L'ÎLE
DES ESCLAVES
LECTURES ANALYTIQUES (II)
|
Voir
sur Amazon :
|
Lecture
analytique dirigée
de l'intégralité
de la scène.
Lancret, Une scène de la comédie italienne
(1734, détail).
|
|
Objectif 1 : Situation
de la scène dans l'œuvre :
- elle se place au milieu de la pièce et on peut
en attendre que l'enjeu dramatique y soit à son apogée.
Trivelin a quitté la scène, satisfait des portraits railleurs
qui ont composé la première épreuve infligée aux maîtres par
leurs esclaves. Ceux-ci se trouvent maintenant face à face
sans la médiation du gouverneur de l'île. Que pourra-t-il en
résulter ?
- Investis de leur nouveau pouvoir, les domestiques
peuvent en effet en user diversement : ils peuvent multiplier
les brimades à l'égard de leurs anciens maîtres et oublier en
cela les leçons de Trivelin ("point de vengeance"); le
spectateur les attend aussi à ce véritable piège qui les
ferait tomber dans les travers qu'ils ont condamnés. Ainsi la
scène ne peut manquer de représenter un tournant qui, lançant
un nouvel enjeu, décidera du dénouement.
Choisissons-nous ce projet de lecture : comment
cette scène ravive-t-elle l'enjeu dramatique ?
Objectif 2 : La
distribution de la parole :
- le
spectateur a tôt fait d'être informé de l'intention des
domestiques : le choix de Cléanthis de faire "la belle
conversation", "comme dans le grand monde", et
d'être l'objet d'une conquête amoureuse ("poursuivez mon
cœur") répond à la seconde de nos attentes, d'autant
que les maîtres resteront muets : évincés du jeu, ils
assisteront impuissants au dialogue de leurs esclaves. Cette
situation révèle une double intention : il s'agit de marquer
leur déchéance par la privation de la parole, qui a été
jusque là signe de leur pouvoir ; leur éviction du champ "à
dix pas" fait aussi d'eux des spectateurs et accentue le
caractère théâtral de l'entretien qu'auront les valets.
Ceux-ci, d'ailleurs, donnent l'impression de préparer une
représentation : Cléanthis conseille le jeu d'Arlequin, sur
le plan du langage ("n'épargnez ni compliments, ni
révérences") comme sur celui du jeu scénique ("promenons-nous
plutôt de cette manière-là"), indications de mise en
scène auxquelles Arlequin ajoute ses directives ("vite
des sièges pour moi", "n'épargnez point les mines").
Après cette "répétition" et l'ordre donné aux maîtres de se
retirer, la didascalie marque solennellement le début du
spectacle.
A nouveau se manifeste le goût du dramaturge pour la
"mise en abyme" : mais comment mieux stigmatiser les
affectations du grand monde qu'en en faisant la parodie ?
Cette scène de "théâtre dans le théâtre" s'inscrit donc dans
le projet moral de l'œuvre et fait même de l'art dramatique
l'instrument privilégié de la catharsis : on peut
s'attendre à ce que, pour les maîtres, le jeu des esclaves
soit un miroir impitoyable tendu sur leurs mines et leurs
caprices. Il s'agit donc bien d'une seconde épreuve, qui
répond à l'entreprise de régénération annoncée par Trivelin.
Pourtant avisons-nous de l'intention affichée par
Cléanthis : "il faut bien jouir de notre état, en
goûter le plaisir". La servante ne savoure-t-elle pas
sa revanche en prenant un plaisir dont elle a été privée ?
Il faudra donc dans ce dialogue constamment veiller à la
double énonciation : jouant à être les maîtres, les esclaves
ne trahissent-ils pas leur vraie nature ?
- la scène est nettement divisée en trois parties
: après les préliminaires, commence l'entretien galant. Mais
les interruptions successives d'Arlequin finissent par y
mettre un terme et s'amorce alors un nouvel enjeu :
conquérir les maîtres. Si la scène nous semble faire
culminer ici la puissance des valets, elle relance néanmoins
l'intérêt en laissant attendre une nouvelle épreuve qui
l'attesterait bien davantage.
. la première partie ( > "qu'on se
retire à dix pas") donne l'avantage à Cléanthis : la
servante impose la belle conversation et affirme à plusieurs
reprises sa nouvelle identité avec une évidente
satisfaction. Le vocabulaire employé révèle son plaisir
d'accéder à une classe dont elle a pourtant condamné les
affectations ("devenus maîtres, allons-y poliment, comme le
grand monde, nous sommes d'honnêtes gens, procédons
noblement"), révélant par là une secrète fascination.
. dans la deuxième partie ( >
"vous gâtez tout"), la parodie de l'entretien galant ne
résiste pas longtemps à la distanciation d'Arlequin. Malgré
les rappels à l'ordre de Cléanthis, celui-ci ne peut
s'empêcher d'apprécier son propre jeu et la qualité nouvelle
de son langage. Son fou-rire révèle son incapacité à
échapper longtemps à sa nature et fait de lui un personnage
authentique et lucide ("nous sommes aussi bouffons que
nos patrons, mais nous sommes plus sages").
. la dernière partie de la scène lui donne
l'avantage : il renonce à cette parodie mensongère pour
proposer de partir à la conquête des maîtres et sait
conseiller Cléanthis dans cette entreprise nouvelle. Ici
encore, celle-ci y mettra une dimension vindicative et
personnelle ("mais enfin me voilà dame
et maîtresse d'aussi bon jeu qu'une autre ; je la suis par
hasard ; n'est-ce pas le hasard qui fait tout ? Qu'y a-t-il
à dire à cela ? J'ai même un visage de condition ; tout le
monde me l'a dit.")
La scène dans sa progression donne donc l'avantage
au naturel et s'inscrit dans
le propos moral de la pièce. Le dialogue, tout en
manifestant la fusion des deux personnages, en signale aussi
les différences. Sans Arlequin, qui prend sensiblement
l'avantage, la parodie aurait manifesté plus encore
l'ambiguïté de Cléanthis, plus occupée à jouir de son
nouveau rang qu'à en représenter les tares. La scène nous
prépare ainsi au rôle déterminant d'Arlequin dans le nouvel
enjeu dramatique : le valet semble avoir mieux compris que
Cléanthis l'entreprise de Trivelin, ou y mettre moins de
rancœur. Il ne s'agit pas d'endosser l'habit des maîtres
pour en reproduire les défauts, mais bien de les soigner par
l'épreuve.
Objectif 3 : L'occupation de l'espace
:
- l'effet le plus notable à cet
égard est la relégation d'Iphicrate et Euphrosine à dix pas
des protagonistes. A cette occasion, la didascalie sait noter
les regards croisés des domestiques sur leurs maîtres, signes
d'une convoitise amoureuse que le projet final d'Arlequin
concrétisera, et du choix, pour chacun des valets, du vrai
spectateur à conquérir. Ainsi la place des maîtres renforce la
"mise en abyme", d'autant qu'il est loisible d'imaginer les
gestes, les mimiques par lesquels les deux maîtres
accompagnent sans doute l'entretien de leurs valets. Déjà,
obéissant à l'ordre d'Arlequin, la didascalie indique leur
expression d'"étonnement" (au sens fort) et de "douleur". Leur
position prend valeur de symbole : spectateurs de leurs
doubles, ils se trouvent en situation de domestiques (Arlequin
ordonne à Iphicrate d'apporter des sièges, ce qui donne à ce
dernier l'occasion de s'en indigner dans son unique réplique),
mais cette distance leur offre surtout l'occasion de jeter sur
leurs affectations un regard extérieur qui devrait favoriser
l'autocritique. Si rien dans la scène n'en donne encore de
signe, on peut penser que l'évolution des deux maîtres devra
beaucoup à cette épreuve comme à celle des portraits.
- du côté des valets, les effets scéniques
appartiennent à la comédie de caractères. La didascalie
signale le regard appuyé de Cléanthis sur Iphicrate et
d'Arlequin sur Euphrosine, anticipant sur le nouvel enjeu que
posera la fin de la scène. Dans leur parodie galante, si
Cléanthis a souhaité "prendre l'air assis", Arlequin donne
tous les signes d'une distanciation burlesque : ravi de ses
trouvailles, il saute de joie, s'applaudit, accentue sa
déclaration en se mettant à genoux. C'est le zanni
de la commedia dell'arte, lâché dans la rhétorique amoureuse,
et cette rupture perpétuelle entre le discours et les gestes,
soulignée par les reproches de Cléanthis, rend cette
scène franchement comique.
Le rire d'Arlequin a une autre vertu : il renvoie aux maîtres
l'image de leur ridicule et signale au valet la fausseté de
l'entreprise. C'est au nom de la vérité qu'il propose
d'ailleurs à Cléanthis un autre jeu ("vous ne m'aimez pas,
sinon par coquetterie, comme dans le grand monde"). Le jeu
scénique souligne donc le désir
d'authenticité par la représentation ridicule du mensonge.
Objectif 4 : Les relations entre les
personnages :
- Il faut d'abord remarquer leur
relation de complicité, qui se manifeste par des rôles
strictement parallèles. Cléanthis donne l'idée de l'entretien
amoureux, et les deux valets s'emploient avec autant
d'initiative à le préparer puis à le jouer. Arlequin suggère
ensuite de conquérir les maîtres, et tous deux à nouveau en
fixent chacun les règles. Leur dialogue est marqué par autant
d'injonctions et de conseils. Cette fusion renforce le clan
des valets comme elle exclut les maîtres dans le même silence
consterné. Si le mot de "lutte des classes" a quelque sens
dans la pièce, ce n'est jamais autant que dans cette scène où
le théâtre sépare l'une et l'autre et consacre la liberté
imaginative des domestiques.
- De la même manière, les deux valets rivalisent
de verve dans la parodie du langage galant. Ils en reprennent
tous les poncifs, révélant par là quels spectateurs, voire
quels espions, ils ont su être :
. le vocabulaire : grâces, flammes,
feux, affaire appartiennent au code
précieux ;
. l'évitement du pronom de la présence ("quand on
se trouve en tête à tête, on n'en croira rien, vous ne
persuaderez pas, faut-il vous dire qu'on vous aime") marque
une distance aristocratique ;
. les interjections (palsambleu!), l'abus
des exclamations et des interrogations expriment les désordres
du cœur ;
. la fausse pudeur est particulièrement singée par
Cléanthis, qui prétend résister pour n'appeler qu'à plus
d'assauts.
- Cependant les personnages diffèrent
sensiblement. On a vu comment Arlequin désamorçait par le rire
le jeu galant, pendant que Cléanthis s'identifiait à son
personnage. A cette bouffonnerie, le valet substitue une
entreprise jugée raisonnable qui pourrait être
beaucoup plus subversive : se faire aimer des maîtres paraît
concevable à qui se trouve "un visage de condition" ou ne
s'estime "pas désagréable". Cléanthis trouve même à cette
occasion un argument sur lequel le dramaturge ne s'étendra
pas, mais qui constitue un réquisitoire révolutionnaire :"me
voilà dame et maîtresse d'aussi bon jeu qu'une autre : je la
suis par hasard ; n'est-ce pas le hasard qui fait tout ?"
Justifier par le hasard la différence des conditions est en
effet priver l'aristocratie de toute légitimité. Trivelin dira
le contraire (et la morale de la pièce aussi) lorsqu'il
présentera cette différence comme "une épreuve que les dieux
font sur nous". Pourtant Cléanthis se prend à son propre jeu.
Jouer à la grande dame ne tarderait pas, sans Arlequin, à la
transformer durablement : le langage, ici, fait le moine.
Après quelques répliques galantes, Cléanthis avoue que pour
aimer Arlequin, "il ne s'en fallait pas plus que d'un mot".
Lorsqu'elle demande à Arlequin de parler pour elle à
Iphicrate, c'est en vertu de codes de bienséance qu'elle
semble idéaliser. On peut penser ici encore à Molière : dans
la première scène de Dom Juan, Sganarelle fait le
portrait de son maître en pérorant, et, bien qu'il renâcle à
servir "un grand seigneur méchant homme", nous le voyons dans
la pièce l'imiter maladroitement. Arlequin, au
contraire, ne se fait pas faute de se révéler moins
complaisant en rappelant à Cléanthis que "le grand monde n'est
pas si façonnier".
La scène renouvelle donc efficacement l'enjeu dramatique :
comblant notre attente d'une libération des valets, elle sait
en suggérer une autre, dont Arlequin est le centre. Personnage
plus authentique que Cléanthis, il lance une nouvelle
entreprise dont la charge lui incombe d'abord. Sa sensibilité,
son bon naturel peuvent laisser le spectateur incertain de ses
chances de succès.
Commentaire composé dirigé de
l'intégralité de la scène.
Vous pourrez, pour la lecture
méthodique préalable, suivre le modèle de la précédente. Nous
vous proposons ici d'organiser les remarques autour de deux
grands axes, ce qui vous permettra de préparer un commentaire
composé destiné à déterminer comment, vrai dénouement de la
pièce, cette scène nous y fait parvenir à travers un dernier
enjeu d'ordre moral. Organisez les remarques suivantes dans
les tableaux qui les accompagnent :
Valeur de la saturnale
:
1.
Le réquisitoire de Cléanthis oppose les conditions du maître
et du valet de manière rigoureuse et paradoxale. Ainsi la
phrase :"de pauvres gens que vous avez toujours offensés,
maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont
aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont". Les
valeurs s'y trouvent inversées au profit de la richesse
morale.
2.
Arlequin est ici le meneur de jeu : engageant Cléanthis à
pardonner sans rancœur, il dégage la leçon morale : "quand on
se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi
avancé que nous." Inversée par l'épreuve, l'inégalité sociale
ne se rétablit pas vraiment. La phrase d'Arlequin considère la
seule dignité qui vaille, celle du cœur.
3.
La surprise de Cléanthis au début de la scène, le réquisitoire
qu'elle adresse aux maîtres laissent le spectateur en
suspens, lui faisant douter jusqu'au bout de sa capacité
à pardonner.
4. La
contrition d'Euphrosine abolit sa qualité de maîtresse. Sa
réplique finale promet à Cléanthis une condition fraternelle.
5.
La tirade de Cléanthis marque la supériorité du valet dans la
maîtrise du langage. Adressé à des maîtres silencieux, son
discours est marqué par une fonction impressive lourde de
reproches : questions rhétoriques, effets dilatoires, formes
sentencieuses.
6.
Le théâtre est ici le lieu d'une utopie sentimentale, dont
Marivaux nous dit le prix : le sacrifice sublime que les
valets vont faire de leur pouvoir est rendu sensible par la
progression dramatique, rythmée par les conseils d'Arlequin.
Valeur
de la saturnale
|
Remarques
sélectionnées : n°...
|
Procédés
relevés
|
l'intérêt dramatique
|
|
|
la situation finale
|
|
|
la rhétorique de Cléanthis
|
|
|
Une régénération morale :
1.
La scène obéit à une progression rigoureuse : d'abord étonnée
de constater la réconciliation d'Arlequin et d'Iphicrate ("et
notre projet ?"), Cléanthis se lance dans un vigoureux
réquisitoire avant de pardonner à son tour.
2.
L'entrée de Cléanthis sur la scène accroît sa différence :
encore touché des larmes versées par Iphicrate et Arlequin
dans la scène précédente, le spectateur ne peut manquer d'être
choqué de la dureté de la servante qui rudoie encore une
Euphrosine éplorée.
3.
La première réplique d'Euphrosine doit être corrigée par
Iphicrate, qui l'invite à prendre pour elle l'exemple de
clémence donné par Arlequin. Ici encore, l'accession de la
femme à la lucidité et au repentir semble moins facile que
chez l'homme.
4.
Le jeu scénique accentue les signes de vertu auxquels engage
Arlequin : à genoux devant son maître, il invite Cléanthis à
faire de même devant Euphrosine et y voit une occasion de se
grandir.
5. La
scène s'achève dans la tradition du drame larmoyant :
protestations de tendresse, pleurs, embrassades. Le sentiment
est gage de la vérité humaine.
6.
Le réquisitoire de Cléanthis est destiné à toute une classe
sociale ("Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du
monde..."), dépassant la fiction théâtrale pour
atteindre le public. La comédie assume ici sa mission de
"châtier les mœurs" en prônant les vertus de mesure et de
bienséance.
Une
régénération morale
|
Remarques
sélectionnées : n°...
|
Procédés
relevés
|
l'évolution des personnages
|
|
|
le rôle d'Arlequin
|
|
|
le triomphe du cœur et de la raison
|
|
|