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BIOGRAPHIE
ET AUTOBIOGRAPHIE
Pour
prolonger notre séquence sur les Confessions (voir page précédente) et réfléchir aux
différences entre autobiographie et biographie,
nous vous proposons d'examiner des documents
autour de trois perspectives : la première
confronte le biographe puis l'auteur d'une
autobiographie à leur sujet (moi et lui);
la deuxième convoque autour d'une même anecdote
le récit qu'en ont établi deux biographes
différents et celui proposé par le héros
lui-même (il et je). Enfin, la
troisième perspective choisit de mettre en
relief la nature du mensonge romanesque qui est
de parvenir à une vérité supérieure (le
mentir vrai).
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I
moi
et lui
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Observez les deux documents suivants : dans le
premier, un biographe se penche sur son entreprise
et établit l'unicité du personnage qu'il a tant
fréquenté; dans le second, Jean-Paul Sartre fait
un bilan mesuré d'une autobiographie qu'il a vouée
à la dénonciation des mythes qui ont encombré son
enfance : au bout du compte, reste un homme comme
les autres.
Avouant sa fascination, ou au moins son
intérêt, pour un personnage, le biographe fait-il
de lui, selon les propres mots de Rousseau, un
homme « fait comme aucun de ceux qui existent » ?
(lire le Préambule
des Confessions.)
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LE BIOGRAPHE ET SON SUJET : Jean
Guéhenno : Jean-Jacques,
histoire d’une conscience (II, XI)
[On n'entreprend pas de consacrer une partie
de sa vie à celle d'un autre sans profondes
affinités, sans cette sympathie qui,
par-delà les documents accumulés, fait saisir
l'essentiel d'une personne et d'une existence.
Au terme de sa biographie de Rousseau, Jean
Guéhenno fait cet émouvant bilan d'une
complicité de dix années : "Tout homme est
unique". On comparera utilement ce passage à
l'extrait des Mots que nous
reproduisons ensuite, où Jean-Paul Sartre
aboutit au constat inverse.]
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C'est fini ! Le voici
mort, enterré. Je suis venu à l'île des Peupliers.
C'est là qu'il est encore pour tous ceux qui le
connaissent et l'aiment un peu, non pas dans ce
palais gelé où la Révolution porta ses os et où la
postérité n'est reconnaissante aux plus grands des
morts qu'à la condition de se soumettre leur
pensée. Les vivants ne donnent rien pour rien. Il
faut que la gloire même des morts les justifie
d'être ce qu'ils sont... Je n'ai pu aborder à
l'île, et c'est mieux ainsi sans doute. Le tombeau
vide est là, de l'autre côté de l'eau, à quelques
mètres du rivage, entre les hautes flammèches des
peupliers. Qu'ai-je pu saisir de Jean-Jacques ?
Quelque chose reste inaccessible.
Cela fait dix ans que nous avons vécu
ensemble, dans une intimité étrange, parfois
fantastique. J'ai tout regardé, tout fouillé avec
une curiosité, une indiscrétion, une cruauté
telles que je lui en demandais pardon. Mais
j'aurais voulu tout savoir. Je connais désormais
bien mieux sa vie que la mienne. Car la sienne
propre, on ne la connaît pas, ou du moins presque
toujours quelque chose en nous ne veut pas se
connaître. J'ai pu vivre en lui à ces profondeurs
où tout se mêle, où l'on voit la sincérité devenir
hypocrisie, et où l'on n'aimerait pas regarder,
s'il s'agissait de soi. L'une de mes ambitions, en
entrant dans cette peut-être absurde entreprise,
était de savoir enfin ce qu'est un homme. Je crois
maintenant le savoir un peu mieux. Ce qu'on ne
peut savoir, à partir de soi-même, trompé qu'on
est à chaque instant par l'amour-propre,
l'intérêt, l'instinct de conservation, on finit
par le savoir un peu, en regardant avec amour et
sévérité la vie d'un autre, quand il a été bavard
sur lui-même et quand les circonstances de sa vie
ont accumulé sur lui les documents.
Dix années de travail à propos d'un seul
homme, et rien que pour savoir ce que valut sa
sincérité. J'ai dans les oreilles les sarcasmes
d'un de mes amis. Chaque fois que je lui
rapportais quelque aventure de mon héros, quelque
faiblesse, quelque erreur : "Mais oui, me
disait-il, il est comme tout le monde." Et je
devinais dans ces mots ma condamnation. Était-ce
la peine d'établir avec tant de soin l'évidence ?
Je me perdais dans les contingences, et, par
comble, les plus naïves, les plus éclatantes. Ma
seule justification eût été, aux yeux de mon ami,
de trouver le schéma logique de ces erreurs, de
résumer enfin en un concept de valeur universelle
tant d'errements, de dire la loi de ces passions,
de ces hasards. Mais ce qui m'a retenu à la tâche,
ce fut, je le crois bien, tout au contraire,
l'impossibilité de la généralisation, l'indicible
émotion que j'éprouvais, à chaque instant de mon
travail, à vérifier que ces erreurs, ces passions
qui faisaient ressembler mon héros à « tout le
monde » avaient pourtant cette grandeur
d'être uniques. Tout homme est unique. Et cette
unicité est ce qui fait sa dignité, ce qui le
rend, quel qu'il soit, digne d'une longue étude.
Si j'avais commencé mon travail avec l'idée naïve
de me faire le juge de Jean-Jacques, je l’oubliai
bientôt. Je ne sentis plus que cette indulgence
qu’il faut bien qu’on ait pour tous ceux avec qui
l’on vit.
© Gallimard, 1962
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L'AUTOBIOGRAPHE ET SON SUJET : Jean-Paul
Sartre, Les Mots. |
J'ai désinvesti mais je
n'ai pas défroqué : j'écris toujours. Que faire
d'autre ?
Nulla dies sine linea.
C'est mon habitude et puis c'est mon
métier. Longtemps j'ai pris ma plume pour une
épée, à présent je connais notre impuissance.
N'importe : je fais, je ferai des livres; il en
faut; cela sert tout de même. La culture ne sauve
rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est
un produit de l'homme : il s'y projette, s'y
reconnaît; seul, ce miroir critique lui offre son
image. Du reste, ce vieux bâtiment ruineux, mon
imposture, c'est aussi mon caractère : on se
défait d'une névrose, on ne se guérit pas de soi.
Usés, effacés, humiliés, rencognés, passés sous
silence, tous les traits de l'enfant sont restés
chez le quinquagénaire. La plupart du temps ils
s'aplatissent dans l'ombre, ils guettent: au
premier instant d'inattention, ils relèvent la
tête et pénètrent dans le plein jour sous un
déguisement : je prétends sincèrement n'écrire que
pour mon temps mais je m'agace de ma notoriété
présente; ce n'est pas la gloire puisque je vis et
cela suffit pourtant à démentir mes vieux rêves,
serait-ce que je les nourris encore secrètement ?
Pas tout à fait : je les ai, je crois, adaptés:
puisque j'ai perdu mes chances de mourir inconnu,
je me flatte quelquefois de vivre méconnu.
Grisélidis pas morte. Pardaillan m'habite encore.
Et Strogoff.
Je ne relève que d'eux qui ne relèvent que de Dieu
et je ne crois pas en Dieu. Allez vous y
reconnaître. Pour ma part, je ne m'y reconnais pas
et je me demande parfois si je ne joue pas à qui
perd gagne et ne m'applique à piétiner mes espoirs
d'autrefois pour que tout me soit rendu au
centuple. En ce cas je serais Philoctète
: magnifique et puant, cet infirme a donné jusqu'à
son arc sans condition; mais, souterrainement, on
peut être sûr qu'il attend sa récompense.
Laissons cela. Mamie dirait :
« Glissez, mortels, n'appuyez pas ».
Ce que j'aime en ma folie, c'est
qu'elle m'a protégé, du premier jour, contre les
séductions de « l'élite » : jamais je ne me suis
cru l'heureux propriétaire d'un « talent » : ma
seule affaire était de me sauver - rien dans les
mains, rien dans les poches - par le travail et la
foi. Du coup ma pure option ne m'élevait au-dessus
de personne : sans équipement, sans outillage je
me suis mis tout entier à l'œuvre pour me sauver
tout entier. Si je range l'impossible Salut au
magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un
homme, fait de tous les hommes et qui les vaut
tous et que vaut n'importe qui.
© Gallimard, 1964
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II
il et je
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A
quelle vérité la biographie et l'autobiographie
prétendent-elles ? Nous vous invitons à réfléchir
à cette question autour des trois documents
suivants; les deux premiers évoquent l'arrestation
d'André Malraux (alias Colonel Berger)
par les Allemands en 1944. Le troisième laisse la
parole à Malraux lui-même sur l'événement. Des
questions et un travail d'écriture vous sont
ensuite proposés à la manière de ceux que
l'épreuve du baccalauréat pourrait vous soumettre.
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1.
Biographie. |
Le
22 juillet 1944 donc, Malraux roule dans la vieille
traction-avant de Rudelle. Sur les sièges avant sont
deux maquisards dont le chauffeur; sur les sièges
arrière le commandant Collignon, le major Georges
Hiller et lui, en uniforme. La route est la N 677.
Au moment d'entrer dans Gramat (Lot), peu après 15
heures, le véhicule, qui arbore les insignes de la
«France libre» et un drapeau tricolore, croise une
colonne motorisée allemande. Une fusillade éclate.
Le chauffeur et le garde du corps sont gravement
atteints. Le major Hiller a reçu une balle explosive
dans le bas-ventre. L'auto a basculé dans le fossé.
Les trois officiers et l'un des maquisards
sautent dans le champ. Hiller réussit à se glisser,
couvert de sang, derrière une meule de paille (c'est
l'époque de la moisson). Malraux court dans le pré.
Une balle atteint l'une de ses jambières. Il
trébuche et alors un autre projectile traverse la
jambe droite. Il s'évanouit. Ni Collignon ni le
garde du corps ne sont poursuivis, et Hiller passe
pour mort. Les Allemands ne s'occupent que de
Malraux, peut-être parce qu'il est en uniforme.
Jean Lacouture, André Malraux, Une vie
dans le siècle,
© Seuil, 1973.
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2.
Biographie. |
Pour rejoindre
son Q.G. d'«inspecteur» général, malgré les conseils
prodigués, [Malraux] refuse d'emprunter des chemins
de campagne. Sa traction avant Citroën roulera sur
des routes :
-
Les nationales sont faites pour qu'on y passe, lance
le colonel Berger.
Tant pis pour les miliciens ou les
soldats allemands qui traîneraient sur ces axes. A
défaut de commander, Malraux a fait une tournée. II
se démontre, dans le mouvement, à pied et en
voiture, qu'il ordonne et met de l'ordre. Être, si
l'on ne peut faire, c'est paraître. A
travers trois départements, il apparaît dans les
bois et les champs, les villages et les châteaux, en
vareuse ou blouson. Courageux jusqu'à l'intrépidité
sur ces routes dangereuses, virtuose du verbe, il ne
passe pas inaperçu. Les rumeurs flatteuses ou non le
précèdent: Berger, c'est Malraux. Voilà Berger,
Malraux arrive.
Ce
22 juillet donc, la Citroën noire de Malraux
emprunte le chemin départemental 14 vers Gramat. Sur
la banquette avant, à côté du chauffeur, Marius
Loubières, un garde du corps, Emilio Lopez. A
l'arrière, tassés, le Britannique George Hiller, le
colonel Berger et Henri Collignon. Sur ce C.D. 14,
les Allemands ont dressé des barrages de troncs
d'arbres et de branchages. Vers 17 heures, à la
sortie d'un virage, la Citroën approche de soldats
allemands qui tirent. La vitre arrière de la
traction éclate. Les résistants sortent de la
voiture. Malraux tombe, une balle a brisé une de ses
leggins, une autre érafle sa jambe droite. Les
résistants courent. Hiller, s'échappant, blessé,
finira rapatrié en avion à Londres sur un Lysander.
Olivier
Todd, André Malraux une vie, ©
Gallimard, 2001.
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3.
Autobiographie. |
Je revenais à moi dans une civière étendue sur
l'herbe, que deux soldats allemands empoignaient.
Sous mes jambes, elle était couverte de sang. On
avait fait sur mon pantalon un pansement de
fortune. Le corps de l'officier anglais avait
disparu. Dans la voiture, les corps immobiles de
mes deux camarades. Un Allemand détachait le
fanion. Les porteurs de ma civière partirent vers
Gramat. La ville m'avait semblé assez éloignée. Le
long de la civière, un sous-officier.
J'étais allé arbitrer un conflit
entre un maquis Buckmaster et un maquis F.T.P. Au
retour - vingt minutes plus tôt - nous somnolions
en approchant de Gramat, fanion à croix de
Lorraine claquant dans le vent chaud. Une
fusillade que l'on entend mal, le carreau arrière
qui éclate, l'auto qui fonce dans le fossé après
un tête-à-queue. La mort du chauffeur - une balle
dans la tête - a lancé violemment son pied sur le
frein. Le garde du corps est écroulé sur les
armes. L'officier anglais a sauté sur la route, à
droite, et tombe, les deux mains rouges de sang
crispées sur son ventre. J'ai sauté à gauche et
couru, les jambes engourdies par trois heures de
voiture. Le tir d'une mitrailleuse se précise;
l'auto me protège d'une autre. Une balle coupe
l'attache du genou de ma jambière droite qui se
déploie en corolle, maintenue par l'attache du
pied. Il faut m'arrêter pour l'arracher. Une balle
dans la jambe droite : douleur très faible. Le
sang seul prouve que je suis touché. Une terrible
torsion de la jambe gauche.
Ces deux types qui me transportaient comme
un paquet n'avaient pas l'air méchant du tout. Il
en viendrait d'autres. C'était extraordinairement
absurde. Comment les Allemands pouvaient-ils être
à Gramat ?
Tout allait finir ici,
Dieu sait comment, après cette route dont le ciel
radieux de juillet semblait s'établir dans
l'éternité, ces paysans qui me regardaient passer,
mains croisées sur le manche de leur bêche, et ces
paysannes qui faisaient le signe de la croix comme
un salut funèbre. Je ne verrais pas notre
victoire. Quel sens cette vie avait-elle,
aurait-elle jamais ? Mais j'étais aspiré par une
curiosité tragique de ce qui m'attendait.
André Malraux , Antimémoires,
©
Gallimard. 1967.
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QUESTIONS
:
1.
Comparez les titres des trois œuvres auxquelles ces textes
sont empruntés. Quelles attentes génèrent-ils ? En quoi
les indices d'énonciation présents dans ces trois textes
confirment-ils la différence entre les genres biographique
et autobiographique ?
2. En vous appuyant sur le texte 1 (Jean Lacouture), dont
vous mettrez en évidence le souci d'objectivité, relevez
dans le texte 2 (Olivier Todd) les marques du jugement
explicites ou implicites. Quelle image de Malraux l'auteur
souhaite-t-il donner ?
3. Comment, dans le texte 3 (Malraux), la restriction de
champ au sujet lui-même (le je) se marque-t-elle
? Quelle image l'auteur souhaite-t-il donner de lui-même ?
Quelles proportions donne-t-il à l'anecdote ? Que
souhaite-t-il lui faire signifier ?
TRAVAIL
D'ÉCRITURE
Écriture d'invention
:
Racontez à votre tour cette anecdote d'un point de
vue autobiographique en prenant l'identité de Georges
Hiller. Puis réécrivez-la telle qu'elle pourrait figurer
dans sa biographie (vous y serez soucieux de souligner la
dimension épique de l'événement et l'héroïsme de votre
personnage).
III
le « mentir vrai »
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«
L'histoire
est entièrement vraie puisque je l'ai imaginée
d'un bout à l'autre ». Le paradoxe installé par
Boris Vian au seuil de L'Écume des jours
a cessé de surprendre : nous savons aujourd'hui
qu'un écrivain ne se contente que maigrement de ce
que la réalité lui offre. Mais les "coups de
pouce" qu'il lui donne, comme pour l'inviter à
plus de tenue ou de cohérence, sont-ils
bien des mensonges ? Ne sont-ils pas plutôt des
redressements conformes à ce que la vie devrait
être, et qu'elle est au fond, mais seulement là où
elle trouve sa vérité profonde : au cœur de
nous-mêmes ?
Nous en proposons ici deux exemples, à
travers deux généreux et innocents mensonges :
Colette et Romain Gary inventent certes, chacun de
leur côté, un geste admirable de leur mère.
Mais leur biographe a beau en dénoncer le
mensonge : il reste pour eux, pour nous,
parfaitement fidèle à la figure maternelle qu'ils
ont décidé de célébrer pour la sauver du chaos.
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COLETTE
: La Naissance du jour (1928). |
« Monsieur,
« Vous me demandez de venir passer une huitaine de
jours chez vous, c’est-à-dire auprès de ma fille que
j’adore. Vous qui vivez auprès d’elle, vous savez
combien je la vois rarement, combien sa présence
m’enchante, et je suis touchée que vous m’invitiez à
venir la voir. Pourtant, je n’accepterai pas votre
aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici
pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir !
C’est une plante très rare, que l’on m’a donnée, et
qui, m’a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que
tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille
femme, et, si je m’absentais pendant que mon cactus
rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir
refleurir une autre fois...
« Veuillez donc accepter, Monsieur, avec mon
remerciement sincère, l’expression de mes sentiments
distingués et de mon regret.»
Ce billet, signé « Sidonie Colette, née Landoy
», fut écrit par ma mère à l’un de mes maris, le
second. L’année d’après, elle mourait, âgée de
soixante-dix-sept ans.
Au cours des heures où je me sens inférieure à
tout ce qui m’entoure, menacée par ma propre
médiocrité, effrayée de découvrir qu’un muscle perd sa
vigueur, un désir sa force, une douleur la trempe
affilée de son tranchant, je puis pourtant me
redresser et me dire : « Je suis la fille de celle qui
écrivit cette lettre, - cette lettre et tant d’autres,
que j’ai gardées. Celle-ci, en dix lignes, m’enseigne
qu’à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait
des voyages, mais que l’éclosion possible, l’attente
d’une fleur tropicale suspendait tout et faisait
silence même dans son cœur destiné à l’amour. Je suis
la fille d’une femme qui, dans un petit pays honteux,
avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux
chats errants, aux chemineaux et aux servantes
enceintes. Je suis la fille d’une femme qui, vingt
fois désespérée de manquer d’argent pour autrui,
courut sous la neige fouettée de vent crier de porte
en porte, chez des riches, qu’un enfant, près d’un
âtre indigent venait de naître sans langes, nu sur de
défaillantes mains nues... Puissé-je n’oublier jamais
que je suis la fille d’une telle femme qui penchait,
tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres
d’un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme
qui ne cessa elle-même d’éclore, infatigablement,
pendant trois quarts de siècle...
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Le rectificatif du biographe
(Michèle Sarde, Colette libre et entravée, 1978)
:
Le début de La Naissance du jour
consiste en une lettre de Sido arrangée par Colette.
Dans cette lettre, on peut lire qu'invitée par Henry
de Jouvenel à venir voir sa fille, Sido décline
cette invitation malgré tout son amour maternel :
son cactus rose qui ne fleurit que tous les quatre
ans est sur le point de s'épanouir. La lettre
originale est plus simple, et dans son ordinaire,
plus émouvante que la lettre « littéraire » : Sido y
accepte l'invitation de Jouvenel, « Votre invitation
si gracieusement faite me décide à l'accepter pour
bien des raisons; parmi ces raisons, il en est une à
laquelle je ne résiste jamais : voir le cher visage
de ma fille, entendre sa voix. Enfin vous connaître
et juger, autant que cela est possible, qu'elle ait
jeté avec tant d'enthousiasme son bonnet par-dessus
les moulins pour vous. Moi j'abandonnerai pour
quelques jours les êtres qui n'ont que moi sur qui
compter, la Mine qui m'a donné toute sa confiance et
toute sa tendresse, un sedum qui est prêt de fleurir
et qui est magnifique, un gloxinie dont le calice
largement ouvert me laisse à loisir surveiller la
fécondation. Tout cela va souffrir sans moi mais ma
bru me promet de veiller. Elle le fera certainement,
trop contente d'être débarrassée de sa belle-mère
pour quelques jours.
» Donc à bientôt je pense. Mais dites à Gabri
qu'elle m'écrive. Vous savez qui c'est Gabri ? C'est
bien pire, elle s'appelle Gabrielle. Le saviez-vous
? Je m'appelle bien Sidonie Colette ! »
Faut-il voir dans la transposition de Colette
un nouvel exemple de sa propension à faire passer
dans la littérature l' « abstention » et le
renoncement, difficiles dans la vie ?
Faut-il y voir inconsciemment le désir de
prêter à sa mère un refus de la voir qui fut en fait
le sien, lorsque Sido perdait ses dernières forces ?
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Romain GARY
: La Promesse de l'aube (1960). |
Je devrais interrompre
ici ce récit. Je n'écris pas pour jeter une ombre plus
grande sur la terre. Il m'en coûte de continuer et je
vais le faire le plus rapidement possible, en ajoutant
vite ces quelques mots, pour que tout soit fini et
pour que je puisse laisser retomber ma tête sur le
sable, au bord de l'Océan, dans la solitude de Big Sur
où j'ai essayé en vain de fuir la promesse de finir ce
récit.
À l'hôtel-pension Mermonts où je fis arrêter la
jeep, il n'y avait personne pour m'accueillir. On y
avait vaguement entendu parler de ma mère, mais on ne
la connaissait pas. Mes amis étaient dispersés. Il me
fallut plusieurs heures pour connaître la vérité. Ma
mère était morte trois ans et demi auparavant,
quelques mois après mon départ pour l'Angleterre.
Mais elle savait bien que je ne pouvais pas
tenir debout sans me sentir soutenu par elle et elle
avait pris ses précautions.
Au cours des derniers jours qui avaient précédé
sa mort, elle avait écrit près de deux cent cinquante
lettres, qu'elle avait fait parvenir à son amie en
Suisse. Je ne devais pas savoir –
les lettres devaient m'être expédiées régulièrement –
c'était cela, sans doute, qu'elle combinait avec
amour, lorsque j'avais saisi cette expression de ruse
dans son regard, à la clinique Saint-Antoine, où
j'étais venu la voir pour la dernière fois.
Je continuai donc à recevoir de ma mère la
force et le courage qu'il me fallait pour persévérer,
alors qu'elle était morte depuis plus de trois ans.
Le cordon ombilical avait continué à
fonctionner.
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Le rectificatif du biographe
(Mireille Sacotte, postface de l'édition
Quarto-Gallimard, 2009) :
Le livre finit donc sur cette révélation
terrible et extraordinaire : Nina est morte en 1941,
« trois ans et demi auparavant, quelques mois après
[son] départ en Angleterre », mais grâce à des
lettres envoyées à son fils post mortem,
subterfuge inventé dans un comble d'amour, « le
cordon ombilical avait continué à fonctionner ».
Hélas ce subterfuge en cache un autre et la vérité
est encore plus pénible à révéler. À vrai dire, Gary
était tout à fait au courant de la maladie de sa
mère, la scène d'adieu à l'hôpital de Nice
correspond probablement à la réalité de leur
dernière rencontre. Et il a été informé de la mort
de sa mère très rapidement, à Londres; celle-ci a
été accompagnée jusqu'à la fin par Sylvia et René
Agid, ses amis de jeunesse à qui le livre est, en
toute justice, dédié. Enfin, pire que tout, elle n'a
jamais écrit la moindre lettre « posthume » à lui
envoyer. C'est une invention très émouvante et très
habile d'écrivain. La façon qu'il a trouvée, au-delà
des deux parties consacrées à l'enfance et à
l'adolescence où leur cohabitation va de soi, de
continuer à faire fonctionner ce couple dans la
troisième partie, celle de la guerre où non
seulement ils étaient séparés mais où, de fait, elle
était irrémédiablement muette. Cependant, Maupassant
l'a dit au siècle précédent (dans sa préface à Pierre
et Jean) : dans un roman, réaliste surtout mais on
peut élargir, il est impossible de faire mourir le
héros – ici l'héroïne
– au milieu de l'action
sous prétexte que cela arrive –
est arrivé – dans la
vie. La logique du romancier a prévalu sur la
fidélité du biographe, avec raison.
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Que
vaut le pacte de sincérité engagé à divers
niveaux dans l'autobiographie ? Faut-il « tout
dire » ou bien refuser de livrer les moments
nuls de son existence ? Visant explicitement
Rousseau, Chateaubriand choisit cette dernière
position :
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|
«
Mon seul bonheur est d’attraper quelques heures,
pendant lesquelles je m’occupe d’un ouvrage qui
peut seul apporter de l'adoucissement à mes
peines : ce sont les Mémoires de ma vie. Rome y
entrera ; ce n’est que comme cela que je puis
désormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce
ne seront point des confessions pénibles pour
mes amis : si je suis quelque chose dans
l’avenir, mes amis y auront un nom aussi beau
que respectable. Je n’entretiendrai pas non plus
la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne
dirai de moi que ce qui est convenable à ma
dignité d’homme et, j’ose le dire, à l’élévation
de mon cœur. Il ne faut présenter au monde que
ce qui est beau ; ce n’est pas mentir à Dieu que
de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter
nos pareils à des sentiments nobles et généreux.
Ce n’est pas, qu’au fond, j’aie rien à cacher ;
je n’ai ni fait chasser une servante pour un
ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans
une rue, ni déshonoré la femme qui m’a
recueilli, ni mis mes bâtards aux
Enfants-Trouvés ; mais j’ai eu mes faiblesses,
mes abattements de cœur ; un gémissement sur moi
suffira pour faire comprendre au monde ces
misères communes, faites pour être laissées
derrière le voile. Que gagnerait la société à la
reproduction de ces plaies que l’on retrouve
partout ? On ne manque pas d’exemples, quand on
veut triompher de la pauvre nature humaine. »
Mémoires d’outre-tombe (Lettre à M.
Joubert, Livre XV, chapitre 7).
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Écriture d'invention :
Confrontant
Rousseau et Chateaubriand dans un dialogue
argumenté, vous les ferez défendre leur position
et manifesterez la vôtre dans la progression que
vous donnerez à ce dialogue. |
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