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[On trouvera ci-dessous les notes prises par Gide dans son Journal intime à propos de l'écriture et de la réception des Faux-Monnayeurs.
On ne confondra pas celui-ci avec le Journal des Faux-Monnayeurs, écrit, lui aussi, pendant la rédaction du roman mais considéré comme une œuvre à part entière. Moins axées sur le processus de création et la réflexion esthétique, ces notes situent l'élaboration du roman dans le contexte de la vie personnelle de Gide et montrent avec quelle assurance le romancier avait la certitude d'ouvrir des chemins nouveaux.] |
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1920.
22 décembre.
Cest surtout vers le roman que je me tourne à présent.
1921.
Cuverville 1er janvier.
Jai devant moi la préface dArmance, le chapitre intermédiaire de Si
le grain ne meurt
, et cet énorme roman quil me faudrait commencer
déchafauder.
3 octobre. Retour à Cuverville.
[
] Je devrais à présent mattaquer aux Faux-Monnayeurs, mais par
timidité, par indolence, par lâcheté, je souris à toutes les distractions qui se
proposent et ne sais comment étreindre mon sujet. Je me conseille darpenter ma
chambre de long en large, une heure durant, en minterdisant toute lecture. Et
répéter cela comme on ferait une neuvaine ; de préférence avant de se coucher.
Sans se laisser décourager si lon nentrevoit aucune issue les premiers soirs.
Jécris, sans presque aucune peine, deux pages du dialogue par quoi je pense
ouvrir mon roman. Mais je ne serai satisfait que si je parviens à mécarter du
réalisme plus encore. Peu mimporte, du reste, si je dois, par la suite, déchirer
tout ce que jécris aujourdhui. Limportant cest de mhabituer
à vivre avec mes personnages.
Feuillets.
La composition dun livre, jestime quelle est de première
importance et jestime que cest par labsence de composition que pèchent
la plupart des uvres dart aujourdhui. Certaines écoles ultra- modernes
sont en protestation contre cela, mais leffort de composition dont elles font preuve
ne pouvait souvent masquer une résolution un peu factice. Je vais vous dire le fond de ma
pensée là-dessus : le mieux est de laisser luvre se composer et
sordonner elle-même, et surtout ne pas la forcer. Et je prends aussi bien ce mot
dans lacception que lui donnent les horticulteurs : on appelle culture forcée
une culture qui amène la plante à une floraison prématurée.
Je crois que le majeur défaut des littérateurs et des artistes
daujourdhui est limpatience : sils savaient attendre, leur
sujet se composerait lentement de lui-même dans leur esprit ; de lui-même il se
dépouillerait de linutile et de ce qui lembroussaille, il croîtrait à la
manière dun arbre dont les maîtresses branches se développent aux dépens
de
Il croîtrait naturellement.
Cest par la composition quun artiste approfondit sa toile. Sans
composition, luvre dart ne saurait présenter quune beauté
superficielle.
1922.
3 janvier.
Hier soir, javais longuement pensé aux Faux-Monnayeurs, effort
énorme pour vivifier et apparenter mes personnages; à la suite de quoi, impossible de
trouver le sommeil.
5 janvier.
Mes bonnes journées de travail sont celles que je commence par la lecture
dun ancien auteur, de ceux que lon appelle « classiques ». une
page y suffit ; une demi- page, si seulement je la lis dans la disposition
desprit qui convient. Ce nest point tant un enseignement quil y faut
chercher, que le ton, et cette sorte de dépaysement qui proportionne leffort
présent, sans rien ôter à linstant de son urgence. Et cest ainsi que
jaime achever également ma journée.
8 octobre.
[
] Je reprends enfin les Faux-Monnayeurs.
10 octobre.
Il est nécessairement plus facile de travailler pour un public déjà formé et de
lui fournir exactement le produit quil demande, que de devancer la demande dun
public non encore formé.
25 octobre.
Je nécris pas pour la génération qui vient, mais pour la suivante.
7 décembre.
Art cest Prudence. Quand on na rien à dire, ni à cacher, il ny
a pas lieu dêtre prudent. Les timorés ne sont pas des prudents : mais des
lâches.
1923.
2 janvier.
Passé la fin du premier jour de lan chez Charlie Du Bos. Javais
emporté la dactylo de mes Faux-Monnayeurs dont jai donné la
lecture.[
] . La grande habitude des lectures à haute voix me permet de sentir très
subitement et précisément limpression de lauditeur et ces épreuves
me sont très utiles. Jai pu sentir les trous, les fausses notes, etc
Mais,
somme toute, impression excellente.
10 janvier.
« Livresque », cest un reproche que lon me fait
souvent ; jy donne prise par cette habitude que jai de citer toujours
ceux à qui ma pensée sapparente. On croit que jai pris deux cette
pensée ; cest faux ; cette pensée est venue à moi
delle-même ; mais jai plaisir, et plus elle est hardie, à penser
quelle habita déjà dautres esprits.
Ceux au contraire qui cueillent les idées dautrui, ont grand soin de cacher
leurs « sources ». Il y a des exemples de cela parmi nous.
11 janvier.
[
] Tous les événements de la vie, comme firent également ceux de la
guerre, ne servent quà enfoncer chacun dans son sens ; de sorte que rien
nest plus vain et plus illusoire que ce quon appelle communément
« lexpérience ».Une expérience ninstruit que le bon
observateur; mais loin dy chercher un enseignement, cest un argument que
chacun y cherche, et chacun tire la conclusion dans son sens.
Si je navais la tête si fatiguée, jen écrirais beaucoup plus long.
Et cela doit être le sujet de quelques pages du Journal dÉdouard : « De
linterprétation des événements ». cette exclamation : «
Léducation religieuse leût empêchée de faire cela », peut être dite
sur un ton de regret, de blâme, aussi bien que dapprobation, et signifier
tantôt : « Quelle chance, quel bonheur que
» ou « Quel
dommage ! ».
17 juin.
Le bien écrire que jadmire, cest celui qui, sans se faire trop
remarquer, arrête et retient le lecteur et contraint sa pensée à navancer
quavec lenteur. Je veux que son attention enfonce à chaque pas dans un sol riche et
profondément ameubli. Mais ce que cherche, à lordinaire, le lecteur, cest
une sorte de tapis roulant qui lentraîne.
Ce que je voudrais que soit ce roman ? un carrefour un rendez-vous de
problèmes.
dans ce monde où lon ne peut plus rien trouver de pur même pas
la bêtise.
Métaphores qui sans cesse soulèvent la phrase vers lextérieur.
Saint- Martin de Vésubie. 3 juillet.
Première soirée de travail (suite du Journal dÉdouard) ; très
difficilement obtenue, exigée. Mais, ensuite, nuit détestable ; suffocation et le
corps agité de tremblements nerveux. Je ne pourrai vraiment avancer quaprès
mêtre reposé davantage. Dincompréhensibles torpeurs, à toute heure du
jour, donnent au sommeil plus dattrait quà la lecture, quau travail
quà la vie. Je sombre dans ces gouffres dindolence dinconscience, de
néant.
1924.
Paris. janvier.
Le besoin décrire des romans nest, il me semble, pas toujours très
spontané, chez nombre de jeunes romanciers daujourdhui. loffre suit ici
la demande. Le désir de peindre daprès nature les personnages rencontrés, je le
crois assez fréquent. Il fait valoir un certain don de lil et de la plume.
Mais la création de nouveaux personnages ne devient un besoin naturel que chez ceux
quune impérieuse complexité intérieure tourmente et que leur propre geste
népuise pas.
14 février.
Parce que je publie peu, on croit que jécris lentement. Le vrai, cest
que je reste dassez longues périodes de vie sans écrire. Dès que mon cerveau est
dispos, ma plume ou mon crayon ne va pas assez vite.[
]. Il marrive
décrire en wagon, en métro, au bord des routes, et ce sont mes meilleures pages,
les plus réellement inspirées. Une phrase succède à lautre, naît de
lautre, et jéprouve à la sentir naître et se gonfler en moi un ravissement
presque physique. Je crois que ce jaillissement artésien est le résultat dune
longue préparation inconsciente. Il marrive par la suite dapporter à ce
premier jet quelques retouches, mais fort peu.
Seul le travail de jointoiement est parfois très pénible et exige une grande
contention desprit.
Il arrive que mes brouillons soient très surchargés, mais cela vient du
foisonnement des pensées et de la difficulté de leur ordonnance et de leur agencement.
Brignoles. 19 mars.
Ce quon appelle aujourdhui « lobjectivité » est
aisée aux romanciers sans paysage intérieur. Je puis dire que ce nest pas à
moi-même que je mintéressai, mais au conflit de certaines idées dont mon âme
nétait que le théâtre et où je faisais fonction moins dacteur que de
spectateur, de témoin.
10 août.
Je ne connais pas de pire épreuve que de lire un travail à mon excellent
beau-frère. Je lai pourtant bien averti des découragements que son apparente
inattention ou insensibilité me cause. Sil ne men avait prié, je ne lui
aurais rien montré des Faux-Monnayeurs.
Il arrive à cette audition déjà tout bâillant ; a soin de mavertir
quil ne sait sil pourra prêter attention bien longtemps. À chaque fin de
phrase jai peur de le voir sendormir, de sorte que je presse de plus en plus
mon débit et nai quun souci : arriver au bout du chapitre avant
quil ne sassoupisse. après quoi cest le silence le plus morne ; un
désert aride où la soif cherche en vain un trou deau, le moindre petit
jaillissement de curiosité, dintérêt ou de sympathie. Jai beau me dire que
cette absence de manifestation fait partie de son éthique, je reste accablé.
3 octobre.
Retour à Paris pour préparatifs de voyage. Retravaillé, avant mon départ, le
caractère de Vincent, très insuffisamment dessiné. Quant à Lady Griffith, mieux vaut
ne pas lui donner trop d'existence.
Les parties qui joignent certains dialogues me paraissent un peu ternes. Mais
peut-être vaut-il mieux quelles ne viennent pas trop en avant.
Nombre didées sont abandonnées presque sitôt lancées, dont il me semble
que jaurais pu tirer meilleur parti. Celles, principalement, exprimées dans le
Journal dÉdouard ; il serait bon de les faire reparaître dans la seconde
partie. Il serait dès lors dautant plus étonnant de les revoir après les avoir
perdues de vue quelque temps comme un premier motif, dans certaines fugues de Bach.
26 octobre.
Départ pour le Congo différé. Motifs : examens de M., achèvement des
Faux-Monnayeurs. Insuffisante préparation, etc..[
].
Saurai-je, dici juillet, terminer mon livre ? Jen doute.
Jai passé ces trois derniers jours à repriser les derniers chapitres
lus à Martin du Gard, à mon passage à Paris. Le dernier particulièrement (soirée du
banquet) ; mais à présent je suis en panne. [
]
Il en est de mes Faux-Monnayeurs comme de létude du piano : ce
nest pas toujours en sobstinant sur une difficulté et en sy achoppant,
quon en triomphe ; mais bien parfois en travaillant celle dà côté.
Certains êtres et certaines choses demandent à être abordés de biais.
8 novembre.
Assez bon travail [
].
Depuis deux jours, moins de sommeil. Nimporte ; depuis le 26 octobre,
jai écrit les chapitres X et XI de ma seconde partie ; commencé le XII ;
et jy vois un peu plus clair pour la suite.
Retour à Paris.
Pour les Faux-Monnayeurs :
Il y a ce que lon sait et il y a ce que lon ignore. Entre deux, ce que
lon suppose. Jadmire certains romanciers qui jamais ne se reconnaissent à
court. Pour moi, plutôt que dinventer, je préfère avouer : je ne sais pas.
Jécoute mes personnages, jentends ce quils disent : mais ce
quils pensent et ce quils sentent ? Dès que jinduis, je tire à
moi. Dès quun être se différencie, cest beaucoup plus quon ne
suppose. Seule la masse comprend la masse ; la communauté de sentiment et de
pensées appartient aux gens du commun.
Tant que Bernard monologuait je navais quà lécouter ; mais
depuis quil se tait, il méchappe ; je ne sais à quoi men tenir.
Il est certain que si Je, romancier, porte en moi le personnage dÉdouard, je
dois porter également le roman quil écrit.
(Scène de la fausse pièce interceptée.)
Les « mots sublimes » de P. : « Cest à force de prier
quon arrive à croire. »
Faire dire au pasteur, dans sa prière :
« Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu
pourquoi te retirer de moi ? Est-ce
que je ne tappelle pas du nom quil faudrait, que tu restes sourd à ma
prière ? Dois-je cesser de croire en toi, ou me faudra-t-il croire que cest
contre moi que tu agis ? Rien de ce que je tai confié ne prospère. Il
mest abominable de penser que, lorsque je me repose sur ta promesse, jai tort.
Jai mis chacun des miens sous ta protection, et tu nen as pas tenu compte. Je
tavais confié mes enfants ; ils ont grandi pour te maudire et toute ma
fidélité na pu retenir leur blasphème. Si je ne me suis pas trompé, Tu mas
trompé. »
19 novembre.
Rentré hier soir à Paris.
Jai lu à Roger Martin du Gard mes derniers chapitres écrits. Le reflet de
mon livre dans un cerveau si différent du mien fait apparaître mieux les défauts du
livre, et même ses qualités. Les remarques et critiques de Roger sont excellentes et je
ne puis ne pas en tenir compte. Que de travail encore, pour mener à bien ce que jai
tant travaillé !
21 novembre.
Je voudrais mettre en épigraphe des Faux-Monnayeurs cette phrase de
Vauvenargues que je lis ce soir dans Sainte-Beuve (premier article des Lundis) :
« Ceux qui ne sortent pas deux-mêmes sont tout dune pièce. »
26 novembre.
Insomnies de nouveau ; doù moins bon travail. Après quelques jours de
patience, suis pourtant parvenu à sortir de moi la conversation entre Passavant et
Strouvilhou, ou plutôt le monologue de celui-ci. Lai écrit presque daffilée
et nen suis peut-être pas mécontent. Il me semble pourtant quen meilleur
état de santé jaurais su y donner plus de mordant, une allure plus fantastique et
surtout lincorporer mieux dans la trame du récit.
Jécris ceci dans la salle à manger de lhôtel des bains, à Étretat
que jai gagné à bicyclette.
Paris. 8 décembre.
Je lutte contre la grippe. Mal de gorge et frissons. Dehors, brouillard et
glaçons
je menferme avec les Faux-Monnayeurs, et passe un temps
énorme à limer et nettoyer la visite de Douviers à Édouard. Aucun jaillissement ;
rien dartésien. En état de félicité physique, jeusse écrit sans peine et
dun coup ces trois pages sur lesquelles je peine depuis cinq jours.
1925.
28 janvier.
Jai le plus grand mal à me réatteler aux Faux-Monnayeurs. Les
derniers chapitres (écrits à Paris durant ma grippe) me paraissent manquer de sève et
de saveur. Ils restent en marge de laction.
La Bastide. Fin mars.
Besoin de couper mon travail. Quelques lectures qui maident à mieux juger
les Faux-Monnayeurs.
Cuverville . Fin mai.
Mise au net et dactylographie de cinq chapitres des Faux-Monnayeurs. Morne
pensum, mais qui convient à mon apathie. Je ne compte plus que sur le Congo pour
men sortir. La préparation de ce voyage et lattente des pays nouveaux a
désenchanté le présent ; jéprouve combien il était vrai de dire que le
bonheur habite linstant. Rien ne me paraît plus que provisoire . (Lespérance
de la vie éternelle excelle également à cela.)
Ma vue a beaucoup faibli ces derniers temps. Les lunettes subviennent à cette
insuffisance. Que le cerveau ne peut-il également en porter ! Difficulté qua
mon esprit de « mettre au point » lidée quil examine ;
analogue à celle de mon il, aujourdhui. Les contours restent flous.
8 juin.
Achevé les Faux-Monnayeurs.
14 juillet.
Départ pour le Congo.
1927.
Saint- Clair. 8 février.
Tout ce que jécrirais pour mexpliquer, me disculper, me défendre, je
dois me refuser à tout cela. Jimagine souvent telles préfaces à LImmoraliste,
aux Faux-Monnayeurs, à la Symphonie, lune surtout où exposer ce que
jentends par lobjectivité romancière, où établir deux sortes de romans, ou
du moins deux façons de regarder et de peindre la vie qui, dans certains romans se
rejoignent. Lune, extérieure et que lon nomme communément objective, qui
voit dabord le geste dautrui, lévénement et qui linterprète.
Lautre qui sattache dabord aux émotions, aux pensées, et risque de
rester impuissante à peindre quoi que ce soit qui nait dabord ressenti par
lauteur. La richesse de celui-ci, sa complexité, lantagonisme de ses
possibilités trop diverses, permettront la plus grande diversité de ses créations. Mais
cest de lui que tout émane. Il est le seul garant de la vérité quil
révèle, le seul juge. Tout lenfer et le ciel de ses personnages est en lui. Ce
nest pas lui quil peint, mais ce quil peint, il aurait pu le devenir
sil nétait pas devenu tout lui-même.
En wagon, vers Cuverville. 5 mars.
Comme jirais bien, sans tous ces gens qui me crient que je vais mal !
Ils sobstinent à voir dans les Faux-Monnayeurs un livre manqué. On
disait la même chose de LÉducation sentimentale de Flaubert et des Possédés
de Dostoïevsky. [...] Avant vingt ans lon reconnaîtra que ce que lon reproche
à mon livre, ce sont précisément ses qualités. Jen ai la certitude.
1928.
17 avril.
Roger saffecte beaucoup du rôle « idiot » que je lui fais jouer
dans Si le grain ne meurt
et dans le Journal des Faux-Monnayeurs ;
je ne le fais intervenir, dit-il, que pour avoir raison de lui, ne présente de lui que
quelques objections absurdes, à seule fin de me défendre et de montrer que jai
raison de passer outre, etc
Il nen paraîtra pas moins quil fut le seul
que je consultai, et dont jappelai les conseils : je ne notai que ceux contre
lesquels je regimbai, mais cest que je suivis les autres à commencer par
celui de réunir en un seul faisceau les diverses intrigues des Faux-Monnayeurs
qui, sans lui, eussent peut-être formé autant de « récits » séparés. Et
cest pourquoi je lui dédiai le volume.
18 avril.
Mes écrits sont comparables à la lance dAchille, dont un second contact
guérissait ceux quelle avait dabord navrés. Si quelque livre de moi vous
déconcerte, relisez-le ; sous le venin apparent, jeus soin de cacher
lantidote ; chacun deux ne trouble point tant quil navertit.
9 juin.
Marc, depuis notre retour, na presque rien fait ; ou du moins na
pas réellement travaillé. Je crains que, pour plus de facilité, il ne renonce au
meilleur de lui-même.
Je crains, en lemmenant là-bas (Nouvelle-Guinée), de lui rendre un mauvais
service et de le déshabituer définitivement du travail. Cest le plaisir, le
bonheur dêtre avec lui qui mentraîne là-bas, plus encore que la curiosité
des terres lointaines. Cette félicité, à laquelle je cède, fausse gravement ma
pensée. Cest pour lui, pour conquérir son attention, son estime, que
jécrivis les Faux-Monnayeurs.
1929.
Paris. 3 octobre.
Quil meût été facile de rallier les suffrages du grand nombre en
écrivant Les Faux-Monnayeurs à la manière des romans connus, décrivant les
lieux et les êtres, analysant les sentiments, expliquant les situations, étalant en
surface tout ce que je cache entre les phrases, et protégeant la paresse du lecteur.
29 octobre.
« Je nai jamais rien pu inventer. » Cest par une telle
phrase du Journal dÉdouard que je pensais le mieux me séparer dÉdouard, le
distinguer
et cest de cette phrase au contraire que lon se sert pour
prouver que, « incapable dinvention », cest moi que jai
peint dans Édouard et que je ne suis pas romancier.
1930.
Cuverville. Jeudi, 30 mai.
Rien ne mest plus insupportable que les citations fausses. Avec elles, on
peut faire dire à un auteur tout ce quon veut. M. Maxence, en me faisant endosser
lanecdote des Faux-Monnayeurs ( que du reste il dénature complètement.
Dire : « cest un écrivain russe qui me citait lanecdote »,
nest-ce pas avouer quil na pas lu le livre et que son opinion repose sur
de « on-dit » ?), me rappelle Lombroso qui, du Mauvais Vitrier,
le poème en prose de Baudelaire, concluait à la cruauté de celui-ci.
23 juin.
.quel succès jaurais pu remporter avec mes Faux-Monnayeurs, si
javais consenti à étaler un peu plus ma peinture. La concision extrême de mes
notations ne laisse pas au lecteur superficiel le temps dentrer dans le jeu. Ce
livre exige une lenteur de lecture et une méditation que lon naccorde à
lordinaire pas aussitôt. Une « nouveauté », on ne prend pas le temps
de la lire ; on la parcourt. Mais, si le livre vaut quon y revienne, cest
alors quon le découvre vraiment.
Jai eu soin de nindiquer que le significatif, le décisif,
lindispensable ; déluder tout ce qui « allait de soi » et
où le lecteur intelligent pouvait suppléer de lui-même ( cest ce que
jappelle la collaboration du lecteur).
Parfois je me dis quun trop constant souci dart, quun assez vain
souci (mais spontané, irrépressible) ma fait rater les Faux-Monnayeurs ;
que, si javais consenti à une façon de peindre un peu conventionnelle et banale
mais permettant par là même un assentiment plus immédiat des lecteurs, jaurais
extraordinairement accru le nombre de ceux-ci ; bref, que javais « tendu
mes filets trop haut », comme disait Stendhal ; beaucoup trop haut. Mais les
poissons- volants sont les seuls qui mintéressent ; et, pour capturer les
bancs de sardines, merlans ou maquereaux
jaime autant en laisser le profit à
dautres. Je nécris que pour ceux qui comprennent à demi- mot.
1931.
Cuverville. 1er août.
Jai soigneusement écarté de mes Faux-Monnayeurs tout ce quun
autre aurait aussi bien que moi pu écrire, me contentant dindications qui
permissent dimaginer tout ce que je nétalais pas. Je reconnais que ces
parties neutres sont celles précisément qui reposent, rassurent et apprivoisent le
lecteur ; je me suis aliéné bon nombre de ceux dont jaurais dû flatter la
paresse. Mais ce que je nai pas voulu faire, si lon me dit que je nai
pas pu le faire, je proteste. Quoi de plus facile que décrire un roman comme les
autres ! Jy répugne, tout simplement.
Bibliographie :
- David H. Walker, « En relisant le Journal des Faux-Monnayeurs », in André Gide et l'écriture de soi (textes réunis par Pierre Masson et Jean Claude), Presses universitaires de Lyon, 2002, pp.89-101.
- Hélène Baty-Delalande (dir.), André Gide, Les Faux-Monnayeurs, relectures, Paris, Université Paris Diderot, 2012.
- Henri Godard, Le Roman modes d'emploi
: « L'offensive des années 1920. Le roman comme jeu », pp. 94-113. Paris, Gallimard, « Folio essais », 2006.
- Alain Goulet, André Gide, Les faux-monnayeurs : mode d'emploi,
Paris, Sedes, 1995.
- Éric Marty, L'Écriture du jour. Le Journal d'André Gide, Paris, Seuil, 1986.
- Pierre Masson, Lire Les Faux-Monnayeurs, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. « André Gide, textes et correspondance », 2012.
- Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann, Le roman somme d'André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris, Puf, coll. Cned, 2012
- Marc Allégret, « Avec André Gide », Panthéon-Productions, 1951, rééd. Arte Vidéo (VHS), 1996.
- André Gide, Entretiens avec Jean Amrouche (1949), vol. 2: « Les années de maturité » (2 CD), Ina-Radio-France (1997).
Web :
Sur Les Faux-Monnayeurs :