L'ÎLE
DES ESCLAVES
LECTURES ANALYTIQUES
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Fidèle à ses objectifs, Magister souhaite
fournir des outils nécessaires à l'approfondissement
personnel. Vous ne trouverez donc pas toujours les
réponses aux questions que nous posons et nous vous
laisserons parfois chercher les issues des pistes que nous
avons suggérées. Vous pourrez, pour ces lectures
analytiques dirigées, vérifier les notions dramaturgiques
essentielles dans ces trois mémentos :
Nous suivons pour ces lectures analytiques deux
démarches différentes :
- une lecture
analytique progressive suivant les objectifs définis dans
notre
fiche pratique (scènes I et VI) ;
- un
commentaire composé dirigé, pour lequel vous aurez pu
faire seul la lecture analytique (scènes III et X).
Objectif 1 : Situation de la scène
dans l'œuvre :
S'agit-il d'une scène
d'exposition ? L'étude de ce genre de scène est
toujours édifiante : elle donne en effet des indications
dramaturgiques significatives. Au théâtre, afin de ne pas
rompre la mimesis (l'illusion), l'exposition se fait
toujours in medias res : des personnages dialoguent
et n'ont pas pas l'air de s'occuper de nous ! Il faut pourtant
que le spectateur soit vite informé, sans donner l'impression
qu'on lui adresse trop directement ces informations (la
situation y perdrait en vraisemblance). Vérifions qu'il s'agit
bien ici d'une scène d'exposition :
- Qu'apprenons-nous ?
Par Iphicrate, nous sommes aussitôt avisés d'un naufrage et de
l'origine des naufragés ("je ne reverrai jamais Athènes").
Tout aussi vite, nous connaissons le lieu : Iphicrate a beau
modaliser sa certitude ("je crois", "sans doute"), ménageant
une attente, il n'en présente pas moins les mœurs des
indigènes et retrace même leur histoire. Rien
d'invraisemblable à cela : il est naturel que, d'Athènes, le
maître ait eu vent de ce lieu, auquel sa crainte confère un
caractère mythique, et en informe son valet. Avec Arlequin,
nous voilà en présence d'un rapport social ("mon patron", puis
"Monsieur Iphicrate") que les costumes signalent sans doute
aussi de prime abord (celui d'Arlequin est immédiatement
reconnaissable). Les relations maître-valet aussitôt plantées
se précisent ensuite sous l'angle du conflit et du
ressentiment ("j'étais ton esclave, tu me traitais comme un
pauvre animal") et Arlequin ne tarde pas à en manifester
l'étendue en prenant soudain un ton net et menaçant.
- Qu'attendons-nous ?
Une scène d'exposition ne se contente pas de présenter ni
d'informer : elle pose un enjeu dramatique qui concentre les
attentes des spectateurs. Ainsi le dramaturge laisse
habilement dans l'incertitude les informations qu'Iphicrate
nous donne sur la nature de l'île. Ses craintes en laissent
planer une autre sur son sort, d'autant qu'il dramatise les
coutumes du lieu ("tuer tous les esclaves qu'ils
rencontrent"), tandis que les avertissements d'Arlequin
définissent déjà le projet "thérapeutique" de l'île :
"Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te
faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est
juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là
; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras
souffert, tu seras plus raisonnable
; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir
aux autres." Ces futurs laissent attendre une expérience
d'ordre psychologique et moral, que Trivelin présentera dans
la scène suivante, mais dont Arlequin a aussitôt perçu
l'enjeu.
- Le genre :
Une pièce de théâtre se signale d'emblée par son registre.
Ici, la présence familière d'Arlequin (au moins pour le public
de l'époque) garantit une comédie, et nous trouvons bien
en effet les caractéristiques du genre. Mais les formes
pathétiques du discours d'Iphicrate, le ton menaçant
d'Arlequin à la fin de la scène viennent nuancer notre
impression et nous rendent incertains quant au dénouement.
L'époque de Marivaux est aussi celle du drame bourgeois ou de
la comédie larmoyante. Qu'en sera-t-il exactement ? Ici
encore, la scène d'exposition joue pleinement son rôle en
renforçant notre incertitude.
On peut donc aboutir à une première conclusion : il s'agit
bien d'une scène d'exposition. Nous disposons des éléments
nécessaires à la compréhension de l'intrigue qui se noue et
entretenons déjà des attentes qui garantissent notre
attention.
Objectif 2 : La distribution
de la parole :
Prenons l'habitude de tirer parti de nos
conclusions précédentes : nous avons établi la nature de la
scène. S'il s'agit d'une scène d'exposition,
à qui la doit-on? Comment
les répliques renseignent-elles le spectateur sur l'intrigue
et sur les personnages ?
- il s'agit ici d'un dialogue. Le volume des
répliques est en faveur d'Arlequin. Examinons les premières et
les dernières : si Iphicrate parle le premier, c'est Arlequin
qui aura le dernier mot. Ceci est un premier indice objectif
d'un renversement de situation. D'autre part, les premières
répliques d'Iphicrate se font sur le mode interrogatif, ce qui
signale un certain désarroi ("Que deviendrons-nous?"), alors
qu'Arlequin marque à la fin de la scène par des injonctions
("prends-y garde") une fermeté bien surprenante pour un valet.
Entre ces deux extrémités de la scène, que s'est-il passé ?
Peut-on noter une progression ?
- il semble que la scène obéisse à une triple
mouvement :
. Iphicrate informe Arlequin de
la nature de l'île (> "Eh ! encore
vit-on") : information bien imprudente qui donne à Arlequin
une première occasion de se réjouir ("ils tuent les maîtres, à
la bonne heure"). Dans ce passage, Iphicrate reste le maître,
malgré son inquiétude : il donne des ordres, établit un
premier projet ("nous tirer d'ici"). Arlequin l'appelle
d'ailleurs "mon patron".
. dès le deuxième mouvement (>
"le gourdin est dans la chaloupe"), Arlequin prend l'avantage
: Iphicrate ne s'exprime plus que par des interrogations ou
des injonctions plus molles ("je t'en prie") qui font ricaner
Arlequin ("c'est l'air du pays qui fait cela"). A la hâte
inquiète du maître, le valet répond par la facétie (il siffle,
chante, rit), l'indifférence appuyée ou l'ironie. Cette fois,
Iphicrate n'est plus appelé par Arlequin que "Monsieur
Iphicrate", appellation solennelle et railleuse.
. enfin (> fin
de la scène), la colère d'Iphicrate ne sachant plus se
contrôler, le conflit devient ouvert. Les pronoms marquent
cette tension : Arlequin finit par tutoyer Iphicrate, dont les
répliques se raccourcissent de plus en plus (à bout
d'arguments, il finira par saisir son épée). Arlequin a
abandonné son badinage : le dramaturge signale son "air
sérieux" et ses propos ont une coupante netteté.
- le discours ne prend pas toujours
néanmoins la forme du dialogue : on repère un aparté
d'Iphicrate qui prend conscience de sa bévue ("j'ai mal fait
de lui dire où nous sommes"). Cette brève remarque formulée in
petto trahit une distance qui augure un changement de
tactique : Iphicrate va désormais employer le ton de l'invite
plus que de l'injonction, allant jusqu'à la prière polie.
L'aparté fait du spectateur le seul témoin de ce calcul : nous
savourons d'autant plus l'ironie qui fera échouer
l'entreprise. Choisissant le mensonge, Iphicrate nous fait
préférer le naturel d'Arlequin.
Objectif 3 : L'occupation de l'espace :
Poursuivons notre examen dans ce sens : une
scène d'exposition pourrait risquer de rester statique et peu
"théâtrale". Ici, le dramaturge a su s'assurer le concours
des effets scéniques.
- les didascalies, relativement
fréquentes si on considère l'ensemble de la pièce, veillent
d'abord à planter le personnage d'Arlequin (il a une bouteille
d'eau-de-vie à sa ceinture, il y boit, siffle et badine) : le
dramaturge reste fidèle au zanni de la commedia dell'arte.
Valet rieur, Arlequin est le contraire du domestique soumis.
Il n'a pas attendu d'être informé des mœurs de l'île pour
manifester son insolence : ainsi lorsqu'il entreprend de vider
les trois-quarts de sa bouteille et de laisser le reste à son
maître ! Il nous faut imaginer les sauts et les gambades qui
devaient accompagner cette joyeuse libération, comme les
mimiques aptes à souligner la pitié amusée, l'ironie ou la
raillerie (une des dernière didascalies ne manque pas d'aviser
le lecteur de l'"air sérieux" soudain pris par le personnage).
D'Iphicrate, les didascalies signalent l'exaspération
croissante puis la soudaine colère. De fait, la scène s'achève
sur une poursuite armée : l'obstacle que lui oppose Arlequin
dans sa dernière réplique marque le tour dramatique que
prennent les choses : l'esclave fait front. L'arrivée de
Trivelin et de ses gens au début de la scène suivante, et le
bref combat qui désarme Iphicrate, confirment le caractère
comico-dramatique de cet affrontement.
Procédons à un rapide bilan de notre examen :
rigoureusement composée, la scène nous fait avancer dans la
découverte de l'enjeu comme dans la psychologie des
personnages. Réduite à l'essentiel des informations à donner
au spectateur, l'exposition pense à s'en assurer la
participation active par l'intérêt dramatique qu'offre la
montée puis l'éclatement du conflit.
Objectif 4 : Les relations entre les personnages
:
Cette scène reste-t-elle néanmoins une
scène de comédie ? Oui, bien
sûr, et nos observations précédentes peuvent nous aider à le
montrer : si cette scène d'exposition ressortit au genre
comique, c'est qu'elle inverse les représentations
attendues. Au lieu de rester l'adjuvant qu'il devrait être,
Arlequin devient opposant et mène le jeu. Ce renversement
quasi immédiat se manifeste de deux manières :
- l'opposition des attitudes : Iphicrate
définit un enjeu commandé par la crainte, et il enjoint à
son valet de l'aider. Dès les premières répliques, son
statut de maître est déjà dénoncé puisque sa première
question sollicite l'avis d'Arlequin. Devant ce projet, le
valet manifeste une indifférence croissante. Elle se
manifeste d'abord par une tout autre intention (finir une
bouteille d'eau-de-vie) puis une satisfaction appuyée ("à la
bonne heure"). L'agacement d'Iphicrate ne peut qu'être
exaspéré aussi par l'apitoiement rieur qu'affecte Arlequin,
son ironie et sa gaieté (les sifflements, la chanson). De
fait, Arlequin mène le jeu grâce à la variété des registres
employés, mobilité qui ne peut que souligner le monolithisme
d'Iphicrate. Le comique naît de cette rupture, qui,
confrontant deux caractères, établit la supériorité du bon
naturel sur les rôles sociaux.
- le langage : cette victoire est acquise aussi à
Arlequin par la finesse de ses réparties. S'il est bien au
début l'Arlequin gouailleur de la commedia dell'arte, la
scène le voit évoluer vers un registre plus élaboré. C'est
d'abord celui de l'ironie : "c'est l'air du pays qui fait
cela" note-t-il devant la soudaine politesse d'Iphicrate ;
"les marques de votre amitié tombent toujours sur mes
épaules, et cela est mal placé", rétorque-t-il aux
protestations d'amitié que lui prodigue son maître. Arlequin
témoigne aussi d'un sens savoureux de l'image et du
raccourci. La nouvelle situation est ainsi parfaitement
résumée par sa remarque lourde de sens : "Le gourdin est
dans la chaloupe"... Enfin, la progression du conflit
le fait évoluer vers un ton coupant et sentencieux qui lui
donne pour charge, avant Trivelin, de présenter sur un plan
moral l'expérience à venir. L'air sérieux qu'il arbore
soudain devant les reproches d'Iphicrate vient étoffer le
personnage et laisse en attente son évolution. Pour en
mesurer la teneur, vous pourrez comparer les rapports
maître-valet de cette scène avec ceux qui sont en action
dans la scène
IX.
Au terme de cet examen, il nous faudra synthétiser nos
remarques afin d'établir nettement le sens que nous avons
donné à notre lecture. Les expressions-clefs que nous avons
notées en rouge au passage peuvent nous y aider : une
scène d'exposition, une progression
dramatique, le concours des
effets scéniques,
une scène de comédie.
Ces éléments pourraient contribuer à caractériser l'art de
l'exposition dans cette première scène : le dramaturge a su
fournir les éléments indispensables à notre information et
les inscrire dans un jeu théâtral propre à générer nos
attentes.
retour au texte.
Commentaire composé dirigé du passage
"Vaine,
minaudière..."> fin de la scène
.
Vous pourrez, pour la lecture méthodique préalable, suivre le
modèle de la précédente. Nous vous proposons ici d'organiser
les remarques autour de deux grands axes, ce qui vous
permettra de préparer un commentaire composé du passage
destiné à déterminer les caractères de la comédie. Répondez
pour cela aux questions ci-dessous avant de les organiser dans
la perspective d'une production écrite.
Une comédie de mœurs :
Si l'on se fie au cadre spatio-temporel induit par les
premières répliques de la pièce (la Grèce antique), cette
scène accumule des anachronismes qui nous renvoient bel et
bien au XVIII° siècle français. Relevez-les.
Le portrait
d'Euphrosine par Cléanthis dénonce les affectations de la
coquetterie mondaine : le souci du paraître, la fausse pudeur,
la vanité, le mépris, "autant de choses, dira Trivelin, qui
font qu'on n'aime que soi". Montrez que ce portrait suit une
progression rigoureuse qui nous mène vers des mises en cause
de plus en plus graves.
A travers les
anecdotes rapportées par Cléanthis se profile une société.
Vous relèverez les détails implicites ou explicites qui
trahissent le caractère hypocrite et superficiel de la vie
mondaine.
Cléanthis révèle,
dans l'acuité de ses observations sur sa maîtresse, nombre de
détails qui donnent une idée précise des rapports
qu'entretiennent les maîtres et les domestiques. Relevez tout
ce qui signale l'indifférence d'Euphrosine à l'égard de
Cléanthis puis, chez cette dernière, la curiosité, la
jalousie, la malveillance.
Déterminez
nettement ce qui dans ce portrait manifeste une condamnation
morale, sinon politique (ainsi le nous autres
esclaves employé lorsque Cléanthis revendique sa
"pénétration" à l'égard des maîtres), et ce qui ne semble
appartenir qu'à une vengeance de femme.
Cette scène de
portraits répond au goût de Marivaux pour la "mise en abyme",
c'est-à-dire pour "le théâtre dans le théâtre". Que faut-il
imaginer du ton ou des mimiques de Cléanthis lorsqu'elle
reprend des propos d'Euphrosine ? Pourquoi les travers de
celle-ci apparaissent-ils mieux dans les exemples successifs
choisis par Cléanthis que dans un véritable portrait moral ?
En
comparant cette scène avec la scène
V, où Trivelin demande à Arlequin de brosser aussi le
portrait de son maître, demandez-vous pourquoi il nous faut
faire des remarques spécifiques aux femmes dans la relation
entre maîtresse et servante. Peut-on parler de misogynie chez
Marivaux ?
Une comédie de caractères :
Cléanthis est visiblement grisée par le nouveau
pouvoir qui lui est donné. Après une entrée en matière un peu
confuse, nous la voyons, plus affermie, ne plus se contenir.
Ainsi lorsque Trivelin juge l'expérience suffisante, Cléanthis
continue et parle par prétérition : cette figure consiste à
feindre de taire un propos afin de mieux en faire sentir
l'importance (ainsi les formules "je n'insisterai pas sur...",
"est-il besoin de rappeler que..."). Relevez les trois
prétéritions de Cléanthis à la fin de la scène et montrez
comment la servante en use pour attirer d'autant plus
l'attention.
Face
à Cléanthis, Euphrosine donne tous les signes du malaise.
Montrez que ses interventions successives auprès de Trivelin
le manifestent de plus en plus. Pourquoi Euphrosine ne
s'adresse-t-elle jamais à Cléanthis ?
Au début de la scène, Trivelin avait demandé à Cléanthis " un
portrait qui se doit faire devant la personne qu'on peint,
afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules,
si elle en a, et qu'elle se corrige", mais l'avait aussi
prévenue : "Doucement, point de vengeance". Montrez qu'il
conduit ce petit psychodrame avec ce double souci.
La vivacité des portraits de Cléanthis est due avant tout à la
brièveté de ses phrases, à la parataxe
qui
y est fréquente. En quoi peut-on y voir à la fois une
manifestation du tempérament de Cléanthis et une manière de
suggérer celui d' Euphrosine ?
Dans les anecdotes qu'elle rapporte, Cléanthis varie les
formes du discours. Vous pourrez relever les formes des
discours direct, indirect et indirect libre en montrant
comment ils marquent les variations de l'attitude d'Euphrosine
: caprice, badinage, calcul...
Cléanthis sait s'adresser à chacun des protagonistes. Sur quel
ton s'adresse-t-elle à Trivelin ? Pourquoi ne s'adresse-t-elle
à Euphrosine qu'à l'occasion de l'anecdote
du cavalier ?
Il arrive fréquemment qu'au contraire Cléanthis choisisse de
ne parler d'Euphrosine qu'à la troisième personne. Vous
relèverez les noms ou les pronoms qui désignent alors sa
maîtresse et montrerez leur valeur.
Comme
on peut l'observer couramment (vous pourrez lire avec profit
la scène des portraits dans Le Misanthrope de
Molière), la personne qui brosse un portrait se peint aussi
elle-même. Que révèle Cléanthis de son caractère ? Le
dramaturge nous invite-t-il à lui donner toute notre sympathie
(remarquez la sécheresse du ton de Trivelin à son égard à la
fin de la scène) ?
La
scène vous paraît-elle comique ou dramatique ? Quels sont les
éléments qui mettent la réponse en balance ?
Organisation du commentaire : remplissez le tableau
suivant à l'aide de vos réponses.
Une comédie de mœurs
|
Procédés relevés
|
Interprétation |
Des indications sociologiques
|
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|
Des relations de femmes
|
|
|
La théâtralité
|
|
|
Une comédie de caractères
|
Procédés
relevés |
Interprétation |
Les relations entre les personnages
|
|
|
La vivacité du portrait
|
|
|
Un double portrait
|
|
|
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