L'allégorie animale

 

  Les relations de l'homme et de l'animal perdraient beaucoup de leur richesse à être cantonnées dans un simple rapport de domination. Pour en envisager l'étendue, il faut se situer dans le domaine de l'imaginaire et du mythe où nos « frères farouches » ont souvent, dans la terreur ou l'idolâtrie qu'ils suscitent, pris leur revanche sur les hommes. Mais, plus encore, leur monde constitue pour nous « ce vaste et admirable théâtre de toute la création visible » dont parlait saint Ambroise. Ici les animaux apparaissent comme ces signes révélateurs de la nature que le poète a souvent entrepris de déchiffrer. Pour cela les figures du discours privilégiées sont la métaphore, la personnification et l'allégorie. C'est à cette dernière que notre corpus a choisi de s'intéresser plus particulièrement.
   Dans sa définition convenue, l'allégorie (étymologiquement "autre manière de dire") consiste à représenter de manière concrète un concept ou une idée abstraite. Ces représentations peuvent être originales ou constituer des clichés : ainsi le squelette armé de sa faux figure le Temps, la colombe la Paix etc. Dans un sens plus large, l'allégorie correspond à un procédé d'invention de l'ordre de l'apologue. Un texte est dit allégorique quand il est susceptible d'une interprétation littérale et d'une interprétation symbolique : on parle par exemple de l'allégorie de la Caverne chez Platon en faisant du terme un synonyme de mythe, ou bien on considère les paraboles christiques et les fables comme de récits allégoriques. Dans cette double optique, l'animal est, dès les origines de l'humanité, un support privilégié du discours allégorique : la simplicité apparente de son comportement, les peurs ou les connivences qu'il suscite, la facilité du déplacement qui suggère les traits humains à partir des formes animales, sont autant de raisons pour lesquelles l'imagination a constitué un bestiaire destiné à exprimer, par la sympathie, la conviction d'une analogie universelle et alimenté souvent l'instruction d'un procès de l'orgueil humain.

 

Objets d'étude :
La poésie du XIXème au XXIème siècle
Humanités, littérature et philosophie — L'homme et l'animal.

Corpus :

    Victor HUGO : La Vache (Les Voix intérieures)
    Alfred de VIGNY : La mort du loup (Les Destinées)
    Alfred de MUSSET : La Nuit de mai (Les Nuits, extrait)
    Tristan CORBIÈRE : Le Crapaud (Les Amours jaunes)
    Charles BAUDELAIRE : Les Hiboux (Les Fleurs du Mal).

 

 

TEXTES

 

« Respecte dans la bête un esprit agissant..»

 C'est par ces mots que Nerval, dans le sonnet Vers dorés, exprime une conviction que partageront tous les Romantiques : la Nature est régie par une analogie universelle au sein de laquelle l'homme se trouve au même rang que les autres êtres vivants, animaux ou végétaux. De ce constat ne peut naître qu'un morale invitant à l'humilité et au respect.

Victor HUGO
La Vache
(Les Voix intérieures, 1837).

Devant la blanche ferme où parfois vers midi
Un vieillard vient s’asseoir sur le seuil attiédi,
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Écoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil,
Une vache était là, tout à l’heure arrêtée.
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée,
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d’enfants,
D’enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles
Frais, et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D’autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant,
Dérobant sans pitié quelque laitière absente,
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante
Et sous leurs doigts pressant le lait par mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante et de son trésor pleine,
Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu’un flanc de léopard,
Distraite, regardait vaguement quelque part.

Ainsi, Nature ! abri de toute créature !
O mère universelle ! indulgente Nature !
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l’ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là, savants, poëtes, pêle-mêle,
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle !
Et tandis qu’affamés, avec des cris vainqueurs,
A tes sources sans fin désaltérant nos cœurs,
Pour en faire plus tard notre sang et notre âme,
Nous aspirons à flots ta lumière et ta flamme,
Les feuillages, les monts, les prés verts, le ciel bleu,
Toi, sans te déranger, tu rêves à ton Dieu !

15 mai 1837

 

« Le Pélican, qui pour les siens se tue...»

   Ces mots de Clément Marot (L'Adolescence clémentine, XIII) s'inscrivent dans le cadre d'un mythe commun à plusieurs traditions : le pélican s'ouvrirait les entrailles pour nourrir ses petits. Figure de sacrifice, le pélican a pu ainsi être récupéré par les chrétiens pour symboliser le martyre du Christ. C'est dans un tout autre esprit que Musset l'utilise ici : l'oiseau devient symbole du Poète, condamné à égayer les peuples grâce au ferment de sa souffrance. On comparera utilement avec d'autres allégories animales chargées d'incarner la figure du Poète, l'albatros privé d'Azur chez Baudelaire, ou le crapaud chez Tristan Corbière, sonnet à propos duquel vous pourrez vous essayer à la rédaction du commentaire.

Alfred de MUSSET
La Nuit de mai (1835)

[Dans Les Nuits, Musset réfléchit aux rapports entre la souffrance et la poésie. La Nuit de mai confronte en un long dialogue le Poète et sa Muse. Celle-ci exhorte le Poète à chanter et l'invite à tirer parti de sa souffrance.]

[...]

LA MUSE

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
L'Océan était vide et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

[...]

 

« Malgré ce grand nom d'hommes, que j'ai honte de nous...»

Alfred de VIGNY
La mort du loup
(Les Destinées, 1864)

[Publié en 1843 dans la Revue des deux Mondes, ce long poème, remanié par l'auteur, a été ensuite ajouté aux Destinées, auxquelles il appartient en effet par la gravité de la réflexion philosophique. Laissant tout d'abord croire au récit d'une scène de chasse, le poème prend vite les dimensions allégoriques d'une méditation pessimiste où Vigny retrouve les accents hautains de la morale classique.]

 

I

Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon.
Nous marchions, sans parler, dans l’humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. — Ni le bois ni la plaine
Ne poussaient un soupir dans les airs ; seulement
La girouette en deuil criait au firmament ;
Car le vent, élevé bien au-dessus des terres,
N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d’en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête
A regardé le sable en s’y couchant ; bientôt,
Lui que jamais ici l’on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçaient la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient,
J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au-delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants du Loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
Se couche dans ses murs l’homme leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa Louve reposait comme celle de marbre
Qu’adoraient les Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante,
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair,
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang,
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

II

J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
À poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
À ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

III

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
— Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
À force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

 

« Le châtiment d’avoir voulu changer de place.»

  Baudelaire installe l'allégorie au plus haut de la hiérarchie des figures. Dans Les Paradis artificiels, décrivant l'état d'esprit provoqué par le haschisch, il écrit: « Cependant se développe cet état mystérieux et temporaire de l'esprit, où la profondeur de la vie, hérissée de ses problèmes multiples, se révèle tout entière dans le spectacle, si naturel et si trivial qu'il soit, qu'on a sous les yeux, — où le premier objet venu devient symbole parlant. Fourier et Swedenborg, l'un avec ses analogies, l'autre avec ses correspondances, se sont incarnés dans le végétal et l'animal qui tombent sous votre regard, et, au lieu d'enseigner par la voix, ils vous endoctrinent par la forme et par la couleur. L'intelligence de l'allégorie prend en vous des proportions à vous-même inconnues ; nous noterons, en passant, que l'allégorie, ce genre si spirituel que les peintres maladroits nous ont accoutumés à mépriser, mais qui est vraiment l'une des formes primitives et les plus naturelles de la poésie, reprend sa domination légitime dans l'intelligence illuminée par l'ivresse. » (Les Paradis artificiels, IV). Si l'ivresse  - réelle ou poétique - aide à sortir de soi et transforme le rapport au monde, on comprend que la création baudelairienne privilégie en effet l'allégorie, moyen par lequel l'apparence extérieure des choses peut être dépassée au profit d'une compréhension plus profonde. Ainsi, « forme primitive et naturelle de la poésie », l'allégorie constitue bien dans Les Fleurs du Mal la figure la mieux à même de suggérer les correspondances, signes de la « mystérieuse et profonde unité » du monde.
            Paris change! mais rien dans ma mélancolie
            N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
            Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie
            Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

                  (Les Fleurs du Mal, Tableaux parisiens, Le Cygne)

 Charles BAUDELAIRE
Les Hiboux
(Les Fleurs du Mal,
1857)

Sous les ifs noirs qui les abritent,
Les hiboux se tiennent rangés,
Ainsi que des dieux étrangers,
Dardant leur œil rouge. Ils méditent.

Sans remuer ils se tiendront
Jusqu’à l’heure mélancolique
Où, poussant le soleil oblique,
Les ténèbres s’établiront.

Leur attitude au sage enseigne
Qu’il faut en ce monde qu’il craigne
Le tumulte et le mouvement;

L’homme ivre d’une ombre qui passe
Porte toujours le châtiment
D’avoir voulu changer de place.

 

 

SYNTHÈSES

 

1. La construction de l'allégorie

Dans les quatre textes, l'allégorie est à la fois figure et procédé :

  • figure.
    Chacun des quatre animaux est personnifié : la vache de Hugo est une "mère", "bonne et puissante"; le pélican de Musset est "un pêcheur mélancolique" qui partage à "ses enfants" ses "entrailles de père"; le loup de Vigny est un "sauvage voyageur" qui veille fièrement cependant que jouent ses "enfants". Ces trois animaux sont donc clairement identifiés au sein d'un contexte familial. Quant aux hiboux de Baudelaire, ils "méditent" comme des vieux sages.
    A cette personnification s'ajoute une dimension symbolique que signale parfois la majuscule dans le poème de Vigny : le Loup, la Louve, elle-même rapprochée de la mythique louve romaine. Les termes moraux (et les plus nobles) appliqués aux animaux incarnent une nature généreuse et digne : la vache et le pélican sont caractérisés par le don qu'ils font d'eux-mêmes, le loup par l'acceptation stoïque de sa mort, les hiboux par le même silence méditatif. L'un après l'autre dans notre corpus, les voici caractérisés par des adjectifs mélioratifs ("douce, bonne, puissante, indulgente" chez Hugo, "sublime" pour Musset comme pour Vigny) ou bien assimilés, comme chez Baudelaire, à des sages capables d'enseigner aux hommes une leçon qu'ils ont oubliée.
    Tous ces animaux s'opposent en effet à l'activité humaine, figurée ici chez Hugo par la voracité désordonnée des enfants sous les pis de la vache et chez Vigny par l'ordonnancement de la chasse. Il semble même que la vache hugolienne, par son "flanc de léopard" s'assimile à la "panthère", qui contient dans son étymologie le grand Tout (pan), c'est-à-dire la grande Nature sauvage, la "mère universelle". Face à ces figures calmes et dignes, l'homme apparaît toujours comme cet avide vainqueur insoucieux des ravages qu'il peut commettre, par ses appétits (Hugo), sa lâcheté (Vigny) ou sa fébrilité (Baudelaire).
  • procédé.
    C'est ici que l'allégorie prend toute sa valeur en tant que procédé d'invention. Les quatre textes sont construits de la même manière : à un récit plus ou moins circonstancié succède un discours. L'allégorie s'apparente ici à l'apologue dont la fonction est de préparer par des éléments concrets le dégagement d'une morale. Dans le poème de Hugo, il s'agit d'une description dont l'adverbe Ainsi, au début de la deuxième partie, prépare l'amplification symbolique. Les autres textes sont construits de la même manière à partir d'une narration : "C'est ainsi que" conclut la Muse chez Musset, cependant que Vigny ménage deux dernières parties chargées de développer la méditation finale. Chez Baudelaire, le sonnet prête la rigueur de sa structure au dégagement de la leçon : les tercets sont chargés de l'exprimer.
    Ces récits se donnent tous une fonction réaliste qui ne doit pas nous tromper : la scène décrite par Hugo, malgré la prétendue immédiateté de sa transcription ("tout à l'heure") est à l'évidence un tableau de genre où la mise en place des différents éléments, peu vraisemblable, obéit à une finalité symbolique. Musset, quant à lui, perpétue une vieille légende concernant les mœurs du pélican, celle-là même qui a pu assimiler l'oiseau au Christ dans certaines représentations. Si la chasse au loup apparaît chez Vigny conforme aux stratégies cynégétiques que le poète a pu observer, on notera néanmoins le caractère fortement dramatique du paysage et la nature manichéenne de la confrontation entre les hommes et le loup, manière saisissante de dresser l'un en face de l'autre des adversaires mythologiques. Enfin les mœurs nocturnes du hibou soufflent à Baudelaire une morale de la tranquillité qui ne correspond que de manière imagée au hiératisme de l'animal.
    Il ne faut donc attendre de ces textes aucune précision zoologique : l'animal n'est perçu, comme dans les fables, que par des caractères anthropomorphes. Si l'allégorie est plus ouverte que le symbole, elle a néanmoins besoin comme lui de représentations figées, voire conventionnelles, pour que la leçon y gagne en clarté et en force.

2. L'homme et l'animal : connivences et ruptures.

Nos quatre poèmes présentent de manière contrastée les rapports de l'homme avec l'animal et, au-delà, avec la Nature.

  • connivences.
    La Nature fournit d'abord des exemples que l'homme peut méditer. Elle est une "forêt de symboles" où il peut corriger ses propres comportements en reprenant contact avec les valeurs qu'il a perdues. Telle est la fonction de l'allégorie : en montrant que tout est régi par l'analogie, elle remet l'homme à sa juste place dans l'échelle du vivant. Dans notre corpus, l'exemple le plus patent de cet enseignement est celui des hiboux de Baudelaire : tapis dans le secret d'une ombre propice, ils méditent comme la vache rêve, loin de l'agitation des hommes. Chez Musset le sacrifice sublime du pélican paraît pour le poète le raccourci signifiant de sa vocation tragique. Dans la Nature, les animaux jouent ainsi le rôle de ces signa translata dont parlait Augustin d'Hippone : ils sont porteurs de significations figurées, détournées, qui exigent de l'homme attention et respect. A cette condition, celui-ci pourra comprendre les signes qu'ils lui adressent.
    Ceux-ci sont avant tout fédérés par la douceur et l'innocence dont témoigne dans notre corpus la vache de Victor Hugo ou la danse des louveteaux éclairée par la lune dans le poème de Vigny. La Nature éclate dans cette franche santé d'enfants affamés aux pis d'une vache rêveuse : le tableau rural brossé par le poète illustre le rapport de dépendance dans lequel l'homme se situe. Éternellement redevable à l'égard d'une terre nourricière, celui-ci y fortifie son corps aussi bien que son âme. Le panthéisme de Hugo (voyez le corpus précédent) rend sensible en effet la présence de ce dieu dans la rêverie silencieuse de la vache. Ce silence est aussi ce qui fait du loup de Vigny une figure dont la noblesse achève de culpabiliser le narrateur soudain vaincu par une leçon sublime de courage devant la mort.
  • ruptures.
    Cette culpabilité des hommes est bien sûr au centre de notre corpus. La figure animale n'est jamais ici thériomorphe mais empreinte de douceur et de sagesse, même celle du loup, dont la défense violente n'est qu'une suprême démonstration de force et de mépris. L'homme au contraire est toujours caractérisé par sa cruauté ou son inconscience. C'est d'abord la figure du chasseur chez Vigny, encerclant lâchement une famille innocente, rompant l'unité naturelle par ce "pacte des villes" où le chien l'accompagne. La leçon de stoïcisme donnée par le loup de Vigny, le consentement au sacrifice par le pélican de Musset résonnent comme l'acceptation digne d'une loi naturelle qui continue à laisser l'homme désarmé. Chez Hugo, l'appétit joyeux mais cruel des enfants mordant goulûment le pis de la vache figure l'énergie mise par les hommes à exploiter la nature jusqu'à l'épuiser.
    Le poème de Baudelaire achève d'instruire ce procès en exprimant une morale à laquelle il convient de donner tout son sens. Ce n'est pas seulement par son agitation, son mouvement perpétuel, que l'homme se distingue de l'animal. Sa faute est d'avoir en effet changé de place, ou pour mieux dire, changé sa place, c'est-à-dire d'avoir pris dans la Création toute la place au détriment des autres espèces. Rompant la chaîne alimentaire par ses appétits, oubliant la leçon de générosité et de douceur soufflée par la Nature entière, il porte en effet toujours avec lui cette malédiction.
    Ce fut un leitmotiv du Romantisme que de le signifier aux générations matérialistes qui s'annonçaient alors. Notre corpus se fait l'écho de cet avertissement qui n'a pas fini de mériter d'être entendu.

 

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