LA
LECTURE DU TEXTE POÉTIQUE
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Avant
d'examiner le texte suivant, reportez-vous au et à notre exposé afin de vous familiariser
avec ses caractères.
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Jules
Laforgue (1860-1887)
Spleen (Le
Sanglot de la terre, 1901)
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5
10
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Tout
m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau.
En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie.
En bas la rue où dans une brume de suie
Des ombres vont, glissant parmi les flaques
d'eau.
Je regarde sans voir fouillant mon vieux
cerveau,
Et machinalement sur la vitre ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie.
Bah! sortons, je verrai peut-être du nouveau.
Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.
Des fiacres, de la boue, et l'averse toujours...
Puis le soir et le gaz
et je rentre à pas lourds...
Je mange, et bâille, et lis, rien ne me
passionne...
Bah ! Couchons-nous. - Minuit. Une heure. Ah !
chacun dort !
Seul je ne puis dormir et je m'ennuie encor.
7 novembre 1880
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Problématique : Le
titre (recherchez ce que signifie le mot spleen)
évoquera sans doute quelques souvenirs
baudelairiens. Trois poèmes des Fleurs du Mal
portent en effet le même et vous aurez intérêt à
les lire (notamment le troisième "Quand le
ciel bas et lourd..." que vous pouvez ), ne serait-ce que pour saisir
aussitôt les différences. Laforgue manifeste-t-il
ici une influence baudelairienne ou l'enrichit-il
d'une inspiration et d'un ton originaux ?
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Nous
suivrons, pour la lecture analytique de ce poème de
Laforgue, la même démarche que dans l'exercice précédent,
en posant bien sûr au texte les questions que sa nature
appelle et que vous trouverez rassemblées à la fin de
cette page dans une fiche pratique.
Objectif
1 : observation d'ensemble et attentes de lecture :
Le texte poétique exige une lecture soigneuse, tant il
nous place d'emblée dans une atmosphère et une
concentration d'effets sonores et stylistiques qui, bien
souvent, laissent une impression énigmatique. Ce n'est
peut-être pas tout à fait le cas de ce poème, mais vous
aurez soin de respecter les coupes - très abondantes - de
l'alexandrin ainsi que la diérèse du vers 12 ("rien ne me
pass-i-onne").
Il n'est pas nécessaire de se renseigner outre
mesure sur Jules Laforgue : vous aurez noté sa très courte
vie et la date qui vous met en présence d'un poète de
vingt ans ("mon vieux cerveau" !). Consultez néanmoins les
pages que nous consacrons à l'évolution du poète,
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Notez vos premières impressions et vos attentes.
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Objectif
2 : la situation de communication :
-
qui parle ? à qui ? recherchez les pronoms de la présence
(je, nous) et constatez leur fréquence. Relevez les
verbes que ces pronoms commandent et tirez-en des
conclusions sur l'inspiration de ce poème.
-
de quoi ? constatez le schéma quasi narratif du texte et
tentez de caractériser le rapport du poète avec le monde.
Si vous avez lu les Spleen de Baudelaire, vous
pouvez commencer à noter les points communs et les
différences.
-
caractérisez le ton de ce poème en étudiant le termes qui
impliquent un jugement de l'auteur (sur le décor, sur les
autres, sur lui-même). Quelle est l'impression dominante ?
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Synthétisez vos remarques et exprimez vos
hypothèses de lecture.
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Objectif
3 : étude de la versification :
-
type de poème : vous aurez repéré sans mal un sonnet.
Recherchez l'origine de ce genre et précisez sa forme
classique (je vous renvoie ici à la page Sonnet
du site La clé des procédés littéraires) : à
quoi sont d'ordinaire consacrés respectivement les
quatrains et les tercets ? Quelle importance
particulière revêt ainsi la structure ? Dans le cas du
sonnet de Laforgue, où retrouve-t-on les formes
traditionnelles ? Où, en revanche, ne sont-elle pas
respectées ? Qu'est-ce qui fait ici l'unité des
quatrains et celle des tercets ? Observez comment la fin
du poème crée, par le retour d'un même verbe, une
"structure en boucle" qui nous fait revenir au point de
départ. Qu'en conclure sur l'état d'esprit du poète et
sur ce qu'il veut nous faire partager ?
- type de vers : le sonnet
utilise le plus souvent l'alexandrin. Quel est le rythme
classique de ce vers ? A quel genre d'expressions est-il
réservé d'ordinaire ? Donnez des exemples dans ce poème
d'alexandrins classiques. De quels effets le rythme
est-il alors porteur ? Montrez que la plupart des vers
cassent néanmoins ce rythme traditionnel. De quelles
manières différentes ? Quels sont les effets obtenus ?
- type de rimes : constatez la
régularité classique de leur alternance dans les
quatrains et au contraire la disposition particulière
des tercets (un quatrain et un distique final). Que met
en valeur cette disposition ?
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Rassemblez
vos remarques afin de distinguer d'ores et
déjà les plus récurrentes (vous aurez pu noter
ce mélange de tradition et d'originalité dont
est faite l'inspiration laforguienne).
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Objectif
4 : structure grammaticale et versification :
- rapport
entre phrase et strophe : quels sont les différents types
de phrases ? Comment sont-elles organisées dans les
quatrains ? dans les tercets ?
-
rapport entre phrase et vers : notez les rares
débordements de la phrase sur plusieurs vers (enjambements
du second quatrain). Pourquoi ? Dans les tercets,
constatez les ellipses, les phrases nominales. Quel est
l'effet recherché ?
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Vous pouvez ici encore synthétiser vos
remarques et sans doute mieux constater
l'écart entre ce Spleen et ceux de
Baudelaire, où l'expression de l'Ennui prend
souvent des proportions métaphysiques. Tentez
de caractériser le ton particulier de Jules
Laforgue.
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Objectif
5 : travail sur le :
-
vocabulaire : quels sont les différents niveaux de langue
? quels mots, dans ce contexte assez plat, prennent un
allure ironique ? Reliez votre observation au bilan
précédent. Les interjections, les formes orales sont-elles
attendues dans un poème de ce genre ? Qu'en concluez-vous
sur la manière dont Laforgue traite cette expression du
spleen ?
-
champs lexicaux : analysez les termes qui décrivent le
décor intérieur (la chambre) ou celui de l'âme. Analysez
les termes qui décrivent le décor extérieur (la rue).
Repérez un ou plusieurs champs lexicaux. Reliez les
impressions produites par ces deux décors.
-
figures de style : le style est-il très imagé pour un
poème de ce genre ? Pouvez-vous repérer des métaphores
encore baudelairiennes ? Quelles sont néanmoins les
différences ?
-
analysez les sonorités, en particulier celles du premier
tercet. Quel est l'effet obtenu ?
Faites un dernier bilan intermédiaire et relisez
maintenant vos bilans précédents. Vous devriez noter
quelques observations récurrentes que vous pouvez
rassembler et organiser en axes de lecture (vous pourriez,
par exemple, parler d'éléments traditionnels puis
d'expression originale). Mais votre lecture méthodique
peut être présentée à l'oral sous la forme que vous avez
suivie, à condition de faire état, dans votre conclusion,
d'une interprétation globale qui soit capable de mettre en
valeur la spécificité du texte.
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Une
page spéciale vous aidera à faire
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FICHE
PRATIQUE : les questions à poser au
texte poétique
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La
situation de communication :
pronoms
employés : qui parle ? à qui ? de quoi ?
Versification
:
dans le cas d'un poème en vers, caractériser
les outils propres à l'écriture poétique.
- type
de poème ?
- type
de vers ?
- type
de rime ?
dans le cas d'un , s'interroger sur les
procédés d'organisation.
Structure
grammaticale et versification :
observer comment la phrase se répartit dans le
poème.
- rapport
entre phrase et strophe
- rapport
entre phrase et vers
- enjambements
(rejets, contre-rejets)
dans le cas d'un poème en prose,
s'interroger sur la nature de la phrase et
sur la syntaxe.
Travail
sur le signifié :
champs lexicaux,
degrés de l'image
et
sur le signifiant
: assonances,
allitérations, rythmes.
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APPLICATION
:
Comme
vous le verrez dans , un tableau vous permettra
de relever vos remarques et de les assortir toujours d'une
interprétation. Proposons-nous ce type de travail sur ce
poème célèbre de Rimbaud :
Au
Cabaret-Vert, cinq heures du soir
Depuis
huit jours, j'avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J'entrais à
Charleroi.
— Au Cabaret-Vert : je demandai des
tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié
froid.
Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la
table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. — Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux
vifs,
— Celle-là, ce n'est pas un baiser qui
l'épeure ! —
Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,
Du jambon rose et blanc parfumé d'une gousse
D'ail, — et m'emplit la chope immense, avec
sa mousse,
Que dorait un rayon de soleil arriéré.
Octobre 1870
Arthur RIMBAUD
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ÉTAPES
DE L'ANALYSE
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PROCÉDÉS
RELEVÉS
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INTERPRÉTATION
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Situation
d'énonciation
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qui parle ? un je
sujet de verbes au passé
ceux-ci traduisent d'abord une halte conquérante
puis une immobilité contemplative
à qui ? pas
d'indice particulier.
de quoi ? d'une
halte, d'un moment de bonheur conquis sur les
souffrances de la route
on notera l'authenticité des indices
spatio-temporels
pourquoi ? un bref
récit où le bonheur simple du voyageur et ses
émotions adolescentes témoignent d'une expérience
poétique nouvelle
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la confidence autobiographique d'un
voyageur ;
non sans humour, la connotation
héroïque des verbes est dénoncée par le prosaïsme de
la requête (tartines de beurre) ;
quelques verbes évoquent une béatitude quasi
religieuse ;
une extase matérielle dans une
"bulle colorée"
déconcertante de simplicité (une poésie du
prosaïque) ;
une confidence qui sauve de l'oubli
un moment de grâce
mais c'est aussi la récompense de l'"horrible
travailleur"
et un manifeste poétique : il s'agit de célébrer la
beauté des choses simples.
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Remarques
de versification
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un sonnet : il
échappe à la structure classique
(enjambement de la phrase du deuxième quatrain)
des alexandrins souvent
dissymétriques : les rimes des quatrains
sont croisées au lieu d'être embrassées, différentes
d'un quatrain à l'autre au lieu d'être semblables;
l'alexandrin du vers 11 n'est sauvé que par la
diérèse colori-é.
distribution de la phrase :
la syntaxe se présente passablement disloquée (six
enjambements, trois rejets, un contre-rejet)
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la structure valorise le récit qui
annule la distinction quatrains/tercets ;
la forme du sonnet, dans sa liberté,
épouse la liberté du narrateur et son humeur
fantaisiste ;
les rejets mettent en valeur des
objets de convoitise, soulignant l'appétit du
voyageur et sa faim sensuelle.
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Remarques
sur le signifié
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vocabulaire :
des termes prosaïques : "jambon, tétons"
des couleurs vives, tendres et lumineuses
degrés de l'image : une
transfiguration finale de la mousse dorée par le
soleil
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dans sa joie sensuelle, le
narrateur célèbre des objets simples et les mêle
dans la même faim ;
une certaine naïveté qu'on peut relier à
l'ambition du "voyant" ;
les tercets déroulent une longue phrase mêlant
attraction sexuelle et désirs gourmands ;
l'adjectif "arriéré" caractérise-t-il aussi la
naïveté du narrateur-enfant saisi par la beauté
des choses simples ?
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Remarques
sur le signifiant
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sonorités :
les allitérations du dernier vers (rai, eil, rié)
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des sonorités assez
âpres jettent une dernière note chaude et mordorée
sur le tableau. |
Qu'avons-nous
acquis par ce relevé ?
La révélation d'une ambition poétique d'abord, celle de
ne pas séparer la poésie de la vie, la volonté de faire
de sa vie l'objet et l'enjeu de l'aventure poétique.
C'est pourquoi le poème revendique clairement son
caractère autobiographique.
La volonté ensuite de rompre avec une poésie trop
solennelle tout en se coulant dans la forme classique du
sonnet. C'est en effet presque de la prose, mais c'est
en réalité une façon de recueillir les émotions les plus
simples et de faire chanter les mots de tous les jours,
les plus crus comme les plus naïfs.
C'est enfin une quête de bonheur et d'absolu dans
l'abandon aux sensations primaires, une escapade
sensuelle pour retrouver la vraie vie dans
l'indispensable liberté que donne l'errance.
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