la
dépendance, pendant que les animaux eux-mêmes,
jouissant de cette adorable liberté, ne
craignent, comme nous, que des ennemis
étrangers.
1Il
s'agit
des lois justes et raisonnables évoquées plus
haut dans le texte.
2 l'observance : pratique
respectueuse de ces lois.
3 Indiens d'Amérique du Nord.
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Proposé
au
baccalauréat (Amérique du nord - Séries
générales - Juin 1998), ce texte était suivi des
consignes suivantes :
QUESTIONS
(10
points)
1. Quel est le point de vue de chacun des deux
interlocuteurs à propos des lois ?
Quelle opposition plus fondamentale explique
leur désaccord ? (3 points)
2. Quel rôle différent jouent dans
l'argumentation les deux séries
d'interrogatives dans les deuxième et
troisième paragraphes : "tu vois bien que
nous n’avons point de juges […] cet argent" et
"Car sur quels
droits […] Algonkins depuis toujours." (3
points)
3. Quel registre caractérise l’argumentation
d'Adario dans les deux derniers
paragraphes ? Analysez les procédés
mis en œuvre. (4 points)
TRAVAUX
D'ÉCRITURE
(10 points)
1. "J'appelle un homme celui qui...".
Imaginez un paragraphe commençant par ces
mots. (4 points)
2. Rédigez en deux paragraphes une réponse de
La Hontan dans laquelle il développera deux
arguments prouvant que lui aussi peut se dire
libre. Vous aurez soin de faire
intervenir son interlocuteur de manière à
composer un dialogue didactique.
(6 points)
|
texte
3
Delisle de la
Drevetière, Arlequin sauvage,
(1721)
Acte II, Scène 3
[Vous pourrez prendre connaissance sur
ce site du texte
intégral de la pièce de Louis-François
Delisle de la Drevetière (1682-1756). Lelio
débarque à Marseille avec Arlequin, «sauvage»
américain dont il veut voir « la nature toute
simple opposée aux lois, aux arts et aux
sciences ». Arlequin est vite confronté en
effet à des mœurs qui ne cessent de le
surprendre. Il détrousse ainsi un marchand en
ignorant qu'il convenait de le payer. Emmené
par un archer, il est sauvé par Lelio, qui
entreprend de lui expliquer les bons usages.
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LELIO
: Nous ne vivons point ici en commun, comme vous
faites dans vos forêts; chacun y a son bien, et
nous ne pouvons user que de ce qui nous
appartient; c’est pour nous le conserver que les
lois sont établies : elles punissent ceux qui
prennent le bien d’autrui sans le payer, et
c’est pour l’avoir fait que l’on voulait te
pendre.
ARLEQUIN : Fort bien ! Mais que donne-t-on pour
ce que l’on prend ?
LELIO : De l’argent.
ARLEQUIN : Qu’est-ce que cela, de l’argent ?
LELIO : En voilà.
ARLEQUIN : C’est là de l’argent ? Cela est
drôle. (Il en porte à la dent.) Ah ! il
est dur comme un diable.
LELIO : On ne le mange pas.
ARLEQUIN : Qu’en fait-on donc ?
LELIO : On le donne pour des choses dont on a
besoin et l’on pourrait presque l’appeler une
caution, puisque avec cet argent on trouve
partout tout ce qu’on veut. [...] Tu vois,
par ce que je viens de dire, qu’on n'a rien pour
rien, et que tout s’y acquiert par échange. Or,
pour rendre cet échange plus facile, on a
inventé l’argent, qui est une marchandise
commune et universelle qui se change contre
toutes choses, et avec laquelle on a tout ce que
l’on veut.
ARLEQUIN : Quoi ! en donnant de ces breloques,
on a tout ce dont on a besoin ?
LELIO : Sans doute.
ARLEQUIN : Cela me paraît ridicule, puisqu’on ne
peut ni le boire, ni le manger.
LELIO : On ne le boit ni on ne le mange; mais on
trouve, avec, de quoi boire et de quoi manger.
ARLEQUIN : Cela est drôle ! tes coutumes ne sont
peut-être pas si mauvaises que je les ai crues.
Il ne faut que de l’argent pour avoir toutes
choses sans soins et sans peines.
LELIO : Oui, avec de l’argent, on ne manque de
rien.
ARLEQUIN : Je trouve cela fort commode et bien
inventé. Que ne me le disais-tu d’abord ? Je
n’aurais pas risqué de me faire pendre.
Apprends-moi donc vite où l’on donne de cet
argent, afin que j’en fasse ma provision.
LELIO
: On n’en donne point.
ARLEQUIN : Eh bien ! où faut-il donc que j‘aille
en prendre ?
LELIO : On n’en prend point aussi.
ARLEQUIN : Apprends-moi donc à le faire.
LELIO : Encore moins; tu serais pendu si tu
avais fait une seule de ces pièces.
ARLEQUIN : Eh ! comment diable en avoir donc ?
On n'en donne point, on ne peut pas en prendre,
il n’est pas permis d’en faire : je n’entends
rien à ce galimatias !
LELIO : Je vais te l’expliquer. Il y a deux
sortes de gens parmi nous, les riches et les
pauvres. Les riches ont tout l’argent, et les
pauvres n’en ont point.
ARLEQUIN : Fort bien.
LELIO : Ainsi, pour que les pauvres en puissent
avoir, ils sont obligés de travailler pour les
riches, qui leur donnent de cet argent à
proportion du travail qu’ils font pour eux.
ARLEQUIN : Et que font les riches tandis que les
pauvres travaillent pour eux ?
LELIO : Ils dorment, ils se promènent, et
passent leur vie à se divertir et à faire bonne
chère.
ARLEQUIN : Cela est bien commode pour les
riches.
LELIO : Cette commodité que tu y trouves fait
souvent tout leur malheur.
ARLEQUIN : Pourquoi ?
LELIO : Parce que les richesses ne font que
multiplier les besoins des hommes. Les pauvres
ne travaillent que pour avoir le nécessaire;
mais les riches travaillent pour le superflu,
qui n’a point de bornes chez eux, à cause de
l’ambition, du luxe et de la vanité qui les
dévorent; le travail et l’indigence naissent
chez eux de leur propre opulence.
ARLEQUIN : Mais, si cela est ainsi, les riches
sont plus pauvres que les pauvres mêmes,
puisqu’ils manquent de plus de choses.
LELIO : Tu as raison.
ARLEQUIN
: Écoute, veux-tu que je te dise ce que je pense
des nations civilisées ?
LELIO : Oui, qu’en penses-tu ?
ARLEQUIN : Il faut que je dise la vérité, car je
n’ai point d’argent à te donner pour caution de
ma parole. Je pense que vous êtes des fous qui
croyez être sages, des ignorants qui croyez être
habiles, des pauvres qui croyez être riches, et
des esclaves qui croyez être libres.
LELIO : Et pourquoi le penses-tu ?
ARLEQUIN : Parce que c’est la vérité. Vous êtes
fous, car vous cherchez avec beaucoup de soins
une infinité de choses inutiles; vous êtes
pauvres, parce que vous bornez vos biens dans
l’argent ou d’autres diableries, au lieu de
jouir simplement de la nature comme nous, qui ne
voulons rien avoir afin de jouir plus librement
de tout; vous êtes esclaves de toutes vos
possessions, que vous préférez à votre liberté
et à vos frères, que vous feriez pendre s’ils
vous avaient pris la plus petite partie de ce
qui vous est inutile. Enfin vous êtes des
ignorants, parce que vous faites consister votre
sagesse à savoir les lois, tandis que vous ne
connaissez pas la raison qui vous apprendrait à
vous passer de lois comme nous.
|
Ce texte théâtral, que vous pourrez observer en y
repérant les formes canoniques du dialogue, nous offre
aussi l'occasion d'analyser comment s'y développe et s'y
structure une argumentation. Vous devez au préalable :
-
déterminer
et
caractériser les interlocuteurs : ils
n'auront pas le même niveau de langue; leur
vocabulaire reflétera leur condition, leur caractère.
Si les personnages vous sont imposés, tenez compte des
informations fournies par le texte (notamment s'il
s'agit de personnages situés dans le passé : évitez
les anachronismes !). Si vous devez les inventer,
faites-le en fonction de la situation et du débat
proposés, et veillez à leur donner une personnalité
cohérente.
-
ménager
une
progression logique dans les arguments échangés, qui
vous permettra de parvenir à une conclusion : observez
ainsi dans le texte de Delisle de la Drevetière
comment l'entretien aboutit peu à peu à une morale
qui, contre toute attente, est tirée par Arlequin
(nous avons matérialisé les trois parties de la scène
par le signe ).
Dans les deux premières parties, le rôle d'Arlequin se
résume à poser des questions auxquelles Lelio répond
de manière didactique et assurée : il s'agit d'abord
de justifier "cet échange plus facile qu'on appelle
l'argent", puis (et cela est plus difficile)
d'expliquer comment on le gagne. La réponse de Lelio
mettant visiblement en évidence une insupportable
injustice sociale, Arlequin troque son discours
interrogatif pour une modalisation beaucoup plus
assertive, et c'est Lelio qui se met à poser les
questions. Vous mettrez en valeur ces discours
didactiques observés à tour de rôle par
les deux protagonistes.
|
texte
4
Voltaire,
L'Ingénu (1767)
chapitre
V
[Débarqué
sur
les côtes de Basse-Bretagne, un Huron, vite
surnommé l'Ingénu, rencontre le prieur de
Kerkabon et sa sœur, qui se trouvent être son
oncle et sa tante. Ceux-ci entreprennent de le
baptiser et lui donnent pour marraine
Mademoiselle de Saint-Yves. Mais les deux
jeunes gens découvrent qu'ils s'aiment.]
|
Dès
que monsieur l'évêque fut parti, l'Ingénu et
mademoiselle de Saint-Yves se rencontrèrent sans
avoir fait réflexion qu'ils se cherchaient. Ils
se parlèrent sans avoir imaginé ce qu'ils se
diraient. L'Ingénu lui dit d'abord qu'il
l'aimait de tout son cœur, et que la belle
Abacaba, dont il avait été fou dans son pays,
n'approchait pas d'elle. Mademoiselle lui
répondit, avec sa modestie ordinaire, qu'il
fallait en parler au plus vite à monsieur le
prieur son oncle et à mademoiselle sa tante, et
que de son côté elle en dirait deux mots à son
cher frère l'abbé de Saint-Yves, et qu'elle se
flattait d'un consentement commun.
L'Ingénu lui
répond qu'il n'avait besoin du consentement de
personne, qu'il lui paraissait extrêmement
ridicule d'aller demander à d'autres ce qu'on
devait faire; que, quand deux parties sont
d'accord, on n'a pas besoin d'un tiers pour les
accommoder. « Je ne consulte personne, dit-il,
quand j'ai envie de déjeuner, ou de chasser, ou
de dormir : je sais bien qu'en amour il n'est
pas mal d'avoir le consentement de la personne à
qui on en veut; mais, comme ce n'est ni de mon
oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce
n'est pas à eux que je dois m'adresser dans
cette affaire, et, si vous m'en croyez, vous
vous passerez aussi de monsieur l'abbé de
Saint-Yves. »
On peut juger que la belle Bretonne
employa toute la délicatesse de son esprit à
réduire son Huron aux termes de la bienséance.
Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit.
Enfin on ne sait comment aurait fini cette
conversation si, le jour baissant, monsieur
l'abbé n'avait ramené sa sœur à son abbaye.
L'Ingénu laissa coucher son oncle et sa tante,
qui étaient un peu fatigués de la cérémonie et
de leur long dîner. Il passa une partie de la
nuit à faire des vers en langue huronne pour sa
bien-aimée : car il faut savoir qu'il n'y a
aucun pays de la terre où l'amour n'ait rendu
les amants poètes.
Le
lendemain, son oncle lui parla ainsi après le
déjeuner, en présence de mademoiselle de
Kerkabon, qui était tout attendrie : « Le ciel
soit loué de ce que vous avez I'honneur, mon
cher neveu, d'être chrétien et Bas-Breton ! Mais
cela ne suffit pas; je suis un peu sur l'âge;
mon frère n'a laissé qu'un petit coin de terre
qui est très peu de chose; j'ai un bon prieuré :
si vous voulez seulement vous faire sous-diacre,
comme je l'espère, je vous résignerai mon
prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après
avoir été la consolation de ma vieillesse. »
L'Ingénu
répondit : « Mon oncle, grand bien vous fasse !
vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce
que c'est d'être sous-diacre ni que de résigner;
mais tout me sera bon pourvu que j'aie
mademoiselle de Saint-Yves à ma disposition.
−
Eh ! mon Dieu ! mon neveu, que me dites-vous là
? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la
folie ? −
Oui,
mon oncle. −
Hélas
! mon neveu, il est impossible que vous
l'épousiez.
−
Cela est très possible, mon oncle; car non
seulement elle m'a serré la main en me quittant,
mais elle m'a promis qu'elle me demanderait en
mariage; et assurément je l'épouserai.
−
Cela est impossible, vous dis-je; elle est votre
marraine : c'est un péché épouvantable à une
marraine de serrer la main de son filleul; il
n'est pas permis d'épouser sa marraine; les lois
divines et humaines s'y opposent. −
Morbleu
! mon oncle, vous vous moquez de moi; pourquoi
serait-il défendu d'épouser sa marraine, quand
elle est jeune et jolie ? Je n'ai point vu dans
le livre que vous m'avez donné1 qu'il
fût mal d'épouser les filles qui ont aidé les
gens à être baptisés. Je m'aperçois tous les
jours qu'on fait ici une infinité de choses qui
ne sont point dans votre livre, et qu'on n'y
fait rien de tout ce qu'il dit : je vous avoue
que cela m'étonne et me fâche.
Si on me prive de la belle
Saint- Yves, sous prétexte de mon baptême, je
vous avertis que je l'enlève, et que je me
débaptise. »
1
La Bible.
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Pour
ce dernier texte, nous proposons de réunir les
questions précédentes :
- donnez
à ce dialogue une forme théâtrale
: échange de répliques entre l'Ingénu et Mlle
de Saint-Yves puis le prieur (deux scènes
différentes justifiées par le changement de
lieu et de temps); didascalies suggérées par
le récit. Vous aurez soin de mettre en scène
un dialogue polémique.
- en
vous inspirant du texte 3, ménagez
une progression cohérente qui vous
permette de mettre en valeur l'évolution de
l'Ingénu vers sa décision finale : ses
questions, les réponses embarrassées de ses
interlocuteurs pourront par exemple souligner
l'arbitraire de la loi qui proscrit le mariage
souhaité et, par-delà, celui d'une
civilisation tout entière.
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