e
monologue intérieur est une des constantes du Nouveau
Roman. Cette caractéristique essentielle de la
modernité romanesque est apparue à la fin du XIXème
siècle, mais c'est au XXème qu'elle devint une technique
narrative symptomatique de certains écrivains. On a pu la
nommer alors sous-conversation ou courant de
conscience (stream of consciousness)
pour caractériser les textes de Samuel Beckett ou Nathalie
Sarraute. Les œuvres de James Joyce, Faulkner ou encore Katherine Mansfield et Virginia
Woolf en présentent des formes significatives, mais
c'est le romancier français Édouard Dujardin (voir
ci-dessous) qui en usa le premier dans Les
Lauriers sont coupés (1888). Il en propose la
définition suivante :
« Discours sans
auditeur et non prononcé par lequel un personnage exprime
sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient,
antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire
en son état naissant, par le moyen de phrases directes
réduites au minimum syntaxial de façon à donner
l’impression tout-venant.» (Le
Monologue intérieur, 1931).
Bien
que l'on puisse en observer des formes dans le roman du
XIX° siècle (notamment chez Flaubert et Maupassant), le
monologue intérieur correspond aux diverses crises que
traverse le roman au XX° siècle : crise
du narrateur, dont on conteste la prétention à
diriger en démiurge une fiction organisée et à s'immiscer
dans la psychologie de ses personnages ("Dieu n'est pas un
artiste, M. Mauriac non plus", affirmera Sartre); crise
du sujet, désormais dénoncé par les béances ou
les opacités mises en évidence par la psychanalyse dans le
psychisme humain; crise de
l'intrigue, détrônée au profit de la volonté
d'écrire un roman « sur rien »;
crise du style enfin, maintenant ramené par les
linguistes à un "au-delà de l'écriture" (Barthes), au
surgissement brut des métaphores obsédantes.
Sur
le plan pédagogique, une séquence sur le monologue
intérieur pourra s'inscrire dans le travail d'invention et
favoriser un apprentissage fructueux de certaines formes
de discours. Nous proposons ci-dessous un exemple de
séquence que l'on pourra comparer à celle que nous avons
consacrée au monologue
délibératif : alors que celui-ci se déploie dans une
construction rigoureuse au terme de laquelle le sujet
affirme son pouvoir de décision, le monologue intérieur
reste limité à l'endophasie (ce que Michel Butor a appelé
le magnétophone intime) et on pourra demander par
exemple à l'élève de passer de l'un à l'autre dans le
cadre d'un travail de réécriture.
1. Un
discours immédiat.
La
principale particularité du monologue intérieur est... de
ne pas en être un, comme l'a bien noté Gérard Genette :
« Que
l'on imagine un récit commençant (mais sans guillemets)
par cette phrase : « Il faut absolument que j'épouse
Albertine... », et poursuivant ainsi, jusqu'à la dernière
page, selon l'ordre des pensées, des perceptions et des
actions accomplies ou subies par le héros. Le lecteur se
trouverait installé dès les premières lignes dans la
pensée du personnage principal, et c'est le déroulement
ininterrompu de cette pensée qui, se substituant
complètement à la forme usuelle du récit, nous apprendrait
ce que fait le personnage et ce qui lui arrive. On a
peut-être reconnu dans cette description celle que faisait
Joyce des Lauriers sont coupés d'Édouard Dujardin,
c'est-à-dire la définition la plus juste de ce que l'on a
assez malencontreusement baptisé le "monologue intérieur",
et qu'il vaudrait mieux nommer discours immédiat : puisque
l'essentiel, comme il n'a pas échappé à Joyce, n'est pas
qu'il soit intérieur mais qu'il soit d'emblée ("dès les
premières lignes") émancipé de tout patronage narratif,
qu'il occupe d'entrée de jeu le devant de la "scène".»
Gérard Genette, Figures III, 1972.
|
Le texte ci-dessous
nous permettra de repérer l'irruption du
monologue intérieur dans une narration. A quel
moment cesse le « patronage » du narrateur ? |
|
texte
1 -
Louis Aragon (1897-1982)
Aurélien (1944)
[Ce
texte constitue l'incipit du roman. Aurélien
évoque les représentations associées au prénom
de Bérénice, qu'il vient de rencontrer.]
|
La
première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la
trouva franchement laide. Elle lui déplut,
enfin. Il n'aima pas comment elle était
habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie.
Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe
qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui
fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom
de princesse d'Orient sans avoir l'air de se
considérer dans l'obligation d'avoir du goût.
Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal
tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins
constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle
était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée.
Il lui en demeurait une impression vague,
générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda
même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt
petite, pâle, je crois... Qu'elle se fût appelée
Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé,
après coup. Mais Bérénice. Drôle de
superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
Il y avait un vers de Racine
que ça lui remettait dans la tête, un vers qui
l'avait hanté pendant la guerre, dans les
tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers
qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou
enfin dont la beauté lui semblait douteuse,
inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui
l'obsédait encore :
Je demeurai longtemps errant dans Césarée...
En général, les vers, lui... Mais celui-ci
revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il
ne s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment
de l'histoire de Bérénice... l'autre, la
vraie... D'ailleurs il ne se rappelait que dans
ses grandes lignes cette romance, cette scie.
Brune alors, la Bérénice de la tragédie.
Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth.
Territoire sous mandat. Assez moricaude même,
des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de
chichis, de voiles. Césarée... un beau nom pour
une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en
tout cas. Césarée... Je demeurai longtemps... je
deviens gâteux. Impossible de se souvenir :
comment s'appelait-il, le type qui disait ça,
une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique,
flemmard, avec des yeux de charbon, la
malaria... qui avait attendu pour se déclarer
que Bérénice fût sur le point de se mettre en
ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant
l'air d'un marchand de tissus qui fait
l'article, à la manière dont il portait la toge.
Tite.
Sans rire. Tite.
Je demeurai longtemps errant dans Césarée...
Ça devait être une ville aux voies
larges, très vide et silencieuse. Une ville
frappée d'un malheur. Quelque chose comme une
défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de
trente ans qui n'ont plus de cœur à rien. Une
ville de pierre à parcourir la nuit sans croire
à l'aube. Aurélien voyait des chiens s'enfuir
derrière des colonnes, surpris à dépecer une
charogne. Des épées abandonnées, des armures.
Les restes d'un combat sans honneur.
|
En
s'aidant du texte précédent, on peut commencer à
caractériser le monologue intérieur et comprendre pourquoi
G. Genette conteste cette appellation :
On constate d'abord que dans les passages où s'installe
le monologue intérieur, l'instance narrative disparaît
complètement : l'énonciation reste limitée au discours
du personnage. Quelle forme classique de discours
rapporté, interrompue au milieu du texte, reprend ses
droits à la fin ? (voyez
notre chapitre 2.)
S'il s'agit d'un monologue « non prononcé », on
constatera que le monologue intérieur ne nous introduit
nullement dans la « pensée » du personnage, mais plutôt
dans un surgissement incontrôlé et désorganisé.
Relevez-en les indices syntaxiques : phrases courtes,
souvent nominales, fréquemment interrompues;
associations d'idées; interrogations.
2. Du
discours indirect libre...
Les
romanciers de la seconde moitié du XIX° siècle ont
affectionné le discours indirect libre, qui permet au
narrateur de rapporter les propos ou les pensées de ses
personnages sans les contraintes du discours direct. Mais
rappelons-nous d'abord les principales formes du discours
rapporté :
Discours
rapporté |
Indices
typographiques |
Indices
verbaux |
Indices énonciatifs
et temporels |
Exemple |
Direct |
guillemets |
un
verbe introducteur introduit les paroles
prononcées ( : ) |
ancrés
dans la situation d'énonciation |
Sans
répondre, Marcel se
dit, résolu
: «
Nom d'un chien ! Eh
bien, demain,
moi,
je vais à la pêche ! » |
Indirect |
/
|
un
verbe déclaratif commande une subordonnée |
coupés
du moment de l'énonciation |
Sans
répondre, Marcel se
dit que le
lendemain il irait
à la pêche. |
Indirect
libre |
/
|
pas
de verbe introducteur |
coupés
du moment de l'énonciation |
Marcel
ne répondit pas. Nom
d'un chien ! Eh bien, lui,
demain,
il irait à
la pêche. |
Narrativisé |
/
|
pas
de verbe introducteur |
les
propos ou pensées sont résumés |
Marcel
se promettait d'aller à la pêche le
lendemain. |
Exercice : repérez dans le texte suivant les
trois premières formes de discours : |
[Frédéric
Moreau est amoureux de Mme Arnoux. La croyant
seule chez elle, il frappe à sa porte et tombe
sur son mari.]
Afin
de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de
droite et de gauche, dans la salle. En heurtant
le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle
posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin
d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un
singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion
qui s’offrait de parler d’elle, ajouta
timidement :
— Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
Elle était dans son pays, près de sa mère
malade.
Il n’osa faire de questions sur la durée de
cette absence. Il demanda seulement quel était
le pays de Mme Arnoux.
— Chartres ! Cela vous étonne ?
— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde !
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se
dire.
Flaubert, L'Éducation sentimentale, I,
5.
|
A
l'évidence, le monologue intérieur ne peut être associé
qu'aux formes du discours indirect libre : on aura
remarqué en effet par notre exemple comment celui-ci
permet de conserver intactes les marques
du langage parlé (« Nom d'un chien !, Eh
bien, Mon Dieu ! »). Toutefois la présence du
narrateur reste effective : bien que libre, ce discours
reste indirect. Intérieur, il est néanmoins
extrait de la conscience du personnage par le narrateur et
mis en forme par lui. Toutefois celui-ci s'installe au
plus près du langage originel de ses personnages
tout en ayant l'air de ne pas être partie prenante
dans le rapport qu'il en fait. C'est cet avantage qui
explique la faveur dont a joui ce type de discours dans le
roman réaliste ou naturaliste, notamment chez Zola et
Maupassant :
texte
2 - Guy de Maupassant (1850-1893)
Pierre et Jean, IV (1888)
[Pierre
et Jean sont frères. Pierre vient
d'apprendre avec surprise et jalousie que
Maréchal, un ancien ami de la famille, a
légué son patrimoine à Jean. Il en
vient peu à peu à soupçonner un ancien
adultère de sa mère.]
|
|
«
Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.»
Et un flot d'amour et d'attendrissement, de
repentir, de prière et de désolation noya son
cœur. Sa mère ! La connaissant comme il la
connaissait, comment avait-il pu la suspecter ?
Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette
femme simple, chaste et loyale, n'étaient pas
plus claires que l'eau ? Quand on l'avait vue et
connue, comment ne pas la juger insoupçonnable ?
Et c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle
! oh ! s'il avait pu la prendre en ses bras en
ce moment, comme il l'eût embrassée, caressée,
comme il se fût agenouillé pour demander grâce !
Elle aurait trompé son père, elle ?... Son père
! Certes, c'était un brave homme, honorable et
probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait
jamais franchi l'horizon de sa boutique. Comment
cette femme, fort jolie autrefois, il le savait
et on le voyait encore, douée d'une âme
délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle
accepté comme fiancé et comme mari un homme si
différent d'elle ? Pourquoi chercher ? Elle
l'avait épousé comme les fillettes épousent le
garçon doté que présentent les parents. Ils
s'étaient installés aussitôt dans leur magasin
de la rue Montmartre; et la jeune femme, régnant
au comptoir, animée par l'esprit du foyer
nouveau, par ce sens subtil et sacré de
l'intérêt commun qui remplace l'amour et même
l'affection dans la plupart des ménages
commerçants de Paris, s'était mise à travailler
avec toute son intelligence active et fine à la
fortune espérée de leur maison. Et sa vie
s'était écoulée ainsi, uniforme, tranquille,
honnête, sans tendresse !... Sans tendresse ?...
Était-il possible qu'une femme n'aimât point ?
Une femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant
des livres, applaudissant des actrices mourant
de passion sur la scène, pouvait-elle aller de
l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois,
seulement, son cœur fût touché ? D'une autre il
ne le croirait pas, - pourquoi le croirait-il de
sa mère ? Certes, elle avait pu aimer, comme une
autre ! car pourquoi serait-elle différente
d'une autre, bien qu'elle fût sa mère ? Elle
avait été jeune, avec toutes les défaillances
poétiques qui troublent le cœur des jeunes êtres
! Enfermée, emprisonnée dans la boutique à côté
d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce,
elle avait rêvé de clairs de lune, de voyages,
de baisers donnés dans l'ombre des soirs. Et
puis un homme, un jour, était entré comme
entrent les amoureux dans les livres, et il
avait parlé comme eux. Elle l'avait aimé.
Pourquoi pas ? C'était sa mère ! Eh bien !
fallait-il être aveugle et stupide au point de
rejeter l'évidence parce qu'il s'agissait de sa
mère ? S'était-elle donnée ?... Mais oui,
puisque cet homme n'avait pas eu d'autre amie ;
- mais oui, puisqu'il était resté fidèle à la
femme éloignée et vieillie, - mais oui,
puisqu'il avait laissé toute sa fortune à son
fils, à leur fils !... Et Pierre se leva,
frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu
tuer quelqu'un ! Son bras tendu, sa main grande
ouverte avaient envie de frapper, de meurtrir,
de broyer, d'étrangler ! Qui ? tout le monde,
son père, son frère, le mort, sa mère ! Il
s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire ?
Comme il passait devant une tourelle auprès du
mât des signaux, le cri strident de la sirène
lui partit dans la figure. Sa surprise fut si
violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au
parapet de granit. Il s'y assit, n'ayant plus de
force, brisé par cette commotion.
|
|
Ce
texte met en scène les troubles ravageurs
d'une conscience : mettez en valeur la
progression du doute jusqu'à la
quasi-certitude finale. Quelles en sont les
étapes ?
Réécriture
: en supprimant la présence du narrateur
manifestée par les formes des discours direct
et indirect libre, transformez le passage
ci-dessous en « monologue intérieur » (discours
immédiat) qui saura mettre en valeur la
désorganisation de la "pensée" (voyez
notre paragraphe 3). On peut
pour ce travail s'autoriser des mots mêmes par
lesquels le narrateur signale le surgissement
chez Pierre de doutes issus de profondeurs «
inavouables » :
«
Il se pouvait que son imagination seule, cette
imagination qu'il ne gouvernait point, qui
échappait sans cesse à sa volonté, s'en allait
libre, hardie, aventureuse et sournoise dans
l'univers infini des idées, et en rapportait
parfois d'inavouables, de honteuses, qu'elle
cachait en lui, au fond de son âme, dans les
replis insondables, comme des choses volées ; il
se trouvait que cette imagination seule eût
créé, inventé cet affreux doute. Son cœur,
assurément, son propre cœur avait des secrets
pour lui; et ce cœur blessé n'avait-il pas
trouvé dans ce doute abominable un moyen de
priver son frère de cet héritage qu'il jalousait
? Il se suspectait lui-même, à présent,
interrogeant, comme les dévots leur conscience,
tous les mystères de sa pensée.»
|
3. ...
au discours direct libre
:
C'est donc bien de discours direct libre qu'il
convient de parler pour caractériser le monologue
intérieur : comme au théâtre, il n'est en effet attelé à
aucune autorité narrative. Mais, au contraire du monologue
théâtral, il n'est pas censé même être écouté. A
l'état brut, voici consignées par un locuteur totalement
identifié au personnage (mais dans quel cadre ?) les
petits riens qui font notre conversation intime :
préoccupations momentanées, projets confus, associations
de pensées, délires.
texte 3
Édouard
Dujardin (1861-1949)
Les lauriers sont coupés (1888)
[Wagnérien, membre du cénacle de
Stéphane Mallarmé, Édouard Dujardin avait
vingt-cinq ans lorsqu'il entreprit d'écrire ce
petit roman en 1886 : « C'est, tout
simplement, le récit de six heures de la vie
d'un jeune homme qui est amoureux d'une
demoiselle - six heures, pendant lesquelles
rien, aucune aventure n'arrive.» Daniel
Prince, étudiant à Paris, rencontre un ami,
dîne seul au restaurant, rentre se préparer
chez lui, puis rejoint l'actrice débutante
qui, comme l'Odette de Swann, chez Proust,
occupe ses pensées alors qu'elle n'est « même
pas son genre.»]
|
|
Illuminé, rouge, doré, le café ; les glaces
étincelantes ; un garçon au tablier blanc ; les
colonnes chargées de chapeaux et de pardessus. Y
a-t-il ici quelqu'un de connaissance ? Ces gens
me regardent entrer ; un monsieur maigre aux
favoris longs, quelle gravité ! les tables sont
pleines ; où m'installerai-je ? là-bas un vide ;
justement ma place habituelle ; on peut avoir
une place habituelle ; Léa n'aurait pas de quoi
se moquer.
- Si monsieur...
Le garçon. La table. Mon chapeau au
porte-manteau. Retirons nos gants ; il faut les
jeter négligemment sur la table, à côté de
l'assiette ; plutôt dans la poche du pardessus ;
non, sur la table ; ces petites choses sont de
la tenue générale. Mon pardessus au
porte-manteau ; je m'assieds ; ouf ! j'étais
las. Je mettrai dans la poche de mon pardessus
mes gants. Illuminé, doré, rouge, avec les
glaces cet étincellement ; quoi ? le café ; le
café où je suis. Ah ! j'étais las. Le garçon :
- Potage bisque, Saint-Germain,
consommé...
- Consommé.
- Ensuite, monsieur prendra...
- Montrez-moi la carte..
- Vin blanc, vin rouge...
- Rouge...
La carte. Poissons, sole... Bien, une
sole. Entrées, côte de pré-salé... non.
Poulet... soit.
- Une sole ; du poulet ; avec du cresson.
- Sole ; poulet-cresson.
Ainsi, je vais dîner ; rien là de
déplaisant. Voilà une assez jolie femme ; ni
brune ni blonde ; ma foi, air choisi ; elle doit
être grande : c'est la femme de cet homme chauve
qui me tourne le dos ; sa maîtresse plutôt ;
elle n'a pas trop les façons d'une femme
légitime ; assez jolie, certes. Si elle pouvait
regarder par ici ; elle est presque en face de
moi ; comment faire ? A quoi bon ? Elle m'a vu.
Elle est jolie ; et ce monsieur paraît stupide ;
malheureusement je ne vois de lui que le dos ;
je voudrais bien connaître aussi sa figure ;
c'est un avoué, un notaire de province ; suis-je
bête ! Et le consommé ? La glace devant moi
reflète le cadre doré ; le cadre doré qui est
donc derrière moi ; ces enluminures sont
vermillonnées, les feux de teintes écarlates ;
c'est le gaz tout jaune clair qui allume les
murs ; jaunes aussi du gaz, les nappes blanches,
les glaces, les verreries. On est commodément ;
confortablement. Voici le consommé, le consommé
fumant ; attention à ce que le garçon ne m'en
éclabousse rien. Non ; mangeons. Ce bouillon est
trop chaud ; essayons encore. Pas mauvais. J'ai
déjeuné un peu tard, et je n'ai guère faim ; il
faut pourtant dîner. Fini, le potage. De nouveau
cette femme a regardé par ici ; elle a des yeux
expressifs et le monsieur parait terne ; ce
serait extraordinaire que je fisse connaissance
avec elle ; pourquoi pas ? II y a des
circonstances si bizarres ; d'abord en la
considérant longtemps, je puis commencer quelque
chose ; ils sont au rôti ; bah ! j'aurai, si je
veux, achevé en même temps qu'eux ; où est le
garçon, qu'il se hâte ; jamais on n'achève dans
ces restaurants ; si je pouvais m'arranger à
dîner chez moi ; peut-être que mon concierge me
ferait faire quelque cuisine à peu de frais
chaque jour. Ce serait mauvais. Je suis ridicule
; ce serait ennuyeux ; les jours où je ne puis
rentrer, qu'adviendrait-il ? au moins dans un
restaurant on ne s'ennuie pas.
|
|
Le
texte est censé respecter au plus près « la vie
immédiate de la conscience ». Mais l'authenticité
du procédé peut être mise en cause, laissant
deviner la mise en forme d'un narrateur et un
simple procédé d'écriture non dénué d'artifice :
«
Que voyons-nous ? quelqu'un qui dialogue avec
lui-même d'une façon beaucoup plus continue, plus
détaillée, que nous n'avons coutume de le faire
dans la vie courante, et qui énumère pour soi des
objets. En quoi peut-on prétendre que j'atteins
ici la « pensée intime en formation » ? Bien plus,
on discute avec soi, devant moi, on s'interroge.
Si ce n'est pas là un « monologue bavardé », je
veux être pendu. [...] Comment ne pas voir que
c'est là un simple procédé d'écriture, bien plus :
un découpage à la machine et que les interminables
périodes de Proust traduisent beaucoup plus
directement le devenir intérieur que ce laborieux
pointillisme verbal.» (Gabriel Marcel, in La
Nouvelle Revue française, février 1925).
Comment se manifeste ce pointillisme
verbal ?
Le
monologue intérieur défini par Dujardin peut faire
penser à l'écriture
automatique des surréalistes. On peut
considérer d'ailleurs que celle-ci, dans le cadre
du poème, paraît beaucoup plus à même de
reproduire le « fonctionnement réel de la pensée »
:
«
Il faudrait encore se demander si l'objet même
qu'on poursuit [dans le monologue intérieur]
- qu'on croit poursuivre - n'est pas
contradictoire, et si la tentative ne revient pas
en somme à transporter dans l'ordre du récit des
exigences qui ne sont applicables qu'au poème. Un
récit est inévitablement adressé à quelqu'un,
serait-ce à soi-même, tandis que cet élément d'intention
et je dirai presque d'appel à autrui peut
faire défaut dans le poème, comme dans la musique,
là où ceux-ci sont l'explosion irrésistible d'une
façon d'être ou de sentir.» (Gabriel Marcel,
ibid.)
Recherchez et lisez des poèmes
surréalistes (par exemple, quelques extraits des Champs
magnétiques d'André Breton et Philippe
Soupault). Comment en effet peuvent-ils prétendre
plus authentiquement cerner le discours immédiat
de la pensée ?
|
Il
y a aussi le bavardage, et ce qu’on a appelé le
monologue intérieur , qui ne reproduit nullement,
on le sait bien, ce qu’un homme se dit à lui-même,
car l’homme ne se parle pas, et l’intimité de
l’homme est non pas silencieuse, mais le plus
souvent muette, réduite à quelques signes espacés.
Le monologue intérieur est une imitation fort
grossière, et qui n’en imite que les traits
d’apparence, du flux ininterrompu et incessant de
la parole non parlante. Ne l’oublions pas, la
force de celle-ci est dans sa faiblesse, elle ne
s’entend pas, c’est pourquoi on ne cesse de
l’entendre, elle est aussi près que possible du
silence, c’est pourquoi elle le détruit
complètement. Enfin, le monologue intérieur a un
centre, ce « Je » qui ramène tout à lui-même,
alors que l’autre parole n’a pas de centre, elle
est essentiellement errante et toujours au-dehors.
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, 1959.
|
Pour
avoir une idée de la fortune du monologue intérieur dans
le roman moderne, on lira par exemple celui de Molly Bloom
dans Ulysse
de James Joyce et La Route des Flandres de Claude
Simon, ou tel passage de roman contemporain qui, sans être
totalement régi par cette technique, l'emploie volontiers
pour exprimer une émotion arrachée au plus intime. Ainsi,
dans le texte suivant, le monologue intérieur envahit
soudain le récit pour exprimer une peur obsédante :
|
texte 4
Boris Vian (1920-1959)
L'Arrache-cœur (1951)
[Le roman met en
scène l'inquiétude névrotique de Clémentine
pour ses trois enfants, Joël, Noël et
Citroën.]
|
Les Chinoises, on leur met les pieds dans des
chaussures spéciales. Peut-être des bandelettes.
Ou des petits étaux. Ou des moules d'acier. Mais
en tout cas, on s'arrange pour que leurs pieds
restent tout petits. On devrait faire la même
chose avec les enfants entiers. Les empêcher de
grandir. Ils sont bien mieux à cet âge-là. Ils
n'ont pas de soucis. Ils n'ont pas de besoins.
Ils n'ont pas de mauvais désirs. Plus tard, ils
vont pousser. Ils vont étendre leur domaine. Ils
vont vouloir aller plus loin. Et que de risques
nouveaux. S'ils sortent du jardin, il y a mille
dangers supplémentaires. Que dis-je mille ? Dix
mille. Et je ne suis pas généreuse. Il faut
éviter à tout prix qu'ils ne sortent du jardin.
Déjà, dans le jardin, ils courent un nombre
incalculable de risques. Il peut y avoir un coup
de vent imprévu qui casse une branche et les
assomme. Que la pluie survienne, et, s'ils sont
en sueur après avoir joué au cheval, ou au
train, ou au gendarme et au voleur, ou à un
autre jeu courant, que la pluie survienne et ils
vont attraper une congestion pulmonaire, ou une
pleurésie, ou un froid, ou une crise de
rhumatismes, ou la poliomyélite, ou la typhoïde,
ou la scarlatine, ou la rougeole, ou la
varicelle, ou cette nouvelle maladie dont
personne ne sait encore le nom. Et si un orage
se lève. La foudre. Les éclairs. Je ne sais pas,
il peut même y avoir ce qu'ils disent, ces
phénomènes d'ionisation, ça a un assez sale nom
pour que ça soit terrible, ça rappelle
inanition. Et il peut arriver tant d'autres
choses. S'ils sortaient du jardin, cela serait
évidemment bien pire. Mais n'y pensons pas pour
l'instant. Il y a assez à faire pour épuiser
toutes les possibilités propres du jardin. Et
quand ils seront plus grands, ah, là là ! Oui,
voilà les deux choses terrifiantes, évidemment :
qu'ils grandissent et qu'ils sortent du jardin.
Que de dangers à prévoir. C'est vrai, une mère
doit tout prévoir. Mais laissons ça de côté. Je
réfléchirai à tout ça un peu plus tard; je ne
l'oublie pas : grandir et sortir. Mais je veux
me contenter du jardin pour le moment. Rien que
dans le jardin, le nombre d'accidents est énorme
! Justement, le gravier des allées. Combien de
fois n'ai-je pas dit qu'il était ridicule de
laisser les enfants jouer avec le gravier. S'ils
en avalent ? On ne peut pas s'en apercevoir tout
de suite. Et trois jours après, c'est
l'appendicite. Obligés d'opérer d'urgence. Et
qui le ferait ? Jacquemort
? Ce n'est pas un docteur. Le médecin du village
? Il n'y a qu'un vétérinaire. Alors, ils
mourraient, tout simplement. Et après avoir
souffert. La fièvre. Leurs cris. Non, pas de
cris, ils gémiraient, ce serait encore plus
horrible. Et pas de glace. Impossible de trouver
de la glace pour leur mettre sur le ventre. La
température monte, monte. Le mercure dépasse la
limite. Le thermomètre éclate. Et un éclat de
verre vient crever l'œil de Joël qui regarde
Citroën souffrir. Il saigne. Il va perdre l'œil.
Personne pour le soigner. Tout le monde est
occupé de Citroën, qui geint de plus en plus
doucement. Profitant du désordre, Noël se
faufile dans la cuisine. Une bassine d'eau
bouillante sur le fourneau. Il a faim On ne lui
a pas donné son goûter, naturellement; ses
frères malades, on l'oublie. Il monte sur une
chaise devant le fourneau. Pour prendre le pot
de confiture. Mais la bonne l'a remis un peu
plus loin que d'habitude, parce qu'elle a été
gênée par une poussière volante. Cela
n'arriverait pas si elle balayait un peu plus
soigneusement. Il se penche. Il glisse. Il tombe
dans la bassine. Il a le temps de pousser un
cri, un seul et il est mort, mais il se débat
encore mécaniquement, comme les crabes qu'on
jette vivants dans l'eau bouillante. Il rougit
comme les crabes. Il est mort. Noël !
Clémentine se précipita vers la porte.
Elle appela la bonne.
- Oui Madame ?
- Je vous interdis de servir des crabes à
déjeuner.
[ch. VI]
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Alors que l'enjeu mis sur l'écriture du récit par
les théoriciens du monologue intérieur les condamne
souvent à l'expression décousue d'une série de
riens, son utilisation ici paraît plus pertinente.
Il ne s'agit pas vraiment d'immédiateté puisque le
personnage est tout entier tendu vers un avenir
redouté, qu'actualise de manière fantasmatique le
présent de narration. Ceci donne à son discours une
continuité certes peu « logique », mais
particulièrement représentative d'une conscience
saisie par l'angoisse.
Montrez
comment le monologue de Clémentine passe par des
étapes qui en accusent de plus en plus le
caractère pathologique.
Recensez
les procédés syntaxiques (types de phrases,
tournures, modes et temps verbaux) par lesquels le
lecteur a l'impression d'être le témoin d'un
véritable délire.
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Ainsi le monologue intérieur trouve tout son intérêt en
tant que technique ponctuelle et non en tant que genre. En
dehors des auteurs étrangers déjà cités, on en trouvera
des exemples dans quelques romans français du XX° siècle :
André
Gide : Paludes
(1895)
Valery
Larbaud : Amants,
heureux amants
(1923)
Raymond
Queneau : Les
Derniers jours
(1935)
Nathalie
Sarraute : Martereau
(1953)
Jean
Cayrol : Les
Corps étrangers
(1964)
Albert
Cohen : Belle
du Seigneur
(1968).
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