Denis DIDEROT
Jacques le Fataliste et son maître (II)
|
COHÉRENCE DE LA STRUCTURE
|
Que la structure de Jacques le fataliste
réponde à un jeu parodique est évident :
parodie du roman picaresque, du roman
réaliste, du roman philosophique, il touche à
tous ces genres sans jamais se résigner à en
respecter les formes, et cette liberté paraît
bien paradoxale dans une œuvre où est censée
s'affirmer la doctrine même qui la nie.
N'est-ce pas là l'occasion de déterminer la
cohérence d'une structure dont la fantaisie,
l'apparente improvisation du narrateur
pourraient faire douter ?
La
parodie devient refus, en effet, quand
le narrateur dénonce l'artifice de l'invention
littéraire et l'arbitraire de toute technique
romanesque. Mais si, dans son intention, il y
a bien, au nom de la vérité, la critique des
conventions du roman, il serait abusif de voir
dans la structure une simple déconstruction
ludique et provocante. « Les impertinences
de l'auteur envers son lecteur, dit
Robert Mauzi, apparaissent comme la
contrepartie symbolique de la désinvolture
du destin envers les hommes, et le destin
mène le monde avec ce même mélange de
liberté, d'indifférence et de malice dont
s'inspire le conteur pour conduire ou plutôt
pour brouiller les fils multiples de son
récit. » (L'idée du bonheur
dans la littérature et la pensée françaises au
XVIIIe siècle).
|
Nous voilà, semble-t-il, à l'essentiel. Jacques le
Fataliste est avant tout un roman philosophique,
parce qu'il met en scène une doctrine et se sert pour cela
des outils narratifs les plus appropriés : d'abord pour y
représenter les caprices impénétrables du destin, ensuite
pour témoigner des contradictions de la pensée fataliste
face aux exigences légitimes de l'action et de la liberté
humaines. C'est en ce sens que s'enlacent les quatre
motifs de la structure :
les caprices impénétrables du destin :
"Il
ne tiendrait qu'à moi", "qu'est-ce qui m'empêcherait",
"que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes
mains, s'il me prenait fantaisie de vous désespérer ?"
: les formules abondent dans le roman par lesquelles
Diderot revendique sa liberté de conteur. Et nous touchons
là en effet à la véritable unité de l'œuvre, de la forme
comme du sens, dans la rencontre d'un monde déconcertant et
d'un livre insolite. L'écrivain est un peu à l'image de
Dieu, dérouleur du grand rouleau : l'invention
romanesque, toujours jaillissante, se charge ainsi d'incarner
les mille possibles dont est faite une vie humaine et
l'itinéraire contingent que chacun de nous emprunte dans une
existence à jamais dépourvue de sens :
Mais, pour Dieu, lecteur, me dites-vous, où
allaient-ils ? Mais, pour Dieu, lecteur, vous
répondrai-je, est-ce qu'on sait où l'on va ? Et
vous, où allez-vous ? Faut-il que je vous
rappelle l'aventure d'Ésope ? Son maître,
Xantippe, lui dit un soir d"été ou d'hiver, car
les Grecs se baignaient dans toutes les saisons
: « Ésope, va au bain; s'il y a peu de
monde nous nous baignerons ...». Ésope part.
Chemin faisant il rencontre la patrouille
d'Athènes. « Où vas-tu ? » - Où je vais ? répond
Ésope, je n'en sais rien. - Tu n'en sais rien ?
marche en prison. - Eh bien ! reprit Ésope, ne
l'avais-je pas bien dit que je ne savais où
j'allais ? je voulais aller au bain, et voilà
que je vais en prison...». Jacques suivait son
maître comme vous le vôtre; son maître suivait
le sien comme Jacques le suivait. - Mais, qui
était le maître du maître de Jacques ? - Bon,
est-ce qu'on manque de maître dans ce monde ? Le
maître de Jacques en avait cent pour un, comme
vous.
|
La doctrine fataliste trouve
donc dans le roman une illustration concrète et vivante. Car
si le narrateur ouvre tous les champs du possible, c'est
pour renoncer souvent à les exploiter, au nom d'une fidélité
au vrai qui refuse les facilités de l'invention. Les fils de
cette trame que nous trouvions décousue, voilà qu'ils se
révèlent peu à peu pour guider le voyage de nos deux héros,
comme à leur insu, vers la maison où s'accomplira de manière
inattendue et tragique la vengeance du maître.
Mais un roman ne peut admettre l'exposé philosophique
qu'à faible dose et la pluralité des personnages implique la
pluralité des opinions. La voix de Jacques n'est qu'une
parmi d'autres. Le problème de Jacques n'est donc
pas dans l'adhésion de Diderot au déterminisme absolu, qui
ne fait aucun doute, mais dans l'exploitation littéraire
d'une doctrine. Dans Candide, rien n'est plus net
que l'intention polémique de Voltaire contre Leibniz et
l'optimisme systématique. Rien n'est moins net au contraire
que l'intention doctrinale de Jacques, à supposer
qu'il y en ait une, car, usant de ses privilèges de
démiurge, le narrateur fourbit aussi bien des armes en
faveur du libre arbitre.
fatalisme et liberté :
Chez Jacques, tout est certitude, évidence, formules
péremptoires. Sa doctrine, venue de son capitaine qui «
connaissait son Spinoza par cœur », ne connaît aucun
fléchissement, même dans ses conséquences morales. Elle
n'est pas dérivée d'une découverte, d'une pensée vivante,
d'une dialectique savante, mais elle s'impose au fidèle
Jacques comme un catéchisme définitif qu'il se contente de
répéter mécaniquement. « Jacques ne connaissait ni
le nom de vice ni le nom de vertu... Selon lui, la
récompense était l'encouragement des bons, le châtiment
l'effroi des méchants. Qu'est-ce autre chose, disait-il,
s'il n'y a point de liberté et que notre destinée est
écrite là-haut ? Il croyait qu'un homme s'acheminait aussi
nécessairement à la gloire ou à l'ignominie qu'une boule
qui aurait conscience d'elle-même suit la pente d'une
montagne. Je l'ai plusieurs fois contredit, mais sans
avantage et sans fruit. » Ainsi l'auteur-narrateur
s'oppose ici à son personnage, revendiquant une doctrine
toute contraire, dont on sait pourtant qu'elle constitue sa
posture philosophique la plus constante. De fait, le roman
lui permet, cette fois, de mettre en scène ces mêmes
contradictions que le maître ne manque pas de constater chez
Jacques : « Il n'y a peut-être pas sous le ciel une
autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne
».
En effet, alors que son fatalisme devrait
pousser Jacques à l'inaction et à l'indifférence, à une
espèce d'assoupissement oriental., il se montre actif,
diligent, attentif au monde, "interventionniste". « Il
se conduisait à peu près comme vous et moi. Il remerciait
son bienfaiteur pour qu'il lui fît encore du bien. Il se
mettait en colère contre l'homme injuste... Souvent il
était inconséquent, comme vous et moi, et sujet à oublier
ses principes. » A l'inverse, le maître, qui croit
pourtant à la liberté, agit sous nos yeux comme un automate,
affairé vers les choses avec la lourdeur ridicule d'une
mécanique. Jacques le déterministe ne cesse, lui, de réagir
à l'événement dans toute l'improvisation de la liberté vraie
: c'est lui qui combat et met en déroute les brigands de
l'auberge, c'est lui qui reprend au porteballe la montre
volée, s'impose au lieutenant de police et sait même souvent
inverser le déterminisme social en prenant le pas sur
son maître. Plus encore, lorsque Jacques se livre à une
expérience truquée en desserrant les sangles pour faire
tomber son maître de cheval, rien n'implique le "grand
rouleau"; tout montre, au contraire, l'éminente
liberté de l'expérimentateur. Enfin, le jugement du
narrateur sur Mme de la Pommeraye se fait l'écho de
l'intérêt qu'éprouve plus largement Diderot pour des êtres
de caractère capables d'infléchir le cours des événements :
leur révolte, leur fidélité à soi affirment authentiquement
la liberté humaine contre tous les déterminismes.
|
Quelle est donc dans cette œuvre la fonction du
fatalisme ? Le fatalisme est le thème
organisateur du récit, dont les récurrences dans
le discours s'enchâssent au moment précis où
s'affirme la liberté humaine. Car le récit
n'apporte pas de réponse à l'interrogation
philosophique. Ironiquement, il intègre
l'antinomie liberté/fatalisme à une vision
comique de la vie, à l'acceptation optimiste du
temps comme jeu d'un hasard nécessaire. Diderot
n'a nul désir de nous convertir au matérialisme.
Il cherche à nous amuser plus qu'à nous
instruire. Jacques ne prélude, au
contraire du Neveu de Rameau, à aucune
réflexion sociale d'envergure; au contraire du Rêve
de d'Alembert à aucune hypothèse sur la
nature de l'homme et de la vie; au contraire de
l'Entretien avec la Maréchale, à aucun
débat sur la religion; au contraire du Supplément
au Voyage de Bougainville à aucune
discussion sur la nature, la société et la
contradiction des trois codes. Jacques le
Fataliste est le moins engagé des récits
de Diderot. La meilleure conclusion
philosophique du livre est dans la Réfutation
d'Helvétius : « On est fataliste
et à chaque instant on parle, on pense, on
écrit comme si l'on persévérait dans le
préjugé de la liberté, préjugé dont on a été
bercé, qui a institué la langue vulgaire
qu'on a balbutiée et dont on continue de se
servir sans s'apercevoir qu'elle ne convient
plus à nos opinions. On est devenu
philosophe dans ses systèmes et l'on reste
peuple dans son propos. » Le
fatalisme, dans notre étrange ouvrage, n'est pas
une doctrine soutenue ou attaquée; c'est un
motif railleur, accroché à quelques mots
soixante fois répétés, qui scandent le récit et
contribuent à l'unité esthétique de l'ensemble.
|
fable et vérité :
«
Rien n'est plus aisé que de filer un roman. Demeurons dans
le vrai », «
Mon projet est d'être vrai, je l'ai rempli » : les
allégations de cette nature ne manquent pas dans l'œuvre, et
il est vrai qu'il nous faut renoncer à la classer nettement
dans le genre romanesque. Ce qui surprend davantage est
cette bannière de la vérité, sous laquelle un narrateur
aussi libre et inventif se place constamment : « Il est
bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je
néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer.
Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité serait
peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait
pour une fable.» Dénonçant l'illusion romanesque, le
narrateur est fondé en effet à se réclamer de la vérité,
dont il propose ici une image plurielle, éclatée, renvoyée à
des angles différents de perception ou d'appréciation, mais
bel et bien fidèle à un réalité : par beaucoup d'aspects,
sociaux surtout, Jacques le Fataliste est un roman
réaliste. Mais le narrateur convient aussi que « la vérité
est souvent froide, commune et plate » et qu'il appartient
au romancier d'user d'artifices. Diderot le rappelle dans Les
Deux Amis de Bourbonne : « Le conteur se propose de
vous tromper; il est assis su coin de votre âtre; il a
pour objet la vérité rigoureuse; il veut être cru; il veut
intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner
la peau et couler les larmes. [...] Pour créer l'illusion,
il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à
la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois
si difficiles à imaginer que vous serez forcé de vous dire
en vous-même : ma foi, cela est vrai; on n'invente pas ces
choses-là. » Devançant cet "illusionnisme" revendiqué
par Maupassant, le narrateur convient ainsi que « s'il
faut être vrai, c'est comme Molière, Régnard, Richardson,
Sedaine », c'est-à-dire en opérant un choix destiné à
maintenir l'intérêt du lecteur et à sauvegarder la seule
vérité qui vaille : celle de l'ambiguïté. Fidèle à ce
principe, le narrateur de Jacques le Fataliste
refuse en effet d'extrapoler pour conjurer la banalité des
situations, laisse planer une incertitude morale sur les
portraits ou les conduites de ses personnages, et refuse de
fournir le dénouement qui transformerait ces vies plates et
décousues en destins.
Il paraît donc opportun, pour clore notre
propos, de relier la problématique de la vraisemblance et du
genre romanesque au sujet philosophique de Jacques le
fataliste : le déterminisme. En effet, Diderot
choisit le genre romanesque parce qu’il est plus libre que
d’autres (en particulier, il n’impose pas un dénouement,
comme la comédie ou la tragédie), mais cette liberté ne lui
semble pas encore suffisante pour s’affranchir de toutes les
règles et il renonce à se désigner comme un romancier. Ce
refus de la classification générique, cette hésitation entre
le vrai et le vraisemblable, sont parallèles à la discussion
sur l’existence d’un destin qui réglerait préalablement le
moindre de nos gestes (sous la forme, d’ailleurs, d’un livre
où tout serait écrit à l’avance). De même, Diderot refuse
que les autres romans, fertiles en inventions
abracadabrantes et en aventures sensationnelles, influent
sur son récit.
On voit donc comment la liberté apparente d'une forme et
la modernité d'une structure s'insèrent rigoureusement
dans la concertation d'un projet : Jacques le
Fataliste est un roman philosophique, moins par la
nature ou la hauteur des débats qu'il organise que par
le choix d'une forme et d'une esthétique qui, elles
seules, peuvent tour à tour mettre en scène une doctrine
et proposer de quoi la contester. Comme toute œuvre
littéraire, son caractère aporétique est d'ailleurs un
dernier signe de l'incomplétude de la réflexion
métaphysique et de la nécessaire liberté à laisser à
celui qui reste le vrai héros du livre : vous, lecteur.
Sur
Diderot :
Jacques le
Fataliste, texte :
|
Jacques le
Fataliste, études :
|
|