ECR.L'INF.
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Ecr.L'Inf. : Écrasez l'Infâme !
Dans
les carnets de Voltaire, la devise, à force
d'être familière, n'apparaît plus que sous cette
forme abrégée. Elle signe ses lettres les plus
compromettantes, pour lesquelles Voltaire
invente même un certain M. Ecrelinf.
Le mot "Infâme" ramasse en allégorie les
têtes monstrueuses du fanatisme. Il n'y a pas là
qu'une image : Voltaire est véritablement hanté
par cette créature de cauchemar et il n'a de
cesse d'en dépister les traces pour « rogner les
griffes et limer les dents du monstre ».
L'Infâme s'identifie à toutes les formes
d'oppression intellectuelle et morale, à tous
les dogmes arrogants, à toutes les certitudes
tyranniques, mais désigne aussi la religion de
la France, "toute catholique" depuis la
révocation de l'édit de Nantes.
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PETIT
DICTIONNAIRE OU L'ON VERRA QUE LE FANATISME
EST À LA SUPERSTITION CE QUE LA RAGE EST À LA COLÈRE
L'imagination
de Voltaire a un côté morbide. Il voit irrésistiblement
dans le prêtre "l'homme noir", méchant et sanguinaire. Le
thème frénétique du prêtre au poignard se retrouve d'un
bout à l'autre de son œuvre. Oui, cet homme de raison a un
sens maladif du fanatisme : sous sa plume, dès qu'il
l'évoque, fureurs et tremblements sont aisément
perceptibles :
Fanatisme : «
comportement, état d'esprit de celui qui se croit
inspiré par la Divinité » (latin fanum, le temple).
Voltaire n'a pas peu contribué à ce que le sens
moderne du mot désigne une fureur partisane. Pour
évoquer le fanatisme, il a sans cesse recours au
vocabulaire de la pathologie. Voyez le champ lexical qui
le désigne dans l'article du Dictionnaire
philosophique (1764) :
Le fanatisme est à la superstition ce que la
rage est à la colère. Celui qui a des extases,
des visions, qui prend des songes pour des
réalités, et ses imaginations pour des
prophéties, est un enthousiaste; celui qui
soutient sa folie par le meurtre, est un
fanatique.[...]
Lorsqu'une fois le fanatisme
a gangrené un cerveau, la maladie est presque
incurable. J'ai vu des convulsionnaires qui, en
parlant des miracles de saint Pâris,
s'échauffaient par degrés malgré eux : leurs
yeux s'enflammaient, leurs membres tremblaient,
la fureur défigurait leur visage, et ils
auraient tué quiconque les eût contredits.
Il n'y a d'autre remède à
cette maladie épidémique que l'esprit
philosophique, qui, répandu de proche en proche,
adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui
prévient les accès du mal; car, dès que ce mal
fait des progrès, il faut fuir, et attendre que
l'air soit purifié. Les lois et la religion ne
suffisent pas pas contre la peste des âmes; la
religion, loin d'être pour elles un aliment
salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux
infectés.[...]
Les lois sont encore très
impuissantes contre ces accès de rage; c'est
comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un
frénétique. Ces gens-là sont persuadés que
l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des
lois, que leur enthousiasme est la seule loi
qu'ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui
vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux
hommes, et qui, en conséquence, est sûr de
mériter le ciel en vous égorgeant ?
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Superstition
:
comportement
irrationnel vis-à-vis du sacré, crédulité.
Les superstitions sont pour Voltaire les causes
les plus dangereuses du fanatisme parce qu'elles émanent
de l'ignorance populaire. Si les juges sont des
fanatiques de sang-froid, la "populace", elle, est
emportée par ses croyances. Dans l'affaire Calas, c'est
la rumeur populaire qui, circulant sur une famille
protestante, a entraîné les suspicions des juges puis
les a transformées en certitudes.
Peut-il exister un peuple libre de tous préjugés
superstitieux ? C'est demander : Peut-il exister
un peuple de philosophes ? On dit qu'il n'y a
nulle superstition dans la magistrature de la
Chine. Il est vraisemblable qu'il n'en restera
aucune dans la magistrature de quelques villes
d'Europe.
Alors ces magistrats
empêcheront que la superstition du peuple ne soit
dangereuse. L'exemple de ces magistrats
n'éclairera pas la canaille, mais les principaux
bourgeois la contiendront. Il n'y a peut-être pas
un seul tumulte, un seul attentat religieux où les
bourgeois n'aient autrefois trempé, parce que ces
bourgeois alors étaient canailles; mais la raison
et le temps les auront changés. Leurs mœurs
adoucies adouciront celles de la plus vile et de
la plus féroce populace; c'est de quoi nous avons
des exemples frappants dans plus d'un pays. En un
mot, moins de superstitions, moins de fanatisme;
et moins de fanatisme, moins de malheurs. (Dictionnaire
philosophique)
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Enthousiasme : transport
divin, inspiration sacrée (grec "theos", dieu).
C'est dans le traitement qu'il fait subir à ce mot qu'on
décèle le mieux comment Voltaire limite tout élan de foi
aux organes. Dans le Dictionnaire philosophique,
en effet, le mot enthousiasme reçoit la définition
suivante :
Ce mot grec signifie émotion d'entrailles,
agitation intérieure. Les Grecs inventèrent-ils ce
mot pour exprimer les secousses qu'on éprouve dans
les nerfs, la dilatation et le resserrement des
intestins, les violentes contractions du cœur, le
cours précipité de ces esprits de feu qui montent
des entrailles au cerveau quand on est vivement
affecté?
Ou bien donna-t-on d'abord le nom
d'enthousiasme, de trouble des entrailles, aux
contorsions de cette Pythie qui, sur le trépied de
Delphes, recevait l'esprit d'Apollon par un
endroit qui ne semble fait que pour recevoir des
corps?
Qu'entendons-nous par enthousiasme ?
Que de nuances dans nos affections ! Approbation,
sensibilité, émotion, trouble, saisissement,
passion, emportement, démence, fureur, rage :
voilà tous les états par lesquels peut passer
cette pauvre âme humaine.
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En cela donc, Voltaire incarne bien le goût de la raison,
de la "tête froide", propre à son siècle. Mais il a poussé
si loin ce scepticisme qu'aujourd'hui encore l'esprit
humain peut y trouver de quoi désespérer. Car peut-on
toujours se garder de toute conviction, de toute passion ?
Et Voltaire lui-même a-t-il toujours donné l'exemple ?
VOLTAIRE PSYCHOPATHE ?
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Voltaire
pourrait
tenter un psychanalyste. Quel traumatisme originel a bien
pu générer une telle phobie du fanatisme ? Doit-on se
retourner contre les Jésuites de Louis-le-Grand qui l'ont
éduqué ? Faut-il rappeler la dureté du père et les
convulsions du frère, tous deux jansénistes ? Ce frère,
Armand Arouet, trésorier de la Chambre des comptes, fut
membre en effet de la secte des « convulsionnaires de
Saint-Médard », illuminés qui se recueillaient avec des
cris incantatoires sur la tombe du diacre François de
Pâris. Voltaire a-t-il, enfant, assisté à ces scènes ?
Quoi qu'il en soit, les symptômes de cette phobie sont
d'une violence inouïe :
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A Ferney, chaque 24 août (jour anniversaire de la
Saint-Barthélemy, où 3000 protestants furent massacrés),
Voltaire avait la fièvre. Il tombait dans la prostration
et devait s'aliter.
En 1765, se voyant déjà arrêté et torturé parce qu'on a
saisi chez le chevalier de La Barre son Dictionnaire
philosophique, Voltaire entre dans une frayeur
terrible que son médecin a bien du mal à calmer. "Eh bien
oui, je suis fou", avoue Voltaire en fondant en larmes.
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« Un fou »... Plusieurs contemporains ont ainsi résumé leurs
jugements sur l'homme que fut Voltaire, signalant son
émotivité déréglée, ses crises de larmes, sa perpétuelle
hypocondrie.
Voltaire a-t-il donc, par sa phobie du fanatisme,
versé dans des extrêmes presque aussi redoutables : une
tolérance intolérante, un anti-fanatisme fanatique ? On
peut en effet le trouver parfois excessif ou
scandaleusement injuste :
Dans son combat contre Rousseau, Voltaire est d'un sectarisme inouï
: il répand sur l'ennemi les pires horreurs, parce qu'il
l'identifie à un être de sentiment, donc totalement dominé
à ses yeux par l'affectivité brute. On pourra consulter
par exemple le féroce Sentiment
des Citoyens lancé contre Jean-Jacques au
plus fort de la polémique générée par l'Emile.
Voltaire a tendance à voir des fanatiques partout. Il a
parfois cherché — et trouvé — de quels mots accabler des
gens parfaitement raisonnables. Ainsi de braves défenseurs
du christianisme, comme Claude-Marie Guyon ou
Claude-Adrien Nonnotte, tous deux gens d'Église et
redoutables polémistes résolus à réfuter les thèses — et
les erreurs — de Voltaire, deviennent sous sa plume "des
fanatiques du coin de la rue, des misérables qui, un
jour de Saint-Barthélemy, feraient de grandes choses."
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L'abbé Nonnote, cependant, mène avec ses Erreurs de
Voltaire un travail sérieux où l'analyse de tous les
propos du philosophe en matière de religion souligne le
caractère souvent superficiel de travaux bâtis sur des
compilations hâtives et souvent trop ignorants des règles
de méthode ou de bienséance :
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Le mal de M. de Voltaire est
d'avoir voulu s'élever au-dessus de tout, et d'avoir trop
souvent méconnu ces règles sages et ces bornes
respectables. Aussi un lecteur judicieux s'aperçoit
bientôt que cet auteur est presque toujours sans principes
fixes, sans logique sûre, sans érudition véritable, et
toujours sans discrétion et sans respect pour ce qui
mérite le plus d'être respecté. Il comprend bientôt que
tous ces vifs éclairs d'imagination, ces réflexions
hardies, ce coloris brillant qui est répandu sur tous ses
ouvrages, peuvent éblouir et surprendre les esprits
légers, superficiels, peu capables de réfléchir, et qu'ils
ne doivent faire et ne feront nulle impression sur l'homme
qui est en état d'examiner et de juger.
Claude-Adrien Nonnotte, Erreurs
de Voltaire (1762).
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Mais si l'horreur qu'éprouve Voltaire pour la passion
religieuse n'est pas sans intolérance, on se permettra de
noter que cette intolérance-là n'a aucun cadavre sur la
conscience, ce qui n'est pas le cas de la plupart des
théories matérialistes qui se sont succédé depuis lors.
Voltaire illustre cette contradiction qu'ont rencontrée
plus tard les révolutionnaires ("pas de liberté pour
les ennemis de la liberté") ou les jeunes de 1968 ("il
est interdit d'interdire"). Dans des contextes où
l'action politique revêt un tel caractère d'urgence, la
prudence idéologique peut apparaître comme dommageable à
son efficacité.
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