Peinture et littérature

 

 

Objet d'étude :
Pistes de prolongements artistiques et culturels.
Parcours :
     Denis DIDEROT : Greuze, Le mauvais fils puni (Salon de 1765)
    Charles BAUDELAIRE : Delacroix, Ovide chez les Scythes (Curiosités esthétiques)
    Émile ZOLA : Manet, Le déjeuner sur l'herbe (Édouard Manet)
    Christian BOBIN : Pierre Soulages (Pierre,).
Synthèse : Jacques PRÉVERT, Complainte de Vincent (Paroles, 1946).

   « Ut pictura poesis » : comme un tableau, un poème... Ces mots d'Horace, abusivement tirés de son Art poétique, ont nourri une conviction très commune dans l'Antiquité selon laquelle la poésie est comme la peinture, celle-ci étant une « poésie muette » et la poésie une « peinture parlante » (termes attribués à Simonide de Céos). La doctrine de l’ut pictura poesis s’épanouit encore à la Renaissance et, jusqu’au XVIIIème siècle, peinture et poésie sont considérées comme sœurs, unies dans un rapport constant d'émulation réciproque. Mais très tôt, des réserves (et d'abord celles de Léonard de Vinci) se sont manifestées à l'égard d'une comparaison qui soumettait un peu trop la peinture à l'ordre du discours et la poésie à celui de la représentation. Dans son Laocoon (1766), Lessing disqualifie l'idée même de comparaison entre les arts, insistant au contraire sur les limites qui les séparent. Le refus du parallèle au nom de l'argument de la spécificité connaîtra au XIXème siècle d'immenses développements puisqu'il sera repris, à la suite de Baudelaire, par tous les défenseurs de la « modernité ». Par la suite, l’autonomie croissante des composants picturaux achève de défaire cette parenté entre les deux arts.
  Pourtant, écrivains et peintres n'ont cessé de dialoguer. Le but de notre corpus est de chercher à en comprendre les raisons en s'aidant de quatre exemples parmi les plus notables de cette fraternité.

 


Diderot

Greuze

 

Jean-Baptiste GREUZE
Le fils puni (1765, 1778)
Louvre, Département des Peintures.

  Greuze a traité la Malédiction paternelle en deux épisodes. Le Fils ingratdelacroix esquisse, le pendant du Fils puni, constitue le premier volet du diptyque : le père maudit violemment son fils qui a décidé de s'enrôler dans l'armée. Dans le second tableau, Greuze inverse la parabole biblique du Fils prodigue : revenu dans sa maison, le fils trouve son père mort de chagrin parmi les siens et reçoit les reproches de sa mère. La béquille tombée à ses pieds suggère en outre les blessures qu'il a reçues sur les champs de bataille, détails que l'esquisse de 1765 delacroix esquisse représentait plus crûment.
  Diderot incarne avec Lessing l'un des adversaires les plus résolus de l'« Ut pictura poesis », allant jusqu'à contester qu'un écrivain puisse rendre compte d'un tableau : « La poésie et la peinture sont peut-être les deux talents qui se rapprochent le plus ; cependant on citerait à peine un seul homme qui ait su faire en même temps un beau poème et un beau tableau. Le poète décrit ; sa description embrasse le passé, le présent et l’avenir, un long intervalle de temps dont le peintre n’a qu’un instant. Aussi rien n’est si ridicule et si incompatible avec l’art que le sujet d’un tableau donné avec quelque détail par un littérateur, même homme d’esprit. » (Réfutation d'Helvétius).
  Diderot commente pourtant ici le tableau de Greuze d'après l'esquisse qu'il a vue au Salon de 1765 (la toile que nous présentons ci-dessous fut peinte par Greuze treize ans plus tard). Après les modes libertines et galantes de la première moitié du XVIIIème siècle, un retour aux valeurs morales est désormais sensible et, sous l'impulsion de Mme de Pompadour, les artistes se plaisent à évoquer les mœurs patiarcales et la vie vertueuse. Diderot est de ceux-là, qui, dans ses Salons aussi bien que dans son théâtre, incarne ce goût du drame larmoyant. Greuze devient ainsi « son peintre » par sa peinture sensible de scènes familiales et édifiantes.

Denis DIDEROT
Le mauvais fils puni.
Salon de 1765.

  Il a fait la campagne. Il revient ; et dans quel moment ? Au moment où son père vient d'expirer. Tout a bien changé dans la maison. C'était la demeure de l'indigence. C'est celle de la douleur et de la misère. Le lit est mauvais et sans matelas. Le vieillard mort est étendu sur ce lit. Une lumière qui tombe d'une fenêtre n'éclaire que son visage, le reste est dans l'ombre. On voit à ses pieds, sur une escabelle de paille, le cierge bénit qui brûle et le bénitier. La fille aînée, assise dans le vieux confessionnal de cuir, a le corps renversé en arrière, dans l'attitude du désespoir, une main portée à sa tempe, et l'autre élevée et tenant encore le crucifix qu'elle a fait baiser à son père. Un de ses petits enfants, effrayés, s'est caché le visage dans son sein. L'autre, les bras en l'air et les doigts écartés, semble concevoir les premières idées de la mort. La cadette, placée entre la fenêtre et le lit, ne saurait se persuader qu'elle n'a plus de père : elle est penchée vers lui ; elle semble chercher se derniers regards ; elle soulève un de ses bras, et sa bouche entr'ouverte crie : « Mon père, mon père ! est-ce que vous ne m'entendez plus ? » La pauvre mère est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux se dérobant sous elle. Voilà le spectacle qui attend le fils ingrat. Il s'avance. Le voilà sur le pas de la porte. Il a perdu la jambe dont il a repoussé sa mère ; et il est perclus du bras dont il a menacé son père.
   Il entre. C'est sa mère qui le reçoit. Elle se tait ; mais ses bras tendus vers le cadavre lui disent : « Tiens, vois, regarde ; voilà l'état où tu l'as mis. »
  Le fils ingrat paraît consterné ; la tête lui tombe en devant, il se frappe le front avec le poing.
  Quelle leçon pour les pères et les enfants !
  Ce n'est pas tout ; celui-ci médite ses accessoires aussi sérieusement que le fond de son sujet.
  A ce livre placé sur une table, devant cette fille aînée, je devine qu'elle a été chargée, la pauvre malheureuse ! de la fonction douloureuse de réciter la prière des agonisants. Cette fiole qui est à côté du livre contient apparemment les restes d'un cordial. Et cette bassinoire qui est à terre, on l'avait apportée pour réchauffer les pieds du moribond. Et puis, voici le même chien, qui est incertain s'il reconnaîtra cet éclopé pour le fils de la maison, ou le prendra pour un gueux.
  Je ne sais quel effet cette courte et simple description d'une esquisse de tableau fera sur les autres ; pour moi, j'avoue que je l'ai point faite sans émotion.
  Cela est beau, très beau, sublime ; tout, tout. Mais comme il est dit que l'homme ne fera rien de parfait, je ne crois pas que la mère ait l'action vraie du moment ; il me semble que pour se dérober à elle-même la vue de son fils et celle du cadavre de son époux, elle a dû porter une de ses mains sur ses yeux, et de l'autre montrer à l'enfant ingrat le cadavre de son père. On n'en aurait pas moins aperçu sur le reste de son visage toute la violence de sa douleur ; et la figure en eût été plus simple et plus pathétique encore ; et puis le costume est lésé dans une bagatelle, à la vérité ; mais Greuze ne se pardonne rien. Le grand bénitier rond, avec le goupillon, est celui que l'Eglise mettra au pied de la bière ; pour celui qu'on met dans les chaumières aux pieds des agonisants, c'est un pot à l'eau, avec un rameau de buis bénit le dimanche des Rameaux.

 

Commentaire
— Une scène édifiante : montrez comment Diderot insiste sur le registre pathétique.
— La composition : à propos des deux esquisses qu'il commente, Diderot écrit :
  « Du reste ces deux morceaux sont, à mon sens, des chefs-d'œuvre de composition : point d'attitudes tourmentées ni recherchées ; les actions vraies qui conviennent à la peinture ; et dans ce dernier, surtout, un intérêt violent, bien un et bien général.»
  En quoi la composition accentue-t-elle la portée morale de cette scène ?
— L'écriture : quels procédés stylistiques vous paraissent-ils constituer des équivalents des techniques picturales utilisées par Greuze ?

 

 


Delacroix

Baudelaire

Eugène DELACROIX
Ovide chez les Scythes (1859)
Londres, National Gallery.

 Cette toile est issue de la dernière période de création de l'artiste. Faut-il voir une analogie entre la destinée du poète latin Ovide assigné à résidence chez les Barbares et l'exil que ressent Delacroix dans son siècle ? Baudelaire a maintes fois manifesté son admiration pour l'imagination de Delacroix, et celui-ci est présent dans « Les Phares », poème des Fleurs du mal dans lequel Baudelaire caractérise l'univers de quelques artistes avant de faire de l'art le « meilleur témoignage » de la dignité humaine :

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber.

  Sur certains plans, « Les Phares » semble accréditer quelque chose de l'ut pictura poesis dans la mesure où Baudelaire évoque certaines œuvres par des moyens poétiques. Dans ses Curiosités esthétiques, il affirme aussi que « le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie ». Mais, dans ses Salons, il choisit des formes argumentatives, cherchant dans les artistes qu'il admire à définir sa propre esthétique : ce qu'il revendique rejoint en fait la “fraternité des arts” chère aux Romantiques et à Delacroix en particulier, fraternité qui paraît d'ailleurs une aspiration d'union entre les artistes plutôt qu'entre les arts. Baudelaire se prononce ainsi pour une critique passionnée, délibérément partiale, où l'évocation poétique le cède sensiblement au discours.

Charles BAUDELAIRE
Curiosités esthétiques (1868).

  Certes je n’essayerai pas de traduire avec ma plume la volupté si triste qui s’exhale de ce verdoyant exil. Le catalogue, parlant ici la langue si nette et si brève des notices de Delacroix, nous dit simplement, et cela vaut mieux : « Les uns l’examinent avec curiosité, les autres lui font accueil à leur manière, et lui offrent des fruits sauvages et du lait de jument. » Si triste qu’il soit, le poëte des élégances n’est pas insensible à cette grâce barbare, au charme de cette hospitalité rustique. Tout ce qu’il y a dans Ovide de délicatesse et de fertilité a passé dans la peinture de Delacroix ; et, comme l’exil a donné au brillant poëte la tristesse qui lui manquait, la mélancolie a revêtu de son vernis enchanteur le plantureux paysage du peintre. Il m’est impossible de dire : Tel tableau de Delacroix est le meilleur de ses tableaux ; car c’est toujours le vin du même tonneau, capiteux, exquis, sui generis, mais on peut dire qu’Ovide chez les Scythes est une de ces étonnantes œuvres comme Delacroix seul sait les concevoir et les peindre. L’artiste qui a produit cela peut se dire un homme heureux, et heureux aussi se dira celui qui pourra tous les jours en rassasier son regard. L’esprit s’y enfonce avec une lente et gourmande volupté, comme dans le ciel, dans l’horizon de la mer, dans des yeux pleins de pensée, dans une tendance féconde et grosse de rêverie. Je suis convaincu que ce tableau a un charme tout particulier pour les esprits délicats ; je jurerais presque qu’il a dû plaire plus que d’autres, peut-être, aux tempéraments nerveux et poétiques. [...]
 Je tourmente mon esprit pour en arracher quelque formule qui exprime bien la spécialité d’Eugène Delacroix. Excellent dessinateur, prodigieux coloriste, compositeur ardent et fécond, tout cela est évident, tout cela a été dit. Mais d’où vient qu’il produit la sensation de nouveauté ? Que nous donne-t-il de plus que le passé ? Aussi grand que les grands, aussi habile que les habiles, pourquoi nous plaît-il davantage ? On pourrait dire que, doué d’une plus riche imagination, il exprime surtout l’intime du cerveau, l’aspect étonnant des choses, tant son ouvrage garde fidèlement la marque et l’humeur de sa conception. C’est l’infini dans le fini. C’est le rêve ! et je n’entends pas par ce mot les capharnaüms de la nuit, mais la vision produite par une intense méditation, ou, dans les cerveaux moins fertiles, par un excitant artificiel. En un mot, Eugène Delacroix peint surtout l’âme dans ses belles heures. Ah ! mon cher ami, cet homme me donne quelquefois l’envie de durer autant qu’un patriarche, ou, malgré tout ce qu’il faudrait de courage à un mort pour consentir à revivre ( « Rendez-moi aux enfers ! » disait l’infortuné ressuscité par la sorcière thessalienne), d’être ranimé à temps pour assister aux enchantements et aux louanges qu’il excitera dans l’âge futur. Mais à quoi bon ? Et quand ce vœu puéril serait exaucé, de voir une prophétie réalisée, quel bénéfice en tirerais-je, si ce n’est la honte de reconnaître que j’étais une âme faible et possédée du besoin de voir approuver ses convictions ?

 

Commentaire
— Ut pictura poesis ? : montrez comment Baudelaire manifeste une certaine impuissance à rendre compte avec ses mots du charme opéré par le tableau.
— Tristesse et mélancolie : ce sont ces sentiments que note surtout Baudelaire dans cette toile. En quoi cette impression peut-elle se vérifier ?
— Une critique « partiale, passionnée, politique » : en quoi trouve-t-on ici en effet ces caractères ?

 


Manet

Zola

 

Edouard MANET
Le déjeuner sur l'herbe (1863)
Musée d'Orsay.

 En représentant ce pique-nique, la toile de Manet fut l'occasion d'un scandale retentissant en raison de la présence d'une femme nue à côté de deux messieurs habillés. Le public bourgeois de l'époque n'avait pas toujours pris garde en effet à l'irréalisme de la scène : la baigneuse à l'arrière-plan défie les lois de la perspective, et Manet déplace encore le sujet en rappelant certains tableaux de la Renaissance : ainsi le Concert champêtredelacroix esquisse de Giorgione et Titien. Si cette toile passe pour signer la naissance de la peinture moderne, c'est qu'elle nous invite à ignorer le référent réaliste et à nous placer dans un contexte purement pictural. Ainsi le pré vert au milieu du tableau n'est pas un pré, pas plus que la pipe de Magritte n'est une pipe : c'est une tache verte.

Émile ZOLA
Édouard Manet (1867).

  Le Déjeuner sur l’herbe est la plus grande toile d’Édouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a là quelques feuillages, quelques troncs d'arbres, et, au fond, une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d'une seconde femme qui vient de sortir de l'eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés ! Cela ne s'était jamais vu. Et cette croyance était une erreur grossière, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de juger Le Déjeuner sur l'herbe comme doit être jugée une véritable œuvre d'art ; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l'artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l'herbe n'est là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair de femme, modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette féminine en chemise qui fait, dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes ; c'est enfin cet ensemble vaste, plein d'air, ce coin de nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis les éléments particuliers et rares qui étaient en lui.

 

Commentaire
— Un registre polémique : il s'explique par la violence avec laquelle la toile été critiquée autant que par la passion mise par Zola à la défendre. Montrez comment se caractérise ici ce registre.
— Le sujet : montrez comment Zola insiste sur la disparition du sujet au profit de la simple matière picturale.
— La modernité : en quoi un tel tableau fournit-il une transition et aide-t-il à comprendre l'évolution de la peinture vers l'abstrait ?

 


Soulages

Bobin

Pierre SOULAGES
Peinture, 2 mai 2011
Peinture acrylique sur toile, collection particulière.

  Depuis 1979, Pierre Soulages peint des tableaux entièrement noirs qui échappent à la monochromie par le jeu de lumière reflétée selon les textures acryliques structurées en surface par divers outils (racloirs, brosses). Il utilise le noir non plus comme une « couleur », mais comme un matériau qui révèle la lumière selon la position du tableau ou celle du spectateur. L’artiste donnera à ce type de tableaux le nom d’outrenoir. « Outrenoir pour dire : au-delà du noir, une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui cessant de l’être devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un champ mental autre que celui du simple noir » (Pierre Soulages, "Les éclats du noir", entretien avec Pierre Encrevé, Beaux-Arts Magazine, hors série, 1996.)
  Avec Pierre, Christian Bobin signe une longue lettre à l'ami auquel il va rendre visite pour son anniversaire (Pierre Soulages va avoir 100 ans). Il ne s'agit pas de décrire ses tableaux, mais de méditer plutôt sur son travail d'artisan, admirant comment cette peinture exlusivement noire exalte la lumière.

Christian BOBIN
Pierre, (2019).

  Les rues du vieux Sète sont sales. Elles n'ont pas été balayées depuis Louis quatorze. Je connais ça. Les villes pauvres, je connais bien. Elles rendent la traversée de la vie plus pure, plus nette : il n'y a rien, juste le trésor humain. De la gare, pour aller à pied chez toi, il faut traverser les fantômes du vent – ce souffle de la mer en robe de mariée visitant son désert –, longer un canal, monter, monter. Tu es en hauteur. Tu habites au-dessus de la ville et tu sublimes sa pauvreté sans y penser, par ta manière de peindre avec presque rien : du noir pressé, poisseux, un deuil impossible à finir. Le rideau noir tombe sur tout, mais les griffes qui le déchirent l'ouvrent à une lumière royale. Sète, ma petite Sète, ma ville sans rien. Ton cimetière marin avec l'ennuyeux Valéry et son cerveau de marbre. Et le peintre là-haut. « Vous allez voir le peintre ? » me dit le taxi dans la nuit de Noël. J'y reviendrai à cette nuit. Oui je vais voir le peintre, aujourd'hui encore. Écrire, c'est le voir. Penser à sa pensée. Penser qu’un homme a passé sa vie à chercher quelque chose dans sa nuit, a fait de sa nuit par brisures, fractures, féroces patiences de la lumière. Il y a trop à voir dans ce monde dit « moderne ». Les images y prolifèrent comme dans le livre des morts tibétains. Elles sont nos propres diables sortis de nous, qui reviennent, mènent la ronde. C'est l'enfer joyeux des vieilles nouvelles technologies. Et là-haut, dans les hauteurs de Sète, un homme radicalise, simplifie, détruit par son travail les images médusantes. […]
  Ce qui me touche dans ta peinture – tu vois, je parle bêtement, pauvrement, toute autre parole serait morte –, c'est sa puissance de renouvellement, une salve de résurrections. Rien de plus maigre que du noir ratissé à gauche, à droite, verticalement, en oblique. On devrait s'ennuyer et c'est le contraire qui advient. Les variations infinies du noir révèlent, en pinçant à chaque fois une corde nouvelle, la nature profondément musicale de notre cœur, quel violoniste fou est ce dieu que nul ne voit, pas même ceux qui lui donnent leur vie. […]
  Un homme aura donc passé sa vie à étaler du noir sur des toiles tendues. Les outils sont les prolongements de tes doigts. Les outils – pinceaux, brosses et compagnie – sont tes doigts en fer, en bois, en poils que tu appuies sur la toile à travers la brume noire. Le petit Pierre a les doigts pleins d'encre, il a mis du goudron sur le ciel. Oui, c'est la meilleure des raisons de vivre que d'ainsi presser l'outre du temps au-dessus de la toile couchée par terre. Gâcher du noir. Je connais deux, trois raisons de vivre aussi fortes. Le monde les ignore. Le monde a l'épée de l'ange enfoncée dans sa gorge. Encore un peu et le monstre avide de furies divertissantes sera mort. Alors nous respirerons, nous reprendrons une rasade d'air frais, comme nous n'osions plus le faire depuis des siècles. Un enfant affamé de deuil nous aura sauvés de nos fêtes mortifères. À cette superbe raison de vivre – se taire et s'appliquer à une tâche matérielle humble – j'ajoute la lecture de poèmes. Ce n’est pas une spécialité d'écrivain, c'est une affaire commune : les rayonnants d'amour savent que ceux qu’ils aiment sont des poèmes de chair et d’âme.

 

Commentaire

I/ Préparation :
— Variations sur le noir :
caractérisez ce champ lexical en relevant et commentant les mots ou expressions relatifs à la noirceur.
— « Une tâche matérielle humble » : relevez tous les termes qui renvoient à cette évocation d'un travail manuel.
— Fraternité : comment Christian Bobin exprime-t-il cette fraternité entre les deux artistes ?

II/ Rédaction :

Le passage présenté appartient au registre de la prose poétique, et s'inscrit dans une réflexion sur l'art, la création, la pauvreté, et la transcendance de la vie par l’expression artistique. Il semble avoir pour thème central la ville de Sète et l'artiste peintre qui, par son travail sur le noir, apporte une lumière nouvelle. Le texte est marqué par une tonalité méditative et mélancolique, et présente un discours riche en images, symboles, et contrastes, qui fera l'objet de notre analyse.

I. Le décor : Sète, une ville pauvre mais humaine
Dès le début du texte, l'auteur plante le décor : « Les rues du vieux Sète sont sales », une ville « pauvre » qui n’a pas été balayée « depuis Louis quatorze ». Ce cadre de désolation s’étend aux éléments naturels et urbains, les canaux, le vent, et la montée vers la maison de l'artiste Pierre Soulages. Ce paysage suggère que la pauvreté matérielle peut conduire à une certaine pureté de l'existence : « il n’y a rien, juste le trésor humain ». L'auteur semble opposer la pauvreté physique des lieux à une richesse intérieure, spirituelle, plus authentique, qu’il trouve dans l’art et dans l’humain.
Les allusions à la mer et au vent contribuent à cette atmosphère de dénuement poétique, mais aussi à une dimension intemporelle, une sorte de confrontation de l'homme avec l'infini naturel. Le vent devient une métaphore : « ce souffle de la mer en robe de mariée visitant son désert », une image qui illustre à la fois la beauté et la solitude des lieux.

II. Le peintre et la puissance du noir
Le personnage central du texte est le peintre Pierre Soulages qui habite sur les hauteurs de Sète. L’auteur le décrit avec amitié et admiration, en insistant sur sa technique de peinture : il utilise « presque rien », mais avec cela, il « sublime » la pauvreté de la ville. La couleur noire devient un motif récurrent et central dans cette œuvre, décrite comme « un deuil impossible à finir ». Le noir, souvent perçu comme une couleur de la mort et du deuil, devient ici un outil de création, de renouvellement. Ce paradoxe est mis en avant : le noir « ratissé à gauche, à droite » devrait créer l’ennui, mais il révèle au contraire une richesse infinie.
La manière dont l’auteur parle du noir souligne la dimension symbolique et mystique de la peinture du personnage. Il évoque un travail acharné, patient, presque ascétique : « Un homme a passé sa vie à chercher quelque chose dans sa nuit, a fait de sa nuit par brisures, fractures, féroces patiences de la lumière ». Le noir n’est plus simplement absence de lumière, mais devient une quête intérieure, une exploration de la condition humaine. Il reflète à la fois la souffrance et la capacité de résilience. Le peintre, en s’immergeant dans le noir, parvient à révéler des éclats de lumière, une « lumière royale », soulignant ainsi le potentiel salvateur de l'art.

III. L’art comme moyen de transcendance
Le texte traite aussi du rôle de l’art dans le monde moderne. Il décrit de manière désenchantée « l’enfer joyeux des vieilles nouvelles technologies », où les images « prolifèrent » et deviennent des « diables sortis de nous ». Cette prolifération d’images superficielles et envahissantes contraste avec le travail du peintre qui, lui, radicalise et simplifie. Il s'agit d'un processus de destruction créative des images « médusantes », celles qui paralysent et envoûtent.
L’art, pour l’auteur, se présente alors comme un moyen de résister à cette saturation du visuel et de revenir à l’essentiel, à quelque chose de plus spirituel. La peinture devient un acte salvateur. L’œuvre du peintre, fondée sur le noir et la répétition, conduit à une « salve de résurrections », comme s’il parvenait à traverser la mort, à renouveler perpétuellement ce qui semblait figé dans la nuit.
L’auteur compare le peintre à un « violoniste fou », évoquant ainsi la dimension profondément musicale de son travail. Le noir sur la toile devient une partition où chaque coup de pinceau résonne comme une nouvelle corde pincée, dévoilant la nature profondément émotionnelle et musicale du cœur humain. La référence au violoniste invisible, peut-être une figure divine, renforce l’idée d’un processus de création qui dépasse l’humain et touche à l’universel.
Finalement, l’auteur conclut que l’acte de peindre, en soi, est une « raison de vivre », un moyen de sublimer la banalité de l’existence. Cet acte devient une manière de transformer le temps et de « gâcher du noir » pour faire émerger une forme de lumière. À cela, il associe également la poésie, qui est présentée comme un autre moyen de transcender la condition humaine. La lecture de poèmes, selon l’auteur, n’est pas réservée aux écrivains, mais à tous ceux qui aiment profondément, car les êtres humains eux-mêmes sont des « poèmes de chair et d’âme ».

Conclusion
Ce texte, à travers une écriture riche et imagée, s'interroge sur le rôle de l'art et de la création dans un monde en perte de sens. En s’appuyant sur le motif du noir et sur la figure du peintre, l’auteur montre comment l’art, par des gestes simples et répétitifs, peut devenir un moyen de transcender la réalité et de redonner du sens à l’existence.

 

 

Synthèse des notions.

 Nous vous proposons d'investir vos acquis dans un exercice complet autour d'un cinquième texte.

  


Van Gogh

Prévert

Vincent VAN GOGH, Champ de blé aux corbeaux, 1890
     Musée Van Gogh, Amsterdam

Jacques PRÉVERT, Complainte de Vincent (Paroles, 1946)

  Le génie halluciné de Vincent Van Gogh autant que le sombre drame de son existence n'ont cessé de fasciner les poètes du XXème siècle et de fortifier le mythe de l'artiste maudit décidé à tout sacrifier à son art. De fait, c'est bien le don qui caractérise la personnalité de l'homme et de l'artiste que fut Van Gogh, et c'est cela que Prévert salue avant tout dans sa complainte. Celle-ci se fonde sur l'épisode bien connu au cours duquel Van Gogh se serait tranché l'oreille gauche, l'offrant ensuite à une jeune fille dans le bordel voisin. Prévert insiste sur ce drame en orchestrant une série de procédés qui tentent de suggérer l'atmosphère et les techniques des toiles de Van Gogh, et notamment de ce Champ de blé qui fait partie des dernières exécutées par l'artiste. Au-dessus d'un champ de blé divisé par trois chemins incertains, planent des corbeaux dans un ciel d'orage. La violence des couleurs et du trait donne évidemment toute une portée symbolique à cette toile où se manifeste si éloquemment l'orage dans lequel le peintre va sombrer.

À Arles où roule le Rhône
Dans l'atroce lumière de midi
Un homme de phosphore et de sang
Pousse une obsédante plainte
Comme une femme qui fait son enfant
Et le linge devient rouge
Et l'homme s'enfuit en hurlant
Pourchassé par le soleil
Un soleil d'un jaune strident
Au bordel tout près du Rhône
L'homme arrive comme un roi mage
Avec son absurde présent
Il a le regard bleu et doux
Le vrai regard lucide et fou
De ceux qui donnent tout à la vie
De ceux qui ne sont pas jaloux
Et montre à la pauvre enfant
Son oreille couchée dans le linge
Et elle pleure sans rien comprendre
Songeant à de tristes présages
Et regarde sans oser le prendre
L'affreux et tendre coquillage
Où les plaintes de l'amour mort
Et les voix inhumaines de l'art
Se mêlent aux murmures de la mer
Et vont mourir sur le carrelage
Dans la chambre où l'édredon rouge
D'un rouge soudain éclatant
Mélange ce rouge si rouge
Au sang bien plus rouge encore
De Vincent à demi mort
Et sage comme l'image même
De la misère et de l'amour
L'enfant nue toute seule sans âge
Regarde le pauvre Vincent
Foudroyé par son propre orage
Qui s'écroule sur le carreau
Couché dans son plus beau tableau
Et l'orage s'en va calmé indifférent
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
L'éblouissant orage du génie de Vincent
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
Et le soleil au-dessus du bordel
Comme une orange folle dans un désert sans nom
Le soleil sur Arles
En hurlant tourne en rond

 

Commentaire
— Une complainte : comment se justifie ce titre ? De quel registre peut-on parler ?
— Les procédés : par quels outils (images, sonorités) Prévert souhaite-t-il donner une idée des tableaux de Van Gogh ?
— Fraternité : la registre de la complainte exprime ici encore l'hommage ému d'un artiste à un autre. Montrez que se manifeste aussi une conception de l'art. Comparez avec l'hommage fraternel adressé aussi par Victor Hugo au peintre et graveur allemand Albrecht Dürer dans notre corpus sur Inquiétude et ferveur panthéistes.


Prolongements :