Objets
d'étude :
Genres et formes de l'argumentation.
La littérature d'idées du XVIème au XVIIIème
siècle..
Dans l'Antiquité, la consolatio est un genre
rhétorique extrêmement codifié. En Grèce, les sophistes
avaient élaboré une technique fondée sur la raison (logos),
susceptible de consoler un sujet atteint par un chagrin
(deuil, maladie...). Dans leur fabrique d'arguments, ils
établissaient ainsi une véritable pharmacie morale où l'on
pouvait se procurer tout un arsenal nécessaire à ce genre
de combat. A Rome, la plupart des familles aristocratiques
avaient leur philosophe attitré qui jouait ce rôle de
consolateur.
Le genre consolatoire a pris plus d'importance
encore dans le cadre du stoïcisme, où il entrait dans la
volonté de dominer la douleur et la peur de la mort.
Cicéron (Tusculanes), Sénèque (Ad Marciam),
Plutarque (Consolation à Apollonius sur la mort de son
fils), Boèce (Consolation de la philosophie)
ont illustré dans leurs traités cet art de la consolation
qui devait être ensuite codifié dans tout un ensemble de
manuels de rhétorique jusqu’au XIXe siècle.
La consolation fait ainsi partie des stratégies
argumentatives les mieux capables de se prêter à l'étude
et à l'imitation. C'est le but de cette séquence où, à
partir d'un modèle antique, on suivra l'évolution et la
transformation du genre avant de se prêter à l'exercice.
1.
Un genre très codifié :
La
sincérité des sentiments qui portent à consoler un ami
n'est pas mise en cause par la nature figée des arguments
installés par la tradition. On s'en convaincra ici où un
jurisconsulte romain les retrouve comme naturellement,
alliés à la compassion, pour consoler Cicéron.
Servius
Sulpicius Rufus
Lettre
à Cicéron (mars 45 av. JC)
[La
fille de Cicéron, Tullia, meurt en couches à 30
ans, en février 45 avant JC. Son ami le
jurisconsulte Servius Sulpicius Rufus (105 — 43
av. JC) lui adresse cette lettre au mois de mars
suivant.]
Quand me fut parvenue la nouvelle du décès de
ta fille Tullia, j'en ai été littéralement accablé,
autant qu'il se devait, et j'ai considéré que ce
malheur nous frappait en commun ; si j'avais été à
Rome, je ne t'aurais pas fait défaut et t'aurais
manifesté ma douleur ouvertement. Une consolation
comme celle-ci est une entreprise pénible et
déchirante, étant donné que ceux-là même qui doivent
s'en acquitter, en qualité de proches ou d'intimes,
sont en proie à un chagrin égal et ne peuvent s'y
engager sans verser bien des larmes, au point
d'avoir apparemment plus besoin eux-mêmes de la
consolation des autres que moyen de s'acquitter
envers autrui de leur devoir ; cependant j'ai décidé
de t'écrire brièvement toutes les idées qui me sont
venues sur le moment à l'esprit, car, si je ne crois
pas qu'elles t'échappent, il se peut que la douleur
t'empêche de les voir clairement.
Pour quelle raison serais-tu si profondément
remué par ta douleur personnelle ? Examine de quelle
façon la fortune nous a traités jusqu'à ce jour,
comment elle nous a arraché ce qui doit être aussi
cher à l'homme que ses enfants : patrie,
considération, dignité, honneurs de toute sorte ; ce
seul surcroît de disgrâce a-t-il pu ajouter grand
chose à ta douleur ? Un cœur rompu à ces épreuves-là
ne doit-il pas désormais être endurci et faire moins
de cas de tout le reste ?
Ou alors — ce que je crois — souffres-tu pour
elle ? Que de fois tu as dû arriver à cette idée,
qui m'est venue souvent, qu'à l'époque où nous
vivons les êtres qui ont pu échanger sans souffrance
la vie contre la mort n'ont pas été les plus
maltraités ! Et d'ailleurs qu'est-ce qui pouvait,
par les temps qui courent, la pousser tellement à
vivre ? Quelle réalité ? Quelle espérance ? Quel
réconfort ? Passer sa vie mariée à un jeune homme du
premier rang ? — Il t'était facile, je n'en doute
pas, vu ta haute position, de choisir dans la
jeunesse d'aujourd'hui un gendre assez loyal pour
que tu estimes lui confier ta descendance en toute
sécurité ! — Ou encore mettre au monde à son tour
des enfants qu'elle se réjouirait plus tard de voir
florissants ? des enfants capables de garder par
leurs propres moyens la fortune transmise par leur
père ou leur mère ? destinés à briguer les honneurs
selon l'ordre régulier ? à user de leur liberté dans
les affaires publiques ou dans celles de leurs amis
? — Y a-t-il une seule de ces possibilités qui n'ait
été retirée avant d'avoir été offerte ? — Il
n'empêche que c'est un malheur de perdre ses
enfants. — Oui, si seulement ce n'était un malheur
pire de subir et d'endurer ces maux-là.
Certaine circonstance m’a fourni une
consolation non négligeable ; je veux te la faire
connaître, au cas où elle pourrait atténuer aussi ta
douleur. Revenant d'Asie, je naviguais d'Égine vers
Mégare, quand je me mis à regarder circulairement
l'horizon : derrière moi se trouvait Égine, devant
moi Mégare, à droite le Pirée, à gauche Corinthe ;
or ces villes, à un moment donné si florissantes,
gisent aujourd'hui devant nos yeux écroulées et
ruinées. Je me livrai alors à cette méditation : «
Eh quoi ! nous nous indignons, chétifs humains, si
l'un d'entre nous, dont la vie doit être
relativement courte, a péri ou a été tué, quand les
cadavres de tant de villes gisent abattus en un seul
et même lieu ? Veux-tu bien te contenir, Servius, et
te rappeler que tu es né créature humaine ? »
Crois-moi, cette méditation ne m’a pas peu raffermi
; essaie à ton tour, s'il te plaît, de te
représenter ce spectacle. Récemment, en un seul
épisode, une foule d'hommes illustres ont péri ;
l'empire du peuple romain a subi une hémorragie
considérable ; toutes les provinces ont été
bouleversées : et pour la perte d'une vie chétive
d'une seule chétive femme, tu es remué à tel point ?
Même si elle n'avait pas rencontré son dernier jour
maintenant, elle aurait dû mourir quelques années
plus tard, puisqu'elle était née créature humaine.
Fais mieux, détourne ton attention et ta pensée de
ces considérations et rappelle-toi plutôt ce qui est
digne de ton personnage : elle a vécu aussi
longtemps qu'il le lui fallait, son existence a été
inséparable de celle de la république ; elle a vu
son père préteur, consul, augure ; elle a été mariée
à des jeunes gens du premier rang ; elle a épuisé à
peu près tous les biens de la vie ; quand la
république a succombé, elle a cessé de vivre. Quelle
raison avez-vous, toi comme elle, de vous plaindre à
cet égard de la fortune ?
Enfin n'oublie pas que tu es Cicéron, l'homme
qui a toujours eu pour habitude de donner conseil et
prescription aux autres, et n'imite pas les mauvais
médecins qui, lorsqu'il s'agit des maladies
d'autrui, se déclarent détenteurs du savoir médical,
et sont incapables de se soigner eux-mêmes ; mais
les prescriptions que Cicéron donne d'habitude à
autrui, à lui de se les appliquer à lui-même et de
les avoir présentes à l'esprit ! Il n'est douleur
que longueur de temps n'atténue ou n'adoucisse ; il
serait humiliant pour toi d'attendre ce moment, au
lieu d'aller au-devant du résultat grâce à ta
sagesse. S'il subsiste quelque conscience même aux
enfers, avec l'amour qu'elle avait pour toi et son
dévouement pour tous les siens, c'est certainement
ce qu'elle ne veut pas que tu fasses. Accorde cette
faveur à la défunte, accorde-la à tous tes amis et
intimes, que ta douleur afflige, accorde-la à ta
patrie, que celle-ci puisse recourir à tes services
et à tes conseils, en cas de besoin. Enfin, puisque
nous en sommes arrivés à une telle infortune que
nous devons nous soumettre même à la situation
présente, garde-toi de donner à quiconque lieu de
penser que tu pleures moins ta fille que les
épreuves de la république et la victoire des autres.
Je rougirais de t'en écrire plus long sur ce point,
car j'aurais l'air de douter de ta clairvoyance.
Aussi, après une dernière remarque, mettrai-je un
terme à cette lettre : nous t'avons vu plus d'une
fois te comporter magnifiquement devant le bonheur
et en tirer une grande considération ; donne-nous
enfin l'occasion de constater que, dans l'adversité
aussi, ton comportement peut rester le même et que
ce fardeau ne te paraît pas plus lourd qu'il ne
doit, pour qu'on n'aille pas croire que, de toutes
les qualités morales, celle-là seule te fait défaut.
En ce qui me concerne, j'attendrai de te savoir
rasséréné pour t'informer de ce qui se passe ici et
de l'état de la province. Bonne santé.
une
batterie d’arguments :
La
littérature de consolation déploie des thèmes
récurrents que les textes s’empruntent les uns les
autres. Les
logoi paramythikoi des sophistes
fournissent en effet des arguments, devenus des
lieux communs, qui ont pour rôle de démontrer à la
personne la vanité de son chagrin. La lettre de
Servius Rufus, incontestablement sincère et
compatissante pourtant, en donne de bons exemples
:
— la
raison, face à la douleur, est le
meilleur remède. Ceci est le point décisif de la
littérature de consolation. Passé le premier
moment, où la douleur est pour ainsi dire
naturelle et où la raison n’aurait aucune prise,
continuer à se laisser emporter au-delà de toute
mesure est contraire à la nature. Il faut imposer
au chagrin une limite raisonnable pour rester dans
le meden agan ("rien de trop") de
l'éthique stoïcienne. Aussi bien, le chagrin
s’achève de lui-même avec le temps; autant donc
que ce soit la raison qui y mette fin.
repérez ces arguments dans la lettre de Servius
Rufus.
—
éloge du courage : se laisser dominer
par sa douleur est un signe de faiblesse. Le
consolateur en appelle souvent à la nécessaire
force d'âme et renoue avec les préceptes stoïciens
sur la maîtrise de soi et le combat contre les
passions.
repérez ces arguments dans la lettre de Servius
Rufus.
— la
transformation de l'événement : le
consolateur s'emploie à montrer que ce que l’on
prend pour un mal n’en est pas un en réalité,
voire qu’il est un bien. En mourant, le défunt a
sans doute échappé aux maux ordinaires de la vie,
et le consolateur peut s'appuyer pour plus de
conviction sur les exemples concrets que son
correspondant et lui-même ont pu connaître.
repérez ces arguments dans la lettre de Servius
Rufus.
— un
sort commun à tous : il s’agit de
dissoudre l’objet du chagrin en montrant qu’il n’a
rien d’original, que tous les hommes ont dû ou
doivent en subir sans cesse de pires. La mort est
nécessaire, il s’agit d’une loi implacable,
inscrite dans la nature, et rien ne peut la
contrarier : nous sommes sous la sujétion d'une
Fortune aveugle. Se plaindre de son sort, en
conséquence, c’est prétendre s’élever au-dessus de
la loi commune, se rebeller contre sa condition ce
qui, dans l’Antiquité, est un signe d’ubris
et, dans la chrétienté, marque la révolte contre
le Créateur.
repérez ces arguments dans la lettre de Servius
Rufus.
— éloge
de la mort : la dévalorisation de
l’événement douloureux aboutit régulièrement à une
très forte dévalorisation des événements de la vie
en général, présentés comme fragiles, changeants,
toujours exposés aux revers de fortune. Ici
encore, une sensibilité « baroque » se manifeste
dans un véritable éloge paradoxal de la mort,
passage obligé d’un grand nombre de consolations.
repérez ces arguments dans la lettre de Servius
Rufus.
2.
Fortune du genre : la poésie.
Dans
l'Antiquité, la littérature de consolation s'est épanouie
dans les traités moraux et philosophiques ou dans la
correspondance plus ou moins privée. A partir du XVIème
siècle, elle a connu un large développement en lien
avec la sensibilité baroque et gagné d'autres genres,
comme la poésie.
Consolation à M. du Périer sur la mort de
sa fille
(Stances, 1599)
[Ami
de Malherbe, François du Périer avait eu en 1598
la douleur de perdre sa fille, Marguerite, âgée
de cinq ans. Dans une intention consolatoire,
Malherbe reprend une composition plus ancienne,
« Consolation à Cléophon », qu'il avait rédigée
pour un autre ami.]
orthographe
non modernisée.
Ta
douleur, du Perier, sera donc éternelle ?
Et les tristes discours,
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle,
L’augmenteront toujours ?
Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale, où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ?
Je sais de quels appas son enfance étoit
pleine ;
Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami,
de soulager ta peine
Avecque son mépris.
Mais elle étoit du monde, où les plus belles
choses
Ont le pire destin ;
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.
Puis quand ainsi serait que, selon ta prière,
Elle auroit obtenu
D’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière,
Qu’en fût-il advenu ?
Penses-tu que, plus vieille, en la maison
céleste
Elle eût eu plus d’accueil ?
Ou qu’elle eût moins senti la poussière funeste
Et les vers du cercueil ?
Non, non, mon du Perier, aussitôt que la Parque
Ôte l’âme du corps,
L’âge s’évanouit au deçà de la barque,
Et ne suit point les morts.
[...]
Ne te lasse donc plus d’inutiles
complaintes ;
Mais, sage à l’avenir,
Aime une ombre comme ombre, et des cendres
éteintes
Éteins le souvenir.
C’est bien, je le confesse, une juste coutume,
Que le cœur affligé,
Par le canal des yeux versant son amertume,
Cherche d’être allégé.
Même quand il advient que la tombe sépare
Ce que nature a joint,
Celui qui ne s’émeut a l’âme d’un barbare,
Ou n’en a du tout point.
Mais d’être inconsolable et dedans sa mémoire
Enfermer un ennui,
N’est ce pas se haïr pour acquérir la gloire
De bien aimer autrui ?
[...]
De moi, déjà deux fois
d’une pareille foudre
Je me suis vu perclus,
Et deux fois la raison m’a si bien fait résoudre
Qu’il ne m’en souvient plus.
Non qu’il ne me soit grief
que la tombe possède
Ce qui me fut si cher ;
Mais en un accident qui n’a point de remède,
Il n’en faut point chercher.
La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;
On a beau la prier,
La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles,
Et nous laisse crier.
Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois.
De murmurer contre elle, et perdre patience,
Il est mal à propos ;
Vouloir ce que Dieu veut, est la seule science
Qui nous met en repos.
préparation du commentaire (7
premières strophes) :
1)
Les arguments classiques (voir texte 1) de la
littérature de consolation :
l'appel à la raison : le locuteur appelle son
ami à ne pas céder à de « tristes
discours ». Le registre pathétique (lexique
de la souffrance : « douleur »,
« tristes », « malheur »,
« peine ») évoque une douleur
menaçante pour celui qui s'y laisse
entraîner (« ta raison perdue »).
une leçon stoïcienne : face à la mort, il faut
savoir se soumettre. Le lexique du fatum (« le
pire destin », « funeste »)
souligne une loi universelle (« commun
trépas ») à laquelle on ne peut obvier.
une inspiration baroque : le lexique parfois
réaliste de la mort (« tombeau »,
« trépas », « cercueil »,
« morts », « poussière », «
vers du cercueil ») exprime la vanité et
l'inconstance des choses humaines. Les figures
mythologiques (la Parque, la barque)
accompagnent cette expression convenue.
2)
Une argumentation persuasive.
la fonction impressive est très marquée par
la forte interpellation du pronom personnel de
la deuxième personne du singulier. Le registre
mêle habilement des notes de compassion
(« Je sais »), de pudeur (euphémismes ou
périphrases pour évoquer la mort) et de
reproche. Car l'argumentation manifeste aussi
une forte implication du locuteur qui
emploie toutes les ressources de la persuasion :
questions rhétoriques, vérités générales, images
saisissantes.
une construction rigoureuse, accompagnée de
connecteurs logiques (« donc »,
« mais », « puis »,
« ou », « et »), ménage la
progression de la leçon : deux strophes
commencent par interpeller du Périer comme pour
le sortir de la torpeur du chagrin; les deux
suivantes évoquent la fatalité de la mort en
effaçant délicatement la fillette disparue; puis
deux strophes insistent par des questions
rhétoriques sur l'inutilité de la douleur. Une
dernière strophe, enfin, y répond énergiquement
en se plaçant par le mythe sous la loi générale
à laquelle est vouée la condition humaine.
3)
Un texte argumentatif dans le genre poétique.
La stance classique se constitue en général
d’une série de strophes autonomes (syntaxe et
thème) qui se terminent par une ponctuation
forte (point, point d’exclamation ou
d'interrogation). Chaque strophe, constituée
d'une alternance de vers longs et courts,
exprime le plus souvent une idée réduite à une
phrase simple, et dont le thème n’est jamais
repris dans une autre strophe. Montrez que tel
est bien le cas dans le poème de Malherbe.
Le fait que les stances soient marquées par une
ponctuation forte obéit aussi à des impératifs
de déclamation, car cela permet de marquer plus
nettement la chute. Soyez particulièrement
attentif au dernier mot de chaque vers. Le
balancement induit par l'alternance des
alexandrins et des hexasyllabes finit par créer
un rythme répétitif qui contribue, lui aussi, à
la persuasion, comme dans toute production
oratoire où la beauté et la musicalité de la
langue disposent favorablement l'auditeur.
3.
Persistance des motifs : la lettre.
Si le genre consolatoire s'est essentiellement exercé à
l'occasion des deuils, il ne s'y est pas exclusivement
cantonné. Tout événement fâcheux est susceptible de
recevoir sa consolation. Libérée des modèles antiques,
inscrite dans la plus apparente spontanéité du sentiment,
la consolation peut se manifester en dehors de toute
influence consciente. Elle retrouve pourtant ses modèles.
[Louis-Hyacinthe
Bouilhet (1822-1869) fut l'ami intime de Gustave
Flaubert. Installé à Paris dans l'espoir de
faire une carrière littéraire, il est en butte à
des difficultés qui minent souvent son moral.
Les lettres par lesquelles Flaubert le
réconforte témoignent de cette amitié
indéfectible.]
[Croisset,
5 juillet 1854.]
Ta
lettre m’a fait de la peine, pauvre vieux.
Pourquoi donc es-tu si triste ? – est-ce que tu
vas faiblir, toi que j’admire & qui me
réconfortes ? Je te prie sincèrement de cesser, par
bas égoïsme. Que me restera-t-il, si tu
cales ? – Heureusement que je connais mon bonhomme
et je te dirai qu’au fond je suis peu inquiet de
ton découragement. Les désillusions ne sont faites
que pour les gens sans imagination. Or je t’estime
assez pour croire que tu n’en auras jamais de
sérieuses et surtout de persistantes. – Note que
voilà la première année de ta vie que tu te
trouves seul & avec le loisir de t’emmerder
pendant 24 heures de suite. Il y a encore, à ton
état présent, d’autres causes que je t’expliquerai
doctoralement,
« Seul
à seul chez Barbin
»,
c’est-à-dire piétés dans quelque taberne
méritoire. Au reste, c’est bon. Il faut s’emmerder
à Paris. C’est le seul moyen de n’y pas devenir
bête. Tout océan doit pousser à la dégueulade.
Tu as tort de regretter Rouen. Il ne faut
rien regretter, car n’est-ce pas reconnaître qu’il
y a au monde quelque chose de bon ?
Tu peux avoir raison en ceci : qu’il eût
mieux valu venir arriver là-bas avec ton drame
tout fait. C’est possible comme pompe ; mais
autrement, non. Tu es arrivé à Paris avec une
grande œuvre publiée et déjà connue des artistes.
– On ignorait ta mine que l’on savait tes vers. Je
ne débuterai pas dans d’aussi bonnes conditions
que toi. Je serai beaucoup plus vieux, &
beaucoup plus banal (comme homme –). Cette
année-ci, tu peux (et tu dois) l’employer à te
faire des connaissances. Si j’étais de toi, je me
lancerais dans le monde plus que tu ne fais.
Traite-moi de bourgeois, tant que tu voudras,
d’accord ; mais réfléchis profondément à
l’objectif des choses & tu verras que j’ai
raison. – Tu m’objecteras que ça t’embête. Je m’en
fouts.
– Allons donc, sacré nom de Dieu ! ne
sommes-nous pas deux vieux roquentins ? Tu m’écris
qu’il n’y a pas de place à Paris pour un brave
homme. – On ne trouve pas sa place, on se la fait,
& à coups de bâtons encore, comme un pacha,
quand il se montre. Veux-tu donner raison aux
imbéciles ? veux-tu qu’ils ricanent : « J’avais
toujours dit que la littérature, etc. » ? – Voyons
! nom d’un petit bonhomme, ferme la porte, et
gueule tout seul quelques bonnes rimes, quelques
bonnes phrases un peu corsées, pense à la Chine, à
Vitellius, etc., – & fouts-toi du reste. –
Encore un an, & nous serons piétés là-bas,
ensemble, comme deux rhinocéros de bronze. – Nous
ferons le Ballet astronomique, une
féerie, des pantomimes – le Dictionnaire des
idées reçues, – des scénarios, des bouts
rimés, etc. – Nous serons beaux, je te le promets.
– Je suis maintenant monté, et j’espère pour
longtemps. [...]
« deux
rhinocéros de bronze » :
—
repérez dans cette lettre quelques arguments
traditionnels de la littérature de consolation.
— comment cette lettre vérifie-t-elle que l'amitié
se construit toujours contre la société ? «
Un ami, disait André Gide, c'est
quelqu'un avec qui on serait heureux de faire un
mauvais coup. » (Journal des
Faux-monnayeurs).
4.
Persistance des motifs : la chanson.
Ici encore, le parolier n'a sans doute pas conscience de
s'inscrire dans un genre. Mais le langage de l'amitié, qui
après tout commande toujours l'intention consolatoire,
dicte les arguments que les grands prédécesseurs
employaient déjà.
Non Jef
t'es pas tout seul
Mais arrêt’ de pleurer
Comm’ ça devant tout l’ monde
Parce qu'une demi-vieille
Parce qu'une fausse blonde
T'a relaissé tomber
Non Jef t'es pas tout seul
Mais tu sais que tu m’ fais honte
A sangloter comm’ ça
Bêt’ment devant tout l’ monde
Parce qu'un' trois-quarts putain
T'a claqué dans les mains
Non Jef t'es pas tout seul
Mais tu fais honte à voir
Les gens se paient not’ tête
Foutons l’ camp de c' trottoir
Viens Jef viens viens viens
Viens il me reste trois sous
On va aller s’ les boire
Chez la mèr’ Françoise
Viens Jef viens viens
Il me reste trois sous
Et si c'est pas assez
Ben il me rest’ra l'ardoise
Puis on ira manger
Des moul’ et puis des frites
Des frit’ et puis des moules
Et du vin de Moselle
Et si t'es encore triste
On ira voir les filles
Chez la madame Andrée
Paraît qu'y en a d’ nouvelles
On r'chant’ra comme avant
On s’ra bien tous les deux
Comm’ quand on était jeunes
Comm’ quand c'était le temps
Que j'avais d' l'argent
Non
Jef t'es pas tout seul
Mais arrêt’ tes grimaces
Soulèv’ tes cent kilos
Fais bouger ta carcasse
Je sais qu’ t'as le cœur gros
Mais il faut le soul’ver
Non Jef t'es pas tout seul
Mais arrêt’ de sangloter
Arrêt’ de te répandre
Arrêt’ de répéter
Qu’ t'es bon à te fout’ à l'eau
Que t'es bon à te pendre
Non Jef t'es pas tout seul
Mais c'est plus un trottoir
Ça d’vient un cinéma
Où les gens vienn’ te voir
Viens Jef mais viens viens
Viens il me rest’ ma guitare
Je l'allum’rai pour toi
Et on s’ra espagnols
Jef viens viens
Comm’ quand on était mômes
Mêm’ que j'aimais pas ça
Tu imit’ras l' rossignol
Puis on se trouv’ra un banc
On parl’ra d' l'Amérique
Où c'est qu'on va aller tu sais
Quand on aura du fric
Jef viens
Et si t'es encore triste
Ou rien qu’ si t'en as l'air
J' te racont’rai comment
Tu d’viendras Rockfeller
On s’ra bien tous les deux
On r'chant’ra comme avant
Comm’ quand on était beaux
Comm’ quand c'était le temps
D'avant qu'on soit poivrots
Allez viens Jef viens
Ouais ouais Jef ouais viens
supplique à
un ami :
—
repérez dans cette chanson quelques arguments
traditionnels de la littérature de consolation.
— montrez néanmoins
comment ceux-ci cèdent la place aux sentiments.
Dans ce registre, plus libéré des influences
formelles, montrez comment la chanson de Jacques
Brel fait écho à la lettre de Flaubert.
I.
Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez
à la question suivante :
En quoi trouve-t-on dans les
quatre documents une stratégie comparable ?
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets
suivants:
Commentaire Vous ferez le commentaire des sept premières
strophes (> "et ne suit point les morts")
du texte de François de Malherbe (texte 2).
Dissertation La fidélité à une tradition littéraire
compromet-elle la sincérité de l'écrivain ?
Vous répondrez dans un développement organisé, en vous
appuyant sur les textes du corpus, les textes étudiés en
classe et vos lectures personnelles.