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DENIS DIDEROT
Lettre à Landois
29 juin 1756.
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[Cette lettre a été écrite à l'occasion du Poème sur le désastre de Lisbonne, de Voltaire (1756) et publiée par Grimm
dans sa Correspondance littéraire. On sait peu de choses de ce Paul-Louis Landois,
auteur de Silvie, tragédie bourgeoise en un acte et en prose, et de
divers articles de l'Encyclopédie sur la peinture. Dans cette lettre,
où D...
désigne Étienne-Noël Damilaville, et V... Voltaire, on aura pourtant quelque
idée de son caractère et de ses relations avec la gent philosophique.] |
Il y a, mon
cher, tant de griefs dans votre lettre, qu'un gros volume, tel que je suis
condamné d'en faire, m'acquitterait à peine, si je donnais à chaque
chose plus de quatre mots de réponse que vous me demandez. Si vous êtes
toujours aussi pressé de secours que vous le dites, pourquoi attendez-vous à
la dernière extrémité pour les appeler ? Vos amis ont assez d'honnêteté et de
délicatesse pour vous prévenir; mais, errant comme vous êtes, ils ne savent
jamais où vous prendre. On n'obtint pas la première rescription qui vous fut
envoyée aussi promptement qu'on l'aurait désiré, parce qu'on n'en accorde
point pour des sommes aussi modiques ; elle était datée du 17, elle ne fut
remise à D... que le 18, et à moi que le 19 ; le 20 les lettres ne partaient
pas : ajoutez à ces délais sept à huit jours de poste, et vous retrouverez ces
douze jours de retard que vous me reprochez... Que je me suppose le patient si
je peux... Et depuis trois ou quatre ans que je ne reçois que des injures en
retour de mon attachement pour vous, ne le suis-je pas? Et ne faut-il pas que
je me mette à tout moment à votre place pour les oublier, ou n'y voir que les
effets naturels d'un tempérament aigri par les disgrâces et devenu féroce ?...
Je ne vous répondis point, je n'envoyai point le mot de recommandation pour M.
de V...; c'est que j'avais résolu de vous servir et de ne plus vous écrire. Je
ne connais point V... ; je l'aurais connu, que je ne vous aurais point adressé
à lui. Cet homme est dangereux, et vous eussiez fait à frais communs des
imprudences dont vous eussiez porté toute la peine. Voilà les raisons de mon
silence. Je me soucie peu, dites-vous, de la manière dont vous voyez mes
procédés; il est vrai que je me soucie beaucoup plus qu'ils soient bons. Tant
que je n'aurai point de reproches à me faire, je serai peu touché des vôtres.
Le point important, mon ami, c'est que l'injustice ne soit pas de mon côté. Je
passe par-dessus les cinq ou six lignes qui suivent, parce qu'elles n'ont
point le sens commun. Si un homme a cent bonnes raisons, il peut en avoir une
mauvaise; c'est toujours à celle-ci que vous vous en tenez.
Mais, venons à l'affaire de votre manuscrit; c'est un ouvrage
capable de me perdre ; c'est après m'avoir chargé à deux reprises des outrages
les plus atroces et les plus réfléchis que vous m'en proposez la révision et
l'impression. Vous n'ignoriez pas que j'avais femme et enfant, que j'étais
noté, que vous me mettiez dans le cas des récidives: n'importe, vous ne faites
aucune de ces considérations, ou vous les négligez; vous me prenez pour
un imbécile, ou vous en êtes un; mais vous n'êtes point un imbécile. L'on doit
n'exiger jamais d'un autre ce que vous ne feriez pas pour lui, ou
soumettez-vous à des soupçons de finesse ou d'injustice. Je vois les projets
des hommes, et je m'y prête souvent, sans daigner les désabuser sur la
stupidité qu'ils me supposent. Il suffit que j'aperçoive dans leur objet une
grande utilité pour eux, assez peu d'inconvénient pour moi. Ce n'est pas moi
qui suis une bête, toutes les fois qu'on me prend pour tel.
Aux yeux du peuple, votre morale est détestable ; c'est de la
petite morale, moitié vraie, moitié fausse, moitié étroite aux yeux du
philosophe. Si j'étais un homme à sermons et à messes, je vous dirais : ma
vertu ne détruit point mes passions; elle les tempère seulement, et les
empêche de franchir les lois de la droite raison. Je connais tous les
avantages prétendus d'un sophisme et d'un mauvais procédé, d'un sophisme bien
délicat, d'un procédé bien obscur, bien ténébreux ; mais je trouve en moi une
égale répugnance à mal raisonner et à mal faire. Je suis entre deux puissances
dont l'une me montre le bien et l'autre m'incline vers le mal. Il faut prendre
parti. Dans les commencements le moment du combat est cruel, mais la peine
s'affaiblit avec le temps ; il en vient un où le sacrifice de la passion ne
coûte plus rien ; je puis même assurer par expérience qu'il est doux : on en
prend à ses propres yeux tant de grandeur et de dignité ! La vertu est une
maîtresse à laquelle on s'attache autant par ce qu'on fait pour elle que par
les charmes qu'on lui croit. Malheur à vous si la pratique du bien ne vous est
pas assez familière, et si vous n'êtes pas assez en fonds de bonnes actions
pour en être vain, pour vous en complimenter sans cesse, pour vous enivrer de
cette vapeur et pour en être fanatique.
Nous recevons, dites-vous, la vertu comme le malade reçoit un remède,
auquel il préférerait, s'il en était cru, toute autre chose qui flatterait son
appétit. Cela est vrai d'un malade insensé : malgré cela, si ce malade avait
eu le mérite de découvrir lui-même sa maladie; celui d'en avoir trouvé,
préparé le remède, croyez-vous qu'il balançât à le prendre, quelque amer qu'il
fût, et qu'il ne se fît pas un honneur de sa pénétration et de son courage ?
Qu'est-ce qu'un homme vertueux ? C'est un homme vain de cette espèce de vanité,
et rien de plus. Tout ce que nous faisons, c'est pour nous : nous avons l'air
de nous sacrifier, lorsque nous ne faisons que nous satisfaire. Reste à savoir
si nous donnerons le nom de sages ou d'insensés à ceux qui se sont fait une
manière d'être heureux aussi bizarre en apparence que celle de s'immoler.
Pourquoi les appellerions-nous insensés, puisqu'ils sont heureux, et que leur
bonheur est si conforme au bonheur des autres? Certainement ils sont heureux;
car, quoiqu'il leur en coûte, ils sont toujours ce qui leur coûte le moins.
Mais si vous voulez bien peser les avantages qu'ils se procurent, et surtout
les inconvénients qu'ils évitent, vous aurez bien de la peine à prouver qu'ils
sont déraisonnables. Si jamais vous l'entreprenez, n'oubliez pas d'apprécier
la considération des autres et celle de soi-même tout ce qu'elles valent:
n'oubliez pas non plus qu'une mauvaise action n'est jamais impunie; je dis
jamais, parce que la première que l'on commet dispose à une seconde, celle-ci
à une troisième, et que c'est ainsi qu'on s'avance peu à peu vers le mépris de
ses semblables, le plus grand de tous les maux. Déshonoré dans une société,
dira-t-on, je passerai dans une autre où je saurai bien me procurer les
honneurs de la vertu : erreur. Est-ce qu'on cesse d'être méchant à volonté ?
Après s'être rendu tel, ne s'agit-il que d'aller à cent lieues pour être bon,
ou que de s'être dit : je veux l'être ? Le pli est pris, il faut que l'étoffe
le garde.
C'est ici, mon cher, que je vais quitter le ton de prédicateur pour
prendre, si je peux, celui de philosophe. Regardez-y de près, et vous verrez
que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point et qu'il ne
peut y avoir d'êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre
général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà
ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu'un être
agisse sans motif, qu'un des bras d'une balance agisse sans l'action d'un
poids, et le motif nous est toujours extérieur, étranger, attaché ou par une
nature ou par une cause quelconque, qui n'est pas nous. Ce qui nous trompe,
c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous
avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. Nous
avons tant loué, tant repris, nous l'avons été tant de fois, que c'est un
préjugé bien vieux que celui de croire que nous et les autres voulons,
agissons librement. Mais s'il n'y a point de liberté, il n'y a point d'action
qui mérite la louange ou le blâme; il n'y a ni vice ni vertu, rien dont il
faille récompenser ou châtier. Qu'est-ce qui distingue donc les hommes ? la
bienfaisance et la malfaisance. Le malfaisant est un homme qu'il faut détruire
et non punir; la bienfaisance est une bonne fortune, et non une vertu. Mais
quoique l'homme bien ou malfaisant ne soit pas libre, l'homme n'en est pas
moins un être qu'on modifie; c'est par cette raison qu'il faut détruire le
malfaisant sur une place publique. De là les bons effets de l'exemple, des
discours, de l'éducation, du plaisir, de la douleur, des grandeurs, de la
misère, etc.; de là une sorte de philosophie pleine de commisération, qui
attache fortement aux bons, qui n'irrite non plus contre le méchant que contre
un ouragan qui nous remplit les yeux de poussière. Il n'y a qu'une sorte de
causes, à proprement parler; ce sont les causes physiques. Il n'y a qu'une
sorte de nécessité; c'est la même pour tous les êtres, quelque distinction
qu'il nous plaise d'établir entre eux, ou qui y soit réellement. Voilà ce qui
me réconcilie avec le genre humain; c'est pour cette raison que je vous
exhortais à la philanthropie. Adoptez ces principes si vous les trouvez bons,
ou montiez-moi qu'ils sont mauvais. Si vous les adoptez, ils vous
réconcilieront aussi avec les autres et avec vous-même : vous ne vous saurez
ni bon ni mauvais gré d'être ce que vous êtes. Ne rien reprocher aux autres,
ne se repentir de rien : voilà les premiers pas vers la sagesse. Ce qui est
hors de là est préjugé, fausse philosophie. Si l'on s'impatiente, si l'on
jure, si l'on mord la pierre, c'est que dans l'homme le mieux constitué, le
plus heureusement modifié, il reste toujours beaucoup d'animal avant que
d'être misanthrope : voyez si vous en avez le droit. Au demeurant, voilà votre
apologie : la mienne est celle de tous les hommes. Il y a bien de la
différence entre se séparer du genre humain et le haïr. Mais pourriez-vous me
dire si, parmi tous les hommes, il en est un seul qui vous ait fait la
centième partie du mal que vous vous êtes fait à vous-même? Est-ce la malice
des hommes qui vous rend triste, inquiet, mélancolique, injurieux, vagabond,
moribond ? Pardonnez-moi la question; nous raisonnons et vous connaissez bien
ma façon de penser. Si les méchants sont plus entreprenants avec vous qu'avec
un autre, et cela à proportion de votre faiblesse et de votre impuissance,
c'est la loi générale de la nature; il faut, s'il vous plaît, s'y soumettre :
car il y aurait peut-être bien du mal à la changer; et puis ne dirait-on pas
que la nature entière conspire contre vous; que le hasard a rassemblé toutes
les sortes d'infortunes pour les verser sur votre tête ? Où diable avez-vous
pris cet orgueil-là ? Mon cher, vous vous estimez trop, vous vous accordez
trop d'importance dans l'univers. Excepté une ou deux personnes, qui vous
aiment, qui vous plaignent, qui vous excusent, tout est tranquille autour de
vous, et donnez. Avec vos cinq cents livres, où vous êtes et ce que vous êtes,
vous êtes mieux que moi avec mes deux mille cinq cents livres où je suis et ce
que je suis. Vos criailleries impatientent D... Et n'est-il pas vrai que si
tous ceux qui sont plus malheureux que vous faisaient autant de vacarme, on ne
tiendrait pas dans ce monde ? ce serait un sabbat interminable. Qu'est-ce que
vous voulez dire avec tout ce galimatias de pitié qu'on lia point de vous, de
mauvais offices qu'on vous rend, de votre perte qu'on veut, d'abîmes qu'on
vous creuse, de précipice qui vous entraîne ? Et f..., une bonne fois pour
toutes, laissez là vos accusations, ces jérémiades, et rapprochez-vous des
hommes dont vous vous plaignez, pour les voir tels qu'ils sont, et arrêtez ce
torrent d'invectives et de fiel qui coule depuis quatre ans. Vous avez dit :
Je n'ai pas assez, et D.... a fait davantage. J'y ajoute peu de chose ; mais
vous pouvez y compter tant que je vivrai. Vous avez dit encore : Mais tout
peut m'échapper, et D... a assuré votre sort. De quoi s'agit-il à présent ? on
est exact. Pourquoi faites-vous des demandes qui sont au moins déplacées ! A
juger de la position de D... par la mienne, je puis me priver en trois mois de
vingt-cinq francs, mais non de cinquante : chacun a son arrangement.
Vous vous indignez du ton de D...; mais ne connaissez-vous pas son
caractère et sa dialecte ? Tel mot ne signifie rien dans la bouche d'un homme
honnête, mais violent, qui outrage dans la bouche d'un autre qui pèse toutes
les syllabes. Vous vous piquez de connaître les hommes, et vous en êtes encore
à ignorer que chacun a sa langue qu'il faut interpréter par le
caractère.
Si le hasard vous jetait dans quelque embarras, notre conduite vous
permet-elle de penser qu'on vous y laisserait ? Vous demandez donc à D... ce
qu'on ne refuse à personne, et vous marquez toujours à vos amis de la
défiance; eh mordieu ! allez droit votre chemin, et soyez sûr de ceux que vous
n'avez point encore vu broncher.
J'avais envie de vous suivre jusqu'au bout, mais je n'en ai pas le
temps, et grâce à votre lettre qui ne finit point, voici un bavardage éternel.
Cependant combien d'injures, de soupçons, de mots aussi ridiculement que
malignement jetés, j'aurais à reprendre encore ! mais je vous ferai bien
rougir de toutes ces sottises, si vous revenez jamais de votre délire... Vous
voudriez ne me rien devoir... J'ai occasionné en partie votre mauvaise
situation.....je veux vous peindre.... Qu'est-ce que cela signifie ? et pour
Dieu, laissez là toutes ces f... phrases, et surtout, considérez qu'à la fin
on se rassasie d'invectives. En vérité, je ne conçois pas comment vous osez
vous plaindre du ton de D.... et en prendre avec moi un aussi déplacé.
Je ferai ce que vous me demandez dans votre lettre. Adieu,
portez-vous bien, et tenez-vous-en sur le compte de vos amis au témoignage de
votre conscience. Ce n'est pas elle, c'est votre mauvais jugement qui ne cesse
de les accuser. Adieu, encore une fois adieu.
Du jour de la Saint-Pierre.
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