L'expression
de l'ennui est une forme récurrente au XIX° siècle. Née
avec le mal du
siècle des Romantiques, elle trouve une expression
plus aiguë encore avec le spleen baudelairien : trop à
l'étroit dans le monde des hommes, où l'énergie dont il se
sent capable ne trouve que de maigres canaux, le sujet
finit par s'engloutir dans une vacuité pathologique.
Mais si l'on connaît nombre d'expressions de
ce taedium vitae au masculin (voyez sur ce site le
Spleen
de Jules Laforgue), les rêveries féminines
commandées par l'ennui restent plus confidentielles. Elles
constituent pourtant un témoignage significatif de la
condition de la femme au XIX° siècle et du regard
volontiers machiste que l'écrivain masculin porte sur
elle.
Objet
d'étude : Le
roman et le récit du XIXème au XXIème
siècle. Parcours
: Individu,
morale et société — Le personnage de
roman. Corpus
:
George Sand : Indiana (1832)
Gustave Flaubert : Madame Bovary
(1857)
Guy de Maupassant : Une vie (1883)
Le bovarysme
(cinq documents : Flaubert - Queneau - Souchon
- Posy Simmonds).
[Élevée à l'île Bourbon, aujourd'hui
île de la Réunion, Indiana a épousé le vieux
colonel Delmare. Elle vit au Lagny, un domaine
près de Fontainebleau, avec Noun, sa
servante créole, et son cousin, Sir
Ralph.]
Élevée au désert, négligée de son père, vivant au
milieu des esclaves, pour qui elle n'avait d'autre
secours, d'autre consolation que sa compassion et
ses larmes, elle s'était habituée à dire : "Un
jour viendra où tout sera changé dans ma vie, où
je ferai du bien aux autres ; un jour où l'on
m'aimera, où je donnerai tout mon cœur à celui qui
me donnera le sien ; en attendant, souffrons ;
taisons-nous, et gardons notre amour pour sa
récompense à qui me délivrera." Ce libérateur, ce
messie n'était pas venu ; Indiana l'attendait
encore. Elle n'osait plus, il est vrai, s'avouer
toute sa pensée. Elle avait compris sous les
charmilles taillées du Lagny que la pensée même
devait avoir là plus d'entraves que sous les
palmistes sauvages de l'île Bourbon ; et
lorsqu'elle se surprenait à dire encore par
l'habitude : "Un jour viendra... Un homme
viendra...", elle refoulait ce vœu téméraire au
fond de son âme, et se disait : "Il faudra donc
mourir !"
Aussi elle se mourait. Un mal inconnu
dévorait sa jeunesse. Elle était sans force et
sans sommeil. Les médecins lui cherchaient en vain
une désorganisation apparente, il n'en existait
pas ; toutes ses facultés s'appauvrissaient
également, tous ses organes se lésaient avec
lenteur ; son cœur brûlait à petit feu, ses yeux
s'éteignaient, son sang ne circulait plus que par
crise et par fièvre ; encore quelque temps, et la
pauvre captive allait mourir. Mais, quelle que fût
sa résignation ou son découragement, le besoin
restait le même. Ce cœur silencieux et brisé
appelait toujours à son insu un cœur jeune et
généreux pour le ranimer. L'être qu'elle avait le
plus aimé jusque là, c'était Noun, la compagne
enjouée et courageuse de ses ennuis ; et l'homme
qui lui avait témoigné le plus de prédilection,
c'était son flegmatique cousin Sir Ralph. Quels
aliments pour la dévorante activité de ses pensées
, qu'une pauvre fille ignorante et délaissée comme
elle, et un Anglais passionné seulement pour la
chasse au renard !
Repérez
les occurrences du discours direct :
transformez ces passages en utilisant le
discours indirect puis le discours indirect
libre (voir notre fiche pratique sur les trois types de discours.)
En
comparant les trois textes ainsi obtenus,
déterminez les différences essentielles
apportées par chacun de ces trois discours
dans la conduite de la narration et dans la
psychologie du personnage. Lequel de ces trois types de
discours vous paraît-il le plus apte à
exprimer la rêverie morose de l'ennui ?
[Emma
a épousé le médiocre officier de santé Charles
Bovary. Bientôt l'ennui envahit son existence
et les rêves dont, au contact des livres, elle
a encombré sa jeunesse, font miroiter les
mirages d'une autre vie. Le narrateur évoque
ici une de ses promenades.]
Elle
commençait par regarder tout alentour, pour voir
si rien n'avait changé depuis la dernière fois
qu'elle était venue. Elle retrouvait aux mêmes
places les digitales et les ravenelles, les
bouquets d'orties entourant les gros cailloux, et
les plaques de lichen le long des trois fenêtres
dont les volets toujours clos s'égrenaient en
pourriture, sur leurs barres de fer rouillées. Sa
pensée, sans but d'abord, vagabondait au hasard,
comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la
campagne, jappait après les papillons jaunes,
donnait la chasse aux musaraignes en mordillant
les coquelicots sur le bord d'une pièce de blé.
Puis ses idées peu à peu se fixaient et, assise
sur le gazon, qu'elle fouillait à petits coups
avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait :
- Pourquoi, mon Dieu, me suis-je
mariée ?
Elle se demandait s'il n'y aurait pas
eu moyen, par d'autres combinaisons du hasard, de
rencontrer un autre homme ; et elle cherchait à
imaginer quels eussent été ces événements non
survenus, cette vie différente, ce mari qu'elle ne
connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient
pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel,
distingué, attirant tels qu'ils étaient sans
doute, ceux qu'avaient épousés ses anciennes
camarades du couvent. Que faisaient-elles
maintenant ? A la ville, avec le bruit des rues,
le bourdonnement des théâtres et les clartés du
bal, elles avaient des existences où le cœur se
dilate, où les sens s'épanouissent. Mais elle, sa
vie était froide comme un grenier dont la lucarne
est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse,
filait sa toile dans l'ombre, à tous les coins de
son cœur.
Complétez le tableau suivant, selon la
méthode que nos pages sur le
commentaire composé vous ont indiquée :
L'EXPRESSION
DE
L'ENNUI
Idées
directrices
Procédés
relevés
Exemples
Interprétation
l'habitude
l'imparfait
un champ lexical
le rythme de la phrase
[A peine rentrée de son voyage de noces,
Jeanne de Lamare éprouve le vide de son
existence.]
Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à
faire, plus jamais rien à faire. Toute sa
jeunesse au couvent avait été préoccupée de
l'avenir, affairée de songeries. La continuelle
agitation de ses espérances emplissait, en ce
temps-là, ses heures sans qu'elle les sentît
passer. Puis, à peine sortie des murs austères
où ses illusions étaient écloses, son attente
d'amour se trouvait tout de suite accomplie.
L'homme espéré, rencontré, aimé, épousé en
quelques semaines, comme on épouse en ces
brusques déterminations, l'emportait dans ses
bras sans la laisser réfléchir à rien.
Mais voilà que la douce réalité des
premiers jours allait devenir la réalité
quotidienne qui fermait la porte aux espoirs
indéfinis, aux charmantes inquiétudes de
l'inconnu. Oui, c'était fini d'attendre.
Alors plus rien à faire, aujourd'hui, ni demain
ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à
une certaine désillusion, à un affaissement de
ses rêves.
Elle se leva et vint coller son
front aux vitres froides. Puis, après avoir
regardé quelque temps le ciel où roulaient des
nuages sombres, elle se décida à sortir.
Étaient-ce la même campagne, la
même herbe, les mêmes arbres qu'au mois de mai ?
Qu'étaient donc devenues la gaieté ensoleillée
des feuilles, et la poésie verte du gazon où
flambaient les pissenlits, où saignaient les
coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où
frétillaient, comme au bout de fils invisibles,
les fantasques papillons jaunes ? Et cette
griserie de l'air chargé de vie, d'arômes,
d'atomes fécondants n'existait plus.
Les avenues détrempées par les
continuelles averses d'automne s'allongeaient,
couvertes d'un épais tapis de feuilles mortes,
sous la maigreur grelottante des peupliers
presque nus. Les branches grêles tremblaient au
vent, agitaient encore quelque feuillage prêt à
s'égrener dans l'espace. Et sans cesse, tout le
long du jour, comme une pluie incessante et
triste à faire pleurer, ces dernières feuilles,
toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges
sous d'or, se détachaient, tournoyaient,
voltigeaient et tombaient.
En
étant attentif aux connotations
des termes du dernier paragraphe, constituez
deux champs lexicaux opposés. Montrez à
travers eux que la rêverie de Jeanne trahit
un tempérament nostalgique qui, la rejetant
dans le passé, l'empêche de vivre au
présent. En quoi l'opposition de ces champs
lexicaux justifie-t-elle l'expression
"affaissement de ses rêves", employée dans
le troisième paragraphe ?
Justifiez
l'emploi des verbes dans les expressions
"flambaient les pissenlits", "saignaient les
coquelicots", "rayonnaient les marguerites".
Vous pourrez, par la même occasion, profiter de votre analyse pour préciser la différence entre comparaison et métaphore.
L'influence
de Flaubert sur Maupassant n'est plus à
démontrer. On retrouve ici ce que l'on
pourrait appeler le topos de « la femme à la
fenêtre ». En effet, à plusieurs reprises
dans l'œuvre de Flaubert on rencontre cette
situation propice à l'évocation de l'ennui :
on y voit souvent Emma, dans Madame
Bovary, trompant son ennui ou happant
quelques souffles d'air; on lit aussi, dans
Par les champs et par les grèves (1881),
ces lignes :
« Ah ! de l’air ! de l’air
! de l’espace encore ! Puisque nos âmes
serrées étouffent et se meurent sur le
bord de la fenêtre, puisque nos esprits
captifs, comme l’ours dans sa fosse,
tournent toujours sur eux-mêmes et se
heurtent contre ses murs, donnez au moins
à mes narines le parfum de tous les vents
de la terre, laissez s’en aller mes yeux
vers tous les horizons ! »
Document :
Après avoir lu le texte suivant, justifiez-en les arguments à l'aide du texte de Maupassant.
La fenêtre est un poste privilégié pour
ces personnages flaubertiens à la fois
immobiles et portés à la dérive, englués
dans leur inertie et livrés au
vagabondage de leur pensée; dans le lieu
fermé où l'âme moisit, voilà une
déchirure par où se diffuser dans
l'espace sans avoir à quitter son point
de fixation. La fenêtre unit la
fermeture et l'ouverture, l'entrave et
l'envol, la clôture dans la chambre et
l'expansion au dehors, l'illimité dans
le circonscrit; absent où il est,
présent où il n'est pas, oscillant entre
le resserrement et la dilatation, le
personnage flaubertien était prédisposé
à fixer son existence sur ce point
limitrophe où l'on peut fuir en
demeurant, sur cette fenêtre qui semble
le site idéal de sa rêverie.
Jean Rousset, Forme et
signification.
Ce thème est devenu un topos dans la littérature et dans les arts. On pourra en avoir un aperçu dans la page que nous avons créée en annexe intitulée Femme à la fenêtre.
Caillebotte : Intérieur, Femme à la fenêtre (1876)
Colette au début de son mariage (vers 1900)
Synthèses.
Après les
avoir relus et procédé éventuellement à des lectures
méthodiques, vous pourrez établir une synthèse des trois
textes en répondant aux questions suivantes :
les discours : repérez dans les trois textes
les formes du discours rapporté (direct, indirect,
indirect libre). Pourquoi dans le texte 1, le discours
direct est-il dominant ? Montrez comment, dans le texte 2,
le discours indirect exprime encore une quête précise dont
pourtant le discours indirect libre dénonce ensuite la
banalité et les clichés. Examinez enfin dans le texte 3
l'abandon de la rêverie de Jeanne dans l'emploi exclusif
du discours indirect libre. Montrez que peu à peu, dans
les trois textes, s'efface le discours du narrateur.
Comment expliquez-vous cet effacement ?
le rôle du décor : montrez dans les trois
textes le rôle métaphorique et symbolique du décor
extérieur. En quoi peut-on dire qu'il figure le paysage
mental de l'héroïne, l'égarement de sa rêverie ou sa
conscience de l'oppression qui la bâillonne ? En mettant
en parallèle le texte 1 et le texte 3, vous pourrez mieux
percevoir la correspondance entre les signes cliniques de
l'ennui chez George Sand et la description du paysage vu
par Jeanne chez Maupassant.
l'attente d'amour : c'est en effet le thème
dominant des trois textes. Montrez que celle que manifeste
le premier texte est, de loin, la plus authentique.
Pourquoi (voyez par exemple les tableaux stéréotypés de la
fin du texte 2 et comment le narrateur du texte 3 parle
d'un "affaissement" des rêves) ? A travers le discours
indirect libre des deux derniers textes, mettez en valeur
l'intention ironique du narrateur.
l'image de l'homme : relevez les termes qui, dans
ces rêveries féminines, désignent l'homme présent, puis,
dans les deux premiers textes, l'homme attendu. Que
concluez-vous de cette opposition ? Soulignez l'ironie des
narrateurs dans la représentation que les personnages se
font de l'homme, et montrez qu'ils dénoncent par là
l'aliénation dont la femme est victime.
Le
mot "bovarysme", initié par Jules de Gaultier en
1892, est passé dans la langue courante pour
désigner une insatisfaction maladive à l'égard des
choses du réel due à une tendance excessive au
rêve et à l'idéalisation. «
C'est, dit Georges
Palante, le pouvoir qu'a l'homme de
se concevoir autre qu'il n'est [...] : l'illusion
bovaryque commence avec la substitution de l'être
apparent ou imaginaire à l'être véritable.» C'est
de l'impuissance de cette substitution que naît le
bovarysme, l'être étant condamné à s'égarer sans
cesse dans des représentations dégradées de
soi-même. Les individus sujets à cette mélancolie
- le plus souvent les femmes, en tout cas dans une
certaine tradition littéraire - se sont souvent
prêtés à l'ironie et à la satire. Vous trouverez
ci-dessous deux textes qui s'inscrivent dans ce
registre, et vous constaterez que le premier à
avoir ri de ces troubles de l'âme est Flaubert
lui-même. [
Voir notre note
sur les procédés narratifs dans Madame
Bovary.] Nous ajoutons cependant un deuxième
extrait de Madame Bovary (texte B) pour
mettre en valeur la complexité de la relation
installée entre le romancier et son héroïne (Madame
Bovary, c'est moi, aurait dit Flaubert). La
rêverie d'Emma dans ce court passage n'a-t-elle
pas en effet une résonance plus sérieuse, quasi
métaphysique, que n'auraient reniée ni Baudelaire
ni Mallarmé ?
1
-
Flaubert, Madame Bovary, première
partie, chapitre 6 (1857).
[Le narrateur évoque les lectures dont Emma
s'est gavée lorsqu'elle était au couvent.]
Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes,
dames persécutées s'évanouissant dans des
pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous
les relais, chevaux qu'on crève à toutes les
pages, forêts sombres, troubles du coeur,
serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au
clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves
comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux
comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui
pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à
quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette
poussière des vieux cabinets de lecture. Avec
Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses
historiques, rêva bahuts, salle des gardes et
ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque
vieux manoir, comme ces châtelaines au long
corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient
leurs jours, le coude sur la pierre et le menton
dans la main, à regarder venir du fond de la
campagne un cavalier à plume blanche qui galope
sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le
culte de Marie Stuart, et des vénérations
enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou
infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel,
la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour
elle, se détachaient comme des comètes sur
l'immensité ténébreuse de l'histoire, où
saillissaient encore çà et là, mais plus perdus
dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux,
saint Louis avec son chêne, Bayard mourant,
quelques férocités de Louis XI, un peu de
Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et
toujours le souvenir des assiettes peintes où
Louis XIV était vanté.
À la classe de musique, dans les romances
qu'elle chantait, il n'était question que de
petits anges aux ailes d'or, de madones, de
lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions
qui lui laissaient entrevoir, à travers la
niaiserie du style et les imprudences de la note,
l'attirante fantasmagorie des réalités
sentimentales. Quelques-unes de ses camarades
apportaient au couvent les keepsakes qu'elles
avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher,
c'était une affaire ; on les lisait au
dortoir. Maniant délicatement leurs belles
reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis
sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé,
le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de
leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son
haleine le papier de soie des gravures, qui se
levait à demi plié et retombait doucement contre
la page. C'était, derrière la balustrade d'un
balcon, un jeune homme en court manteau qui
serrait dans ses bras une jeune fille en robe
blanche, portant une aumônière à sa
ceinture ; ou bien les portraits anonymes des
ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur
chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs
grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans
des voitures, glissant au milieu des parcs, où un
lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient
au trot deux petits postillons en culotte blanche.
D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet
décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre
entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les
naïves, une larme sur la joue, becquetaient une
tourterelle à travers les barreaux d'une cage
gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule,
effeuillaient une marguerite de leurs doigts
pointus, retroussés comme des souliers à la
poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues
pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des
bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs,
et vous surtout, paysages blafards des contrées
dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois
des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un
lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon,
au premier plan des ruines romaines, puis des
chameaux accroupis ; – le tout encadré d'une
forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon
de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau,
où se détachent en écorchures blanches, sur un
fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui
nagent.
Dérèglement
de l'imagination : Les rêves d'Emma ont pour nature d'être
inadaptés à la réalité puisqu'ils proviennent de lectures
mal comprises ou prises au pied de la lettre. On repérera
sans mal les principaux procédés de l'ironie (cascade
énumérative, nature des stéréotypes romantiques,
interventions du narrateur). Ce passage fait en effet se
succéder en cascades tous les grands clichés romantiques qui
vont, dès le couvent, contaminer l'imaginaire d'Emma et sa
perception du réel. On peut facilement en repérer les traces
:
- cadres et personnages aristocratiques : le bal à la
Vaubyessard (l, 8); Paris imaginé par Emma (I,9);
- l'amant : un portrait idéal (III, 6);
- l'ailleurs : rêverie de départ avec Rodolphe (II,12);
- la femme : un certain féminisme est toujours présent
(II,9);
- le mysticisme : Emma y met une sorte de dévotion amoureuse
(II, 14).
Mais on pourrait percevoir les mêmes exagérations
dans ses subites foucades où elle "joue" à la bonne mère ou
à la bonne épouse. Ainsi Emma est, au sens propre, aliénée,
c'est-à-dire autre qu'elle-même : ses gestes, ses
représentations sont commandés par un imaginaire totalement
"vampirisé" par ses lectures.
2 -
Flaubert, Madame Bovary, troisième
partie, chapitre 6 (1857).
[Emma vient de prendre un nouvel amant et ne
tarde pas à éprouver un sentiment
d'insatisfaction.]
N'importe ! Elle n'était pas heureuse, ne
l'avait jamais été. D'où venait donc cette
insuffisance de la vie, cette pourriture
instantanée des choses où elle s'appuyait ?...
Mais, s'il y avait quelque part un être fort et
beau, une nature valeureuse, pleine à la fois
d'exaltation et de raffinements, un cœur de poète
sous une forme d'ange, lyre aux cordes d'airain,
sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques,
pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ?
Oh ! quelle impossibilité ! Rien, d'ailleurs, ne
valait la peine d'une recherche ; tout mentait !
Chaque sourire cachait un bâillement d'ennui,
chaque joie une malédiction, tout plaisir son
dégoût, et les meilleurs baisers ne vous
laissaient sur la lèvre qu'une irréalisable envie
d'une volupté plus haute.
Ce
passage est à plus d'un titre représentatif de l'état d'âme
d'Emma, même s'il révèle une prise de conscience qu'elle ne
sait formuler qu'à la fin du roman ("tout mentait"). On y
voit en effet, en même temps que la propension aux rêves les
plus débridés, la source d'une insatisfaction chronique qui
est à l'origine du mot même de bovarysme :
L'ennui. Il convient de donner à ce terme son sens
fort, celui que recouvre, par exemple, le spleen
baudelairien : si le monde est trop étroit pour satisfaire
les aspirations d'une conscience soucieuse de marier le rêve
à l'action, il ne peut en résulter qu'accablement et
désillusion. Cette perspective vaut pour Emma : l'intensité
de ses rêves est soudain figée par une sensation de vide ou
d'épuisement qui dénonce leur vague et leur fausseté. On
sait, par ailleurs, que les rêves d'Emma se heurtent à la
médiocrité de Charles, à la sottise du curé Bournisien ou à
la suffisance du pharmacien Homais. Pourtant ce qui pourrait
ici faire d'Emma une victime héroïque d'une société où les
"heureux" sont des marchands, ne joue pas car le narrateur
nous empêche, par une constante ironie, d'en éprouver le
pathétique. L'insatisfaction perpétuelle d'Emma vient, en
effet, de désirs stéréotypés, d'attentes passives - et
finalement trop matérialistes - pour qu'on songe à la
plaindre. Malgré ses récriminations contre les hommes, Emma
n'est jamais actrice de ses rêves et se contente d'attendre
la vie dorée de ses romans. C'est la différence fondamentale
qui l'oppose à Don
Quichotte, autre lecteur : lui a choisi d'être fou
dans un monde où il se refuse à vivre et il est constamment
capable de diriger son rêve.
Cependant le narrateur nous fait assister dans les
dernières pages du roman à une certaine régénération d'Emma
sur ce plan : une certaine crispation du désir exagère ses
tendances romanesques et la rend plus active, même dans le
dérèglement. Ces passages témoignent en effet d'une prise de
conscience qui va l'amener au choix délibéré du suicide. Sa
cruelle agonie lui laissera d'ailleurs le temps de se
réjouir de n'avoir plus à se compromettre dans les bassesses
du monde. Ainsi Emma Bovary est représentative d'un certain
"mal du siècle" qui ne s'explique que par l'avènement de la
société bourgeoise et matérialiste où seuls les Lheureux et
les Homais sont récompensés. Bien sûr elle n'accède jamais
au statut du héros positif, porteur de valeurs, mais
Flaubert en a fait un type - et un mot en "isme" - lui
donnant par là une fonction universelle : "Ma pauvre
Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages
de France, à la fois, à cette heure même." (à Louise
Colet, 14 août 1853).
but
de la séance : étude des réécritures.
A
-Dans
le premier roman de Raymond Queneau, Le
Chiendent (1933), Mme Cloche s'abandonne
à ses rêves de richesse.
La p'tite Bill, elle
est malade.
Elle a besoin d'un' promenade
Avec un qui s'rait son amoureux,
Une heure ou deux.
La p'tite Bill, y'a l' temps qui presse.
Elle a besoin d'un' caresse,
Des doigts gentils, des doigts doux,
Dessus dessous.
Refrain
Bill, ma Bill, t'es comm' tout l' monde :
Quand ça coul' de tes yeux, ça tombe
Mais c'est pas des confettis,
Cett' pluie.
2
Elle a trop lu d'
littérature,
La plum' cœur, les égratignures,
Les p'tits revolvers en dentelles,
Les coups d'ombrelle.
Elle les a attendus, sans rire,
Les rubans bleus, les soupirs,
Que des trucs qui existent pas
Qu'au cinéma.
Au refrain
3
La p'tite Bill ell'
fait la gueule.
Ell' dit qu'elle est tout l' temps tout' seule
Mais tout l' monde vit séparé
Du monde entier.
Elle a beau fair' du jardinage
Dans son vingt-quatrième étage,
Géraniums et bégonias,
Ça lui réussit pas.
C'est une vieill' maladie poisseuse,
Un sacré manqu' d'amour qui creuse.
Dans nos vill', dans nos campagnes,
Ça gagne.
C
- Dans
son roman graphique Gemma Bovery (2000),
Posy Simmonds brode librement sur le roman de
Flaubert. Dans la planche ci-dessous, Gemma,
lassée de sa vie londonienne, se prend à rêver de
Normandie.
Étudiez
comment dans ces textes et documents se manifeste
l'intention parodique :
texte
A : En quoi la rêverie de Mme Cloche
s'apparente-t-elle à celle d'Emma Bovary ? Montrez
notamment comment, malgré leur modernité, les situations
ou les lieux qu'elle convoite restent bel et bien
stéréotypés. En quoi l'invention verbale et le lexique
argotique qui émaillent ce texte contribuent-ils à leur
dénonciation ?
texte
B : Montrez que, derrière l'ironie, se
manifeste une certaine sympathie à l'égard du personnage.
document
C : En quoi retrouve-t-on ici les principaux
motifs de l'insatisfaction de l'héroïne ? Montrez que la
dessinatrice adopte aussi à son égard une distance
ironique.
Élargissement.
Sujets de réflexion
:
1 .
Baudelaire (Les Fleurs du Mal, LXXVI) présente
l'ennui comme le « fruit de la morne incuriosité ».
Comment nos quatre textes vérifient-ils cette définition ?
Le mot "incuriosité" signale chez Baudelaire l'absence de
désir, l'état quasi pathologique où l'être, abîmé dans
l'apathie, n'a plus la force d'éprouver la moindre envie
et savoure avec morbidité un Temps dilué à l'infini. Cette
mort du désir se manifeste dans nos textes de manière
diverse :
par l'usure du
désir, la conscience blasée du déjà-vu.
par un abattement
organique, consécutif à l'impression d'être emprisonné.
C'est ce sentiment qui favorise une conscience aiguë de
l'impuissance, où l'être ne trouve plus pour se peindre
que des métaphores de défaite et de réification.
par le vagabondage
stérile de la rêverie qui finit par ne plus rencontrer
que son propre vide.
Retrouvez
dans les textes des exemples capables d'illustrer chacun
de ces points.
2 .
En vous aidant des textes, montrez comment la construction
du personnage féminin traduit à sa manière l'état de
servitude morale où la femme a longtemps été maintenue.
Cherchez des exemples qui pourraient, dans le roman ou la
poésie contemporaine, témoigner d'une évolution de cette
image.