La deuxième partie d'une dissertation consiste, dans le
plan dialectique, à réfuter la thèse qu'on vous a soumise
ou dont vous avez fait l'objet de votre première partie.
Il s'agit donc de manifester une position critique qui
devra s'appuyer sur des éléments rigoureux de l'analyse
pour éviter la subjectivité de l'emportement partisan ou
passionnel.
- Exercice
1 : la prise en compte de la thèse adverse
Une réfutation ne peut être
efficace sans un examen précis des arguments de
l'adversaire et de la stratégie qu'il a employée.
Commençons par examiner le texte suivant.
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Victor
Hugo : Le dernier jour
d'un condamné
préface (1832)
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Ceux qui jugent et qui
condamnent disent la peine de mort
nécessaire. D'abord, - parce qu'il importe
de retrancher de la communauté sociale un
membre qui lui a déjà nui et qui pourrait
lui nuire encore. - S'il ne s'agissait que
de cela, la prison perpétuelle suffirait. A
quoi bon la mort ? Vous objectez qu'on peut
s'échapper d'une prison ? faites mieux votre
ronde. Si vous ne croyez pas à la solidité
des barreaux de fer, comment osez-vous avoir
des ménageries ?
Pas de bourreau où le geôlier suffit.
Mais, reprend-on, - il faut que la
société se venge, que la société punisse. -
Ni l'un, ni l'autre. Se venger est de
l'individu, punir est de Dieu.
La société est entre deux. Le
châtiment est au-dessus d'elle, la vengeance
est au-dessous. Rien de si grand et de si
petit ne lui sied. Elle ne doit pas "punir
pour se venger"; elle doit corriger
pour améliorer. Transformez de cette
façon la formule des criminalistes, nous la
comprenons et nous y adhérons.
Reste la troisième et dernière
raison, la théorie de l'exemple. - Il faut
faire des exemples ! il faut épouvanter par
le spectacle du sort réservé aux criminels
ceux qui seraient tentés de les imiter ! -
Voilà bien à peu près textuellement la
phrase éternelle dont tous les réquisitoires
des cinq cents parquets de France ne sont
que des variations plus ou moins sonores. Eh
bien ! nous nions d'abord qu'il y ait
exemple. Nous nions que le spectacle des
supplices produise l'effet qu'on en attend.
Loin d'édifier le peuple, il le démoralise,
et ruine en lui toute sensibilité, partant
toute vertu. Les preuves abondent, et
encombreraient notre raisonnement si nous
voulions en citer. Nous signalerons pourtant
un fait entre mille, parce qu'il est le plus
récent. Au moment où nous écrivons, il n'a
que six jours de date. Il est du 5 mars,
dernier jour du carnaval. A Saint-Pol,
immédiatement après l'exécution d'un
incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de
masques est venue danser autour de
l'échafaud encore fumant. Faites donc des
exemples ! le mardi gras vous rit au nez.
|
-
L'énonciation : pourquoi, selon vous, l'auteur ne
parle-t-il jamais à la première personne du singulier mais
à celle du pluriel ? Relevez et commentez les pronoms qui
désignent l'adversaire. Mettez en valeur la tonalité
polémique de ce texte en relevant les adresses au
récepteur (impératifs), les dialogismes (reprises d'une
objection de l'adversaire comme s'il venait de la
formuler). Commentez les tournures exclamatives et la
nature des évaluatifs.
-
L'organisation : montrez que l'auteur s'efforce de
structurer sa réfutation en considérant l'un après l'autre
les arguments de l'adversaire. Quels sont les mots de
liaison qui signalent cette progression?
Relevez les trois arguments de l'adversaire et
reformulez-les. Examinez la réponse que leur oppose
l'auteur ; vous devriez discerner trois tactiques
différentes :
- l'auteur met
l'adversaire en contradiction avec lui-même,
- il lui oppose des
arguments d'autorité,
- il lui oppose la
force d'un exemple argumentatif.
Justifiez précisément
ce constat.
A la lumière de vos observations, vous pouvez déterminer
ce qu'est une stratégie de réfutation (observez- en une
autre, dans notre étude de la stratégie argumentative,
avec la réponse
de Voltaire à Rousseau) :
- il convient d'abord de contre-argumenter en ayant soin
de se fonder sur un examen ordonné de ce qu'affirme
l'adversaire ;
- il faut aussi juger la thèse adverse pour en montrer les
limites et manier les procédés polémiques adéquats.
- Exercice
2 : contre-argumenter
Devant une thèse à réfuter, vous aurez bien sûr plus ou
moins de facilités à le faire selon la nature de votre
opinion. Vous serez peut-être plutôt porté à l'approuver.
Sachez néanmoins que rien, dans le domaine des idées,
n'est ni absolument vrai ni absolument faux. Tenter de
réfuter une thèse que l'on serait plutôt enclin à partager
est un excellent exercice de tolérance !
Examinez
par exemple ces deux textes de Maupassant, écrits la même
année et manifestant pourtant des conceptions radicalement
opposées. Montrez que Maupassant entreprend ici une
véritable contre-argumentation dans le second texte en
situant sa thèse sur les mêmes plans que dans le premier :
LE
VOYAGE
POUR
?
CONTRE
? |
C'est cela, la vie ? Quatre murs, deux portes,
une fenêtre, un lit, des chaises, une table,
voilà ! Prison ! Prison ! Tout logis qu'on
habita longtemps devient prison! Oh ! fuir,
partir ! fuir les lieux connus, les hommes,
les mouvements pareils aux mêmes heures, et
les mêmes pensées, surtout !
Quand on est las, las à pleurer du
matin au soir [...], las des visages amis vus
trop souvent et devenus irritants, [...], las
du sommeil dans le même lit, il faut
partir, entrer dans une vie nouvelle et
changeante.
Le voyage est une espèce de porte par
où l'on sort de la réalité connue pour
pénétrer dans une réalité inexplorée qui
semble un rêve.
Une gare ! Un port ! un train qui
siffle et crache son premier jet de vapeur !
un grand navire passant dans les jetées,
lentement, mais dont le ventre halète
d'impatience et qui va fuir là-bas, à
l'horizon, vers des pays nouveaux ! Qui peut
voir cela sans frémir d'envie, sans sentir
s'éveiller dans son âme le frissonnant désir
des longs voyages !
Au soleil (1884)
|
Changer de place me paraît une action inutile
et fatigante. Les nuits en chemin de fer, le
sommeil secoué des wagons avec des douleurs
dans la tête et des courbatures dans les
membres... sont à mon avis de détestables
commencements pour une partie de plaisir.
[...] Je tiens à mon lit plus qu'à tout. Il
est le sanctuaire de la vie. [...]
Et les soirs navrants dans la cité
ignorée ! Connaissez-vous rien de plus
lamentable que la nuit qui tombe sur une cité
étrangère ? On va devant soi au milieu d'un
mouvement, d'une agitation qui semblent
surprenants comme ceux des songes. [...] Et on
s'aperçoit soudain qu'on est vraiment et
toujours et partout seul au monde, mais que
dans les lieux connus, les coudoiements
familiers vous donnent seulement l'illusion de
la fraternité humaine. [...]
C'est en allant loin qu'on comprend
bien comme tout est proche et court et vide ;
c'est en cherchant l'inconnu qu'on s'aperçoit
bien comme tout est médiocre et vite fini ;
c'est en parcourant la terre qu'on voit bien
comme elle est petite et sans cesse à peu près
pareille.
Les sœurs Rondoli (1884)
|
Exercez-vous à faire le même travail sur le sujet
suivant en ayant soin d'infirmer ou de nuancer les trois
arguments qui vous sont fournis :
Claude Lévi-Strauss écrit : "L'écriture paraît
favoriser l'exploitation des hommes avant leur
illumination. [...] La lutte contre
l'analphabétisme se confond ainsi avec le
renforcement du contrôle des citoyens par le
Pouvoir." (Tristes tropiques). (Voir
le texte complet)
Vous réfuterez cette thèse.
|
a.
L'alphabétisation répond à un souci de nivellement,
d'organisation aisément contrôlable. Ainsi l'école de
Jules Ferry a contribué à éradiquer les langues
régionales, constituant par là même une identité française
bâtie sur des normes impératives.
b. Écrire, lire, c'est obéir
à ces codes, s'exposer à une sanction et à une sélection.
En effet la norme écrite reste déterminante dans les
cursus universitaires et elle exclut impitoyablement ceux
qui ne la maîtrisent pas.
c. "En
accédant au savoir entassé dans les bibliothèques, les
peuples se rendent vulnérables aux mensonges que les
documents imprimés propagent", écrit Lévi-Strauss.
Comment en effet endoctriner les masses sans que
celles-ci puissent avoir accès à l'écrit ?
- Exercice
3 : les armes de la réfutation
Voltaire écrit
cette lettre à Rousseau en 1755 ; il y entreprend de
réfuter la thèse de ce dernier selon laquelle les lettres,
les sciences et les arts ont corrompu les mœurs :
|
Je conviens avec vous que
les belles-lettres et les sciences ont causé
quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du
Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs,
ceux de Galilée le firent gémir dans les
prisons, à soixante et dix ans, pour avoir
connu le mouvement de la terre ; et ce qu'il y
a de plus honteux, c'est qu'ils l'obligèrent à
se rétracter. Dès que vos amis eurent commencé
le Dictionnaire encyclopédique, ceux
qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent
de déistes, d'athées et
même de jansénistes. [...]
De toutes les amertumes répandues sur
la vie humaine, ce sont là les moins funestes.
Les épines attachées à la littérature et à un
peu de réputation ne sont que des fleurs en
comparaison des autres maux qui de tout temps
ont inondé la terre.
|
Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce,
ni Virgile, ni Horace n'eurent la moindre part
aux proscriptions. Marius était un ignorant;
le barbare Sylla, le crapuleux Antoine,
l'imbécile Lépide lisaient peu Platon et
Sophocle ; et pour ce tyran sans courage,
Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste,
il ne fut un détestable assassin que dans le
temps où il fut privé de la société des gens
de lettres.
Avouez que Pétrarque et Boccace ne
firent pas naître les troubles de l'Italie ;
avouez que le badinage de Marot n'a
pas produit la Saint-Barthélemy et que la
tragédie du Cid ne causa pas les
troubles de la Fronde. Les grands crimes n'ont
guère été commis que par de célèbres
ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce
monde une vallée de larmes, c'est l'insatiable
cupidité et l'indomptable orgueil des hommes,
depuis Thamas-Kouli-Kan, qui ne savait pas
lire, jusqu'à un commis de la douane qui ne
sait que chiffrer. Les lettres nourrissent
l'âme, la rectifient, la consolent ; elles
vous servent, Monsieur, dans le temps que vous
écrivez contre elles : vous êtes comme
Achille, qui s'emporte contre la gloire, et
comme le P. Malebranche, dont l'imagination
brillante écrivait contre l'imagination.
Si quelqu'un doit se plaindre des
lettres, c'est moi, puisque dans tous les
temps et dans tous les lieux elles ont servi à
me persécuter ; mais il faut les aimer malgré
l'abus qu'on en fait, comme il faut aimer la
société dont tant d'hommes méchants corrompent
les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie,
quelques injustices qu'on y essuie ; comme il
faut aimer l'Être suprême, malgré les
superstitions et le fanatisme qui déshonorent
si souvent son culte.
|
Trouvez dans cette lettre les types d'arguments rencontrés
dans le texte de Victor Hugo : un
argument d'autorité, un exemple argumentatif et un
argument par lequel Voltaire met Rousseau en contradiction
avec lui-même.
Outre cette stratégie, la lettre manifeste des
procédés de persuasion qui soutiennent la réfutation.
Lesquels?
Vous pourrez lire
la réponse que Rousseau fit à Voltaire et y
appliquer les mêmes consignes.
- Exercice
4 : juger une thèse
Dans votre contre-argumentation comme dans la conclusion
de votre travail, vous aurez à juger la thèse adverse.
Parmi les moyens que vous connaissez déjà, certains sont
des pré-requis :
- vous emploierez des évaluatifs
péjoratifs (n'exagérez pas :
tout le monde ne peut traiter de "gueux" son adversaire,
comme le fit Voltaire dans sa
réfutation du Discours sur l'inégalité
de Rousseau !) et un ton
polémique ;
- vous pourrez utiliser quelques adresses à ce dernier
pour accentuer la
valeur impressive de votre texte
et lui donner un caractère de réquisitoire
(interrogations oratoires, par exemple, qui soutiendront
la contradiction que vous repérez dans la thèse adverse)
;
- vous aurez soin de modaliser fortement votre thèse
dans le sens de la certitude
(formes sentencieuses qui pourront soutenir vos
arguments d'autorité).
Enfin vous
pourrez synthétiser vos reproches dans un jugement
global où l'on peut repérer
quelques constantes :
OBSERVATIONS
SUR
LA THÈSE ADVERSE |
COMMENT
LA JUGER ? |
QUELS
ARGUMENTS
LUI OPPOSER ? |
elle
paraît trop schématique et caricaturale |
on
parlera d'une thèse simpliste |
mise
en contradiction de l'adversaire avec lui-même |
elle
semble peu prendre en compte les réalités
présentes |
la
thèse vous paraîtra dépassée, obsolète,
irréaliste |
un
exemple argumentatif |
elle
manifeste trop la subjectivité du locuteur |
vous
la trouverez excessive, passionnée |
un
argument bâti sur la logique |
elle
repose sur des lieux communs |
la
thèse est stéréotypée |
un
argument bâti sur l'expérience |
Applications
:
I -
Considérez le texte suivant :
Un artiste habile en cette partie, un massacreur de
génie, M. de Moltke, a répondu, voici deux ans, aux
délégués de la paix, les étranges paroles que voici
: « La guerre est sainte, d'institution divine ;
c'est une des lois sacrées du monde ; elle
entretient chez les hommes tous les grands, les
nobles sentiments, l'honneur, le désintéressement,
la vertu, le courage, et les empêche en un mot de
tomber dans le plus hideux matérialisme ! ».
Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre cent
mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne
penser à rien, ne rien étudier, ne rien apprendre,
ne rien lire, n'être utile à personne, pourrir de
saleté, coucher dans la fange, vivre comme les
brutes dans un hébétement continu, piller les
villes, brûler les villages, ruiner les peuples,
puis rencontrer une autre agglomération de viande
humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang, des
plaines de chair pilée mêlée à la terre boueuse et
rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou
les jambes emportés, la cervelle écrabouillée sans
profit pour personne, et crever au coin d'un champ
tandis que vos vieux parents, votre femme et vos
enfants meurent de faim ; voilà ce qu'on appelle ne
pas tomber dans le plus hideux matérialisme ! [...]
Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu
les hommes redevenus des brutes, affolés, tuer par
plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation.
Alors que le droit n'existe plus, que la loi est
morte, que toute notion du juste disparaît, nous
avons vu fusiller des innocents trouvés sur une
route et devenus suspects parce qu'ils avaient peur.
Nous avons vu tuer des chiens enchaînés devant la
porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers
neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des
vaches couchées dans un champ, sans aucune raison,
pour tirer des coups de fusils, histoire de rire.
Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus
hideux matérialisme. Entrer dans un pays, égorger
l'homme qui défend sa maison parce qu'il est vêtu
d'une blouse et n'a pas de képi sur la tête, brûler
les habitations de misérables gens qui n'ont plus de
pain, casser des meubles, en voler d'autres, boire
le vin trouvé dans les caves, violer les femmes
trouvées dans les rues, brûler des millions de
francs de poudre, et laisser derrière soi la misère
et le choléra. Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber
dans le plus hideux matérialisme.
Guy de Maupassant, « La guerre » (article
publié dans la revue "Gil Blas", 11 décembre 1883)
|
a - Quelle
est la thèse réfutée ?
b - Comment Maupassant la réfute-t-il ?
c - Prenez connaissance du texte suivant :
«
L’empire de l’homme sur les animaux est un empire
légitime qu’aucune révolution ne peut détruire ;
c’est l’empire de l’esprit sur la matière, c’est non
seulement un droit de nature, un pouvoir fondé sur
des lois inaltérables, mais c’est encore un don de
Dieu, par lequel l’homme peut reconnaître à tout
instant l’excellence de son être. Car ce n’est pas
parce qu’il est le plus parfait, le plus fort ou le
plus adroit des animaux qu’il leur commande : s’il
n’était que le premier du même ordre, les seconds se
réuniraient pour lui disputer son empire ; mais
c’est par supériorité de nature que l’homme règne et
commande : il pense, et dès lors il est maître des
êtres qui ne pensent point. »
G. de Buffon (1707-1788), Histoire naturelle
universelle.
|
d
- Réfutez la thèse exprimée par Buffon en vous inspirant de
la stratégie utilisée par Maupassant. Vous pourrez utiliser
quelques-uns des arguments en faveur de l'animal énoncés
dans la
page précédente.
II -
Soit la thèse suivante :
«
De tous les luxes, la culture est celui qui est le
moins réservé à l'argent, le plus propre à nier et
transcender toute hiérarchie sociale. »
(Jacqueline de Romilly, Nous autres professeurs,
1969) |
Réfutez (ou nuancez) cette thèse en lui
opposant trois arguments. Vous pourrez vous aider des
documents suivants que vous pourrez étendre à d'autres
domaines de la culture (musique, cinéma...) et que vous
compléterez, par exemple, par la lecture
du chapitre III de L'Assommoir d'Émile
Zola, où des ouvriers entreprennent de visiter le Louvre :
Document
1
Les musées permanents (d'art ancien ou
contemporain) ont fait l'objet d'attaques que
certains trouvent trop agressives, partiales. Trop
souvent leurs architectures placent les œuvres
dans un univers radicalement séparé de la
quotidienneté : à l'intérieur de palais trop
nobles ou de cliniques aseptisées, parfois même
dans une sorte d'amplification du bureau design
d'un cadre supérieur. On est amené aussi à parler
de temples de la culture, à vivre le musée comme
l'église, lieu de vénération pour des œuvres
sacrées, intouchables. [...]
La présence parfois pesante de gardiens, un
luxe apparent [...] mettent les œuvres à trop
grande distance des spectateurs ; le musée semble
alors signifier que l'art ne peut pas être fait
par tous et, que pour l'apprécier, une culture et
un savoir sont nécessaires; alors il est
justification, scandaleuse, des hiérarchies
sociales.
(G.
LASCAULT, article Musée, © Encyclopaedia
Universalis)
|
Document
2
La participation à la culture - aux livres,
aux œuvres de l'imagination et de la pensée - est
demeurée longtemps et presque exclusivement
l'apanage d'un petit nombre. En ce sens être cultivé
est un privilège : puisque c'est l'accès à un bien,
injustement refusé au plus grand nombre.
L'erreur fatale, le piège où sont tombés bon
nombre d'intellectuels a été de croire que la
suppression de ce privilège passait par la
dénégation de l'idée même de culture et non par la
suppression des obstacles qui en tiennent écartés la
grande masse des dépossédés. C'est ainsi qu'un
mouvement de pensée, issu de la recherche
sociologique, s'est employé depuis quelques
décennies à mettre en œuvre ce qu'il faudrait
appeler une entreprise générale de délégitimation de
la culture, et qui se résume ainsi : les jugements
de valeur, en matière de culture, ne sont que les
reflets de la position sociale de celui qui les
profère; la « culture » et les livres n'ont d'autre
légitimité que celle que leur confère la « violence
symbolique » de l'École.
Les conséquences en sont désastreuses. La
douleur de la vie sans les livres, la douleur de
savoir d'innombrables vies laissées sans le secours
des mots, sans le recours des livres, « de la
culture » et « des œuvres » devient alors sans
objet. Ce n'est donc plus une « injustice » (même si
l'emploi de ce mot peut susciter des réserves) que
d'être privé de livres et de culture; ni même un
privilège. Livres et culture ne sont que de fausses
valeurs qu'il convient de démythifier : la culture
n'est plus que le rempart ultime dont la destruction
contribuera à effacer une classe condamnée par
l'histoire.
Prenons-y bien garde : ou bien la culture,
les livres sont un privilège, et il faut l'abattre
comme tous les autres; ou c'est un bien, et il faut
alors qu'il soit accessible au plus grand nombre. On
ne peut concilier les deux points de vue. Si la
culture est un privilège, et rien de plus, si la
culture n'est qu'un apanage des élites, ou l'autre
nom du loisir distingué, et non pas le lieu de
l'arrachement à soi et de l'ouverture au monde, de
quoi souffrent-ils, ceux qui en sont privés ? De
rien d'autre qu'une illusion, une chimère, dont il
convient de les débarrasser.
Cette dangereuse théorie n'a pas toujours
trouvé jusqu'ici la réfutation qu'elle appelait; au
contraire, l'école et les médias se sont vus gagnés
par ses sophismes pernicieux. De nombreuses études
sociologiques ont repris et amplifié ce thème, lui
donnant la caution scientifique qui lui manquait,
effaçant, du moins en apparence, les fondements
politiques qui le sous-tendaient, brodant au fond
toujours sur le même motif : la culture est une
imposture; le goût et la fréquentation des œuvres
n'est pas le moment de l'émancipation, mais le pur
reflet du niveau scolaire et de la place qu'on
occupe dans l'appareil de production. [...]
La conséquence en est claire : non seulement
rien ne sera plus tenté pour ouvrir au plus grand
nombre le règne émancipateur de la culture et des
livres, mais le triomphe de ces thèses ne pourra que
renforcer la séparation qui existe déjà entre ceux
qui lisent et ceux qui ne lisent pas.
Danièle SALLENAVE, Le Don des morts : sur la
littérature, © Éditions Gallimard, 1991.
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