LES SUJETS DE LEAF 2005
- suite
CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIES GÉNÉRALES
Objet d'étude :
Convaincre, persuader et
délibérer.
Texte :
Émile Zola (1840-1902),
Nouveaux Contes à Ninon (1874), "Le Forgeron".
LE FORGERON
J'ai vécu une année chez LE FORGERON, toute une
année de convalescence. J'avais perdu mon cœur, perdu mon cerveau, j'étais
parti, allant devant moi, me cherchant, cherchant un coin de paix et de
travail, où je pusse retrouver ma virilité. C'est ainsi qu'un soir, sur la
route, après avoir dépassé le village, j'ai aperçu la forge, isolée, toute
flambante, plantée de travers à la croix des Quatre-Chemins. La lueur était
telle, que la porte charretière, grande ouverte, incendiait le carrefour, et
que les peupliers, rangés en face, le long du ruisseau, fumaient comme des
torches. Au loin, au milieu de la douceur de crépuscule, la cadence des
marteaux sonnait à une demi-lieue, semblable au galop de plus en plus
rapproché de quelque régiment de fer. Puis, là, sous la porte béante, dans la
clarté, dans le vacarme, dans l'ébranlement de ce tonnerre, je me suis arrêté,
heureux, consolé déjà, à voir ce travail, à regarder ces mains d'homme tordre
et aplatir les barres rouges.
J'ai vu, par ce soir d'automne, le forgeron pour la première fois. Il
forgeait le soc d'une charrue. La chemise ouverte, montrant sa rude poitrine,
où les côtes, à chaque souffle, marquaient leur carcasse de métal éprouvé, il
se renversait, prenait un élan, abattait le marteau. Et cela, sans un arrêt,
avec un balancement souple et continu du corps, avec une poussée implacable
des muscles. Le marteau tournait dans un cercle régulier, emportant des
étincelles, laissant derrière lui un éclair. C'était la demoiselle1, à
laquelle le forgeron donnait ainsi le branle, à deux mains ; tandis que son
fils, un gaillard de vingt ans, tenait le fer enflammé au bout de la pince, et
tapait de son côté, tapait des coups sourds qu'étouffait la danse éclatante de
la terrible fillette2 du vieux. Toc, toc – toc, toc – on eût dit la voix grave
d'une mère encourageant les premiers bégaiements d'un enfant. La demoiselle
valsait toujours, en secouant les paillettes de sa robe, en laissant ses
talons marqués dans le soc qu'elle façonnait, chaque fois qu'elle rebondissait
sur l'enclume. Une flamme saignante coulait jusqu'à terre, éclairant les
arêtes saillantes des deux ouvriers, dont les grandes ombres s'allongeaient
dans les coins sombres et confus de la forge. Peu à peu, l'incendie pâlit, le
forgeron s'arrêta. Il resta noir, debout, appuyé sur le manche du marteau,
avec une sueur au front qu'il n'essuyait même pas. J'entendais le souffle de
ses côtes encore ébranlées, dans le grondement du soufflet que son fils
tirait, d'une main lente.
Le soir, je couchais chez le forgeron, et je ne m'en allais plus.
Il avait une chambre libre, en haut, au-dessus de la forge, qu'il m'offrit et
que j'acceptai. Dès cinq heures, avant le jour, j'entrais dans la besogne de
mon hôte. Je m'éveillais au rire de la maison entière, qui s'animait jusqu'à
la nuit de sa gaieté énorme. Sous moi, les marteaux dansaient. Il semblait que
la demoiselle me jetât hors du lit, en tapant au plafond, en me traitant de
fainéant. Toute la pauvre chambre, avec sa grande armoire, sa table de bois
blanc, ses deux chaises, craquait, me criait de me hâter. Et il me fallait
descendre. En bas, je trouvais la forge déjà rouge. Le soufflet ronronnait,
une flamme bleue et rose montait du charbon, où la rondeur d'un astre semblait
luire, sous le vent qui creusait la braise. Cependant, le forgeron préparait
la besogne du jour. Il remuait du fer dans les coins, retournait des charrues,
examinait des roues. Quand il m'apercevait, il mettait les poings aux côtes,
le digne homme, et il riait, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Cela
l'égayait, de m'avoir délogé du lit à cinq heures. Je crois qu'il tapait pour
taper, le matin, pour sonner le réveil avec le formidable carillon de ses
marteaux. Il posait ses grosses mains sur mes épaules, se penchait comme s'il
eût parlé à un enfant, en me disant que je me portais mieux, depuis que je
vivais au milieu de sa ferraille. Et tous les jours, nous prenions le vin
blanc ensemble, sur le cul d'une vieille carriole renversée.
Puis, souvent, je passais ma journée à la forge. L'hiver surtout, par les
temps de pluie, j'ai vécu toutes mes heures là. Je m'intéressais à l'ouvrage.
Cette lutte continue du forgeron contre ce fer brut qu'il pétrissait à sa
guise, me passionnait comme un drame puissant. Je suivais le métal du fourneau
sur l'enclume, j'avais de continuelles surprises à le voir se ployer,
s'étendre, se rouler, pareil à une cire molle, sous l'effort victorieux de
l'ouvrier. Quand la charrue était terminée, je m'agenouillais devant elle, je
ne reconnaissais plus l'ébauche informe de la veille, j'examinais les pièces,
rêvant que des doigts souverainement forts les avaient prises et façonnées
ainsi sans le secours du feu. Parfois, je souriais en songeant à une jeune
fille que j'avais aperçue, autrefois, pendant des journées entières, en face
de ma fenêtre, tordant de ses mains fluettes des tiges de laiton, sur
lesquelles elle attachait, à l'aide d'un fil de soie, des violettes
artificielles.
Jamais le forgeron ne se plaignait. Je l'ai vu, après avoir battu le fer
pendant des journées de quatorze heures, rire le soir de son bon rire, en se
frottant les bras d'un air satisfait. Il n'était jamais triste, jamais las. Il
aurait soutenu la maison sur son épaule, si la maison avait croulé. L'hiver,
il disait qu'il faisait bon dans sa forge. L'été, il ouvrait la porte toute
grande et laissait entrer l'odeur des foins. Quand l'été vint, à la tombée du
jour, j'allais m'asseoir à côté de lui, devant la porte. On était à mi-côte ;
on voyait de là toute la largueur de la vallée. Il était heureux de ce tapis
immense de terres labourées, qui se perdait à l'horizon dans le lilas clair du
crépuscule.
Et le forgeron plaisantait souvent. Il disait que toutes ces terres lui
appartenaient, que la forge, depuis plus de deux cents ans, fournissait des
charrues à tout le pays. C'était son orgueil. Pas une moisson ne poussait sans
lui. Si la plaine était verte en mai et jaune en juillet, elle lui devait
cette soie changeante. Il aimait les récoltes comme ses filles, ravi des
grands soleils, levant le poing contre les nuages de grêle qui crevaient.
Souvent, il me montrait au loin quelque pièce de terre qui paraissait moins
large que le dos de sa veste, et il me racontait en quelle année il avait
forgé une charrue pour ce carré d'avoine ou de seigle. A l'époque du labour,
il lâchait parfois ses marteaux ; il venait au bord de la route ; la main sur
les yeux, il regardait. Il regardait la famille nombreuse de ses charrues
mordre le sol, tracer leurs sillons, en face, à gauche, à droite. La vallée en
était toute pleine. On eût dit, à voir les attelages filer lentement, des
régiments en marche. Les socs des charrues luisaient au soleil, avec des
reflets d'argent. Et lui, levait les bras, m'appelait, me criait de venir voir
quelle "sacrée besogne" elles faisaient.
Toute cette ferraille retentissante qui sonnait au-dessous de moi me
mettait du fer dans le sang. Cela me valait mieux que les drogues des
pharmacies. J'étais accoutumé à ce vacarme, j'avais besoin de cette musique
des marteaux sur l'enclume pour m'entendre vivre. Dans ma chambre tout animée
par les ronflements du soufflet, j'avais retrouvé ma pauvre tête. Toc, toc –
toc, toc – c'était là comme le balancier joyeux qui réglait mes heures de
travail. Au plus fort de l'ouvrage, lorsque le forgeron se fâchait, que
j'entendais le fer rouge craquer sous les bonds des marteaux endiablés,
j'avais une fièvre de géant dans les poignets, j'aurais voulu aplatir le monde
d'un coup de ma plume. Puis, quand la forge se taisait, tout faisait silence
dans mon crâne ; je descendais, et j'avais honte de ma besogne, à voir tout ce
métal vaincu et fumant encore.
Ah ! que je l'ai vu superbe, parfois, le forgeron, pendant les chauds
après-midi ! Il était nu jusqu'à la ceinture, les muscles saillants et tendus,
semblable à une de ces grandes figures de Michel-Ange3, qui se redressent dans
un suprême effort. Je trouvais, à le regarder, la ligne sculpturale moderne,
que nos artistes cherchent péniblement dans les chairs mortes de la Grèce. Il
m'apparaissait comme le héros grandi du travail, l'enfant infatigable de ce
siècle, qui bat sans cesse sur l'enclume l'outil de notre analyse, qui façonne
dans le feu et par le fer la société de demain. Lui, jouait avec ses marteaux.
Quand il voulait rire, il prenait la demoiselle, et, à toute volée, il tapait.
Alors, il faisait le tonnerre chez lui, dans le halètement rose du fourneau.
Je croyais entendre le soupir du peuple à l'ouvrage.
C'est là, dans la forge, au milieu des charrues, que j'ai guéri à jamais
mon mal de paresse et de doute.
1. demoiselle : ici, lourd anneau manié à deux mains.
2. fillette : même sens que demoiselle.
3. Michel-Ange : peintre et sculpteur italien de la Renaissance, célèbre
pour la vigueur et la force de ses créations.
I. Vous répondrez d'abord aux deux questions suivantes
(4 points) :
Quel parallèle Zola établit-il dans ce texte entre le Forgeron et l'écrivain ?
Quelle leçon l'écrivain tire-t-il de cette rencontre ?
Vous répondrez brièvement à chacune des deux questions en prenant appui sur
des citations précises.
II. Vous traiterez ensuite l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez la fin du texte, à partir de : "Toute cette ferraille
retentissante qui sonnait…" ().
- Dissertation
Zola écrit qu'il "aurait voulu aplatir le monde d'un coup de [sa]
plume", en forgeant des fictions utiles.
Pensez-vous que la littérature, en particulier sous la forme de l'apologue,
ait le pouvoir d'intervenir sur le monde et sur les consciences pour les
transformer, à l'image du forgeron ?
Vous répondrez à cette question en un développement argumenté qui prendra
appui sur le texte du corpus, ceux que vous avez étudiés en classe et vos
lectures personnelles.
- Invention
Aux yeux de Zola, le forgeron
représente « le héros grandi du travail, l'enfant infatigable de ce siècle ».
A votre tour, vous rédigerez un apologue dont le héros symbolise à vos yeux ce
que vous voudriez que soit le XXIème siècle commençant.
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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet d'étude : La
poésie.
Corpus : "Impressions, soleils couchants".
Texte A - Victor HUGO,
"Soleils couchants", poème VI, Les Feuilles d'automne (1831)
Texte B - Paul VERLAINE,
"Soleils couchants", Poèmes
saturniens (1866)
Texte C - Jules LAFORGUE,
"Soleil couchant", Les Complaintes (1885).
Texte A - Victor HUGO,
"Soleils couchants", poème VI, Les Feuilles d'automne (1831)
Le soleil s'est couché ce soir dans les
nuées.
Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit;
Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !
Tous ces jours passeront; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S'iront rajeunissant; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !
Texte B - Paul VERLAINE,
"Soleils couchants", Poèmes saturniens (1866)
Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s'oublie
Aux soleils couchants.
Et d'étranges rêves
Comme des soleils
Couchants sur les grèves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
À des grands soleils
Couchants sur les grèves.
Texte C - Jules LAFORGUE,
"Soleil couchant",
Les Complaintes (1885).
Le soleil s'est couché, cocarde1 de l'azur !
C'est l'heure où le fellah2, près de sa fellahine,
Accroupi sur sa natte, avec son doigt impur,
De son nombril squameux3 épluche la vermine.
Dans la barbe d'argent du crasseux pèlerin
Dont le chauve camail4 est orné de coquilles5,
Ivre et fou de printemps, le pou chante un refrain,
Plus heureux que le roi de toutes les Castilles.
Sur les rives du Nil, le goitreux pélican
Songe à la vanité morne de toutes choses
Avec des airs bourrus, comme Monsieur Renan6;
Sur une patte, auprès, rêvent les flamants roses.
Déjà sortent du fleuve, étincelant miroir,
Les crocodiles bruns, Sur les berges vaseuses
Ils viennent aspirer, dans la fraîcheur du soir,
Les souffles d'air chargés de senteurs capiteuses.
Cependant qu'à Paris, sur sa porte arrêté,
Le ventre en bonne humeur, mon gros propriétaire
Ricane du bohème7 au jabot non lesté8,
Tourne béatement ses pouces - et digère.
1. cocarde : insigne
souvent rond que l'on portait sur la coiffure. 2. fellah : paysan égyptien. 3.
squameux : qui pèle. 4. camail : pèlerine. 5. coquilles : le coquillage
est l'emblème de Saint-Jacques de Compostelle, d'où revient le pélerin. 6.
Renan : penseur français (1823-1892), auteur de la Vie de Jésus.
7. bohème : qui vit sans règles, de façon
marginale, artiste (allusion au milieu de la bohème littéraire).
8. au jabot non lesté : au ventre vide.
I. QUESTIONS (6 points) :
-
Quel effet produit sur le lecteur
l'effet de répétition dans les poèmes de Victor Hugo et de Paul Verlaine ?
(3 points)
-
Quelles remarques vous suggère la comparaison des
trois poèmes du point de vue des registres ? (3 points).
II. TRAVAUX D'ÉCRITURE (14 points) :
-
Commentaire
Vous commenterez le poème de Victor
Hugo
(texte A) en étudiant comment y est exprimée la fuite du temps et quel sens
différent elle revêt pour la nature et pour l'homme.
-
Dissertation
Dans la préface de son recueil de poèmes Les Contemplations (1856),
Victor Hugo répond à ceux qui se plaignent "des écrivains qui disent moi" :
« Ah ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le
sentez-vous pas ? Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »
Quand vous lisez de la poésie, attendez-vous qu'un poète vous parle de lui,
de vous ou espérez-vous d'autres sujets ? Vous justifierez vos remarques par
des exemples précis pris dans le
corpus ou dans les poèmes que vous avez lus ou étudiés.
-
Invention
Vous écrivez à un producteur de
programmes soit pour la télévision, soit pour la radio, afin de lui proposer
une émission destinée à mettre en valeur l'intérêt pour la poésie. Vous
montrerez dans votre lettre pourquoi une émission télévisée ou bien
radiophonique sur la poésie vous paraît utile à notre époque. Vous
indiquerez ensuite quel contenu précis vous donneriez à cette émission et en
quoi elle pourrait intéresser des spectateurs ou des auditeurs.
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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE L
Objet d'étude : La
poésie.
Textes :
Texte A - Victor Hugo,
"Rêverie", Les Orientales (1829)
Texte B - Charles Baudelaire,
"Paysage",
Tableaux parisiens, Les Fleurs du Mal (1857)
Texte C - Jules Supervielle,
"San Bernardino",
Débarcadères (1922)
Texte D - Saint-John Perse,
"Le mur",
Images à Crusoé, Éloges (1925).
Texte A - Victor Hugo,
"Rêverie", Les Orientales (1829)
Oh ! laissez-moi ! c'est l'heure où l'horizon
qui fume
Cache un front inégal sous un cercle de brume,
L'heure où l'astre géant rougit et disparaît.
Le grand bois jaunissant dore seul la colline :
On dirait qu'en ces jours où l'automne décline,
Le soleil et la pluie ont rouillé la forêt.
Oh ! qui fera surgir soudain, qui fera naître,
Là-bas, - tandis que seul je rêve à la fenêtre
Et que l'ombre s'amasse au fond du corridor, -
Quelque ville mauresque, éclatante, inouïe,
Qui, comme la fusée en gerbe épanouie,
Déchire ce brouillard avec ses flèches d'or !
Qu'elle vienne inspirer, ranimer, ô génies !
Mes chansons, comme un ciel d'automne rembrunies,
Et jeter dans mes yeux son magique reflet,
Et longtemps, s'éteignant en rumeurs étouffées,
Avec les mille tours de ses palais de fées,
Brumeuse, denteler l'horizon violet !
Texte B - Charles Baudelaire,
"Paysage", Tableaux parisiens,
Les Fleurs du Mal (1857)
Je veux, pour composer chastement mes églogues1,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers, écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon2 monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres3,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l'Idylle4 a de plus enfantin.
L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D'évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
1. petits poèmes pastoraux ou champêtres.
2. les fumées des
cheminées de la ville.
3. coupes, vasques, statuettes en albâtre, variété
de gypse très blanche
4. au sens littéraire, court poème évoquant l'amour
dans un cadre champêtre.
Texte C - Jules Supervielle,
"San Bernardino",
Débarcadères (1922)
Que j'enferme en ma mémoire,
Ma mémoire et mon amour,
Le parfum féminin des courbes colonies,
Cet enfant nu-fleuri dans la mantille noire1
De sa mère passant sous la conque2 du jour,
Ces plantes à l'envi, et ces feuilles qui plient,
Ces verts mouvants, ces rouges frais,
Ces oiseaux inespérés,
Et ces boules d'harmonies,
J'en aurai besoin un jour,
J'aurai besoin de vous, souvenirs que je veux
Modelés dans le lisse honneur des cieux heureux,
Vous me visiterez, secourables audaces,
Azur vivace d'un espace
Où chaque arbre se hisse au dénouement des palmes
A la recherche de son âme,
Où la fleur mouille en l'infini
De la couleur et du parfum qu'elle a choisis,
Où je suis arrivé plein d'Europe et d'escales
Ayant toujours appareillé3
Et, sous le chuchotis de ces heures égales,
Du fard des jours errants je me suis dépouillé.
1. longue écharpe
dentelle dont les Espagnoles se couvrent la tête et le épaules. 2. grande
coquille. 3. lever l'ancre
Texte D - Saint-John Perse, "Le mur", Images à Crusoé,
Éloges (1925).
Le pan de mur est en face, pour conjurer le cercle de ton
rêve.
Mais l’image pousse son cri.
La tête contre une oreille du fauteuil gras, tu éprouves tes dents avec ta
langue : le goût des graisses et des sauces infecte tes gencives.
Et tu songes aux nuées pures sur ton île, quand l’aube verte s’élucide au sein
des eaux mystérieuses.
C’est la sueur des sèves en exil, le suint amer des plantes à siliques1,
l’âcre insinuation des mangliers2 charnus et l’acide bonheur d’une substance
noire dans les gousses.
C’est le miel fauve des fourmis dans les galeries de l’arbre mort.
C’est un goût de fruit vert, dont surit3 l’aube que tu bois; l’air laiteux
enrichi du sel des alizés…
Joie ! Ô joie déliée dans les hauteurs du ciel ! Les toiles pures
resplendissent, les parvis invisibles sont semés d’herbages et les vertes
délices du sol se peignent au siècle d’un long jour.
1. plantes à fruits
secs. 2. arbres très grands, à racines aériennes. 3. devenir aigre.
I. QUESTION (4 points) :
Comment s'exprime dans chaque poème le
désir d'ailleurs ?
II. ÉCRITURE (16 points) :
-
Commentaire
Vous commenterez le poème de
Supervielle, « San Bernardino » (texte C).
-
Dissertation
En vous appuyant sur les poèmes du corpus et sur tous ceux que vous
connaissez, vous vous demanderez quelles sont les relations entre la poésie
et le monde réel..
-
Invention
Vous participez à un concours
d'écriture : dans un texte de quinze à vingt lignes de forme libre, vous
célébrez un lieu réel ou fictif. Vous accompagnerez votre texte d'une courte
présentation pour justifier vos choix d'écriture.
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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE ES / S
Objet d'étude : La
poésie.
Textes :
Texte A - Victor Hugo,
Les Contemplations (1856), « Aujourd'hui », IV, 4, « Oh ! je fus comme fou dans le premier moment » (poème du 4 septembre 1852)
Texte B - Joachim Du Bellay,
Les Regrets
(1558), XLVIII
Texte C - Guillaume Apollinaire,
Poèmes à Lou (1959), « Faction », dans une
lettre datée de Nîmes, le 25 mars 1915.
Texte D - Claude Roy,
A la lisière du temps
(1984), « Matinée de printemps,
Souvenir de mai 1982 »
Annexe : Victor Hugo, extrait de la Préface des Contemplations
(1856).
Texte A - Victor Hugo, Les Contemplations (1856), « Aujourd'hui », IV, 4
[Le recueil des Contemplations,
publié en 1856, est composé de deux parties. La seconde, « Aujourd'hui »,
rassemble les poèmes écrits par Victor Hugo après la mort de sa fille
Léopoldine, le 4 septembre 1843.]
Oh ! je fus comme fou dans le premier moment,
Hélas ! et je pleurai trois jours amèrement.
Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance,
Pères, mères, dont l'âme a souffert ma souffrance,
Tout ce que j'éprouvais, l'avez-vous éprouvé ?
Je voulais me briser le front sur le pavé;
Puis je me révoltais, et, par moments, terrible,
Je fixais mes regards sur cette chose horrible,
Et je n'y croyais pas, et je m'écriais : Non !
−
Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom
Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ?
−
Il me semblait que tout n'était qu'un affreux rêve,
Qu'elle ne pouvait pas m'avoir ainsi quitté,
Que je l'entendais rire en la chambre à côté,
Que c'était impossible enfin qu'elle fût morte,
Et que j'allais la voir entrer par cette porte !
Oh ! que de fois j'ai dit : silence ! elle a parlé !
Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé !
Attendez ! elle vient ! laissez-moi, que j'écoute !
Car elle est quelque part dans la maison sans doute !
Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.
Texte B - Joachim Du Bellay,
Les Regrets
(1558), XLVIII
Ô combien est heureux qui n'est contraint de
feindre,
Ce que la vérité le contraint de penser,
Et à qui le respect d'un qu'on n'ose offenser1
Ne peut la liberté de sa plume contraindre !
Las, pourquoi de ce nœud sens-je la mienne étreindre,
Quand mes justes regrets je cuide2 commencer ?
Et pourquoi ne se peut mon âme dispenser3
De ne sentir son mal ou de s'en pouvoir plaindre ?
On me donne la gêne, et si4 n'ose crier,
On me voit tourmenter5, et si n'ose prier
Qu'on ait pitié de moi. O peine trop sujette !
Il n'est feu si ardent, qu'un feu qui est enclos,
Il n'est si fâcheux mal, qu'un mal qui tient à l'os,
Et n'est si grand' douleur, qu'une douleur muette.
1. Du Bellay se
trouve à Rome en qualité d'intendant de la maison de son oncle, le Cardinal
Jean Du Bellay. 2. cuider : croire. 3. se dispenser de : se permettre
de. 4. si : pourtant.
5.
on me voit tourmenter : on voit que l'on me tourmente.
Texte C - Guillaume Apollinaire,
Poèmes à Lou (1959), « Faction », dans une lettre datée de
Nîmes, le 25 mars 1915.
[Engagé volontaire pendant la première guerre mondiale, Apollinaire
est affecté à Nîmes et entretient une correspondance avec Louise de Coligny
qu'il a rencontrée en 1914. Une partie de ces lettres seront publiées en
1947 sous le titre Ombres de mon amour, puis en 1959 sous le titre
Poèmes à Lou.]
Je pense à toi ma Lou pendant la faction
J'ai ton regard là-haut en clignement d'étoiles
Tout le ciel c'est ton corps chère conception
De mon désir majeur qu'attisent les rafales
Autour de ce soldat en méditation
Amour vous ne savez ce que c'est que l'absence
Et vous ne savez pas que l'on s'en sent mourir
Chaque heure infiniment augmente la souffrance
Et quand finit le jour on commence à souffrir
Et quand la nuit revient la peine recommence
J'espère dans le Souvenir ô mon Amour
Il rajeunit il embellit lorsqu'il s'efface
Vous vieillirez Amour vous vieillirez un jour
Le Souvenir au loin sonne du cor de chasse
O lente lente nuit ô mon fusil si lourd
Texte D - Claude Roy, A la lisière du temps (1984), «
Matinée de printemps, Souvenir de mai 1982 »
[Opéré d'un cancer du poumon en juillet 1982, l'auteur s'adresse
à sa femme en se rappelant les moments heureux qui ont précédé la découverte
de la maladie.]
La petite araignée épeire1 entre deux tiges
du rosier
travaille à sa toile Elle en a le plan clair dans sa tête
Elle m'ignore visiblement Nous ne sommes pas en relations
Les hirondelles retour du Caire
reconstruisent leur nid éboulé
J'aimerais pouvoir les reconnaître Sont-elles les mêmes que
l'an dernier ?
Elles ont l'air de m'accepter Mais nos rapports restent
lointains
Tu lis dans un fauteuil de toile
corps au soleil tête à l'ombre
J'ai déjà lu le livre que tu lis Parfois j'entre dans tes
pensées
et parfois je reste dehors Nous avons de très tendres liens
L'araignée l'hirondelle toi
moi et la chatte grise qui rôde dans l'herbe
le même espace le même soleil le même
temps
Tout se tient D'accord
Mais tout est pourtant assez différent
Paris, novembre 1982
1. petite araignée des
jardins.
Annexe : Victor Hugo, extrait de la Préface des Contemplations
(1856).
Qu'est-ce que les Contemplations ? C'est ce
qu'on pourrait appeler, si le mot n'avait quelque prétention, les Mémoires
d'une âme.
Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les
réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une
conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans
la même nuée sombre. C'est l'existence humaine sortant de l'énigme du berceau
et aboutissant à l'énigme du cercueil; c'est un esprit qui marche de lueur en
lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le
désespoir, et qui s'arrête éperdu « au bord de l'infini » . Cela commence par
un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de
l'abîme.
Une destinée est écrite là jour à jour.
Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi.
Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre,
votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis; la destinée est une. Prenez
donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui
disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle
de moi, je vous parle de vous.
Guernesey, mars 1856.
I. QUESTION (4 points) :
Relevez dans les textes 1, 2, 3 et 4
trois caractéristiques propres au registre lyrique.
II. ÉCRITURE (16 points) :
-
Commentaire
Vous ferez un commentaire du
poème de Du Bellay (texte B).
-
Dissertation
La poésie vous semble-t-elle le genre le mieux adapté à l'expression du moi
? Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur les œuvres
étudiées pendant l'année et sur vos lectures personnelles.
-
Invention
Vous êtes responsable de la rubrique
poésie du journal de votre lycée; vous avez choisi de publier notamment les
textes de ce corpus dans votre numéro 1. Pour défendre votre choix, vous
écrivez un article ayant pour titre la formule de V. Hugo : «
Quand je vous parle de moi, je vous parle de
vous.»
haut de page
SESSION DE SEPTEMBRE
SÉRIE L
Objet d'étude : le
biographique.
Textes :
Texte A : Stendhal, Vie
d'Henry Brulard (1890)
Texte B : M. Yourcenar, Mémoires d'Hadrien (1951)
Texte C : Rousseau, Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques (1782).
Texte A : Stendhal, Vie d'Henry Brulard
(1890)
Je vais avoir cinquante ans, il serait
bien temps de me connaître. Qu'ai-je été, que suis-je, en vérité je serais
bien embarrassé de le dire. [...]
Qu'ai-je donc été ? Je ne le saurais. A quel ami, quelque éclairé qu'il
soit, puis-je le demander ? M. di Fior[i] lui-même ne pourrait me donner
d'avis. [...]
Ai-je été un homme d'esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ? M.
Daru disait que j'étais ignorant comme une carpe, oui mais c'est Besan[çon]
qui m'a rapporté cela et la gaieté de mon caractère rendait fort jalouse la
morosité de cet ancien secrétaire général de Besan[çon]. Mais ai-je eu le
caractère gai ?
Enfin je ne suis descendu du Janicule1 que lorsque la légère brume du
soir est venue m'avertir que bientôt je serais saisi par le froid subit et
fort désagréable et malsain qui en ce pays suit immédiatement le coucher du
soleil. Je me suis hâté de rentrer au Palazzo Conti (Piazza Minerva),
j'étais harassé. J'étais en pantalon de... blanc anglais, j'ai écrit sur la
ceinture en dedans 16 octobre 1832, je vais avoir la cinquantaine, ainsi
abrégé pour n'être pas compris : J vaisa voirla 5
Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l'ambassadeur je me suis
dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera
fini dans deux ou trois ans, ce que j'ai été, gai ou triste, homme d'esprit
ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou
malheureux, je pourrai faire lire ce manuscrit à di Fiori.
Cette idée me sourit. Oui, mais cette effroyable quantité de Je et de
Moi ! II y a de quoi donner de l'humeur au lecteur le plus bénévole.
Je et Moi, ce
serait, au talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes.
De je mis avec moi tu fais la récidive...
Je me dis ce vers à chaque fois que je lis une de ses pages.
On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne, il
fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de
l'âme ? c'est là-dessus surtout que j'aimerais consulter di Fiori.
Je ne continue que le 23 novembre 1835. La même idée d'écrire my life m'est
venue dernièrement pendant mon voyage de Ravenne à vrai dire, je l'ai eue
bien des fois depuis 1832, mais toujours j'ai été découragé par cette
effroyable difficulté des Je et des Moi, qui fera prendre l'auteur en
grippe, je ne me sens pas le talent pour la tourner. A vrai dire, je ne suis
rien moins que sûr d'avoir quelque talent pour me faire lire. Je trouve
quelquefois beaucoup de plaisir à écrire, voilà tout.
S'il y a un autre monde, je ne manquerai pas d'aller voir Montesquieu, s'il
me dit : « Mon pauvre ami, vous n'avez pas eu de talent du tout », j'en
serais fâché mais nullement surpris. Je sens cela souvent, quel œil peut se
voir soi-même ?
1. Janicule : colline de Rome.
Texte B : M. Yourcenar, Mémoires d'Hadrien (1951)
[La lettre adressée par l'empereur Hadrien
au jeune Marc-Aurèle, qu'il a choisi comme son successeur, commence par un
compte-rendu d'une visite récente faite à son médecin Hermogène. Au début de
la deuxième séquence, Hadrien avise son destinataire que son dessein s'est
modifié en cours d'écriture.]
Peu à peu, cette
lettre commencée pour t'informer des progrès de mon mal est devenue le
délassement d'un homme qui n'a plus l'énergie nécessaire pour s'appliquer
longuement aux affaires d'État, la méditation écrite d'un malade qui donne
audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant davantage : j'ai formé
projet de te raconter ma vie. À coup sûr, j'ai composé l'an dernier un
compte rendu officiel de mes actes, en tête duquel mon secrétaire Phlégon a
mis son nom. J'y ai menti le moins possible. L'intérêt public et la décence
m'ont forcé néanmoins à réarranger certains faits. La vérité que j'entends
exposer ici n'est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l'est qu'au degré
où toute vérité fait scandale. Je ne m'attends pas à ce que tes dix-sept ans
y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t'instruire, à te choquer
aussi. Tes précepteurs, que j'ai choisis moi-même, t'ont donné cette
éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j'espère somme
toute un grand bien pour toi-même et pour l'État. Je t'offre ici comme
correctif un récit dépourvu d'idées préconçues et de principes abstraits,
tiré de l'expérience d'un seul homme qui est moi-même. J'ignore à quelles
conclusions ce récit m'entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour
me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître
avant de mourir.
Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer
l'existence humaine : l'étude de soi, la plus difficile et la plus
dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l'observation des
hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou
pour nous faire croire qu'ils en ont ; les livres, avec les erreurs
particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes. J'ai lu à peu
près tout ce que nos historiens, nos poètes, et même nos conteurs ont écrit,
bien que ces derniers soient réputés frivoles, et je leur dois peut-être
plus d'informations que je n'en ai recueilli dans les situations assez
variées de ma propre vie. La lettre écrite m'a enseigné à écouter la voix
humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m'ont appris
à apprécier les gestes. Par contre, et dans la suite, la vie m'a éclairci
les livres.
Mais ceux-ci mentent, et même les plus sincères.
Texte C : Rousseau, Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques (1782)
[Ce texte est extrait de la préface des Dialogues, Rousseau juge
de Jean-Jacques, intitulée « Du sujet et de la forme de cet écrit ».
Après l'échec des Confessions, Rousseau reprend son entreprise de
justification. Il abandonne le récit autobiographique et choisit le
dialogue, plus propre, selon lui, « à discuter le pour et le contre ».]
Ce que j'avais à dire était si clair et
j'en étais si pénétré que je ne puis assez m'étonner des longueurs, des
redites, du verbiage et du désordre de cet écrit. Ce qui l'eût rendu vif et
véhément sous la plume d'un autre est précisément ce qui l'a rendu tiède et
languissant sous la mienne. C'était de moi qu'il s'agissait, et je n'ai plus
trouvé pour mon propre intérêt ce zèle et cette vigueur de courage qui ne
peut exalter une âme généreuse que pour la cause d'autrui. Le rôle humiliant
de ma propre défense est trop au-dessous de moi, trop peu digne des
sentiments qui m'animent pour que j'aime à m'en charger. Ce n'est pas, non
plus, on le sentira bientôt, celui que j'ai voulu remplir ici. Mais je ne
pouvais examiner la conduite du public à mon égard sans me contempler
moi-même dans la position du monde la plus déplorable et la plus cruelle. Il
fallait m'occuper d'idées tristes et déchirantes, de souvenirs amers et
révoltants, de sentiments les moins faits pour mon cœur ; et c'est en cet
état de douleur et de détresse qu'il a fallu me remettre, chaque fois que
quelque nouvel outrage forçant ma répugnance m'a fait faire un nouvel effort
pour reprendre cet écrit si souvent abandonné. Ne pouvant souffrir la
continuité d'une occupation si douloureuse, je ne m'y suis livré que durant
des moments très courts, écrivant chaque idée quand elle me venait et m'en
tenant là, écrivant dix fois la même quand elle m'est venue dix fois sans me
rappeler jamais ce que j'avais précédemment écrit, et ne m'en apercevant
qu'à la lecture du tout, trop tard pour pouvoir rien corriger, comme je le
dirai tout à l'heure. La colère anime quelquefois le talent, mais le dégoût
et le serrement de cœur l'étouffent ; et l'on sentira mieux après m'avoir lu
que c'étaient là les dispositions constantes où j'ai dû me trouver durant ce
pénible travail. Une autre difficulté me l'a rendu fatigant ; c'était, forcé
de parler de moi sans cesse, d'en parler avec justice et vérité, sans
louange et sans dépression. Cela n'est pas difficile à un homme à qui le
public rend l'honneur qui lui est dû : il est par là dispensé d'en prendre
le soin lui-même. Il peut également et se taire sans s'avilir, et
s'attribuer avec franchise les qualités que tout le monde reconnaît en lui.
Mais celui qui se sent digne d'honneur et d'estime et que le public défigure
et diffame à plaisir, de quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui est
due ? Doit-il parler de lui-même avec des éloges mérités, mais généralement
démentis ?
Doit-il se vanter des qualités qu'il sent en lui, mais que tout le monde
refuse d'y voir ? Il y aurait moins d'orgueil que de bassesse à prostituer
ainsi la vérité. Se louer alors, même avec la plus rigoureuse justice,
serait plutôt se dégrader que s'honorer, et ce serait bien mal connaître les
hommes que de croire les ramener d'une erreur dans laquelle ils se
complaisent, par de telles protestations. Un silence fier et dédaigneux est
en pareil cas plus à sa place, et eût été bien plus de mon goût ; mais il
n'aurait pas rempli mon objet, et pour le remplir il fallait nécessairement
que je disse de quel œil, si j'étais un autre, je verrais un homme tel que
je suis. J'ai tâché de m'acquitter équitablement et impartialement d'un si
difficile devoir, sans insulter à l'incroyable aveuglement du public, sans
me vanter fièrement des vertus qu'il me refuse, sans m'accuser non plus des
vices que je n'ai pas et dont il lui plaît de me charger, mais en expliquant
simplement ce que j'aurais déduit d'une constitution semblable à la mienne
étudiée avec soin dans un autre homme. Que si l'on trouve dans mes
descriptions de la retenue et de la modération, qu'on n'aille pas m'en faire
un mérite. Je déclare qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus de modestie pour
parler de moi beaucoup plus honorablement.
I. QUESTION (4 points) :
À partir du corpus de textes proposé, montrez
l'importance de la relation au lecteur dans le projet autobiographique.
II. ÉCRITURE (16 points) :
-
Commentaire
Vous ferez un commentaire du
texte B.
-
Dissertation
Dans sa Vie d'Henry Brulard, Stendhal s'interroge : « Quel œil peut
se voir soi-même ? ». Cette question peut-elle rendre compte de la
principale difficulté à laquelle se trouve confronté l'autobiographe ?
Vous répondrez en vous appuyant sur les textes qui vous sont proposés, ceux
que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.
-
Invention
Un écrivain entreprend d'écrire son
autobiographie à la manière de Jean-Jacques Rousseau. Imaginez la lettre que
son éditeur lui envoie pour le persuader de renoncer à cette entreprise et
d'accepter que le récit de sa vie soit pris en charge par un biographe.
haut de page
SESSION DE SEPTEMBRE
SÉRIE ES / S
Objet d'étude : le
biographique.
Textes :
Texte A : George Sand, Histoire de ma vie, I, 1 (1854)
Texte B : George Sand, Lettre à Charles Poncy, 14 décembre 1847
Texte C : George Sand, Histoire de ma vie, IV, 13.
Texte A : George Sand, Histoire de ma vie, I, 1 (1854)
Je ne pense pas qu'il
y ait de l'orgueil et de l'impertinence à écrire l'histoire de sa propre
vie, encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en
nous, ceux qui nous paraissent valoir la peine d'être conservés. Pour ma
part, je crois accomplir un devoir, assez pénible même, car je ne connais
rien de plus malaisé que de se définir et de se résumer en personne.
L'étude du cœur humain est de telle nature, que plus on s'y aborde, moins
on y voit clair ; et pour certains esprits actifs, se connaître est une
étude fastidieuse et toujours incomplète. Pourtant, je l'accomplirai, ce
devoir ; je l'ai toujours eu devant les yeux ; je me suis toujours promis de
ne pas mourir sans avoir fait ce que j'ai toujours conseillé aux autres de
faire pour eux-mêmes : une étude sincère de ma propre nature et un examen
attentif de ma propre existence.
Une insurmontable paresse (c'est la maladie des esprits trop occupés et
celle de la jeunesse par conséquent) m'a fait différer jusqu'à ce jour
d'accomplir cette tâche ; et, coupable peut-être envers moi-même, j'ai
laissé publier sur mon compte un assez grand nombre de biographies pleines
d'erreurs, dans la louange comme dans le blâme. Il n'est pas jusqu'à mon nom
qui ne soit une fable dans certaines de ces biographies, publiées d'abord à
l'étranger et reproduites en France avec des modifications de fantaisie.
Questionnée par les auteurs de ces récits, appelée à donner les
renseignements qu'il me plairait de fournir, j'ai poussé l'apathie jusqu'à
refuser à des personnes bienveillantes le plus simple indice. J'éprouvais,
je l'avoue, un dégoût mortel à occuper le public de ma personnalité, qui n'a
rien de saillant, lorsque je me sentais le cœur et la tête remplis de
personnalités plus fortes, plus logiques, plus complètes, plus idéales, de
types supérieurs à moi-même, de personnages de roman en un mot. Je sentais
qu'il ne faut parler de soi au public qu'une fois en sa vie, très
sérieusement, et n'y plus revenir.
Texte B : George Sand, Lettre à Charles Poncy, 14 décembre 1847,
à propos de son travail autobiographique.
C'est une série de
souvenirs, de professions de foi et de méditations, dans un cadre dont les
détails auront quelque poésie et beaucoup de simplicité. Ce ne sera pourtant
pas toute ma vie que je révèlerai. Je n'aime pas l'orgueil et le cynisme des
confessions, et je ne trouve pas qu'on doive ouvrir tous les mystères de son
cœur à des hommes plus mauvais que nous et, par conséquent, disposés à y
trouver une mauvaise leçon au lieu d'une bonne. D'ailleurs notre vie est
solidaire de toutes celles qui nous environnent, et on ne pourrait jamais se
justifier de rien sans être forcé d'accuser quelqu'un, parfois notre
meilleur ami. Or je ne veux accuser ni contrister personne. Cela me serait
odieux et me ferait plus de mal qu'à mes victimes. Je crois donc que je
ferai un livre utile, sans danger et sans scandale, sans vanité comme sans
bassesse, et j' y travaille avec plaisir. [...]
Texte C : George Sand, Histoire de ma vie, IV, 13.
Établissons un fait avant d'aller plus loin.
Comme je ne prétends pas donner le change sur quoi que ce soit en
racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je
veux taire et non arranger ni déguiser plusieurs circonstances de ma vie. Je
n'ai jamais cru avoir de secrets à garder pour mon compte vis-à-vis de mes
amis. J'ai agi, sous ce rapport, avec une sincérité à laquelle j'ai dû la
franchise de mes relations et le respect dont j'ai toujours été entourée
dans mon milieu d'intimité. Mais vis-à-vis du public, je ne m'attribue pas
le droit de disposer du passé de toutes les personnes dont l'existence a
côtoyé la mienne.
Mon silence sera indulgence ou respect, oubli ou déférence, je n'ai pas à
m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement,
et je déclare qu'on ne doit rien préjuger pour ou contre les personnes dont
je parlerai peu ou point.
Toutes mes affections ont été sérieuses, et pourtant j'en ai brisé
plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de mon entourage j'ai agi
trop tôt ou trop tard, j'ai eu tort ou raison, selon qu'on a plus ou moins
bien connu les causes de mes résolutions. Outre que ces débats d'intérieur
auraient peu d'intérêt pour le lecteur, le seul fait de les présenter à son
appréciation serait contraire à toute délicatesse, car je serais forcée de
sacrifier parfois la personnalité d'autrui à la mienne propre.
Puis-je, cependant, pousser cette délicatesse jusqu'à dire que j'ai été
injuste en de certaines occasions pour le plaisir de l'être ? Là
commencerait le mensonge, et qui donc en serait dupe ? Tout le monde sait de
reste que dans toute querelle, qu'elle soit de famille ou d'opinion,
d'intérêt ou de cœur, de sentiment ou de principes, d'amour ou d'amitié, il
y a des torts réciproques et qu'on ne peut expliquer et motiver les uns que
par les autres. Il est des personnes que j'ai vues à travers un prisme
d'enthousiasme et vis-à-vis desquelles j'ai eu grand tort de recouvrer la
lucidité de mon jugement. Tout ce qu'elles avaient à me demander, c'étaient
de bons procédés, et je défie qui que ce soit de dire que j'ai manqué à ce
fait. Pourtant leur irritation est vive et je les comprends très bien. On
est disposé, dans le premier moment d'une rupture, à prendre le
désenchantement pour un outrage. Le calme se fait, on devient plus juste.
Quoi qu'il en soit de ces personnes, je ne veux pas avoir à les peindre ; je
n'ai pas le droit de livrer leurs traits à la curiosité ou à l'indifférence
des passants. Si elles vivent dans l'obscurité, laissons-les jouir de ce
doux privilège. Si elles sont célèbres, laissons-les se peindre elles-mêmes,
si elles le jugent à propos, et ne faisons pas le triste métier de biographe
des vivants.
Les vivants ! on leur doit bien, je pense, de les laisser vivre et il y a
longtemps qu'on a dit que le ridicule était une arme mortelle. S'il en est
ainsi, combien plus le blâme de telle ou telle action, ou seulement la
révélation de quelque faiblesse ! Dans des situations plus graves que celles
auxquelles je fais allusion ici, j'ai vu la perversité naître et grandir
d'heure en heure; je la connais, je l'ai observée, et je ne l'ai même pas
prise pour type, en général, dans mes romans. On a critiqué en moi cette
bénignité d'imagination. Si c'est une infirmité du cerveau, on peut bien
croire qu'elle est dans mon cœur aussi et que je ne sais pas vouloir
constater le laid dans la vie réelle. Voilà pourquoi je ne le montrerai pas
dans une histoire véritable. Me fût-il prouvé que cela est utile à montrer,
il n'en resterait pas moins certain pour moi que le pilori est un mauvais
mode de prédication, et que celui qui a perdu l'espoir de se réhabiliter
devant les hommes n'essaiera pas de se réconcilier avec lui-même.
D'ailleurs, moi, je pardonne, et si des âmes très coupables devant moi se
réhabilitent sous d'autres influences, je suis prête à bénir. Le public
n'agit pas ainsi ; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer mes
ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens pour
moi) à des juges sans entrailles ou sans lumières, et aux arrêts d'une
opinion que ne dirige pas la moindre pensée religieuse, que n'éclaire pas le
moindre principe de charité.
I. QUESTION (4 points) :
En matière d'écriture autobiographique, quels sont
les choix que Sand affirme d'après les textes du corpus ?
II. ÉCRITURE (16 points) :
-
Commentaire
Vous ferez un commentaire du texte C du début à "biographe des vivants" ().
-
Dissertation
« Je ne connais rien de plus malaisé que de se définir et de se résumer en
personne » affirme George Sand. (Texte A)
Dans quelle mesure cette remarque vous paraît-elle souligner ce que vous
savez des difficultés de l'entreprise autobiographique ?
Vous répondrez en vous appuyant sur les textes qui vous sont proposés, ceux
que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.
-
Invention
Vous imaginerez un dialogue entre
George Sand et un partisan de la nécessité de la sincérité absolue dans
l'entreprise autobiographique.
haut de page
SESSION DE SEPTEMBRE
séries technologiques
Objet d'étude :
Convaincre, persuader et délibérer : les formes et les fonctions de l'essai,
du dialogue et de l'apologue.
Textes :
Texte A : Anonyme, Le
Prud'homme qui sauva son compère, XIIIe siècle.
Texte B : Jean de la Fontaine, Fables, IX, 9, « L'Huître et les
plaideurs », 1678.
Texte C : Voltaire, Zadig, chapitre 6, 1747.
Texte A : Anonyme, Le Prud'homme1 qui
sauva son compère, XIIIe siècle. Traduction en prose de G. Rouger.
Un jour un pêcheur
s'en allait en mer pour tendre ses filets. Regardant devant lui il vit un
homme près de se noyer. Il était vaillant et agile ; il bondit, saisit un
grappin et le lance, mais par malchance il frappe l'autre en plein visage et
lui plante un crochet dans l'œil. Il le tire dans son bateau, cesse de
tendre ses filets, regagne la terre aussitôt, le fait porter dans sa maison,
de son mieux le sert et le soigne jusqu'à ce qu'il soit rétabli.
Plus tard, l'autre de s'aviser que perdre un œil est un grand dommage. «
Ce vilain m'a éborgné et ne m'a pas dédommagé. Je vais contre lui porter
plainte : il en aura mal et ennui. » Il s'en va donc se plaindre au maire
qui lui fixe un jour pour l'affaire.
Les deux parties, ce jour venu, comparaissent devant les juges. Celui
qu'on avait éborgné parla le premier, c'était juste.
« Seigneurs, dit-il, je porte plainte contre cet homme qui naguère me
harponnant de son grappin m'a crevé l'œil : je suis lésé2. Je veux qu'on
m'en fasse justice ; c'est là tout ce que je demande et n'ai rien à dire de
plus. »
L'autre répond sans plus attendre :
« Seigneurs, je lui ai crevé l'œil et je ne puis le contester ; mais je
voudrais que vous sachiez comment la chose s'est passée : voyez si vous m'en
donnez tort. Il était en danger de mort, allait se noyer dans la mer ; mais
ne voulant pas qu'il périsse, vite, je lui portais secours. Je l'ai frappé
de mon grappin, mais cela, c'était pour son bien : ainsi je lui sauvai la
vie. Je ne sais que vous dire encore ; mais, pour Dieu, faites-moi justice.
»
Les juges demeuraient perplexes, hésitant à trancher l'affaire, quand un
bouffon3 qui était là leur dit : « Pourquoi hésitez-vous ? Celui qui parla
le premier, qu'on le remette dans la mer, là où le grappin l'a frappé et
s'il arrive à s'en tirer, l'autre devra l'indemniser. C'est une sentence
équitable. »
Alors, tous à la fois s'écrient : « Bien dit ! La cause est entendue. »
Et le jugement fut rendu. Quant au plaignant, ayant appris qu'il serait
remis dans la mer pour grelotter dans l'eau glacée, il estima qu'il ne
saurait l'accepter pour tout l'or du monde. Aussi retira-t-il sa plainte ;
et même beaucoup le blâmèrent4.
Aussi, je vous le dis tout franc : rendre service à un perfide5, c'est
là vraiment perdre son temps. Sauvez du gibet6 un larron7 qui vient de
commettre un méfait, jamais il ne vous aimera et bien plus, il vous haïra.
Jamais méchant ne saura gré à celui qui l'a obligé8 : il s'en moque,
oublie aussitôt et serait même disposé à lui nuire et à le léser s'il avait
un jour le dessus.
1. prud'homme : homme sage, avisé.
2. lésé : qui a subi un tort.
3. bouffon : homme moqueur, insolent.
4. blâmer : désapprouver.
5. perfide : trompeur et dangereux.
6. gibet : instrument servant au supplice de la pendaison.
7. larron : voleur, brigand
8. obligé : qui lui a rendu service.
Texte B : Jean de la Fontaine, Fables, IX, 9, « L'Huître et les
plaideurs », 1678.
Un jour deux Pèlerins1 sur le sable rencontrent
Une Huître, que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
À l'égard de la dent il fallut contester.
L'un se baissait déjà pour amasser2 la proie ;
L'autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie3.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir
En sera le gobeur ; l'autre le verra faire.
- Si par là l'on juge l'affaire,
Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci.
- Je ne l'ai pas mauvais aussi,
Dit l'autre, et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.
- Eh bien ! vous l'avez vue, et moi je l'ai sentie. »
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin4 arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l'Huître, et la gruge5,
Nos deux Messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d'un ton de Président :
« Tenez, la Cour vous donne à chacun une écaille,
Sans dépens6, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille. »
Mettez ce qu'il en coûte à plaider7 aujourd'hui ;
Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles,
Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles8...
1. Pèlerins : voyageurs qui se rendent dans un lieu
sacré.
2. amasser : ramasser.
3. joie : le plaisir de la manger.
4. Perrin Dandin : juge qui termine tous les procès de manière expéditive.
5. gruge : mange.
6. dépens : frais.
7. plaider : défendre oralement une cause en justice.
8. sac et quilles : le juge prend l'enjeu et les plaideurs n'ont plus qu'un
sac et des quilles pour jouer.
Texte C : Voltaire, Zadig, chapitre 6, 1747.
[À la cour du roi de Babylone, le jeune Zadig se fait apprécier pour
ses qualités. Il se heurte aux méchants mais, après de nombreuses
péripéties, il est nommé ministre du roi.]
Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour
remplir cette place. Toutes les belles dames de Babylone applaudirent à ce
choix, car depuis la fondation de l'empire il n'y avait jamais eu de
ministre si jeune. Tous les courtisans furent fâchés ; l'envieux en eut un
crachement de sang, et le nez lui enfla prodigieusement [...]. Il [Zadig] se
mit à exercer son ministère de son mieux.
Il fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne fit sentir
à personne le poids de sa dignité. Il ne gêna point les voix du divan1, et
chaque vizir2 pouvait avoir un avis sans lui déplaire. Quand il jugeait
une affaire, ce n'était pas lui qui jugeait, c'était la loi ; mais quand
elle était trop sévère, il la tempérait3 ; et quand on manquait de lois,
son équité4 en faisait qu'on aurait prises pour celles de Zoroastre5.
C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe : qu'il vaut
mieux hasarder6 de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il
croyait que les lois étaient faites pour secourir les citoyens autant que
pour les intimider. Son principal talent était de démêler la vérité, que
tous les hommes cherchent à obscurcir.
Dès les premiers jours de son administration il mit ce grand talent en
usage. Un fameux négociant de Babylone était mort aux Indes ; il avait fait
ses héritiers ses deux fils par portions égales, après avoir marié leur
sœur, et il laissait un présent de trente mille pièces d'or à celui de ses
deux fils qui serait jugé l'aimer davantage. L'aîné lui bâtit un tombeau, le
second augmenta d'une partie de son héritage la dot7 de sa sœur ; chacun
disait : « C'est l'aîné qui aime le mieux son père, le cadet aime mieux sa
sœur ; c'est à l'aîné qu'appartiennent les trente mille pièces. »
Zadig les fit venir tous deux l'un après l'autre. Il dit à l'aîné : «
Votre père n'est point mort, il est guéri de sa dernière maladie, il revient
à Babylone. - Dieu soit loué, répondit le jeune homme ; mais voilà un
tombeau qui m'a coûté bien cher ! » Zadig dit ensuite la même chose au cadet.
-
« Dieu soit loué, répondit-il, je vais rendre à mon père tout ce que j'ai ;
mais je voudrais qu'il laissât à ma sœur ce que je lui ai donné. - Vous ne
rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pièces : c'est vous
qui aimez le mieux votre père. »
1. divan : conseil des ministres.
2. vizir : ministre du sultan.
3. tempérait : atténuait.
4. équité : justice, impartialité.
5. Zoroastre : personnage religieux dont l'influence fut considérable.
6. hasarder de : prendre le risque de.
7. dot : biens qu'une femme apporte en mariage.
I. Après avoir lu tous les textes du corpus, vous
répondrez aux questions suivantes (6 points) :
1) Quel problème commun posent ces trois textes ?
Vous rédigerez votre réponse en faisant référence à des éléments précis
des trois textes étudiés.
La réponse à cette question doit être rédigée mais brève, de l'ordre d'une
demi-page ou d'une page, au maximum.
2) Quel(s) texte(s ) présente(nt) une morale
clairement exprimée ?
- Vous reformulerez cette morale.
- Rédigez la morale du (ou des) texte(s) qui ne l'exprime(nt) pas clairement.
La réponse à cette question doit être rédigée mais brève, de l'ordre d'une
demi-page ou d'une page, au maximum.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des
sujets suivants : (14 points)
- Commentaire
Vous ferez le commentaire de la fable de Jean de La
Fontaine « L'Huître et les plaideurs » (Texte B), à partir du parcours de
lecture suivant :
a) Par quels procédés La Fontaine rend-il cette scène vivante ?
b) Quels moyens l'auteur utilise-t-il pour souligner les défauts des
personnages ?
- Dissertation
L'apologue est-il simplement divertissant ou peut-il éveiller la réflexion
du lecteur ?
Vous répondrez à cette question dans un développement argumenté, en vous
appuyant sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe
et sur vos lectures personnelles.
- Invention
On vient de vous faire part d'une injustice grave. Vous exprimez votre
désapprobation dans une lettre argumentée, que vous adressez au courrier des
lecteurs d'un journal.
La situation d'injustice que vous aurez dénoncée dans votre lettre conduira
à l'énoncé d'une morale.
(Vous ne devez en aucun cas signer la lettre de votre nom.)
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