Pour
Voltaire, il ne fait pas de doute que la terre
languedocienne soit, comme toutes les provinces du Sud,
"un peu le pays du fanatisme". Lorsqu'il reçoit les
premières souscriptions en faveur des Calas ou des
Sirven, c'est de Prusse, de Russie ou du Danemark. «
Tout vient du Nord », ne peut-il manquer de s'écrier.
Voltaire partage en cela des préjugés qui auront la vie
dure. "Les têtes toulousaines tiennent de Dominique et
de Torquemada", ces deux grands inquisiteurs, et
lorsqu'il évoque, pour "frère Damilaville", les affaires
Calas et Sirven, toutes deux languedociennes, Voltaire
dénonce le déchaînement dans cette région d'«une
furie infernale amenée autrefois par les inquisiteurs à
la suite de Simon de Montfort, qui depuis ce temps
secoue quelquefois son flambeau ».
Toulouse est-elle à cette
époque une ville plus fanatique qu'une autre ? C'est bien
possible, en effet. Rabelais se fait l'écho de cette
réputation en rapportant le séjour très bref qu'y fit son
héros Pantagruel :
« Il s'en vint à Toulouse, où il
apprit fort bien à danser et à jouer de l'épée à deux
mains selon l'usage des étudiants de ladite université,
mais il n'y demeura guère quand il vit qu'ils
faisaient brûler leurs professeurs tout vifs comme
harengs saurs. Il se dit : "A Dieu ne plaise qu'ainsi je
meure, car je suis de ma nature assez altéré sans me
chauffer davantage".» (Pantagruel, 1532, chapitre
V).
Rabelais fait allusion ici au
supplice subi en mai 1532 par le professeur de droit Jean
de Cahors, accusé d'avoir répandu la religion réformée.
Depuis trois siècles en effet, l'Inquisition règne à
Toulouse et Michel Servet, venu étudier dans ses murs en
1528, peut déclarer que Saragosse même, où il venait de
passer trois ans, était « moins bourdonnante de messes,
moins sonnante de cloches et moins fournie de reliques ».
Un dictionnaire des célébrités toulousaines en témoigne
aussi un peu plus tard : « La ville de Toulouse est
sans contredit l’une des plus superstitieuses d’Europe,
sa haine des Huguenots est la plus étrange du monde »
(Biographie toulousaine, 1823).
Un autre épisode de la vie toulousaine doit être
mis au compte du déchaînement de l'intolérance au moment
de l'affaire Calas : en mai 1562, le peuple toulousain a
sinistrement devancé la Saint-Barthélemy en massacrant
4000 protestants au cours de l'émeute qui suivit leur
tentative de prendre le Capitole. Blaise de Monluc,
lieutenant général du roi en Guyenne et chef des
catholiques, dépêché à Toulouse, s'exclame le 18 mai :
«
Capitaines, mes compagnons, considérez combien peu
s’en fallut que cette opulente cité, la seconde de
France, ne fut détruite et ruinée pour jamais ! […]
Ils (les Huguenots) voulaient entièrement détruire
ladite ville et prendre les ruines qui leur seraient
nécessaires pour les porter à Montauban […] afin qu’il
ne fut jamais mémoire de Toulouse. […] Et ne faut pas
donc trouver étrange si cette cité veut mal à cette
religion nouvelle et si elle leur est ennemie : car il
n’y a ville en France qui ait connu un si grand péril
que cette ville-là… »
C'est pour commémorer ce traumatisme que
depuis lors on fête joyeusement tous les ans cette
extermination. C'est sans doute aussi pour cette raison
que, juste avant le procès Calas, le 18 février 1762, le
pasteur François
Rochette a été exécuté place Saint-Georges pour
avoir simplement prêché sa religion, avec trois
gentilshommes qui avaient tenté de le délivrer. Voltaire
était déjà d'ailleurs intervenu, notamment par une série
de lettres au maréchal de Richelieu :
«
Qu’on pende le prédicant Rochette ou qu’on lui donne
une abbaye, cela est fort indifférent pour la
prospérité du royaume des Francs ; mais j’estime qu’il
faut que le parlement [de Toulouse] le condamne à être
pendu et que le Roi lui fasse grâce. Cette humanité le
fera aimer de plus en plus ; et si c’est vous,
Monseigneur, qui obtenez cette grâce du Roi, vous
serez l’idole de ces faquins de huguenots. Il est
toujours bon d’avoir pour soi tout un parti. »
(27 novembre 1761).
Depuis les massacres de 1562, les lois
toulousaines sont ainsi beaucoup plus sévères qu'ailleurs
contre les protestants, dont on exige des certificats de
catholicité. Au XVIII° siècle, quatre confréries de
Pénitents jouent à Toulouse un rôle important de contrôle
des consciences et de terreur quotidienne. À ceci, il faut
ajouter la redoutable versatilité de la foule, aussitôt
convaincue de la culpabilité des Calas comme elle le sera
plus tard de leur innocence : l'agitation braillarde qui
caractérise depuis toujours la mentalité toulousaine
décuple ici la hâte du tribunal des Capitouls à légiférer
sans aucune précaution juridique. Voltaire dénonce tout de
suite ces préjugés populaires où l'affaire Calas, à
quelques mois du bicentenaire des massacres, ne pouvait
manquer de se muer en tragédie.
« Ce
peuple est superstitieux et emporté; il
regarde comme des monstres ses frères qui ne
sont pas de la même religion que lui. C'est
à Toulouse qu'on remercia Dieu
solennellement de la mort de Henri III, et
qu'on fit serment d'égorger le premier qui
parlerait de reconnaître le grand , le bon
Henri IV. Cette
ville solennise encore tous les ans, par une
procession et par des feux de joie, le jour
où elle massacra quatre mille citoyens
hérétiques, il y a deux siècles. En vain six
arrêts du Conseil ont défendu cette odieuse
fête, les Toulousains l'ont toujours
célébrée comme les Jeux floraux. » (Traité sur la tolérance)
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Michelet a bien identifié, lui aussi, cet emportement fanatique qui saisit la foule toulousaine après la mort du jeune Calas : « De femmes en femmes (malades de tendresse et de fureur, tendresse pour la victime, fureur contre les protestants), la noire ville se trouva grosse d'une épouvantable grossesse, gonflée comme d'un vent de haine, de colère, de venin. Un monstre éclata de ce vent, monstre d'ineptie, de sottise, une légende qui pouvait faire bien plus qu'une exécution - un massacre général. [...] Les femmes allaient bride abattue dans l'absurde.» (Histoire de France au XVIIIème siècle, 1887).
Toulouse devient ainsi pour Voltaire un lieu stratégique d'où il pourra démonter le mécanisme de la haine, point méridional d'un triangle par rapport auquel se situent les deux autres, Paris et Ferney. Les affaires languedociennes que
nous allons évoquer ne sont pas dissociables
de cette géographie.
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En lui interdisant
Paris, Louis XV contribue bien
involontairement à sacrer le "roi Voltaire". Aussi
bien celui-ci, quel que soit son goût pour la vie de cour
et de salon, ne tient pas à fréquenter de trop près les
cercles d'un pouvoir qu'il exècre. Ainsi, après l'atrocité
du supplice infligé au chevalier de la Barre, il écrit à
d'Argental :
«
L’atrocité de cette aventure me saisit d’horreur et de
de colère. Je me repens bien de m’être ruiné à bâtir
et à faire du bien dans la lisière d’un pays où l’on
commet de sang-froid, et en allant dîner, des actes
qui feraient gémir des sauvages ivres. Et c’est là ce
peuple si doux, si léger et si gai ! Arlequins
anthropophages ! je ne veux plus entendre parler de
vous. Courez du bûcher au bal, et de la Grève à
l’Opéra-Comique ; rouez Calas, pendez Sirven, brûlez
cinq pauvres jeunes gens qu’il fallait mettre six mois
à Saint-Lazare ; je ne veux pas respirer le même air
que vous. » (9
juillet 1766).
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Cet
air, Voltaire va le respirer dans une province
reculée et conseille à Diderot, dans une lettre
amicale et significative des dangers
courus par les deux philosophes, de choisir lui
aussi l'exil. Lui n'ira pas en Russie, échaudé
sans doute par les cours royales après ses
démêlés avec Frédéric II de Prusse. Retiré en
patriarche depuis 1758 à Ferney ,
en pays de Gex, à deux pas de Genève, Voltaire
va faire rayonner dans une relative sécurité
cette "auberge de l'Europe" : de là partiront
lettres, contes et pamphlets, témoignages d'une
activité infatigable opposée par un tacticien
génial aux dérèglements fanatiques dont la
région toulousaine est alors le théâtre.
Pourtant on verra
comment le récit des affaires Calas et Sirven
est aussi celui de la réconciliation de
Voltaire et de Toulouse. Car, grâce à la
réforme parlementaire de Maupéou, le vent se
mit à souffler en faveur des Lumières et
Voltaire fut ravi surtout qu'en 1769 deux de
ses tragédies remportassent à Toulouse un
succès considérable. Allons ! Une ville qui
aimait le théâtre ne pouvait être foncièrement
mauvaise ! Le voilà prêt à oublier ses
méfiances et à venir, tout maladif qu'il est,
applaudir des chanteurs déjà réputés pour leur
belle voix.
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