Jean-Jacques
ROUSSEAU
Confessions
livres I - VI
Enjeux,
pièges et échecs
du pacte autobiographique
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Objet
d'étude :
Le
roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle.
Parcours
:
Soi-même comme un autre
Récit et connaissance de soi.
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a notion de
"pacte autobiographique" a été popularisée par Philippe
Lejeune. L'expression désigne l'enjeu de toute
écriture de soi : la fusion, dans cette entreprise
rétrospective, de l'auteur et du narrateur engagerait
celui qui s'y livre à la plus objective sincérité.
On ne sera pas sans remarquer combien tous ces
termes jurent : comment raconter l'être que je fus sans le
faire avec le regard de l'être que je suis ? comment
observer une sincérité absolue quand, en moi, s'obstine à
agir l'autre qui lira et qui, d'une manière ou d'une
autre, constitue mon écriture, pénitente ou provocante ?
Notre propos est d'observer ces pièges de l'autobiographie
à travers les six premiers livres des Confessions
de Jean-Jacques Rousseau, souhaitant nous inscrire aussi
dans l'étude du genre autobiographique, que les
instructions officielles ont longtemps prescrite pour les
sections littéraires, dans l'espoir que les pistes que
nous suggérons soient fructueuses pour d'autres œuvres et
d'autres sections.
L'autobiographie
évoque les aléas d'une existence privée, dont elle fait la
somme pour en dégager un portrait de soi. On comprend donc
que le texte autobiographique se partage sans cesse entre
récit et discours :
L'autobiographie
: |
un
"récit de vie" |
un
autoportrait |
Intention
de l'auteur : |
se
raconter |
s'analyser |
Temps
verbaux : |
temps
du récit |
temps
du discours |
Organisation
: |
rigoureuse
(chronologie) |
par
thèmes |
Signification
du "je" : |
le
personnage d'autrefois |
l'auteur-narrateur |
Perspective
dominante : |
le
monde, les événements |
le
moi |
Registres
dominants : |
épique,
pathétique, comique |
lyrique,
didactique, ironique |
Cette
oscillation constante du texte autobiographique entre le
récit et son commentaire ne manque de poser quelques
problèmes quant à l'authenticité de son intention.
Pourquoi raconte-t-on sa vie ?
pour
se justifier des fautes qu'on a commises ou qu'on estime
nous avoir été imputées à tort ?
pour
voir plus clair en soi, organiser le chaos de sa vie
intérieure ?
laisser
un témoignage, viser une certaine exemplarité ?
sauver
le passé de l'éphémère et s'opposer à la mort ?
céder
au plaisir de raconter et de revivre des moments heureux ?
Pour tout cela sans doute. Mais la moindre de ces
intentions vient donner à l'entreprise autobiographique
une finalité qui menace d'en gâter la sincérité. Peu
d'entre nous en effet échappent à l'éparpillement de
l'existence, comme à la volonté de lui donner du sens. Du
"misérable tas de secrets" qui constitue notre moi, chacun
voudrait pouvoir, par l'alchimie de l'écriture, tisser une
trame cohérente au bout de laquelle un être surgirait, qui
serait soi, unique et irremplaçable. Car qui pourrait
s'exclamer, comme Napoléon : "Quel roman que ma vie !" ?
Écrire sur soi équivaut donc toujours à un tri, une
organisation, un choix, même lorsque la perspective qu'on
emprunte n'est pas celle de l'hagiographie.
« Cinquante-cinq
ans plus tard. Ça déforme les mots. Et quand je
crois me regarder, je m'imagine. C'est plus fort
que moi, je m'ordonne. Je rapproche des faits
qui furent, mais séparés. Je crois me souvenir,
je m'invente. […] Les bouts de
mémoire, ça ne fait pas une photographie, mal
cousus ensemble, mais un carnaval. »
(Louis Aragon, Le Mentir-vrai).
|
Pour ce qui concerne Rousseau, les écueils que
rencontre son pacte de sincérité, orgueilleusement
présenté dès le préambule,
sont particulièrement manifestes. On pourrait simplement
souligner combien est éloquent le fait que, se référant à
l'œuvre de Saint Augustin, Rousseau ait choisi le titre de
Confessions : nous prépare-t-on aux aveux d'un
pénitent, en quête d'absolution divine ? Et si tel est le
cas, n'est-il pas légitime que nous, lecteurs, si
solennellement défiés dans ce préambule, allions examiner
de plus près l'authenticité de l'entreprise ?
Tel est notre propos : prenons au mot l'orateur du
préambule des Confessions, et voyons quels
obstacles a rencontrés sa volonté, sans doute sincère, de
ne rien taire et de nous offrir le visage d'une homme
"dans toute la vérité de la nature".
Rousseau
entreprend d'écrire ses mémoires dans une période
particulièrement difficile de son existence : en 1762, le
Parlement de Paris condamne l'Émile à être brûlé,
aussitôt imité par la république de Genève et la Hollande.
Rousseau se réfugie à Môtiers-Travers, dans la principauté
de Neuchâtel. Invité par son éditeur Rey à écrire
l'histoire de sa vie, il s'y décide en 1763, dans un état
d'esprit d'homme traqué. En 1764, sa querelle
avec Voltaire prend un tour venimeux avec le Sentiment
des citoyens où ce dernier révèle l'abandon
des quatre enfants de Jean-Jacques aux Enfants-Trouvés.
Cette accusation précipite l'écriture des quatre premiers
livres des Confessions en 1765 (manuscrit de
Neuchâtel). Rousseau y raconte ses années d'enfance et
d'adolescence, qu'il clôt d'une conclusion provisoire,
légitimant que l'on s'intéresse à ces quatre livres comme
à un ensemble autonome. Il reprend pourtant la plume en
1766 pour rédiger les livres V et VI, et une rapide
conclusion semble à nouveau valider cet ensemble : «
Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse.
J’en ai narré l’histoire avec une fidélité dont mon cœur
est content. Si dans la suite j’honorai mon âge mûr de
quelques vertus, je les aurais dites avec la même
franchise, et c’était mon dessein ; mais il faut m’arrêter
ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mémoire
parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra
ce que j’avais à dire. Alors on saura pourquoi je me tais.»
SYNOPSIS
DES SIX PREMIERS LIVRES |
Livre
I
1712 à Mars 1728.
(0-16 ans)
|
Préambule
- Mort de sa mère - Lectures nocturnes avec le
père - A Bossey, chez le pasteur Lambercier :
découverte de l'injustice (le peigne cassé) ;
émois sexuels lors d'une fessée (premier
aveu) - En apprentissage chez le graveur
Ducommun - Jean-Jacques fuit Genève dont il trouve
un soir les portes fermées. |
Livre
II
Mars à Décembre 1728.
(16 ans) |
Recueilli
par des réseaux chargés de convertir les jeunes
protestants - Première rencontre à Annecy de
Mme de Warens - Elle l'envoie à l'hospice des
catéchumènes de Turin - Agression sexuelle d'un
Maure - Court séjour chez Mme Basile - Engagé
comme laquais chez Mme de Vercellis, J.J. accuse
la servante Marion d'un vol qu'il a commis (deuxième
aveu). |
Livre
III
Mars 1728 - Avril 1730.
(16 à 18 ans) |
Errant
dans Turin, J.J. se livre à des pratiques
exhibitionnistes - Engagé chez le comte de Gouvon,
il étonne l'assistance par ses connaissances - Il
prend la route d'Annecy avec l'ami Bâcle - Mme de
Warens l'accueille à nouveau - Cours au séminaire
et leçons de musique - J.J. suit à Lyon le
musicien Le Maître et l'abandonne dans la rue
alors que celui-ci a une crise d'épilepsie (troisième
aveu). |
Livre
IV
Avril 1730 à Octobre 1731.
(18-19 ans)
|
De
retour à Annecy : Mme de Warens est absente -
Journée idyllique avec deux jeunes filles - J.J.
part pour Fribourg avec la femme de chambre de Mme
de Warens puis s'installe à Lausanne où il donne
un concert catastrophique - Rencontre d'un faux
archimandrite - Voyage à Paris, puis retour à
Lyon - Rencontre d'un prêtre homosexuel et d'un
paysan - Retour à Annecy où Mme de Warens le fait
entrer au cadastre du roi de Piémont-Sardaigne. |
Livre
V
1732 à 1736.
(20 à 24 ans) |
Auprès
de Mme de Warens, J.J. se consacre à la musique,
et redevient bientôt professeur - Mme de Warens
fait de lui son amant, tout en gardant auprès
d’elle l'intendant Claude Anet dont elle est la
maîtresse - Ménage à trois interrompu par la mort
d'Anet - Installation du couple dans la maison des
Charmettes, non loin de Chambéry. |
Livre
VI
1737 à 1742.
(25 à 30 ans) |
Aux
Charmettes, malgré une santé précaire, J.J. mène
une vie paisible et heureuse, vouée à l'étude -
Voyage à Montpellier pour aller consulter un
médecin - Brève aventure avec Mme de Larnage - Au
retour, Mme de Warens se montre plus froide : elle
est devenue la maîtresse d’un jeune homme du pays
de Vaud, Vintzenried - J.J. décide de partir pour
Lyon où il est engagé comme précepteur des enfants
de M. de Mably. L’expérience est peu concluante -
Retour aux Charmettes, où J.J. vit seul un an - Il
met au point une nouvelle manière de noter la
musique, et gagne Paris avec l’espoir d’y trouver
le succès. |
Si les Confessions prétendent donner la parole à
un pénitent, force est de constater que celui-ci est
toujours prêt à composer un plaidoyer pro domo
dont la stratégie peut se ramener à quelques procédés plus
ou moins concertés :
l'appel
à la pitié
Certaines
expression récurrentes du livre I préparent le lecteur au
récit d'une existence lamentable : "la naissance fut le
premier de mes malheurs", "le malheur de ma vie", "la
fatalité de ma destinée"... De fait, on ne peut
oublier le jeune âge de ce garçon sans famille, souvent
égaré sur les routes, à qui manquent l'entrain et la
gouaille du picaro. Le rappel permanent de ces
vicissitudes comme de l'insouciance naturelle de l'âge ne
peut que nous rendre enclins à l'indulgence.
Faire
le portrait le mieux exécuté et le plus
ressemblant du personnage que j'étais (comme
certains peignent avec éclat paysages ingrats ou
ustensiles quotidiens), ne laisser un souci d'art
intervenir que pour ce qui touchait au style et à
la composition : voilà ce que je me proposais,
comme si j'avais escompté que mon talent de
peintre et la lucidité exemplaire dont je saurais
faire preuve compenseraient ma médiocrité en tant
que modèle et comme si, surtout, un accroissement
d'ordre moral devait pour moi résulter de ce qu'il
y avait d'ardu dans une telle entreprise puisque -
à défaut même de l'élimination de quelques-unes de
mes faiblesses - je me serais du moins montré
capable de ce regard sans complaisance dirigé sur
moi-même.
Ce que je méconnaissais, c'est qu'à la base
de toute introspection il y a goût de se
contempler et qu'au fond de toute confession il y
a désir d'être absous. Me regarder sans
complaisance, c'était encore me regarder,
maintenir mes yeux fixés sur moi au lieu de les
porter au delà pour me dépasser vers quelque chose
de plus largement humain. Me dévoiler devant les
autres mais le faire dans un écrit dont je
souhaitais qu'il fût bien rédigé et architecturé,
riche d'aperçus et émouvant, c'était tenter de les
séduire pour qu'ils me soient indulgents, limiter
- de toutes façons - le scandale en lui donnant
forme esthétique.
Michel Leiris, L'Âge d'homme.
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stratégie
de l'aveu : le désir d'être absous
Les quatre premiers livres sont rythmés par trois
aveux, accompagnés chacun d'un protocole de
présentation identique : il s'agit toujours de
souligner d'abord l'énormité de la faute dans des
termes parfois hyperboliques qui ne manqueront pas
de paraître excessifs au lecteur le plus sévère !
Ensuite, le narrateur prétendra expliquer les
circonstances de cette faute pour aboutir à la même
protestation : "il ne faut point juger les
hommes par leurs actions" (livre I).
L'intériorisation systématique de l'acte, la
dénonciation de l'apparence de la culpabilité au
profit de l'innocence de l'intention sont
particulièrement manifestes dans l'aveu du vol du
ruban et de la calomnie de Marion (livre II),
vilenies que nous sommes beaucoup moins enclins à
pardonner que l'aveu du plaisir trouble éprouvé lors
d'une fessée. Le narrateur le sait si bien qu'il ne
consentira à les raconter qu'après avoir créé une
tension dramatique destinée à évoquer la persistance
de ses remords. Il pourra ensuite commenter
longuement les faits en opposant aux lois écrites,
qui souvent poussent aux vices, la sincérité d'un
cœur pur et la droiture d'un comportement toujours
trahi par ses gestes et par la tyrannique
incompréhension des adultes.
Ici, comme ailleurs, se révèle la perversité
d'une entreprise qui préfère raconter l'histoire
d'une conscience plutôt que celle d'une existence :
sans cesse, nous sommes invités à juger des faits
par le biais d'un point de vue démultiplié. Celui de
l'enfant ne peut que suggérer l'irresponsabilité de
l'âge; celui du narrateur adulte sait habilement
argumenter à la lumière de ses préventions contre
l'humain et de la sincérité de son repentir. Dans
les deux cas, il nous reste à difficilement démêler
ce qui ressortit au courage ou à la casuistique.
le
désir de cohérence
Écrire sur soi, c'est toujours ordonner le chaos :
notre durée est constituée d'une trame confuse où se
superposent des moi différents. A notre
souci légitime d'y deviner une permanence, voire une
histoire cohérente au terme de laquelle quelqu'un
qui serait je se serait construit et
affirmé, s'opposent impitoyablement des histoires
sans signification ni envergure, qui ne nous
laissent que le goût amer de l'inachevé et de la
contingence. « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues », écrit Annie Ernaux dans Le jeune homme, témoignant ainsi du complément indispensable apporté par l'écriture à la vie. Toute entreprise autobiographique est
pour cela immanquablement vouée à échafauder un
mythe personnel capable de conjurer cette immanence.
Le livre I des Confessions trahit
tout particulièrement se souci. On a pu remarquer
comment s'y dessine une véritable anthropologie :
l'évolution de l'enfant traverse en effet plusieurs
"âges" qui sont aussi ceux de l'humanité. Ainsi
l'âge d'or de la petite enfance, symbolisé par les
jeux innocents de Bossey, est irrémédiablement
perdu, comme un jardin d'Éden, à l'occasion de la
découverte du Mal : l'affaire du peigne cassé
est racontée avec une indignation toute vibrante
encore comme l'épreuve jamais oubliée d'une
injustice qui sonne le glas de l'harmonie
originelle. Dés lors, l'enfant peut sombrer dans
l'âge de fer du travail et du mensonge : le
narrateur s'emploie à rechercher, à expliquer les
circonstances qui l'ont fait logiquement ce qu'il
est devenu. Quelques épisodes sont ainsi marqués
d'un sceau particulier (rencontre de Mme de Warens)
comme ayant décidé de toute une vie; le long
autoportrait du livre III correspond à la volonté de
gommer par l'écriture les aspects consternants de la
personnalité sociale et de faire valoir ce moi
secret toujours plus authentique.
Ceci enlève bien sûr beaucoup au projet des Confessions
: car si le narrateur est le premier à oser livrer
des confidences infamantes ou simplement des moments
nuls, il sait non seulement s'en excuser mais les
rallier à une entreprise de connaissance de soi qui,
toujours, refuse le parcellaire et le contingent :
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Les
auteurs de confessions ou de souvenirs ou de
journaux intimes sont invariablement les dupes de
leur espoir de choquer; et nous, dupes de ces
dupes. Ce n'est jamais soi-même que l'on veut
exhiber tel quel; on sait bien qu'une personne
réelle n'a pas grand'chose à nous apprendre sur ce
qu'elle est. On écrit donc les aveux de quelque
autre plus remarquable, plus pur, plus noir, plus
vif, plus sensible, et même plus soi qu'il n'est
permis, car le soi a des degrés. Qui se confesse
ment, et fuit le véritable vrai, lequel est nul,
ou informe, et, en général, indistinct. Mais la
confidence toujours songe à la gloire, au
scandale, à l'excuse, à la propagande.
Paul Valéry, Études littéraires. Stendhal
in Variété.
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l'illustration
de la thèse philosophique
Il s'agit
ici d'une autre forme de déviation du projet
autobiographique, particulièrement manifeste chez l'écrivain
ou le philosophe : il est en effet tentant pour eux de
percevoir, dans l'enfant qu'ils furent, les germes des idées
qui sont les leurs et de vérifier les thèses qui ont
charpenté leur œuvre. A vrai dire, Rousseau ne manque pas
une occasion de valider les siennes dans l'exemple de sa vie
: l'épisode de Bossey entonne l'éloge de la simplicité
champêtre et de l'éducation sans contraintes; l'affaire du
peigne cassé explique l'horreur pour l'injustice; l'exploit
philologique devant Mlle de Breil paraît rétablir
l'"ordre naturel" de la société; telle rencontre de prêtres
homosexuels justifiera l'anticléricalisme, telle autre d'un
paysan apeuré légitimera la haine de l'oppression... La
navigation du livre III au sein de différents milieux
représente une sorte de quête de l'identité sociale dont le
narrateur nous dit qu'elle ne peut être trouvée que par soi.
Les deux derniers livres des Confessions sont
ainsi dominés par la lente découverte de son talent
artistique (musique, écriture) qui consommeront le sacre de
cette identité, véritable revanche prise sur l'arbitraire
social. Enfin l'imaginaire ne cesse de profiler ses chimères
à l'horizon d'un adolescent pourtant pressé de profiter des
chances offertes : difficile alors de ne pas penser que le
narrateur adulte pose sur son enfance un regard qu'attendrit
l'amertume des expériences postérieures, et que les nuits
solitaires au bord des fleuves ou les longues marches à pied
n'aient servi que plus tard à échafauder un univers selon
son cœur.
le
plaisir de raconter
Cette émotion transparaît plus encore aux moments où le
narrateur cède à ce plaisir. Il est heureux d'ailleurs qu'il
abandonne l'austérité glacée du préambule et sa manie quasi
paranoïaque de la justification, car ces instants sont le
meilleur des Confessions : notre cynisme nous
soufflera peut-être que Rousseau a trouvé là le moyen
d'entraîner le lecteur dans une complicité amusée ou émue
pour mieux le convaincre de son innocence. Qu'importe après
tout ? L'aventure héroï-comique de l'aqueduc, la
journée passée à la campagne avec les demoiselles Galley et
Graffenried échappent à notre investigation comme à la
sienne. Elles sont de ces instants sauvés par l'écriture, et
le projet autobiographique y trouve sa vraie
justification. « J'écris pour abréger le temps » / «
j'écris pour allonger le temps » : André Breton jugeait les
deux intentions similaires. Elles le sont en effet si l'on
considère que le travail de mémoire consiste à la fois à
prolonger les moments heureux et à bannir tous les autres.
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Au
seuil d'une de ses œuvres autobiographiques, Commencements
d'une vie, François Mauriac semble
récapituler pour nous tout ce qui, chez l'écrivain,
ne peut être mis au compte de la mauvaise foi, mais
doit être plutôt rattaché à la nécessité d'ordonner
le flux de sa conscience où se mêlent naturellement
l'immédiateté, les résurgences de la mémoire et la
dimension réflexive :
|
Mais
pour peu que l'art apparaisse dans ces sortes
d'ouvrages [autobiographiques], ils deviennent un
mensonge; ou plutôt, l'humble et mouvante vérité
d'un destin particulier se trouve dépassée, malgré
l'auteur, qui atteint, sans l'avoir cherché, à une
vérité plus générale. Il compose, après coup, ce qui
n'était pas composé et ménage la lumière selon
l'effet à produire : ainsi des régions immenses de
sa vie se trouvent plongées dans les ténèbres et il
éclaire ce qui en lui prête à de beaux
développements.
Même un auteur, qui se couvre de boue et qui
décèle ses actions les plus tristes, ne doute pas de
gagner des cœurs par son audace. On vantera son
courage, son humilité. On trouvera mille raisons de
l'absoudre sans révéler la véritable : c'est que
celui qui confesse tout aide au soulagement de ceux
qui n'avouent rien. [...]
Surtout, gardons-nous de croire qu'un auteur
retouche ses souvenirs avec l'intention délibérée de
nous tromper. Au vrai, il obéit à une nécessité : il
faut bien qu'il immobilise, qu'il fixe cette vie
passée qui fut mouvante. Tel sentiment, telle
passion qu'il éprouva, mais qui furent, dans la
réalité, mêlées à beaucoup d'autres, imbriquées dans
un ensemble, il faut bien qu'il les isole, qu'il les
délimite, qu'il leur impose des contours, sans tenir
compte de leur durée, de leur évolution
insaisissable. C'est malgré lui qu'il découpe, dans
son passé fourmillant, ces figures aussi arbitraires
que les constellations dont nous avons peuplé la
nuit.
Il ne faut pas non plus faire grief à un
auteur de ce que ses mémoires sont, le plus souvent,
une justification de sa vie. Même sans l'avoir voulu
au départ, nous finissons toujours par nous
justifier; nous sommes toujours à la barre, dès que
nous parlons de nous, - même si nous ne savons plus
devant qui nous plaidons.
François MAURIAC, Commencements d'une vie
(1932).
|
l'alchimie
du souvenir
Qui écrit ? Plus que jamais dans l'autobiographie, il
convient de se poser la question : du jeune homme que
j'étais et que j'évoque alors que je suis un vieillard, de
quelle vérité puis-je me targuer ? Parlant de cet être déjà
si lointain, n'est-il pas fatal que je le fasse sous
l'éclairage trompeur du présent ? Il faut donc accepter que
cette écriture se déploie doublement et faire la part de
l'alchimie secrète qui mêle des niveaux temporels
différents. C'est ce projet qu'établit Rousseau au seuil des
Confessions : « En me livrant à la fois au
souvenir de 1'impression reçue et au sentiment présent je
peindrai doublement l'état de mon âme, savoir au moment où
l'événement m'est arrivé et au moment où je l'ai décrit.
»
Plus
tard Chateaubriand fera de cette « unité
indéfinissable » le territoire même de ses Mémoires
et dira superbement :
|
|
Chacun
de son côté, Jean-Marie Le Clézio et Colette
confirment cette incertitude du souvenir, toujours
parasité par des fragments d'images ou de récits
issus de temps différents :
|
Ces
Mémoires ont été composés à différentes dates et en
différents pays. De là des prologues obligés qui
peignent les lieux que j’avais sous les yeux, les
sentiments qui m’occupaient au moment où se renoue
le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma
vie sont ainsi entrées les unes dans les autres : il
m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité,
j’ai eu à parler de mes temps de misère ; dans mes
jours de tribulation, à retracer mes jours de
bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse,
la gravité de mes années d’expérience attristant mes
années légères, les rayons de mon soleil, depuis son
aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se
confondant, ont produit dans mes récits une sorte de
confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité
indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe
a de mon berceau : mes souffrances deviennent des
plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais
plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont
d’une tête brune ou chenue.
F.R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe,
préface.
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Je ne sais pas si je puis dire que je m'en
souviens. J'ai vu trop d'images par la suite, des
photos, des films d'actualité, des films de fiction,
j'ai lu trop de récits, des romans, des livres
d'histoire, des histoires. La mémoire est un tissu
fragile, facilement rompu, contaminé. Je me méfie
des livres de souvenirs. Ils donnent souvent un
mélange confus, contradictoire, une sorte de soupe
originelle où le vrai, le faux, le complaisant, le
moralisateur sont des éléments trop cuits, forment
une gelée sans vie ou sans saveur.
J.-M.-G. Le Clézio, L'enfant et la guerre
(2020).
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Si un enfant pouvait raconter, pendant qu’il la
traverse, sa véritable enfance, son récit ne serait
peut-être que drames et déceptions. Mais il n’écrit
qu’en son âge adulte. Cependant il croit garder
intacts les souvenirs de son enfance. Je me méfie
même des miens. Nous devenons imaginatifs sur le
tard, en même temps qu'optimistes, pour déformer en
les dépeignant ces violents chagrins, ces
mélancolies, cette jalousie brûlante. Il manque à
l'authenticité de ces sortes de mémoires, la rayure
d'ombre et de lumière, les sursauts de douleur
emportée et de folle allégresse, les heures
interminables et les années galopantes, bref le
rythme perdu.
Colette, Belles saisons.
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Ainsi le pacte de sincérité semble à plus d'un titre pris
en défaut dans "cette entreprise qui n'eut jamais
d'exemple". Mais on ne saurait parler d'échec qu'à
l'aune du défi lancé par Rousseau à son lecteur. Car le
lecteur moderne sait, un peu plus peut-être que le
contemporain de Rousseau, que la « vérité » s'accommode
très bien de la fiction, mieux sans doute que de la
platitude, pourtant authentique, des faits : la mise en
forme - pudique ou simplement esthétique - du souvenir
contient un vérité supérieure de l'être intime, parfois
peu amenée à se révéler concrètement dans les aléas d'une
vie. C'est là que réside le privilège de la littérature,
dont, bien sûr, on se saurait excepter aucune des
autobiographies les plus scrupuleusement « objectives ».
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