LES SUJETS DE L
EAF 2006
SÉRIE L
Objet d'étude :
La poésie.
Textes :
Texte A - Aloysius Bertrand, "La
ronde sous la cloche", Gaspard de la nuit
Texte B - Arthur Rimbaud "Les Ponts", Illuminations
Texte C - Arthur Rimbaud, "Aube", Illuminations
Texte D - Henri Michaux, "La Jetée",
(La Nuit remue, 1935, repris dans Mes propriétés, L'Espace
du dedans).
Texte E - Francis Ponge, "Le pain", Le Parti pris des choses.
Texte A - Aloysius Bertrand, "La ronde sous la cloche", Gaspard de la nuit.
C'était un bâtiment lourd, presque carré, entouré de ruines, et dont la tour principale, qui possédait encore son horloge, dominait tout le quartier.
Fenimore Cooper
Douze magiciens dansaient une ronde sous la grosse
cloche de Saint-Jean1. Ils évoquèrent l'orage l'un après l'autre, et du fond
de mon lit je comptai avec épouvante douze voix qui traversèrent
processionnellement2 les ténèbres.
Aussitôt la lune courut se cacher
derrière les nuées, et une pluie mêlée d'éclairs et de tourbillons fouetta ma
fenêtre, tandis que les girouettes criaient comme des grues en sentinelle sur
qui crève l'averse dans les bois.
La chanterelle3 de mon luth, appendu à la cloison, éclata; mon
chardonneret battit de l'aile dans sa cage ; quelque esprit curieux tourna un
feuillet du Roman de la Rose qui dormait sur mon pupitre.
Mais soudain gronda la foudre au haut de Saint-Jean. Les enchanteurs
s'évanouirent frappés à mort, et je vis de loin leurs livres de magie brûler
comme une torche dans le noir clocher.
Cette effrayante lueur peignait des rouges flammes du purgatoire et de
l'enfer les murailles de la gothique église, et prolongeait sur les maisons
voisines l'ombre de la statue gigantesque de Saint-Jean.
Les girouettes se rouillèrent; la lune fondit les nuées gris de perle ;
la pluie ne tomba plus que goutte à goutte des bords du toit, et la brise,
ouvrant ma fenêtre mal close, jeta sur mon oreiller les fleurs de mon jasmin
secoué par l'orage.
1. Saint-Jean : nom de la cathédrale de Dijon. Par ailleurs,
saint Jean est l'auteur de L'Apocalypse, dernier livre de la Bible, qui décrit
la fin du monde.
2. processionnellement : à la façon d'un cortège.
3. chanterelle : corde la plus fine et la plus aiguë d'un instrument à cordes
et à manche.
Texte B : Arthur Rimbaud, "Les Ponts",
Illuminations.
Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de
ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en
angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres
circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives
chargées de dômes s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts
sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de
frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes
montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes
et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de
concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? L'eau est grise et
bleue, large comme un bras de mer.
–
Un rayon blanc, tombant du haut du ciel,
anéantit cette comédie.
Texte C : Arthur Rimbaud, "Aube", Illuminations.
J'ai embrassé l'aube d'été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps
d'ombre ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les
haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se
levèrent sans bruit.
La première entreprise1 fut, dans le sentier déjà empli de frais et
blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall2 blond qui s'échevela à travers les sapins : à la
cime argentée je reconnus la déesse.
Alors, je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras.
Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait
parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les
quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec
ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et
l'enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
1. La première entreprise : la première à qui
je m'adressai.
2. wasserfall : chute d'eau en allemand.
Texte D - Henri Michaux, "La Jetée", (La Nuit remue, 1935,
repris dans Mes propriétés, L'Espace
du dedans).
Depuis un mois que j’habitais
Honfleur, je n’avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la
chambre.
Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construisis, profitant du
brouillard, une jetée jusqu’à la mer.
Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous
moi, qui respirait profondément.
Un murmure vint de droite. C’était un homme assis comme moi, les jambes
ballantes, et qui regardait la mer. « A présent, dit-il, que je suis vieux, je
vais en retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années.» Il se mit à tirer
en se servant de poulies.
Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines
d’autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de
choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne
s’habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu’il amenait à la surface,
il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis
que son regard s’éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi
toute l’estacade1. Ce qu’il y avait, je ne m’en souviens pas au juste, car
je n’ai pas de mémoire mais visiblement ce n’était pas satisfaisant, quelque
chose en tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était fané.
Alors, il se mit à rejeter tout à la mer.
Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un
dernier débris qu’il poussait l’entraîna lui-même.
Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me
le demande.
1. estacade
: digue, jetée.
Texte E - Francis Ponge, "Le pain", Le Parti pris des choses.
La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause
de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à
disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous
dans le four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes,
ondulations, crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés,
ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, sans un
regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à
celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises
soudées par tous les coudes à la fois.
Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se
détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable...
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de
respect que de consommation.
I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous
répondrez â la question suivante (4 points) :
Comment justifiez-vous que ces textes appartiennent à
la poésie ? Montrez qu'ils sont tous construits selon une progression
comparable.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte d'Henri Michaux "La Jetée" (Texte D).
- Dissertation
Dans "Les Ponts" (texte B), Arthur Rimbaud met un terme à sa vision par cette
phrase : "- Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette
comédie".
En vous appuyant sur les textes du corpus, et les poèmes que vous avez lus
ou étudiés en classe, vous vous demanderez si la poésie nous éloigne du réel
ou nous fait mieux percevoir la réalité.
- Invention
Vous avez composé un recueil de poèmes, en prose ou en vers, faisant une
large part au rêve et à l'imaginaire, à la manière d'Aloysius Bertrand. Vous
écrivez à un éditeur pour le convaincre de publier cet ouvrage et défendre
votre démarche poétique.
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SÉRIE ES /S
Objet d'étude :
Convaincre, persuader, délibérer.
Texte : Alphonse Daudet, "La
Légende de l'homme à la cervelle d'or" (Lettres de mon moulin, 1866).
A la dame qui demande des histoires gaies.
En lisant votre lettre, madame, j'ai eu comme un remords. Je m'en suis voulu
de la couleur un peu trop demi-deuil de mes historiettes, et je m'étais promis
de vous offrir aujourd'hui quelque chose de joyeux, de follement joyeux.
Pourquoi serais-je triste, après tout ? Je vis à mille lieues des brouillards
parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des tambourins et du vin
muscat. Autour de chez moi tout n'est que soleil et musique ; j'ai des
orchestres de culs-blancs1, des orphéons2 de mésanges ; le matin, les
courlis3 qui font "Coureli ! coureli !", à midi, les cigales, puis les
pâtres qui jouent du fifre4, et les belles filles brunes qu'on entend
rire dans les vignes... En vérité, l'endroit est mal choisi pour broyer
du noir ; je devrais plutôt expédier aux dames des poèmes couleur de rose et
des pleins paniers de contes galants.
Eh bien, non ! Je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque
dans mes pins, il m'envoie les éclaboussures de ses tristesses... A l'heure
même où j'écris ces lignes, je viens d'apprendre la mort misérable du
pauvre Charles Barbara5; et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales ! Je n'ai plus le cœur à rien de gai...
Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin6 que je m'étais
promis de vous faire, vous n'aurez encore aujourd'hui qu'une légende
mélancolique.
Il était une fois un homme qui avait une cervelle d'or; oui, madame, une
cervelle toute en or. Lorsqu'il vint au monde, les médecins pensaient que cet
enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne démesuré. Il
vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d'olivier; seulement
sa grosse tête l'entraînait toujours, et c'était pitié de le voir se cogner à
tous les meubles en marchant... Il tombait souvent. Un jour, il roula du haut
d'un perron et vint donner du front contre un degré7 de marbre où son crâne
sonna comme un lingot. On le crut mort, mais en le relevant, on ne lui trouva
qu'une légère blessure, avec deux ou trois gouttelettes d'or caillées dans ses
cheveux blonds. C'est ainsi que les parents apprirent que l'enfant avait une
cervelle en or.
La chose fut tenue secrète; le pauvre petit lui-même ne se douta de
rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus courir
devant la porte avec les garçonnets de la rue.
– On vous volerait, mon beau
trésor ! lui répondait sa mère...
Alors le petit avait grand'peur d'être volé; il retournait jouer tout
seul, sans rien dire, et se trimballait8 lourdement d'une salle à l'autre...
A dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux
qu'il tenait du destin : et, comme ils l'avaient élevé et nourri jusque-là,
ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L'enfant n'hésita pas; sur
l'heure même, – comment ? par quels moyens ? la légende ne l'a pas dit, – il
s'arracha du crâne un morceau d'or massif, un morceau gros comme une noix,
qu'il jeta fièrement sur les genoux de sa mère... Puis, tout ébloui des
richesses qu'il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il
quitta la maison paternelle et s'en alla par le monde en gaspillant son
trésor.
Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l'or sans compter,
on aurait dit que sa cervelle était inépuisable... Elle s'épuisait cependant,
et à mesure on pouvait voir les yeux s'éteindre, la joue devenir plus creuse.
Un jour enfin, au matin d'une débauche folle, le malheureux, resté seul parmi
les débris du festin et les lustres qui pâlissaient s'épouvanta de l'énorme
brèche qu'il avait déjà faite à son lingot : il était temps de s'arrêter. Dès
lors, ce fût une existence nouvelle. L'homme à la cervelle d'or s'en alla
vivre à l'écart, du travail de ses mains, soupçonneux et craintif comme un
avare, fuyant les tentations, tachant d'oublier lui-même ces fatales richesses
auxquelles il ne voulait plus toucher... Par malheur, un ami l'avait suivi
dans sa solitude, et cet ami connaissait son secret.
Une nuit, le pauvre homme fut réveillé en sursaut par une douleur à la
tête, une effroyable douleur; il se dressa éperdu, et vit, dans un rayon de
lune, l'ami qui fuyait en cachant quelque chose sous son manteau... Encore un
peu de cervelle qu'on lui emportait !...
A quelque temps de là, l'homme à la cervelle d'or devint amoureux, et
cette fois tout fut fini... Il aimait du meilleur de son âme une petite femme
blonde, qui l'aimait bien aussi, mais qui préférait encore les pompons, les
plumes blanches et les jolis glands mordorés9 battant le long des
bottines. Entre les mains de cette mignonne créature, - moitié oiseau, moitié
poupée, - les piécettes d'or fondaient que c'était un plaisir. Elle avait tous
les caprices; et lui ne savait jamais dire non ; même, de peur de la peiner,
il lui cacha jusqu'au bout le triste secret de sa fortune
– Nous sommes donc bien riches ? disait-elle.
Le pauvre homme lui répondait :
– Oh ! oui... bien riches !
Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crâne
innocemment.
Quelquefois cependant la peur le prenait, il avait des envies d'être
avare; mais alors la petite femme venait vers lui en sautillant, et lui
disait :
– Mon mari, qui êtes si riche ! Achetez-moi quelque chose de bien cher...
Et il lui achetait quelque chose de bien cher.
Cela dura ainsi pendant deux ans; puis, un matin, la petite femme
mourut, sans qu'on sût pourquoi, comme un oiseau... Le trésor touchait à sa
fin; avec ce qui lui restait, le veuf fit faire à sa chère morte un bel
enterrement. Cloches à toute volée, lourds carrosses tendus de noir, chevaux
empanachés, larmes d'argent dans le velours, rien ne lui parut trop beau. Que
lui importait son or maintenant?... Il en donna pour l'église, pour les
porteurs, pour les revendeuses d'immortelles10 ; il en donna partout, sans
marchander... Aussi, en sortant du cimetière, il ne lui restait presque plus
rien de cette cervelle merveilleuse, à peine quelques parcelles aux parois du
crâne.
Alors on le vit s'en aller dans les rues, l'air égaré, les mains en avant,
trébuchant comme un homme ivre. Le soir, à l'heure où les bazars s'illuminent,
il s'arrêta devant une large vitrine dans laquelle tout un fouillis d'étoffes
et de parures reluisait aux lumières, et resta là longtemps à regarder deux
bottines de satin bleu bordées de duvet de cygne. "Je sais quelqu'un à qui ces
bottines feraient bien plaisir", se disait-il en souriant; et, ne se
souvenant déjà plus que la petite femme était morte, il entra pour les
acheter.
Du fond de son arrière-boutique, la marchande entendit un grand cri;
elle accourut et recula de peur en voyant un homme debout, qui s'accotait au
comptoir et la regardait douloureusement d'un air hébété. Il tenait d'une main
les bottines bleues à bordure de cygne, et présentait l'autre main toute
sanglante, avec des raclures d'or au bout des ongles.
Telle est, madame, la légende de l'homme à la cervelle d'or.
Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d'un bout à
l'autre... Il y a par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à vivre de
leur cerveau et paient en bel or fin, avec leur moelle et leur
substance, les moindres choses de la vie. C'est pour eux une douleur de chaque
jour; et puis, quand ils sont las de souffrir...
1. culs-blancs : oiseaux.
2. orphéons : instruments de musique.
3. courlis : oiseaux dont la taille varie de celle du pigeon à celle du
corbeau.
4. fifre : petite flûte en bois au son aigu et perçant.
5. Charles Barbara : auteur de romans et de contes sombres et fantastiques,
il collabora aux mêmes journaux qu'Alphonse Daudet. II se suicida après la
mort de sa femme.
6. conte badin : récit gai et léger.
7. degré de marbre : marche d'un escalier.
8. trimballait : argot pour se déplacer.
9. mordorés : d'un brun chaud aux reflets dorés.
10. immortelles : fleurs jaunes souvent employées dans la confection des
couronnes funéraires.
I- Vous
répondrez d'abord â la question suivante (4 points) :
Après avoir lu attentivement le texte, vous en
dégagerez brièvement la morale, puis vous direz à quel(s) genre(s) on peut
le rattacher. Vous justifierez votre réponse.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le passage suivant : "A quelque temps de là [...] souffrir"
().
- Dissertation
"Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d'un bout à
l'autre..." écrit Alphonse Daudet dans La Légende de l'homme à la cervelle d'or.
Vous vous demanderez pourquoi certains écrivains ont recours à la fiction
pour transmettre des vérités ou des leçons.
Vous répondrez en vous appuyant sur le texte d'Alphonse Daudet et sur
d'autres œuvres que vous connaissez.
- Invention
A la réception de ce texte, "la dame qui demande des histoires gaies"
décide de répondre à Alphonse Daudet. Dans sa lettre, elle évoque les
émotions et développe les réflexions que cette histoire lui a inspirées.
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SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet d'étude : La poésie.
Textes
:
Texte A -
Paul Verlaine, "L'échelonnement des haies" (Sagesse III,
1881)
Texte B - Colette, Les Vrilles de la vigne, 1908
Texte C - Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, II, chapitre premier,
1921
Texte D - Gustave Roud, Air de solitude, 1945
Texte E -
Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de littérature française, 2005.
Texte A - Paul Verlaine, "L'échelonnement des
haies" (Sagesse, III, 1881).
L'échelonnement des haies
Moutonne à l'infini, mer
Claire dans le brouillard clair
Qui sent bon les jeunes baies.
Des arbres et des moulins
Sont légers sur le vert tendre
Où vient s'ébattre et s'étendre
L'agilité des poulains .
Dans ce vague d'un Dimanche
Voici se jouer aussi
De grandes brebis aussi
Douces que leur laine blanche.
Tout à l'heure déferlait
L'onde, roulée en volutes1,
De cloches comme des flûtes
Dans le ciel comme du lait.
Stickney, 75
1.volutes : en spirales.
Texte B - Colette, Les Vrilles de
la vigne, 1908.
[Dans le chapitre intitulé "Jour gris", la
narratrice évoque la région de son enfance.]
J'appartiens à un pays que j'ai quitté. Tu ne peux empêcher qu'à cette heure
s'y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts.
Rien ne peut empêcher qu'à cette heure l'herbe profonde y noie le pied
des arbres, d'un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif... Viens,
toi qui l'ignores, viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon
pays égale la fraise et la rose ! Tu jugerais, quand les taillis de ronces y
sont en fleurs, qu'un fruit mûrit on ne sait où — là-bas, ici, tout près —,
un fruit insaisissable qu'on aspire en ouvrant les narines. Tu jugerais,
quand l'automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu'une pomme trop
mûre vient de choir, et tu la cherches, et tu la flaires, ici, là-bas, tout
près...
Et si tu passais en juin, entre les prairies fauchées, à l'heure où la
lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu
sentirais, à leur parfum, s'ouvrir ton cœur. Tu fermerais les yeux, avec
cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber la
tête, avec un muet soupir...
Et si tu arrivais, un jour d'été, dans mon pays, au fond d'un jardin que
je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, — si tu regardais
bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et
les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m'oublierais,
et tu t'assoirais là, pour n'en plus bouger jusqu'au terme de ta vie !
Texte C - Marcel Proust, Sodome et
Gomorrhe, II, chapitre premier, 1921.
[Le narrateur part se promener sur une
petite route normande.]
[...] Mais, dès que je fus
arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n'avais vu, avec ma
grand-mère, au mois d'août, que les feuilles et comme l'emplacement des
pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d'un luxe inouï, les
pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour
ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu'on eût jamais vu et que faisait
briller le soleil ; l'horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers
comme un arrière-plan d'estampe japonaise1 ; si je levais la tête pour
regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu
rasséréné2, presque violent, elles semblaient s'écarter pour montrer la
profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide faisait
trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se
poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si
c'eût été un amateur d'exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé
cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu'aux larmes parce que, si loin
qu'elle allât dans ses effets d'art raffiné, on sentait qu'elle était
naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne, comme des paysans
sur une grande route de France. [...]
1. Estampe japonaise : gravure représentant
souvent un paysage stylisé.
2. Rasséréné : ravivé, encore plus bleu.
Texte D - Gustave Roud, Air de solitude,
1945.
Extrême-automne
Qu'il est donc rapide, le glissement
d'une saison moribonde vers la saison future ! Hier encore (il semble que
c'était hier), ce grand pays sous le soleil sec de septembre s'abandonnait aux
charrues. Elles ouvraient dans l'herbe rase des prairies de longues blessures
roses d'heure en heure élargies. À la pointe du dernier sillon, Fernand,
l'épaule nue et dorée comme au plein de l'été, une main sur le soc1
éblouissant, portait de l'autre à ses lèvres une pomme si rouge que le ciel
autour d'elle avivait son bleu trop doux. Les chevaux las s'endormaient au
repos et leurs crinières, en se penchant vers le sommeil, démasquaient par
à-coups le ruban d'horizon, ses pans de collines, ses villages minuscules
délicatement dessinés, avec le compte exact des toitures et des arbres leurs
couleurs posées côte à côte sans une bavure, à peine amorties au fond de l'air
mûri comme un vin d'or. [...]
1. soc : fer de charrue servant à labourer.
Texte E - Charles Dantzig, Dictionnaire
égoïste de littérature française, 2005.
POESIE : [...] La poésie n'existe pas à
l'état naturel. Loin d'être un fait qui préexisterait à l'homme et que
celui-ci découvrirait, elle est sa création et son triomphe. Quand Balzac1
parle de poésie du commerce, ce n'est pas qu'elle s'y trouve, c'est qu'il l'y
met. Sa sensibilité lui fait transfigurer certains éléments du commerce que
les autres ne regardaient même pas. La poésie est la forme supérieure de
l'imagination. C'est pour cela qu'on la croit apparentée à la divination.
Or, elle n'a rien à voir avec la Pythie, les mystères d'Eleusis, Dr
Imbéné Ravalavanavano amour argent examens2. La poésie, c'est du travail. Il
en résulte un chant faisant croire qu'elle se passe dans le ciel. Le poète
marche sur une corde. Elle est posée par terre.
La poésie ne se trouve pas que dans les vers. Elle est là où le talent la
met. La poésie est le résultat de toute bonne littérature. Mallarmé3 :
"Mais, en vérité, il n'y a pas de prose" (réponse à l'Enquête de Jules Huret4).
Le poème est l'objet; la poésie, éventuellement, le résultat. La poésie
est même le résultat de tout art réussi : un tableau est de la poésie, un beau
vêtement bien porté est de la poésie, etc. Est poésie le résultat de toute
activité humaine menée à bien. Un geste gracieux est de la poésie, un
mouvement de troupe bien accompli est de la poésie. [...]
1. Balzac (1799-1850) : romancier français.
2. Tous les noms cités dans cette phrase sont ceux de devins ou de mages
censés prédire l'avenir.
3. Mallarmé (1842-1898) : poète français.
4. Jules Huret (1863-1915) : journaliste à L'Echo de Paris. Il fit paraître,
en 1891, une enquête sur l'évolution de la littérature.
I. Vous répondrez d'abord aux questions suivantes (6
points)
- Dégagez les points communs et les
différences entre les quatre premiers textes du corpus. (3 points)
- Reformulez trois des idées
essentielles du texte de Charles Dantzig. (3 points).
II. Vous traiterez un de ces sujets au choix (14 points):
-
Commentaire
Vous commenterez le poème de Paul Verlaine "L'échelonnement des haies"
(texte A), en vous aidant du parcours de lecture suivant :
- vous analyserez comment le recours aux sensations contribue à construire
le paysage ;
- vous étudierez comment le poète parvient à créer une atmosphère en accord
avec le titre du recueil dont est extrait le poème.
-
Dissertation
Dans le Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles
Dantzig affirme : "La poésie ne se trouve pas que dans les vers". Vous direz
si vous partagez son point de vue dans un développement argumenté, en vous
appuyant sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe
ou lus personnellement.
-
Invention
Pour une revue de poésie créée avec des camarades, vous devez écrire un
article intitulé : "Je n'aime pas les vers : j'aime la poésie !". Rédigez
cet article en l'illustrant de citations tirées des textes du corpus et en
vous aidant de vos lectures de classe ou personnelles. Vous donnerez à votre
prose un ton convaincu, sans aucune familiarité.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE L
Objet d'étude :
Le théâtre, texte et représentation. Convaincre, persuader, délibérer.
Textes :
Texte A - Marivaux, L'île des
esclaves (1725), scène 1 et scène 2 (extrait)
Texte B - Jean Anouilh, Antigone (1944), extrait
Texte C - Jean-Paul Sartre, Les Mains sales (1947), 6ème tableau,
scène 2 (extrait)
Texte D - Bernard-Marie Koltès, Le Retour au désert (1988), extrait.
Texte A - Marivaux (1688-1763), L'île des esclaves (1725).
[La scène se passe sur une île; Iphicrate, citoyen d'Athènes, vient d'y
être jeté par la tempête en compagnie de son esclave Arlequin. Ils sont
apparemment les seuls survivants du naufrage. Nous sommes dans une antiquité
de convention.]
Scène 1
IPHICRATE. Eh ! ne perdons point de temps, suis-moi, ne
négligeons rien pour nous tirer d'ici ; si je ne me sauve, je suis perdu, je
ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'île des Esclaves.
ARLEQUIN. Oh, oh ! Qu'est-ce que c'est que cette race-là ?
IPHICRATE. Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et
qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est
ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume,
mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les
jeter dans l'esclavage.
ARLEQUIN. Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne
heure, je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux
esclaves comme moi.
IPHICRATE. Cela est vrai.
ARLEQUIN. Eh ! encore vit-on.
IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie ;
Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre ?
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. Ah ! je vous plains de tout
mon cœur, cela est juste.
IPHICRATE. Suis-moi donc.
ARLEQUIN siffle. Hu, hu, hu.
IPHICRATE. Comment donc, que veux-tu dire ?
ARLEQUIN, distrait, chante. Tala ta lara.
IPHICRATE. Parle donc, as-tu perdu l'esprit, à quoi penses-tu ?
ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate la drôle d'aventure
; je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.
IPHICRATE, à part les premiers mots. Le coquin abuse de ma situation,
j'ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à
propos, marchons de ce côté.
ARLEQUIN. J'ai les jambes si engourdies.
IPHICRATE. Avançons, je t'en prie.
ARLEQUIN. Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil1 et poli ; c'est
l'air du pays qui fait cela.
IPHICRATE. Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte
pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de
nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
ARLEQUIN, en badinant. Badin2 ! comme vous tournez cela !
Il chante. L'embarquement est divin.
Quand on vogue, vogue, vogue,
L'embarquement est divin.
Quand on vogue avec Catin3.
IPHICRATE, retenant sa colère. Mais je ne te comprends point, mon cher
Arlequin.
ARLEQUIN. Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de
m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là, et le gourdin est
dans la chaloupe.
IPHICRATE. Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?
ARLEQUIN. Oui, mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes
épaules, et cela est mal placé. Ainsi tenez, pour ce qui est de nos gens, que
le ciel les bénisse ; s'ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont
en vie, cela se passera, et je m'en goberge4.
IPHICRATE, un peu ému. Mais j'ai besoin d'eux, moi.
ARLEQUIN, indifféremment. Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires
; que je ne vous dérange pas !
IPHICRATE. Esclave insolent !
ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes, mauvais
jargon que je n'entends5 plus.
IPHICRATE. Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse à
ta honte ; mais va, je te le pardonne : les hommes ne valent rien. Dans le
pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et
tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort : eh bien,
Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton
tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras
de cette justice-là, tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu
auras souffert, tu seras plus raisonnable, tu sauras mieux ce qu'il est permis
de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui
te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami, je vais
trouver mes camarades et tes maîtres. (Il s'éloigne.)
IPHICRATE, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. Juste ciel
! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable, tu
ne mérites pas de vivre.
ARLEQUIN. Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus,
prends-y garde.
Scène 2
TRIVELIN avec cinq ou six insulaires arrive conduisant une Dame et la
Suivante, et ils accourent à IPHICRATE qu'ils voient l'épée à la main.
TRIVELIN. Arrêtez, que voulez-vous faire ?
IPHICRATE. Punir l'insolence de mon esclave.
TRIVELIN. Votre esclave ? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger
vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous.
1. civil : courtois, poli.
2. badiner, badin : plaisanter, plaisantin.
3. catin : diminutif de Catherine.
4. je m'en goberge : je m'en moque.
5. entends : comprends.
Texte B - Jean Anouilh (1910-1987), Antigone (1944).
[Œdipe a eu deux fils, Etéocle et Polynice, ainsi que deux filles,
Antigone et Ismène. A sa mort ses deux fils se sont entretués pour prendre le
pouvoir. Leur oncle, Créon, refuse d'enterrer Polynice qu'il considère comme
un traître. Antigone décide de lui rendre malgré tout les honneurs funèbres.
Ismène tente de l'en dissuader.]
ISMÈNE – Tu sais, j'ai bien pensé, Antigone.
ANTIGONE – Oui.
ISMÈNE – J'ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle.
ANTIGONE – Oui.
ISMÈNE – Nous ne pouvons pas.
ANTIGONE, après un silence, de sa petite voix. – Pourquoi ?
ISMÈNE – Il1 nous ferait mourir.
ANTIGONE – Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et
nous, nous devons aller enterrer notre frère. C'est comme cela que ç'a été
distribué. Qu'est-ce que tu veux que nous y fassions ?
ISMÈNE – Je ne veux pas mourir.
ANTIGONE, doucement – Moi aussi j'aurais bien voulu ne pas mourir.
ISMÈNE – Écoute, j'ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l'aînée. Je
réfléchis plus que toi. Toi, c'est ce qui te passe par la tête tout de suite,
et tant pis si c'est une bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis.
ANTIGONE – II y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.
ISMÈNE – Si, Antigone. D'abord c'est horrible, bien sûr, et j'ai pitié moi
aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle.
ANTIGONE – Moi je ne veux pas comprendre un peu.
ISMÈNE – II est le roi, il faut qu'il donne l'exemple.
ANTIGONE – Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l'exemple,
moi... Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone, la sale bête,
l'entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et
c'est bien fait pour elle. Elle n'avait qu'à ne pas désobéir !
ISMÈNE – Allez ! Allez !... Tes sourcils joints, ton regard droit devant toi
et te voilà lancée sans écouter personne. Écoute-moi. J'ai raison plus
souvent que toi.
ANTIGONE – Je ne veux pas avoir raison.
ISMÈNE – Essaie de comprendre au moins !
ANTIGONE – Comprendre... Vous n'avez que ce mot-là dans la bouche, tous,
depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu'on ne peut pas
toucher à l'eau, à la belle eau fuyante et froide parce que cela mouille les
dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu'on
ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu'on a dans ses poches au
mendiant qu'on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu'à ce qu'on tombe
par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou
trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours
comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai
vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant.
1. Créon.
Texte C - Jean-Paul Sartre, Les Mains sales (1947), 6ème
tableau, scène 2 (extrait).
[Hugo, jeune communiste idéaliste, est devenu
secrétaire de Hoederer dirigeant du parti considéré par certains comme
trop modéré. Hugo a pour mission de le tuer et Hoederer l'a compris.]
HOEDERER – De toute façon, tu ne pourrais pas faire un tueur. C'est une
affaire de vocation.
HUGO – N'importe qui peut tuer si le Parti le commande.
HOEDERER – Si le Parti te commandait de danser sur une corde raide, tu
crois que tu pourrais y arriver ? On est tueur de naissance. Toi, tu
réfléchis trop : tu ne pourrais pas.
HUGO – Je pourrais si je l'avais décidé.
HOEDERER – Tu pourrais me descendre froidement d'une balle entre les deux
yeux parce que je ne suis pas de ton avis sur la politique ?
HUGO – Oui, si je l'avais décidé ou si le Parti me l'avait commandé.
HOEDERER – Tu m'étonnes. (Hugo va pour plonger la main dans sa poche
mais Hoederer la lui saisit et l'élève légèrement au–dessus de la table.) Suppose que cette main tienne une arme et que ce doigt-là soit posé sur la
gâchette...
HUGO – Lâchez ma main.
HOEDERER sans le lâcher. – Suppose que je sois devant toi,
exactement comme je suis et que tu me vises...
HUGO – Làchez-moi et travaillons.
HOEDERER – Tu me regardes et au moment de tirer, voilà que tu penses : «
Si c'était lui qui avait raison ? » Tu te rends compte ?
HUGO – Je n'y penserais pas. Je ne penserais à rien d'autre qu'à tuer.
HOEDERER – Tu y penserais : un intellectuel, il faut que ça pense. Avant
même de presser sur la gâchette tu aurais déjà vu toutes les conséquences
possibles de ton acte : tout le travail d'une vie en ruine, une politique
flanquée par terre, personne pour me remplacer, le Parti condamné
peut-être à ne jamais prendre le pouvoir...
HUGO – Je vous dis que je n'y penserais pas !
HOEDERER – Tu ne pourrais pas t'en empêcher. Et ça vaudrait mieux parce
que, tel que tu es fait, si tu n'y pensais pas avant, tu n'aurais pas trop
de toute ta vie pour y penser après. (Un temps). Quelle rage
avez-vous tous de jouer aux tueurs ? Ce sont des types sans imagination :
ça leur est égal de donner la mort parce qu'ils n'ont aucune idée de ce
que c'est que la vie. Je préfère les gens qui ont peur de la mort des
autres : c'est la preuve qu'ils savent vivre.
HUGO – Je ne suis pas fait pour vivre, je ne sais pas ce que c'est que la
vie et je n'ai pas besoin de le savoir. Je suis de trop, je n'ai pas ma
place et je gêne tout le monde ; personne ne m'aime, personne ne me fait
confiance.
HOEDERER – Moi, je te fais confiance.
HUGO – Vous ?
HOEDERER – Bien sûr. Tu es un môme qui a de la peine à passer à l'âge
d'homme mais tu feras un homme très acceptable si quelqu'un te facilite le
passage. Si j'échappe à leurs pétards et à leurs bombes, je te garderai
près de moi et je t'aiderai.
Texte D : Bernard-Marie Koltès, Le Retour au désert (1988), extrait.
[Pendant !a guerre d'Algérie, Mathilde revient en France avec son fils
Édouard dans l'intention de récupérer la maison familiale et de régler des
comptes. Une violente dispute l'oppose à son frère Adrien devant les
serviteurs, Aziz et Madame Queuleu.]
AZIZ
–
Qu'ils se tapent donc, et, quand ils seront calmés, Aziz ramassera
les morceaux.
Entre Édouard.
MADAME QUEULEU – Édouard, je t'en supplie, je vais devenir folle
Édouard retient sa mère, Aziz retient Adrien.
ADRIEN
–
Tu crois, pauvre folle, que tu peux défier le monde ? Qui es-tu
pour provoquer tous les gens honorables ? Qui penses-tu être pour bafouer
les bonnes manières, critiquer les habitudes des autres, accuser, calomnier,
injurier le monde entier ? Tu n'es qu'une femme, une femme sans fortune, une
mère célibataire, une fille-mère, et, il y a peu de temps encore, tu aurais
été bannie de la société, on te cracherait au visage et on t'enfermerait
dans une pièce secrète pour faire comme si tu n'existais pas. Que viens-tu
revendiquer ? Oui, notre père t'a forcée à dîner à genoux pendant un an à
cause de ton péché, mais la peine n'était pas assez sévère, non. Aujourd'hui
encore, c'est à genoux que tu devrais manger à notre table, à genoux que tu
devrais me parler, à genoux devant ma femme, devant Madame Queuleu, devant
tes enfants. Pour qui te prends-tu, pour qui nous prends-tu, pour sans cesse
nous maudire et nous défier ?
MATHILDE
–
Eh bien, oui, je te défie, Adrien; et avec toi ton fils, et ce
qui te sert de femme. Je vous défie, vous tous, dans cette maison, et je
défie le jardin qui l'entoure et l'arbre sous lequel ma fille se damne, et
le mur qui entoure le jardin. Je vous défie, l'air que vous respirez, la
pluie qui tombe sur vos tètes, la terre sur laquelle vous marchez ; je défie
cette ville, chacune de ses rues et chacune de ses maisons, je défie le
fleuve qui la traverse, le canal et les péniches sur le canal, je défie le
ciel qui est au-dessus de vos tètes, les oiseaux dans le ciel, les morts
dans la terre, les morts mélangés à la terre et les enfants dans le ventre
de leurs mères. Et, si je le fais, c'est parce que je sais que je suis plus
solide que vous tous, Adrien.
Aziz entraîne Adrien, Édouard entraîne Mathilde.
Mais ils s'échappent et reviennent.
MATHILDE
– Car sans doute l'usine ne m'appartient-elle pas, mais c'est
parce que je n'en ai pas voulu, parce qu'une usine fait faillite plus vite
qu'une maison ne tombe en ruine, et que cette maison tiendra encore après ma
mort et après celle de mes enfants, tandis que ton enfant se promènera dans
des hangars déserts où coulera la pluie en disant : C'est à moi, c'est à
moi. Non, l'usine ne m'appartient pas, mais cette maison est à moi et, parce
qu'elle est à moi, je décide que tu la quitteras demain. Tu prendras tes
valises, ton fils, et le reste, surtout le reste, et tu iras vivre dans tes
hangars, dans tes bureaux dont les murs se lézardent, dans le fouillis des
stocks en pourriture. Demain je serai chez moi.
ADRIEN
–
Quelle pourriture ? Quelles lézardes ? Quelles ruines ? Mon chiffre
d'affaires est au plus haut. Crois-tu que j'ai besoin de cette maison ? Non.
Je n'aimais y vivre qu'à cause de notre père, en mémoire de lui, par amour
pour lui.
MATHILDE
–
Notre père ? De l'amour pour notre père ? La mémoire de notre
père, je l'ai mise aux ordures il y a bien longtemps.
ADRIEN
–
Ne touche pas à cela, Mathilde. Respecte au moins cela. Cela au
moins, ne le salis pas.
MATHILDE – Non, je ne le salirai pas, cela est déjà très sale tout seul.
I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous
répondrez â la question suivante (4 points) :
Après avoir rapidement défini l'enjeu de l'affrontement dans chacune de ces
scènes, vous direz laquelle vous paraît la plus intense. Vous justifierez
votre choix..
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez l'extrait de la pièce de Koltès, Le retour au désert (texte
D).
- Dissertation
En vous appuyant sur le corpus, vos lectures et éventuellement votre
expérience de spectateur, vous vous demanderez de quelles ressources
spécifiques dispose le théâtre pour représenter les conflits, les débats,
les affrontements qui peuvent exister dans les rapports humains..
- Invention
Un metteur en scène s'adresse à l'ensemble de son équipe (acteurs,
scénographe, costumiers, éclairagistes...) pour définir ses choix
d'interprétation de l'extrait d'Antigone (texte B) et donner ses
consignes pour qu'elle devienne, lors du spectacle, une grand scène
d'affrontement.
Vous rédigerez son intervention.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE ES /S
Objet d'étude : La
poésie.
Textes :
Texte A - Victor Hugo (1802-1885), « Une nuit qu'on entendait la mer sans la voir », Les Voix intérieures (1837)
Texte B - Henri Michaux (1899-1984), « Le Grand Combat », Qui je
fus, (1927)
Texte C - Louis Aragon (1897-1982), « Le Conscrit des cent villages », La
Diane française (1945)
Texte D - Michel Leiris (1905-1990), Langage, tangage ou ce que les mots
me disent (1985).
Texte
A - Victor Hugo (1802-1885), « Une nuit qu'on entendait la mer sans la voir », Les Voix intérieures (1837).
Quels sont ces bruits sourds ?
Ecoutez vers l'onde
Cette voix profonde
Qui pleure toujours
Et qui toujours gronde,
Quoiqu'un son plus clair
Parfois l'interrompe...
Le vent de la mer
Souffle dans sa trompe.
Comme il pleut ce soir !
N'est-ce pas, mon hôte ?
Là-bas, à la côte,
Le ciel est bien noir,
La mer est bien haute !
On dirait l'hiver;
Parfois on s'y trompe...
Le vent de la mer
Souffle dans sa trompe.
Oh ! marins perdus !
Au loin, dans cette ombre,
Sur la nef1 qui sombre,
Que de bras tendus
Vers la terre sombre !
Pas d'ancre de fer
Que le flot ne rompe.
Le vent de la mer
Souffle dans sa trompe.
Nochers2 imprudents !
Le vent dans la voile
Déchire la toile
Comme avec les dents !
Là-haut pas d'étoile!
L'un lutte avec l'air,
L'autre est à la pompe3.
Le vent de la mer
Souffle dans sa trompe.
C'est toi, c'est ton feu
Que le nocher rêve,
Quand le flot s'élève,
Chandelier que Dieu
Pose sur la grève,
Phare au rouge éclair
Que la brume estompe4 !
Le vent de la mer
Souffle dans sa trompe.
1.
Nef : bateau (terme vieilli utilisé en poésie).
2. Nochers : pilote, marin (un terme peu courant.
3. Pour expulser l'eau qui entre dans le bateau.
4. Estompe : rend moins net, comme avec une estompe, instrument utilisé
en dessin pour rendre les contours, esquissés au crayon ou au fusain, plus
flous.
Texte B - Henri Michaux (1899-1984), « Le Grand
Combat », Qui je fus, (1927).
Le grand combat
Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupéte jusqu'à son drâle ;
Il le pratéle et le libucque et lui baroufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.
L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
Le cerveau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret.
Mégères alentours qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et on vous regarde,
On cherche aussi, nous autres le Grand Secret.
Texte C - Louis Aragon (1897-1982), «
Le Conscrit des cent villages », La Diane française (1945).
[Ce poème est indissociable de la date de sa composition, pendant la
guerre de 1939-45 et du titre du recueil : la diane est l'ancienne sonnerie
militaire annonçant le réveil dans les casernes.]
Mon pays souffre mille maux
S'en souvenir monte à la tête
Ah démons démons que vous êtes
Versez-moi des mots et des mots
II reste aux mots comme aux fougères
Qui tantôt encore brûlaient
Cette beauté de feu follet
Leurs architectures légères
Angoisse Adam-les-Passavant
Bors l'Aventure Avril-sur-Loire
La Balme-d'Epy Tréméloir
Passefontaine Treize-Vents
Adieu le lieu-dit l'lle-d'Elle
Adieu Lillebonne Ecublé
Ouvrez tout grands vos noms ailés
Envolez-vous mes hirondelles
Et retournez et retournez
Albine Alise-Saint-Reine
Les Sources-la-Marine Airaines
Jeux-les-Bards Gigors Guéméné
Vers Pré-en-Paille ou Trinquetaille
Vers Venouse ou vers Venizy
Lizières Lizine Lizy
Taillebourg Arques-la-Bataille
Albans-Dessus Albans-Dessous
Planez lourds aiglons des paroles
Valsemé Grand-Cœur Grandeyrolles
Jetés au ciel comme des sous
Adieu Caer et Biscarosse
Poignards que vous avez d'éclat
0 Saint-Geniès-de-Comolas
Adieu Néronde Omy Garosse
Pas un qui demeure sur cent
Villages aux noms de couleur
Villages volés mes douleurs
Le temps a fui comme du sang
Printemps 1943
Texte D - Michel Leiris (1905-1990), Langage, tangage ou ce que les
mots me disent (1985).
[Le recueil est composé comme un lexique : le début de la
lettre B figure ci-dessous.]
B
babil1 labial.
Bacchus - écume et boit bacs et cuves.
bafouiller, balbutier, baragouiner, bégayer, bléser, bredouiller.
bagout (pour goujats ou gens à goûts bas ?).
baiser (évidemment de braise).
balivernes - infernal bal salivaire.
banquet - en bande ou y bouffe une esbroufante becquetance :
Pastis aux pistaches;
Avocat à la vodka (ou Soupe aux pousses, potage où patauger);
Saumon en monceau (ou Quenelles à la cannelle);
Steak tchèque (ou Rôt de rat au riz, mets maori) ;
Macaronis aux macarons;
Sorbet serbe;
Marcassin au marasquin (ou Beau veau);
Champignons au Champagne (ou Crêpes aux cèpes);
Forts fromages de fermage ;
Pure purée de poires purpurines;
Raisins rincés;
Café fécal;
Liqueurs reliques.
10 ou 20 vins divins
baptême - bannit l'anathème2.
barbare rébarbatif, aux gros bras de Barrabas3.
Barbizon - Zanzibar à barre d'horizon barbue ?
baroque - braqué, arqué, cabossé de beaux raccrocs cabrés.
beaucoup (le bon coup que l'on boit, par exemple).
Bible : aboli bibelot d'inanité sonore4.
bouleversantes billevesées5.
1. babil : bavardage futile.
2. anathème: exclusion solennelle de la communauté des croyants.
3. Barrabas: bandit crucifié en même temps que Jésus.
4. "aboli bibelot d'inanité sonore" : célèbre vers du poète Stéphane
Mallarmé.
5. billevesées : paroles vaines.
I- Après avoir pris connaissance de l'ensemble des
textes, vous
répondrez d'abord â la question suivante (4 points) :
Pour chacun des poèmes du corpus, repérez le jeu
sonore dominant et dites en quoi il participe au sens.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire du texte A (Victor Hugo).
- Dissertation
La poésie est-elle faite pour
être lue à voix haute ?
Vous répondrez à cette question en un développement argumenté qui prendra
appui sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés, et sur vos
lectures personnelles.
- Invention
Michel Leiris défend le caractère poétique de son œuvre Langage,
tangage ou ce que les mots me disent (texte D) auprès de son éditeur qui
refuse de publier le manuscrit dans sa collection des "Poètes d'hier et
d'aujourd'hui".
Vous rédigerez la discussion qui les oppose, en vous référant également,
si vous le jugez bon, à d'autres textes et à d'autres auteurs.
haut de page
CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet d'étude : Le biographique.
Corpus
: Le voyage.
Texte A - ROUSSEAU, Confessions,
Livre IV, 1782..
Texte B - ALAIN, Propos sur le bonheur, 1928.
Texte C - J. LACARRIERE, L'Été grec, 1995
Texte A - ROUSSEAU, Confessions, Livre
IV, 1782.
[Jean-Jacques Rousseau retourne auprès de
Madame de Warens, installée aux Charmettes, près de Chambéry, mais il s'y
rend sans se presser, goûtant le plaisir du voyage à pied.]
La chose que je regrette le
plus dans les détails de ma vie dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir
pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant
existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai
faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées
: je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps
soit en branle1 pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la
succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne
santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout
ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma
situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de
penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour les
combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans gêne et sans
crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon cœur errant d'objet
en objet s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images
charmantes, s'enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à
les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de
coloris, quelle énergie d'expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de
tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh !
si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes
voyages, ceux que j'ai composés et que je n'ai jamais écrits... Pourquoi,
direz-vous, ne les pas écrire ? Et pourquoi les écrire ? vous répondrai-je :
pourquoi m'ôter le charme actuel de ma jouissance pour dire à d'autres que
j'avais joui ? Que m'importaient les lecteurs, un public et toute la terre,
tandis que je planais dans le ciel ? D'ailleurs portais-je avec moi du
papier, des plumes ? Si j'avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu.
Je ne prévoyais pas que j'aurais des idées; elles viennent quand il leur
plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en
foule, elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par
jour n'auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire ? En arrivant
je ne songeais qu'à bien dîner. En partant je ne songeais qu'à bien marcher.
Je sentais qu'un nouveau paradis m'attendait à la porte ; je ne songeais
qu'à l'aller chercher.
1. en branle : en mouvement.
Texte B - ALAIN, Propos sur le bonheur,
1928.
Voyages
En ce temps de
vacances, le monde est plein de gens qui courent d'un spectacle à l'autre,
évidemment avec le désir de voir beaucoup de choses en peu de temps. Si
c'est pour en parler, rien de mieux ; car il vaut mieux avoir plusieurs noms
de lieux à citer ; cela remplit le temps. Mais si c'est pour eux, et pour
réellement voir, je ne les comprends pas bien. Quand on voit les choses en
courant, elles se ressemblent beaucoup. Un torrent, c'est toujours un
torrent. Ainsi celui qui parcourt le monde à toute vitesse n'est guère plus
riche de souvenirs à la fin qu'au commencement.
La vraie richesse des spectacles est dans le détail. Voir, c'est
parcourir les détails, s'arrêter un peu à chacun, et, de nouveau, saisir
l'ensemble d'un coup d'œil.
Je ne sais si les autres peuvent faire cela vite, et courir à autre
chose, et recommencer. Pour moi, je ne le saurais. Heureux ceux de Rouen
qui, chaque jour, peuvent donner un regard à une belle chose et profiter de
Saint-Ouen, par exemple, comme d'un tableau que l'on a chez soi.
Tandis que si l'on passe dans un musée une seule fois, ou dans un pays à
touristes, il est presque inévitable que les souvenirs se brouillent et
forment enfin une espèce d'image grise aux lignes brouillées.
Pour ma part, voyager, c'est faire à la fois un mètre ou deux, s'arrêter,
et regarder de nouveau un nouvel aspect des mêmes choses. Souvent, aller
s'asseoir un peu à droite ou à gauche, cela change tout, et bien mieux que
si je fais cent kilomètres.
Si je vais de torrent à torrent, je trouve toujours le même torrent. Mais
si je vais de rocher en rocher, le même torrent devient autre à chaque pas.
Et si je reviens à une chose déjà vue, en vérité elle me saisit plus que si
elle était nouvelle, et réellement elle est nouvelle. Il ne s'agit que de
choisir un spectacle varié et riche, afin de ne pas s'endormir dans la
coutume. Encore faut-il dire qu'à mesure que l'on sait mieux voir, un
spectacle quelconque enferme des joies inépuisables. Et puis de partout, on
peut voir le ciel étoilé; voilà un beau précipice.
29 août 1906
Texte C - J. LACARRIERE, L'Été grec,
1995.
A l'époque où je la1 parcourus ainsi à pied ou à mulet, dans ces provinces du sud et de l'ouest,
peu d'étrangers s'aventuraient dans ces régions arides, totalement
dépourvues de la moindre infrastructure touristique, comme on dit
aujourd'hui. La seule infrastructure qui existait alors, en matière de
logement et nourriture, c'était au hasard des rencontres et des villages,
l'hospitalité de la Crète elle-même. Mais bien qu'elle fût toujours
spontanée, il fallait aussi, d'une certaine façon, la provoquer, ou en tout
cas la justifier. Car être reçu dans une maison est une chose, devenir pour
un soir un hôte véritable et un ami en est une autre. Il est difficile de
définir avec précision les frontières séparant ce que j'appellerai
l'hospitalité rituelle - celle que l'on reçoit par principe dès que l'on se
trouve dans un village grec ou crétois dépourvu d'hôtel - de l'hospitalité
réelle, celle que l'on vous propose parce que l'on tient à vous avoir, à
vous garder. Passer de l'une à l'autre, devenir hôte recherché après n'avoir
été qu'hôte recueilli, ne dépend plus que de vous-même. [...]
Ces remarques paraîtront peut-être banales et superficielles et pourtant,
ces voyages dans la Crète du sud où, pendant des jours et des jours je n'ai
vécu qu'ainsi, de village en village, de familles en familles, d'hôtes en
hôtes n'ont pas seulement métamorphosé les habitudes de mon corps mais
surtout ma façon d'être avec les autres. Ils ont créé en moi ce goût, ce
besoin même de rencontres avec des inconnus, cette confiance immédiate à
l'égard des autres (qui en dépit de tous les pronostics n'a jamais été
démentie par les faits depuis tant et tant d'années que je voyage ainsi, à
croire que parmi les signes invisibles et nécessaires de ces rencontres
figure d'abord la confiance). Rien de tout cela ne s'apprend évidemment à la
Sorbonne ni en aucune école mais seulement sur le terrain, au sens propre du
terme : savoir se faire accepter par les autres, arriver à l'improviste sans
être jamais un intrus, rester entièrement soi-même, tout en renonçant à ses
acquis et à ses habitudes, bref devenir autonome à l'égard de sa naissance
et lié à tous les lieux, à tous les êtres qu'on rencontre, c'est cela que
m'a appris la Crète. Là, dans ces villages misérables, au milieu de ces
familles si pauvres et si chaleureuses pourtant, j'ai pu enfin me délivrer
du lieu de ma naissance, rompre ce faux cordon ombilical que tant d'êtres
traînent avec eux toute leur vie. Là, j'ai commencé mon apprentissage de
véritable voyageur. Qu'est-ce, me direz-vous, qu'un véritable voyageur ?
Celui qui, en chaque pays parcouru, par la seule rencontre des autres et
l'oubli nécessaire de lui-même, y recommence sa naissance.
1. la désigne la Crète.
I. Vous répondrez d'abord aux questions suivantes (6
points)
- En vous fondant sur des indices précis, vous
justifierez l'appartenance de ces trois textes à l'objet d'étude : le
biographique (2 points).
- En prenant appui sur les textes, vous analyserez par
quels procédés les auteurs cherchent à persuader leurs lecteurs des
bienfaits du voyage (4 points).
II. Vous traiterez un de ces sujets au choix (14 points):
- Commentaire
Vous commenterez le texte de Rousseau en vous aidant du parcours de lecture suivant :
- vous étudierez les éléments qui constituent le bonheur lors des voyages à
pied.
- vous analyserez ce qu'apporte l'écriture des voyages passés.
Vous n'oublierez pas d'insérer dans votre commentaire toutes les remarques
concernant l'originalité du style.
- Dissertation
Vous vous interrogerez sur les raisons qui incitent le « véritable voyageur
» à rendre compte de tout ce qu'il a vécu lors de ses voyages. Après avoir
défini « le véritable voyageur », en prenant appui sur les textes du corpus,
vous vous demanderez, sans vous limiter aux textes proposés, ce que la
relation d'un voyage, quel que soit le genre adopté (autobiographie, récit
de voyage, journal, poésie) peut apporter aux lecteurs. En vous fondant sur
vos connaissances et vos lectures personnelles, vous construirez un
développement argumenté, appuyé sur des exemples littéraires appartenant à
différents genres.
- Invention
« Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si
j'ose ainsi dire, que dans ceux (= les voyages) que j'ai faits seul
et à pied », écrit Rousseau dans les Confessions. Dans un article
pour un journal de lycéens, vous ferez à votre tour l'éloge d'un voyage
accompli à pied ou par un autre moyen de déplacement, seul ou en groupe.
Vous rédigerez un texte en prose qui rende compte des sensations et des
émotions ressenties. Vous ne signerez pas l'article et ne donnerez aucun
élément qui permettrait de connaître votre identité.
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