Jean Giono
Un
Roi sans divertissement
1947
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SOMMAIRE
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«
Qu'on laisse un roi tout seul sans aucune
satisfaction des sens, sans aucun soin de
l'esprit, sans compagnies et sans
divertissements, penser à lui tout à loisir,
et l'on verra qu'un roi sans divertissement
est un homme plein de misères. [...] Et c'est
pourquoi, après leur avoir préparé tant
d'affaires, s'ils ont quelque temps de
relâche, on leur conseille de l'employer à se
divertir, et jouer, et s'occuper toujours tout
entiers.»
Pascal, Pensées, 137,
139.
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I - Genèse
de l'œuvre - Le genre de la chronique.
Un Roi sans divertissement est contemporain d'une
phase sombre dans la vie de Jean Giono. Incarcéré en 1939 au
moment de la mobilisation parce qu'il avait signé des
publications pacifistes, l'écrivain a été arrêté fin août
1944, quelques jours après le débarquement allié, sur les
ordres du Comité de Libération de Manosque, qui lui reproche
sa collaboration à la revue La Gerbe. Giono est
interné pendant quelques mois, et il est le 9 septembre
inscrit sur la liste noire du Comité National des Écrivains,
redoutablement actif dans l'épuration. En mars 1945, libéré,
il séjourne pendant quatre mois à Marseille chez son ami
Gaston Pelous, à l'extrémité du Boulevard Baille, dans
l'intimité familiale qu'il a évoquée dans Noé. Un
nouveau personnage surgit alors dans son esprit, c'est
Angélo, le futur héros de Le Hussard sur le toit,
dont Noé nous conte aussi la naissance. C'est donc
vraisemblablement au printemps de 1945 que le romancier
forme le projet d'un cycle consacré au Hussard avec l'idée,
semble-t-il, de faire alterner des épisodes anciens et des
épisodes modernes. Du printemps à l'automne 1945, il
commence Le Hussard sur le toit,
mais, rencontrant des difficultés, il écrit
brusquement, au début de l'automne 1946, Un Roi sans
divertissement (commencé en 1943), suivi immédiatement
de Noé. Un Roi, c'est donc une sorte de
brusque crochet à l'intérieur du cycle d'Angélo. Ce crochet
(ou cette parenthèse) est lié à l'idée de la chronique,
germée dès 1937 mais réactivée au printemps de 1946 pour des
raisons matérielles. Alors que le cycle d'Angélo est fait de
gros romans épais, longs à écrire, des chroniques assez
brèves (comme Un Roi) répondraient mieux en effet à
des nécessités alimentaires : dans la mesure où Giono était
sur la liste noire, "un conte par mois pour l'Amérique
permettrait de vivre en attendant". On voit ainsi se former
le projet d'œuvres courtes, proches de la nouvelle, écrites
"à la volée", en "style récit", conduisant "rapidement au
dénouement".
Un Roi sans divertissement appartient donc à ce genre
nouveau de la chronique, dont l'ensemble est imaginé comme
un gigantesque opéra-bouffe formant un cycle de courts
récits où alterneraient deux époques, le XIXème siècle et le
XXème siècle. Voici ce que disait Giono : « Composer un
opéra-bouffe de la façon la plus libre. Se placer
également dans le moderne de la façon suivante. Le I étant
Un Roi sans divertissement, le II pourrait être par
exemple un récit de voyage à pied, en car, à travers la
Drôme, etc. [...], les pays que j'aime. Ce que j'emporte,
mon carnier, pipe, livre, tabac. Mes hôtels et auberges.
Mes rapports avec les gens [...]. Le III pourrait être une
très bucolique histoire d'amour avec Cadiche, la fille
aînée de Mme Tim [...]. De temps en temps, venir aux temps
actuels ». D'un côté, une suite au drame conté dans
Un Roi ; de l'autre, un fantaisiste et actuel récit
de voyage mettant en scène l'auteur lui-même (on songe aux
Choses vues de Victor Hugo, que Giono venait de
relire, et au Voyage sentimental de Sterne). Giono
s'est expliqué lui-même avec une parfaite netteté sur ce
qu'il appelait ses "chroniques" dans la préface de 1962 :
«
Le plan complet des chroniques romanesques était
fait en 1937. Il comprenait une vingtaine de
titres dont quelques?uns étaient définitifs,
comme Un Roi sans divertissement, Noé,
Les Âmes fortes, Les Grands chemins,
Le Moulin de Pologne, L'Iris de Suse
etc. [...] Toutes les histoires sont
maintenant écrites, certaines sont publiées,
d'autres n'ont pas encore atteint le degré de
maturité et de correction pour l'être. Il
s'agissait pour moi de composer les chroniques,
ou la chronique, c'est-à-dire tout le passé
d'anecdotes et de souvenirs, de ce "Sud
imaginaire" dont j'avais, par mes romans
précédents, composé la géographie et les
caractères. Je dis bien "Sud imaginaire", et non
pas Provence pure et simple. [...] J'ai créé de
toutes pièces les pays et les personnages de mes
romans. [...] J'avais donc, par un certain
nombre de romans, Colline, Un de
Baumugnes, Regain, Le Chant du
monde, Le Grand troupeau, Batailles
dans la Montagne, etc... créé un Sud
imaginaire, une sorte de terre australe, et je
voulais, par ces chroniques, donner à cette
invention géographique sa charpente de faits
divers (tout aussi imaginaires). Je m'étais
d'ailleurs aperçu que dans ce travail
d'imagination, le drame du créateur aux prises
avec le produit de sa création, ou côte à côte
avec lui, avait également un intérêt qu'il
fallait souligner, si je voulais donner à mon
œuvre sa véritable dimension, son authentique
liberté de non-engagement. C'est pourquoi
j'avais placé dans les premiers numéros du plan
général un livre comme Noé où l'écrivain
lui-même est le héros et, vers la fin, plusieurs
petits ouvrages où, au contraire, il
disparaissait entièrement dans la création
livrée brute. [...] Entre ces deux extrêmes le
thème même de la chronique me permet d'user de
toutes les formes du récit, et même d'en
inventer de nouvelles, quand elles sont
nécessaires (et seulement quand elles sont
exigées par le sujet).»
|
On peut ainsi fédérer
les chroniques de Giono autour des caractères suivants :
-
La
chronique se distingue du roman par un style plus
narratif, moins descriptif ou moins lyrique. Le
personnage y devient plus important que la nature.
-
Le
temps y est déterminant. Les chroniques sont
historiquement situées aux XIXème et XXème siècles, avec
des glissements d'un siècle à l'autre. Il ne s'agit pas
d'histoires ni de romans historiques, mais d'annales,
rapportées selon l'ordre du temps, avec l'opacité d'une
pure chronologie, et constituées de détails de vies
individuelles plus que d'un tableau d'époque.
-
Les
chroniques s'inscrivent dans un milieu, un Sud
imaginaire, c'est-à-dire un groupe social, une réalité
plus sociologique que géographique. On a souvent tort en
effet de confondre ce "Sud mental" avec la Provence
(Giono n'est rien moins qu'un écrivain régionaliste !).
Dans Un Roi sans divertissement, les lieux sont
certes parfaitement identifiables (la région de Lalley,
dans le Trièves, aux confins de l'Isère et de la Drôme),
mais c'est une région que Giono s'est réappropriée. De
ce "cloître de montagnes", il a pu dire : "C'est de
ce pays au fond que j'ai été fait pendant plus de 20
ans" (Journal, 1946).
-
La
chronique raconte un fait divers à portée métaphysique :
ce qui est en cause ici, c'est la condition humaine.
Mais qu'on n'en attende pas non plus de « leçon ».
L'incertitude maintenue sur les mobiles des personnages
et même sur leurs actes se contente tout au plus de
poser des questions fondamentales.
-
A
la différence des romans, la présence du narrateur (ou
du récitant) peut être concurrencée par une succession
de "témoins" auprès desquels il mène une sorte
d'enquête. Ce n'est que par la reconstitution de ces
fragments, comme dans un puzzle, que le lecteur peut
prétendre appréhender les ressorts fondamentaux de
l'intrigue et des personnages.
II -
Temporalité et narration.
« Le livre, écrit Giono, est parti parfaitement
au hasard, sans aucun personnage. Le personnage était
l'Arbre, le Hêtre. Le départ, brusquement, c'est la
découverte d'un crime, d'un cadavre qui se trouva dans les
branches de cet arbre. Il y a eu d'abord l'Arbre, puis la
victime, nous avons commencé par un être inanimé, suivi
d'un cadavre, le cadavre a suscité l'assassin tout
simplement, et après, l'assassin a suscité le justicier.
C'était le roman du justicier que j'ai écrit. C'était
celui-là que je voulais écrire, mais en partant d'un arbre
qui n'avait rien à faire dans l'histoire. » Évinçant
plus tard le rôle de l'arbre, Giono a proposé lui-même, dans
le Carnet du roman, un résumé possible de
l'intrigue d'Un Roi sans divertissement à travers le
portrait moral de Langlois, son protagoniste central : «
C'est le drame du justicier qui porte en lui-même les
turpitudes qu'il punit chez les autres. Il se tue quand il
sait qu'il est capable de s'y livrer. [...] Quelqu'un qui
connaîtrait le besoin de cruauté de tous les hommes, étant
homme, et, voyant monter en lui cette cruauté, se supprime
pour supprimer la cruauté.»
Résumé
: Dans
un village du Trièves enfoui sous la neige, ont
lieu des événements étranges. Une jeune bergère,
Marie Chazottes, disparaît, un homme est
attaqué, un porc est mutilé. L'hiver suivant, à
nouveau, un homme disparaît. Arrivent alors au
village six gendarmes conduits par le capitaine
Langlois, chargé de résoudre ces mystères.
Nouvelle disparition. L'hiver suivant, Frédéric
II, qui possède une scierie à l'écart du
village, voit un homme descendre d'un grand
hêtre. Il monte dans l'arbre, découvre les
cadavres des disparus et suit l'homme jusqu'à
Chichilianne. Il apprend son identité : c'est un
certain M. V. Langlois, à son tour, part à la
recherche du criminel, le trouve chez lui, le
tue, puis démissionne. Quelques mois plus tard,
Langlois revient au village, comme commandant de
louveterie. Il s'installe chez Saucisse, une
"vieille lorette de Grenoble", qui tient le
Café de la Route. Il fréquente le monde de la
contrée (la créole Mme Tim, le procureur royal
de Saint-Baudille), se marie, s'ennuie.
Lorsqu'un loup ravage le pays, Langlois le
traque et le tue dans une cérémonieuse battue.
Dès lors, il comprend que le seul divertissement
qui vaille est le meurtre. Il se suicide en
fumant un bâton de dynamite pour que la
fascination du sang ne fasse pas de lui, à son
tour, un assassin.
|
Cette fiction étalée sur quatre années nous est contée dans
un système narratif relativement complexe qui consiste en un
va-et-vient du temps de l'écriture (1946) au temps de la
fiction (1843-1848), en passant par les relais narratifs
fournis par des témoins ultérieurs (1868, 1916). Le champ
temporel couvert par la fiction se situe ainsi au XIXème
siècle, alors que celui de la narration se poursuit jusqu'à
l'époque moderne, ce que Giono appelle le "temps présent".
Au début de
Noé, il évoque ce moment où, Un Roi terminé,
le romancier est comme happé par la vie de ses personnages
dans un mélange temporel qui est bien celui du roman : « Ce
pays où je viens de vivre sous la neige de 1843 à presque
1920, puisque c'est en 1920 que j'ai imaginé qu'on m'a
raconté l'histoire ». Il est facile de repérer les
différents mouvements par lesquels le narrateur passe des
événements de 1843 (une série de disparitions mystérieuses
dans un village de montagne) aux années du temps présent, où
il connaît les descendants de ceux qui ont, soixante-quinze
ans auparavant, joué un rôle dans l'histoire. La
numérotation des Frédéric (I, II, III, IV) est l'expression
cocasse de cette circulation à travers les époques. Un
descendant supposé de M.V. lit Gérard de Nerval pendant les
vacances. Ici, une allusion au buste de Louis-Philippe, là
une évocation de l'huile pour autos Texaco. « Quand
j'interrogeais Giono, dit Robert Ricatte, sur les raisons
qui l'avaient incité à manipuler curieusement dans les
chroniques le cours du temps, il invoquait son bon plaisir :
"Je me suis aperçu que c'était une technique amusante et
qui m'offrait des facilités. Jusqu'ici, j'avais écrit des
histoires qui commençaient au début, qui se suivaient.
J'en avais assez. Ça m'a séduit de mélanger les moments.
J'ai voulu ajouter un piment, m'amuser."» Cet
amusement a consisté à multiplier, du même coup, les
instances de la narration.
Et en effet, le narrateur, maître du jeu temporel,
glisse, avec des effets plus ou moins cocasses, d'une époque
à l'autre : parfois, il renonce à occuper une position en
surplomb, il disparaît, par exemple, pour laisser la place
aux perceptions, à l'angoisse, à l'attente des villageois
pendant l'hiver 1843. Le jeu des pronoms est intéressant à
étudier, car il correspond à un changement d'instance
temporelle en même temps qu'à un changement de point de vue.
Car, dès qu'on évoque les divers niveaux temporels, on est
renvoyé à la question : qui parle ? C'est-à-dire à la
désignation du ou des locuteurs. Les caractères de la
narration interfèrent avec ces couches temporelles
diversifiées :
A
cet ordre de la fiction, schématisé ci-dessus, l'écrivain
préfère une tout autre organisation qui coïncide avec
l'entrée en scène de plusieurs voix narratives :
LES
POINTS DE
VUE
(les
numéros de pages renvoient toujours à l'édition
Folio, Gallimard.) |
pages |
pronoms |
époque de la narration |
époque de la fiction |
commentaires |
pp.10
à 51 |
Je
= le narrateur. |
1946 |
1843 |
Jusqu'ici cette alternance nous fait partager les
angoisses d'une famille du village et le
point de vue supérieur d'un narrateur qui prépare
ses thèmes. |
On,
Nous = collectivité villageoise. |
1843 |
1843 |
pp.
64 à 80 |
pas
de narrateur apparent.
p. 80 : Je = Frédéric. |
1845 |
1845 |
Au
cours de la poursuite de M.V., les parenthèses
nous font pénétrer dans la pensée de Frédéric. |
p.
86
p. 127 |
Nous,
On = des vieillards
Je = l'un d'eux. |
1916 |
1846 |
Entre
le Narrateur et l'histoire, s'installent des
relais : ainsi ces vieillards qui, "à une certaine
époque", "il y a plus de trente ans", lui ont
parlé de Langlois. |
pp.
152 à 160 |
Je
= Saucisse. |
1868 |
1847 |
Saucisse
parle plus de vingt ans après les faits : elle
s'adresse à ceux de son village, qui ont conservé
une vive curiosité à l'égard des événements
passés. |
p.
240 |
Je
= Anselmie. |
1868 |
1847 |
Rapporté par Saucisse,
le récit d'Anselmie nous fait voir, par son regard
borné, l'épisode pourtant essentiel de la
décapitation de l'oie. |
p.
243 |
Je
= le narrateur. |
1946 |
1848 |
Pour le récit rapide du suicide de Langlois, on
retrouve le narrateur, capable d'en interpréter le
sens symbolique. |
III-
Un récit lacunaire.
C'est sans doute une des caractéristiques du roman moderne,
par rapport au roman qu'on appelle classique ou
traditionnel, que d'être un récit lacunaire, c'est-à-dire un
texte qui ne livre pas d'emblée tous les tenants et
aboutissants de l'intrigue, et qui, au fond, laisse le
lecteur sur sa faim, ne lui disant pas tout ce qu'il
aimerait savoir et lui laissant le soin d'interpréter,
d'émettre des hypothèses, de se poser des questions. Encore
faudrait-il se garder de l'idée simpliste que tout roman
classique est d'une clarté parfaite, que les comportements
des protagonistes y sont constamment mis en pleine lumière,
qu'aucun des éléments de l'histoire racontée ne demeure dans
une zone d'ombre. Il y a bien de "silences du récit"
(l'expression est de Marcel Schwob à propos de Stevenson)
dans les grands romans du XIXème siècle. Mais c'est un fait
que sous l'influence de beaucoup de romanciers étrangers
(Dostoïevski, Stevenson, Conrad, Henry James) le roman
français a été progressivement conduit (André Gide, avec Les
Faux-Monnayeurs, en a été un relais important) à
faire une part de plus en plus belle aux silences du récit.
Tel roman de Bernanos, Monsieur Ouine, est un
exemple de roman lacunaire. Beaucoup de "nouveaux
romans" pourraient être rangés sous cette rubrique.
Chez Giono, une chronique comme Les Âmes fortes se
présente comme une série de témoignages contradictoires sur
un passé lointain ; chacune des protagonistes voit ce passé
selon son optique présente, les mots proférés servant autant
à le recréer selon la pente du désir ou de la rêverie qu'à
être le compte rendu scrupuleux de ce qui a été.
Une phrase d'Un Roi sans divertissement semble
résumer toute l'esthétique de Giono : « On ne voit jamais
les choses en plein ». L'observateur, aussi bien, n'est
pas toujours situé à la meilleure place : il arrive même, à
plusieurs reprises, qu'il soit hors du lieu où se déroule une
scène essentielle. D'où tout un art du silence, de
l'allusion, de la discrétion, qui vise à ménager des ombres,
à respecter des secrets. Mais il faut se garder d'un
jugement simpliste, car, dans ce domaine du récit lacunaire,
il existe bien des degrés, et l'on est est loin avec Un
Roi de ces puzzles auxquels nous ont habitués certains
romans récents. D'autant que, d'un autre côté, Un Roi
sans divertissement se présente un peu comme un
apologue, une illustration saisissante d'une observation de
moraliste, à savoir la phrase de Pascal citée à la fin du
roman : « Un roi sans divertissement est un homme plein de
misères ». Cette maxime, au moins a posteriori,
inonde de lumière tout le récit. Le prix d'Un Roi, ce
qui en fait sans doute un chef-d'œuvre, c'est justement
l'effort du romancier pour voiler cette lumière, ménager des
zones d'ombre. La manœuvre n'est évidemment jamais d'ordre
simplement esthétique : l'éclatement des points de vue dans
le roman, et les incertitudes qu'ils créent sur ce qui est
vraiment su et dit, ressortissent à une conviction morale.
Les lacunes du récit nous invitent en effet à la plus
extrême prudence quant aux jugements que nous pourrions
hâtivement porter sur les personnages, et nous convainquent
que, dans ce domaine, tout est bien affaire de point de
vue.
IV-
Une fable métaphysique ?
Ce qui frappe le lecteur d'Un Roi, c'est d'abord la verve
du conteur, la liberté d'allure, le ton parlé, le caractère
parfois familier, toujours savoureux d'un parler pittoresque
pour raconter des choses cocasses. Par exemple, le portrait
de Martoune : "Suivre Martoune n'est pas de la petite bière
!" etc... On peut citer aussi l'évocation de Mme Tim, mère
et grand-mère, saisissant "au hasard un de ses
petits-enfants qu'elle se mettait à pitrogner..." Il
faut se rappeler ici la conception que Giono a de la
chronique comme opéra-bouffe. Beaucoup d’exemples nous sont
ainsi offerts, et beaucoup de nuances, dans la goguenardise,
la désinvolture, la cocasserie : le portrait d' Anselmie,
les circonstances mêmes de la disparition de son mari, le
portrait de Delphine, la corpulence de Saucisse et le cheval
de Langlois, "cheval noir et qui savait rire", etc.
Cette cocasserie du langage jure avec l'atmosphère pesante
et même tragique du roman : soucieux de désarçonner son
lecteur, Giono organise volontiers des contrastes,
tel ce hêtre somptueux qui contient les ossements des
cadavres, et même un cadavre frais (le végétal et les
ossements !). Hêtre monstrueux par sa beauté et par ce qu'il
porte de façon incongrue, cet "Apollon citharède" des
hêtres, c'est l'arbre aux oiseaux et aux cadavres. Autre
thème contrasté est le motif du sang vermeil sur la neige.
Le goût de la cruauté - et d'une cruauté assez monstrueuse -
est ancien chez Giono, mais il a pris chez lui de plus en
plus d'importance. Le thème du sang sur la neige apparaît en
tout cas dans le roman à plusieurs reprises, sans doute
trouvé, comme le suggère Luce Ricatte, dans l'épisode de
l'oie blessée du Perceval
de Chrétien de Troyes :
«
L'oie était blessée au col. Elle saigna trois gouttes de
sang, qui se répandirent sur le blanc. On eût dit une
couleur naturelle. L'oie n'avait tant de douleur ni de
mal qu'il lui fallût rester à terre. Le temps qu'il y
soit parvenu, elle s'était déjà envolée. Quand Perceval
vit la neige qui était foulée, là ou s'était couchée
l'oie, et le sang qui apparaissait autour, il s'appuya
sur sa lance pour regarder cette ressemblance. Car le
sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la
couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à
cette pensée, il s'en oublie lui-même. Pareille était
sur son visage cette goutte de vermeil, disposée sur le
blanc, à ce qu'étaient ces trois gouttes de sang,
apparues sur la neige blanche.»
(Le Conte du Graal ou Le Roman de Perceval).
On peut en relever les occurrences, et apprécier le
jeu des contrastes : contrastes du blanc et du rouge, du
tiède et du froid, de la pulsation et de l'immobilité, de la
vie et de la mort. En même temps, se déploie une intensité
croissante dans la fascination de Langlois, qui est à son
comble quand il regarde un long moment, à la fin du roman,
le sang de l’oie sur la neige.
Deux autres thèmes essentiels parcourent Un Roi,
celui de la fête, et, très lié à ce thème, celui de
la parure, des objets et des vêtements de cérémonie.
Là encore, c'est sur le mode de la contemplation fascinée
qu'apparaît l'éclat des lumières, ou la beauté des verres,
des cristaux, des porcelaines sur la table dressée chez Mme
Tim. Au cours de la messe de minuit, Langlois avoue avoir
été "fortement impressionné" par les candélabres dorés, et
par les belles chasubles. Voyez comme il évoque l'ostensoir,
"cette chose ronde avec des rayons semblables au soleil".
Mais à la fête spontanée, exercice de liberté et
d'improvisation, Langlois préfère la cérémonie soigneusement
organisée. Ainsi, militaire et monacal, il règle de main de
maître la battue au loup. Ce qui donne à la fête son
caractère, outre le cérémonial, c'est qu'elle rompt la
chaîne des habitudes. Le dimanche de la battue est un
"dimanche insolite". La fête, solennelle et cérémonieuse,
c'est le divertissement : elle est lumière et
exaltation sur fond de noir, de néant, de disparition
prochaine. Le contraire de la fête, l'enfer de l'absence de
fête, c'est sans doute, en contrepoint, l'épisode de la
visite à Mme V. Cette veuve aux yeux rougis est une figure
de désespoir, et la brusque intrusion de Langlois dans une
quotidienneté sans joie le situe peut-être à la source même
de ce qui a été chez M.V. besoin à tout prix de
divertissement, le divertissement suprême étant le meurtre.
Car le thème central du roman est, bien sûr, l'ennui,
cet ennui que Langlois cherche secrètement à conjurer par
une surenchère de fêtes et de cérémonies. Pour peindre cette
vacuité, le narrateur évoque aussi bien le silence engourdi
des campagnes (pp. 15-16) que les rituels par lesquels le
héros prétend y échapper : chasse au loup, repas chez Mme
Tim, messe de minuit réduite à son esthétique... Le lecteur
ne dispose que de quelques notations brèves pour mesurer le
sens de cette agitation et aussi son échec : "L'homme
dit que la vie est extrêmement courte." (p. 223). Par
là, le roman touche à la métaphysique. Loin de proposer à
l'ennui qui ronge l'humanité la solution pascalienne, qui ne
saurait résider que dans la foi, Giono se limite à
l'évocation d'une recherche jamais assouvie de tout ce qui
peut le conjurer, fût-ce le meurtre. Mais on ne peut parler
ici d'une vision tragique de l'existence car, dans Un
Roi, outre une illustration métaphorique de la
condition humaine, on retiendra surtout le mélange
d'amusement et de monstruosité. Giono écrivait le 12
avril 1946, probablement à propos du Hussard sur le toit
: "Je manque totalement d'esprit critique. Mes
compositions sont monstrueuses et c'est le monstrueux qui
m'attire. Pourquoi ne pas lâcher la bride et faire de
nécessité vertu ?". Se divertir avec du monstrueux ?
Une certaine provocation n'est pas absente de cette
intention, d'autant que le narrateur d'Un Roi nous
invite souvent à considérer que M.V. et Langlois sont "des
hommes comme les autres". Simplement, nous ne disposons pas
du même système de mesures pour en juger. De ces deux
personnages, il importe en tout cas de souligner le
naturel, ce goût pour les "choses non geignardes",
comme Giono le note dans Noé, qui nous empêche de
parler de registre tragique, encore moins de pathétique : "Les
hommes comme Langlois n'ont pas la terreur d'être
solitaires. Ils ont ce que j'appelle un grand naturel.
Il n'est pas question pour eux de savoir s'ils aiment ou
s'ils ne peuvent pas supporter la solitude, la solitude
est dans leur sang, comme dans le sang de tout le monde,
mais eux n'en font pas un plat à déguster avec le voisin"
(Noé).
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