I . Histoire
de M.V. (pp. 9-86).
un
roman policier ?
Certes on trouve ici les poncifs du genre : une atmosphère
(un village isolé en proie à la peur, pp. 27-28); une énigme
(des disparitions inexplicables, des taches de sang); un
détective (Langlois, qui, comme Maigret ou Hercule Poirot, a
l'air d'en savoir rapidement plus que tous les autres : "
Je comprends tout et je ne peux rien expliquer", p.
56); du "suspense" : le criminel se laisse apercevoir (pp.
21, 32-33), laisse des signes mystérieux (les cochons
entaillés "de partout", p. 22), puis disparaît. Le climat de
terreur (ou d'attente) renforce encore l'intérêt du lecteur.
Giono semble s'amuser à répéter ces poncifs : ainsi pp.
62-63 où l'inconnu apparaît morceau par morceau; p. 48 où le
narrateur précise qu'il n'écrit pas un fait divers banal
d'homme-vampire; pp. 64-74 enfin, dans la longue filature de
Frédéric.
Car c'est tout autre chose que l'on devine, grâce en partie
aux parenthèses ou aux incidentes, par lesquelles le
narrateur, mine de rien, nous dit l'essentiel : ainsi
l'atmosphère est en fait révélatrice (p. 26) des terreurs
ancestrales et propres à l'humanité depuis qu'elle a quitté
le soleil pour "les voûtes" (cf. p. 29). Très vite, on
comprend que l'identité du criminel n'a pas d'importance
(une initiale : M. V.) et que seul compte son mobile (p.
44). Le dénouement laissera le lecteur sur sa faim :
pourquoi ces meurtres ? pourquoi cette exécution sommaire de
M. V. par Langlois ?
une
fable métaphysique ?
On songe, bien sûr, au titre, emprunté à Pascal ("Un roi
sans divertissement est un homme plein de misères") et
à cette morale austère où le penseur classique condamne les
vaines agitations des hommes comme autant de moyens de fuir
la misère de leur condition. Et en effet le narrateur évoque
l'ennui des villages isolés par l'hiver (pp. 15, 53) et
emploie même le mot "divertissement" (p. 57, souligné) au
moment où Langlois commence à deviner que les mobiles du
meurtrier peuvent être d'ordre esthétique.
Bien sûr, il y a loin de Pascal à Giono, et il semble même
que celui-ci prenne la phrase des Pensées à rebours
: ainsi, il peut être "légitime" de se divertir, fût-ce en
tuant. Certes, dans cette première partie, ceci ne peut que
se deviner, comme Langlois, au cours de la messe de minuit,
"comprend tout et ne peut rien expliquer" (p. 56). Mais, de
manière faussement innocente, Giono prépare le thème de la
cruauté et du plaisir qu'on peut y trouver :
- le
sang sur la neige s'installe dans le texte comme un thème
obsédant ("très propre, rouge et blanc, c'était très
beau", pp. 23-25). Du sang de Delphine, "bonne viande
bourrée de sang" (p. 48), on dira aussi : "Son sang
était très beau. Je dis beau. Parlons en peintre."
-
les comparaisons et les métaphores visent nettement des
référents culturels appropriés : Abraham, les prêtres
Aztèques de Quetzalcoatl, aux "couteaux d'obsidienne [qui]
s'enfoncent logiquement dans des cœurs choisis" (p. 49).
- les
arbres, dans une somptueuse description de l'automne,
deviennent prêtres-guerriers, bourreaux, pétrisseurs de
sang; l'Ouest "saigne sur des rochers qui sont
incontestablement bien plus beaux sanglants" (pp.
36-37). Dans son délire dionysiaque, le hêtre de la scierie
prend une dimension inquiétante, "dont la beauté
hypnotisait comme l'œil des serpents ou le sang des oies
sur le neige".
On
aura noté comment cette récurrence de la cruauté
s'accompagne d'appréciations esthétiques : "Nous en
sommes avertis par la beauté. On ne peut pas vivre dans un
monde où l'on croit que l'élégance exquise du plumage de
la pintade est inutile" (p. 49). Mots essentiels, quoi
qu'en dise le narrateur. On peut ainsi trouver un dérivatif
à tuer pour jouir d'un spectacle, comme celui du sang sur la
neige. C'est ce que Langlois semble deviner. Ce goût qu'on
pourrait juger "monstrueux" est en outre évoqué de manière
très "naturelle", comme si Giono voulait précisément qu'on
évite de juger M. V. - et, plus tard, Langlois - comme
"monstrueux". Ainsi Langlois pressent que M. V. "n'est
peut-être pas un monstre" (p. 56), affirme cette fois à
Saucisse que "c'est un homme comme les autres" (p. 58).
Frédéric lui-même est surpris de ce que M. V. "ait un air
familier" (p. 84).
Peut-on ainsi voir dans Un Roi une sorte de
fable villageoise qui serait représentative de toute
l'humanité et de ses efforts désespérés pour échapper, par
une morale individuelle du plaisir, à l'absurde, à la mort
?
II. Le retour de
Langlois (pp. 86-244).
Pour cette "deuxième
partie", on choisira un découpage qui mette en valeur
l'évolution de Langlois, devenu personnage central :
Langlois
de retour au village (pp.86-114).
Les vieux deviennent les narrateurs ("il y a plus de trente
ans" : en 1916 ?), représentant la mémoire du village en
même temps que la collectivité d'où se détache, par le
respect mêlé de crainte qu'il leur inspire (p. 91), le "roi"
Langlois. Celui-ci devenu austère et cassant, les villageois
trouvent dans son cheval un substitut à leur déférence
amicale : "Il faisait avec nous tout ce que
Langlois ne faisait pas" (p. 96). Plus encore que
dans la première partie, Giono se fait ainsi allusif et
mystérieux. Le récit des vieux accuse encore l'allure
énigmatique de Langlois, sa visite au curé (pp. 100-101),
l'entretien avec le procureur royal (pp. 101-104) puis son
voyage à Saint-Baudille (pp. 111-112). Le personnage n'est
vu que de l'extérieur : il ne présente qu'une façade, faite
à la fois de maîtrise et d'insolence. Cette distance est le
signe d'une impossibilité d'avoir accès à son for intérieur
: ses tenues, son silence, son allure à la fois monacale et
militaire, préservent son secret. "A la longue,
lit-on, on prit l'habitude de se dire qu'en ce qui
concernait Langlois, rien ne signifiait rien". Dans
tous ces cas, Langlois est objet de visée, jamais centre de
perspectives. Mais, par ailleurs, il apparaît, en même
temps, comme sujet, centre de décision et de
détermination : c'est lui qui mène le jeu, son caractère, sa
compétence le rendent fascinant pour les villageois. « On
le buvait des yeux, le Langlois. Ça, c'était un homme ».
Ici, c'est au lecteur d'être plus perspicace que les
villageois qui, narrateurs, multiplient les hésitations
("paraît-il, d'après Saucisse"). Tout au plus apprend-on (ou
devine-t-on) que Langlois a demandé à revoir les ostensoirs
(p. 100) et que le procureur, "amateur d'âmes", lui rend de
fréquentes visites dont il sort tout à coup "ragaillardi"
(p. 103). On sent que nous échappe ici toute une dimension
du personnage, et pourtant le lecteur sait que Langlois doit
chercher à meubler son ennui.
Pour souligner ce thème, apparaissent deux nouveaux
personnages, les Timothée (Tim), lui espèce de Tartarin (pp.
106 et 113), elle créole et maternelle, espèce de
"tambour-major" (p. 108) qui donne des fêtes "à n'en plus
finir" : "Vivez bien, nous disait-elle, vivez bien,
c'est la seule chose à faire. Profitez de tout"
(p.110). A ce rôle dévolu, grâce à elle, à la fête et au
"carpe diem", s'ajoute celui de la chasse. Devenu capitaine
de louveterie, Langlois semble d'autant plus régner sur le
village qu'il est appelé à en chasser les loups comme il en
a chassé M. V.
Le Trièves autour de Lalley, où
séjourna plusieurs fois Jean Giono.
La
battue au loup (pp. 114-144).
Des liens désormais évidents s'installent entre la fête et
la chasse, organisée comme une cérémonie (le mot est répété,
doublé même par celui de "cérémonial" p. 119). La robe de
Saucisse (pp. 117 et 122), le duo des cors, "pleins de
menaces ancestrales", "appels nocturnes où il y avait tant
d'angoisse" (p. 117), installent cette atmosphère solennelle
et grave où se joue tout autre chose qu'une partie de
plaisir. Une question fondamentale nous en assure : "Dans
les régions qui avoisinent les tristesses et la mort,
pourquoi n'y aurait-il pas un cérémonial encore plus
exigeant ?" De fait, Langlois ordonne cette battue de
main de maître : musiques, costumes, "chaque chose à sa
place" (p. 119), itinéraires tracés avec précision (pp.
126-127), signes et signaux (pp. 128-129), tout en silence
et solennité (ces mots sont répétés plusieurs fois pp.
129-130).
A travers cette battue au loup, aussi longue et
minutieuse que l'était la filature de M. V. par
Frédéric, on est amené à comprendre que ce n'est pas
de vraie chasse qu'il s'agit (p. 140), mais plutôt d'un
affrontement métaphysique avec un Fléau quelconque (on
notera l'insistance avec laquelle le loup est appelé
"Monsieur", par exemple pp 141-142, ou la métaphore des
vipères utilisée par le narrateur p. 135). Celui-ci insiste
en effet à plusieurs reprises sur le thème des peurs
ancestrales (pp. 125-126) et sur le rôle qu'une telle chasse
a, pour une fois, donné aux villageois : si l'insolite est
inquiétant ("A quoi se raccrocher quand il n'y a plus
l'habitude ?", p. 126), cette cérémonie agite aussi la
lourde monotonie du village et pousse chacun à se sublimer,
à être à la hauteur de la qualité de l'instant : le
narrateur évoque ainsi (p. 130) les paysans soudain
redressés "comme des chevaux à qui on asticote la croupe".
Tel est en effet ce qu'on comprend, encore à
demi-mot, à travers Langlois et son air calme "comme s'il
savait où il allait" (p. 126). Dans ses initiatives, il
oppose aux regards une apparence qu'on ne saurait percer,
mais, en même temps l'autorité que lui donnent "ces
yeux qui regardaient on ne savait quoi [et qui] recouvraient
sans doute la mécanique à calculer." Le lecteur
devine aussi le sens du rendez-vous muet que se donnent ici
Langlois et le procureur royal, cet "amateur d'âmes" et
"cette bibliothèque qu'il portait dans ses yeux" (pp.
124-125). Les deux hommes ont l'air de participer à un
rituel où l'un et l'autre savent bien sûr quoi trouver :
Langlois un dérivatif essentiel et le procureur une âme à
ajouter à sa collection. Autre rendez-vous enfin, celui de
Langlois et du loup, qui fait songer à l'exécution de M. V.
: même consentement à la mort, même "conciliabule muet entre
l'expéditeur et l'encaisseur de mort subite" (p. 143), même
nombre de coups de pistolet dans le ventre.
De ce passage, on retiendra surtout la dimension
métaphysique admirablement suggérée par Giono et qui
justifie le choix du narrateur. Simple et fruste (voir sa
manière de s'exprimer et les images qui lui viennent pp.
135-136), celui-ci semble deviner vaguement ce que le
lecteur est invité, lui, à comprendre plus nettement grâce à
l'insistance maladroite des motifs ou des détails bizarres.
C'est ainsi que, par le procédé de ces grilles qui ne
composent un message que si on les superpose, Giono a
multiplié les narrateurs pour communiquer au lecteur une
même vérité, fragmentée en autant d'éclats qu'il y a de voix
: on peut jouir de la cruauté, on peut même y trouver le
seul divertissement qui vaille. L'allusion au mot du
procureur de la p. 103 ("Méfiez-vous de la vérité, elle
est vraie pour tout le monde"), mot "pas si bête que
ça", nous prévient en même temps de la
banalité du cas Langlois, lui déniant toute
monstruosité.
La
visite à la brodeuse (pp.
144-182).
Ce passage fait entrer en scène le personnage de Delphine
dont le lecteur comprendra mieux le rôle par la suite. On
devine peut-être une certaine jalousie entre celle-ci et
Saucisse ("ce n'était pas MON Langlois", p.150),
mais Giono, avant que Saucisse ne devienne la narratrice,
dissipe surtout le malentendu qui pourrait égarer le lecteur
à propos de ses relations avec Langlois ("Je suis née
vingt ans trop tôt", p. 163). Pourtant, dès que
Saucisse a pris la parole, le lecteur se rapproche
évidemment beaucoup plus de Langlois, d'autant qu'elle est
extrêmement perspicace. Ainsi le rapport qu'elle fait d'un
propos ancien de Langlois, tout à fait essentiel, et que
Giono souligne (p. 158), où s'affirme une fois encore
l'humanité simple des prétendus monstres : "Je ne crois
pas, moi, qu'un homme puisse être différent des autres
hommes au point d'avoir des raisons totalement
incompréhensibles. Il n'y a pas d'étrangers." Ainsi,
au cours de la visite chez la brodeuse, Saucisse, qui ne
sait rien, devine tout, ou le laisse deviner : que, par
exemple, Langlois est venu "pour prendre l'air de la maison"
(p. 165), que cette petite supercherie très importante (p.
166) ne doit pas être découverte. Alors que Mme Tim joue son
rôle de manière empressée, Saucisse flaire à droite et à
gauche (p. 170 : "la curiosité me soûlait un peu").
Et si Mme Tim dira plus tard que la brodeuse avait un
"halètement de biche poursuivie" (p. 173), c'est Saucisse
qui nous en apprend davantage en notant "la pâleur de
Langlois" (p. 171), son immobilité indéchiffrable (p. 177)
et sa longue contemplation du portrait qu'elle n'a pu
identifier, mais dont dont tout nous laisse à penser qu'il
s'agit de M. V. ("Vous êtes veuve, n'est-ce pas ?"
a demandé Mme Tim à la brodeuse, p. 182).
Rien n'est aussi sûr cependant et, ici encore, la technique
du point de vue choisie par Giono se révèle payante : en
épiant Langlois, Saucisse communique sa curiosité au lecteur
et livre des détails fragmentaires qu'il est libre
d'organiser ou non. Mais peut-on ignorer les indices livrés
comme en passant, de l'origine obscure des motifs pour
lesquels la brodeuse s'est installée là ("il n'est pas
possible qu'une femme tant soit peu propre puisse habiter
ici", p. 168) à la gravité de Langlois évoquant cette
"femme éperdue" (p .166) ? A cela s'ajoute le discours
direct de la narration, rempli de parenthèses et
d'incidentes qui retardent les révélations et traduisent
bien l'immense crispation de cette scène où se joue tout
autre chose que ce qui est raconté. Cette petite "farce" est
en outre très théâtrale (beaucoup de détails, de mouvements
de scène, de morceaux de dialogue, de gestes affairés) et ne
fait qu'accuser davantage le silence de Langlois qu'on
devine en tête à tête avec M. V., c'est-à-dire avec une part
de lui-même. Mais, même vingt ans après, il reste bien des
questions sans réponse. Le relief romanesque du personnage
de Langlois tient au télescopage d'une proximité et d'une
distance. Telle cette scène où, après la visite à Mme V., le
Procureur vient souvent (pourquoi ?) chez Saucisse dès huit
heures du matin. "Nous écoutons Langlois siffler. Nous
savons qu'il se rase. Et tout d'un coup il ne siffle plus",
etc.
La
fête chez Mme Tim - Le mariage de Langlois (pp.
182-239).
La manière dont est amenée l'invitation de Mme Tim pour "une
sorte d'anniversaire" est assez représentative de la manière
dont Saucisse évoque Langlois de l'extérieur ("Langlois
commence à siffler", p. 186; "Langlois commence
à sourire", p. 188), renforçant ainsi l'énigme du
personnage. Bonne mise en scène aussi du train-train
quotidien et de ce rythme régulier que la vie paysanne
inflige au temps, si bien que, une fois arrivée et acceptée
l'invitation de Mme Tim, la perspective d'une nouvelle fête
redonne le sourire à Langlois et fait que les paysans, "avec
[leurs] foires, [leurs] blés et [leurs] bouses", peuvent
"aller se faire foutre" (p. 189). Très nettement d'ailleurs
(p. 190), Saucisse oppose le "roi" Langlois ("ce type
chaud et de velours" qui vous "assure dans vos
propres bottes") aux paysans, ramenés à leur
dimension médiocre et terrienne ("la bouse de vos vaches, ça
vous suffit comme point de vue"). Ce petit voyage à
Saint-Baudille est aussi un exemple parlant du ton de
Saucisse, à la fois vulgaire et précieux, burlesque et grave
(ainsi la manière pittoresque dont elle évoque la fête
donnée par Mme Tim : "un peppermint à vous donner des
reins de cerf", p. 194).
Cette fête présentée par Saucisse de manière théâtrale et un
peu forcée (vêtements, salle de théâtre, attitudes
grotesques) est bien, comme la chasse, un divertissement au
cours duquel les êtres conjurent leur ennui et sont un peu
sublimés ("nous n'étions pas dans une situation
ordinaire", lit-on p. 197). Mais, cette fois, l'ennui
ne semble qu'hypocritement dissimulé. Langlois, présenté à
profil perdu par Saucisse, est maintenu - et se maintient -
"à distance respectueuse" (p. 196), la chambre préparée pour
lui par Mme Tim trahit des "lointains artificiels" (p. 203),
et lorsque Saucisse le fait parler (pp. 204-205), on a
nettement l'impression d'un empressement de façade, un peu
contraint, où l'on devine le drame ("C'est fait", p. 204).
Langlois a-t-il dès ce moment compris l'amère vanité de tout
divertissement, son impuissance à dissiper l'angoisse ou
l'ennui, et l'artifice même de ce qui, pour un court moment,
métamorphose les individus les plus médiocres ? Dans
un carnet, cette note de Giono : "Fonte des
divertissements à mesure qu'on les trouve". Est-ce
cette impuissance que Giono veut figurer par le labyrinthe
que Langlois fait installer (p. 207) ?
Le mariage de Langlois paraît guidé avant tout dans son
esprit par le souci de ne pas répéter le destin de M. V. : "à
condition que ce ne soit pas une brodeuse" (p. 209)
fait évidemment allusion à sa veuve, comme le portrait en
pied et l'intérieur "garde meuble" qui l'entouraient : "Je
ne veux pas qu'on m'entoure" (p. 210). Cette préoccupation
du mariage chez Langlois n'avoue pas ses intentions ; "ce
n'est pas un souci", nous dit-on (p.212), "n'en rien
déduire", "ne laisser d'illusions à personne" (pp. 218-220).
Pourtant, un souci peut-être : "pourquoi est-ce que ça
presse ?" (p. 212) et "L"homme dit que la vie est
extrêmement courte" (p. 223). Quant à Delphine, jeune
et sotte, incapable de rien comprendre ni rien deviner (p.
237), elle est l'anti-brodeuse, en effet, que Langlois fuit
tout de suite. Par ce mariage qui, en aucun cas, n'est une
fête, on peut, nous, pressentir que Langlois, sentant venir
l'âge, a décidé de se ranger, de conjurer peut-être, par un
mariage sans histoires et une épouse sans malice, le drame
qu'il sent monter en lui. Mais c'est aussi à ce moment
qu'apparaissent en termes liés des "coups de mine" à la
carrière et des cigares (pp. 236-237).
La
décapitation de l'oie (pp.
240-245).
La dernière manifestation du point de vue est hautement
symbolique dans le récit qu'Anselmie donne, rapporté par
Saucisse, de la décapitation de l'oie. Car Anselmie est, dès
le début du roman, présentée comme la personne la plus sotte
du village ("plus têtue qu'une mule", p. 47, "une vraie
brute", dit Saucisse p. 240). Et c'est par son regard borné
que Giono nous raconte la longue fascination de Langlois
pour le sang sur la neige. On a l'impression d'une énorme
distance, d'un malentendu entre le héros et son entourage,
d'un signe évident de sa solitude. En même temps, le lecteur
est encore invité à deviner l'objet de cette fascination, à
comprendre entre les lignes que Langlois découvre ici la
dimension de sa propre cruauté et qu'il est prêt, peut-être,
comme M. V., à passer à l'acte. Moment-clé donc où
Langlois est confronté à sa conscience et prend la décision
de supprimer en lui la pulsion qui, dès lors, peut lui
apparaître comme le seul divertissement possible. En ce
sens, son suicide peut être interprété comme le geste royal
par lequel l'individu agit sur son destin et se sacrifie
pour la communauté.
Pour le récit rapide de ce suicide, on retrouve le narrateur
du début, extérieur à l'affaire et capable d'en interpréter
le sens symbolique ("voilà ce qu'il dut faire", p. 243). La
dynamite transformée en cigare accomplit les signes
conjugués depuis quelques pages et apparaît comme le symbole
d'une liberté souveraine, presque décontractée, devant la
mort. Seules les dernières phrases permettent
l'élargissement métaphysique : "La tête de Langlois
prenait, enfin, les dimensions de l'univers" (p. 243).
Cet "enfin" peut être interprété comme un soulagement. La
référence, cette fois directe, à Pascal, place le roman sous
son angle véritable. La question feint de rechercher
l'auteur ("qui a dit...?"), comme pour lui donner
raison, mais elle tait volontairement la solution
pascalienne. Le silence qui suit la détonation nous laisse
seuls face à l'absurde et au désespoir, élevés "aux
dimensions de l'univers".