Sortilèges
du tabac
Objet
d'étude :
La poésie du XIXe au XXIe
siècle.
Parcours
: Modernité
poétique ?
Corpus :
- SAINT-AMANT : Le Fumeur (Poésies)
- Charles BAUDELAIRE : La Pipe (Les
Fleurs du mal)
- Tristan CORBIÈRE : La Pipe au poète
(Les Amours jaunes)
- Jules LAFORGUE : La cigarette (Le
Sanglot de la terre)
- Francis PONGE : La cigarette (Le
Parti pris des choses).
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Découvert au milieu du XVIème siècle à la faveur de la
colonisation du Nouveau Monde, le tabac n'a pas tardé à
envahir l'Europe. Sa consommation est d'abord hésitante
: prisé, chiqué, voire consommé avant d'être fumé, il ne
tarde pas non plus à s'attirer les foudres des dévots.
Très vite en effet, bien que massivement répandue, la
consommation du tabac devient subversive, liée à une
addiction coupable. Molière avait exploité dans Dom
Juan cet aspect transgressif : dès la première
scène, Sganarelle célèbre les vertus du tabac dans une
tirade qui ne se comprend guère si l'on omet la
véritable cible du dramaturge, cette dévote Compagnie du
Saint-Sacrement qui condamnait l'usage du tabac :
Quoi que puisse dire Aristote et toute
la philosophie, il n'est rien d'égal au tabac : c'est la
passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas
digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les
cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la
vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme.
Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle
manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme
on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où
l'on se trouve ? On n'attend pas même qu'on en demande, et
l'on court au-devant du souhait des gens : tant il est
vrai que le tabac inspire des sentiments d'honneur et de
vertu à tous ceux qui en prennent.
Ce n'est pas, bien sûr, pour ces
prétendues valeurs civiles que les poètes s'emparent du
motif : fumer apparaît souvent dans leurs œuvres comme
une activité narquoise, volée au temps, affichée
insolemment au nez des morales rigoristes. Guillaume
Apollinaire exprime bien cette nonchalance provocante
dans ces vers (Hôtel, 1913, in Banalités), que
l'on inscrira au seuil de ce groupement :
Ma chambre a la forme d’une cage
Le soleil passe son bras par la
fenêtre
Mais moi qui veux fumer pour
faire des mirages
J’allume au feu du jour ma
cigarette
Je ne veux pas travailler — je
veux fumer.
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Marc-Antoine
Girard de SAINT-AMANT
(1594-1661)
Le Fumeur (Poésies)
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Assis sur un
fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l'âme
mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.
L'espoir qui me remet du jour au lendemain,
Essaie à gagner temps sur ma peine obstinée,
Et, me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu'un empereur
romain.
Mais à peine cette herbe est-elle mise en
cendre,
Qu'en mon premier état il me convient
descendre
Et passer mes ennuis à redire souvent :
Non, je ne trouve point beaucoup de
différence
De prendre du tabac à vivre d'espérance,
Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est
que vent.
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lecture
linéaire : — le poème se
présente comme un sonnet régulier (marotique,
en alexandrins, tercets en ccd/eed) dont les
quatrains déterminent chacun un motif
parallèle, que les tercets réuniront : le
tabac pour le premier quatrain, l'espérance
pour le second. Traditionnellement aussi, la
volta, au détour des tercets ("Mais") vient
dissiper l'illusion d'une vie meilleure,
rendant le poète à son ennui.
— celui-ci appartient à une thématique chère
aux poètes
baroques : l'ennui existentiel naît de
la conscience aiguë de l'inutilité
fondamentale de tout projet. La cendre à
laquelle est inexorablement voué le tabac
symbolise cette vanité comme elle rappelle
aussi à l'homme sa finitude. Mais ce motif
fidèle à la tradition du Memento mori
ne s'inscrit pas comme lui dans une
perspective religieuse : ici, le propos reste
désenchanté, concluant à la tromperie dont
l'homme est la victime. Le tabac entre donc
parmi tous les motifs chers aux baroques dans
leur peinture de l'éphémère, fleur, songe,
torrent, ombre, comme en témoignent ces vers
de Jean-Baptiste Chassignet :
Est-il
rien de plus vain qu’un songe mensonger,
Un songe passager, vagabond et muable ?
La vie est toutefois au songe comparable,
Au songe vagabond, muable et passager.
Est-il rien de plus vain que l’ombrage léger,
L’ombrage remuant, inconstant, et peu stable ?
La vie est toutefois à l’ombrage semblable,
A l’ombrage tremblant sous l’arbre d’un
verger.
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Charles BAUDELAIRE
(1821-1867)
La Pipe (Les Fleurs du Mal,
1857).
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Gustave Courbet,
L'Atelier du peintre, 1855
(détail : Baudelaire lisant)
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Je
suis la pipe d'un auteur ;
On voit, à contempler ma mine
D'Abyssinienne ou de Cafrine,
Que mon maître est un grand fumeur.
Quand il est comblé de douleur,
Je fume comme la chaumine
Où se prépare la cuisine
Pour le retour du laboureur.
J'enlace et je berce son âme
Dans le réseau mobile et bleu
Qui monte de ma bouche en feu,
Et je roule un puissant dictame
Qui charme son cœur et guérit
De ses fatigues son esprit.
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lecture
linéaire : —
le poème se présente comme un sonnet
irrégulier (octosyllabes disposés en rimes
croisées dans les quatrains et en cdd/cee
dans les tercets). Par une prosopopée
dépourvue de tout effet oratoire, la
parole est donnée à la pipe, servante
docile, pour ne pas dire esclave, d'un
poète accablé de souffrance. Les verbes
qui se succèdent expriment néanmoins sa
toute-puissance : consolatrice, la pipe
revêt un rôle quasi maternel, qu'exprime
l'image prosaïque du fourneau domestique
(vers 6-8).
— Le tabac est assimilé ici à une drogue
apaisante, un de ces paradis artificiels
dont Baudelaire a chanté ailleurs les
vertus. L'extrême simplicité de la syntaxe
est elle-même pénétrée de cet apaisement.
On se gardera de le gâcher par un
commentaire lourd et inutile.
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Tristan
CORBIÈRE
(1845-1875)
La Pipe au poète
(Les Amours jaunes, 1873).
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Je
suis la Pipe d’un poète,
Sa nourrice, et : j’endors sa Bête.
Quand ses chimères éborgnées
Viennent se heurter à son front,
Je fume... Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.
... Je lui fais un ciel, des nuages,
La mer, le désert, des mirages ;
— Il laisse errer là son œil mort...
Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
— Et je sens mon tuyau qu’il mord...
— Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie !
... Et je me sens m’éteindre. — Il dort
—
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.
— Dors encor : la Bête est
calmée,
File ton rêve jusqu’au bout...
Mon Pauvre !... la fumée est tout.
— S’il est vrai que tout est fumée...
Paris.
— Janvier
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lecture
linéaire : — amateur de
formes dissonnantes, Corbière propose ici
un poème de facture originale. Le rythme
des octosyllabes est sans cesse cassé par
des points de suspension, des pauses, des
exclamations. L'univers ainsi créé est
donc radicalement différent de celui du
poème précédent, même si les souvenirs
baudelairiens y abondent, notamment dans
la deuxième strophe, où on reconnaît les
créatures fantasmagoriques du « Spleen IV
» des Fleurs du Mal : chimères
éborgnées, araignées... Mais, comme
toujours, avec Corbière, ces motifs
s'accompagnent de dérision : ainsi
l'expression familière « avoir une
araignée au plafond » dédramatise les
connotations attachées au mot spleen.
Celui-ci n'est jamais prononcé d'ailleurs,
Corbière préférant englober sous le mot Bête,
en italique, tous les démons dont le poète
peut être assailli.
— la progression des strophes suit
l'évocation d'une sorte de rituel par
lequel une crise morale est vaincue grâce
aux vertus soporifiques et apaisantes
prêtées au tabac. Après une brève
autoprésentation où la pipe assume
clairement le rôle maternel souligné dans
le poème précédent, une première
temporelle (vers 3) commande la vision
d'un monde onirique (ciel, nuages, mer,
désert, mirages) qui reprend les
motifs de l'azur baudelairien. Une
deuxième temporelle (vers 10) commande une
série d'étapes de plus en plus décisives (Et
vers 10, Et vers 12, Et
vers 15) au terme desquelles le poète est
endormi. Un rapide conclusion renoue avec
la leçon métaphysique chère aux baroques :
la fumée du tabac devient l'image même de
la vanité de toute chose, et une
apostrophe familière (mon Pauvre !)
achève le portrait du poète.
— on n'oubliera pas que Tristan Corbière
fut le premier des « poètes maudits »
salués par Verlaine dans son ouvrage de
1884 : « Son vers vit, rit, pleure très
peu, se moque bien, et blague encore
mieux. » Comment la lecture de « La Pipe
au poète » et du « Crapaud » (que vous
trouverez sur une
autre page) peut-elle vérifier ce
jugement ?
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Jules
LAFORGUE (1860-1887)
La cigarette (Le Sanglot de la
terre, 1901) |
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Oui, ce
monde est bien plat ; quant à l'autre,
sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon
sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la
mort,
Je fume au nez des dieux de fines
cigarettes.
Allez,
vivants, luttez, pauvres futurs
squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se
tord
Me plonge en une extase infinie et
m'endort
Comme aux parfums mourants de mille
cassolettes.
Et j'entre
au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l'on voit se mêler en valses
fantastiques
Des éléphants en rut à des chœurs de
moustiques.
Et puis,
quand je m'éveille en songeant à mes
vers,
Je contemple, le cœur plein d'une douce
joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse
d'oie.
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Synthèse des notions.
Nous
vous proposons d'investir vos acquis dans un
exercice complet autour d'un cinquième texte.
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Francis
PONGE (1899-1988)
Le parti pris des choses (1942)
La cigarette
Rendons
d'abord l'atmosphère à la fois brumeuse
et sèche, échevelée, où la cigarette est
toujours posée de travers depuis que
continûment elle la crée.
Puis sa personne : une petite torche
beaucoup moins lumineuse que parfumée,
d'où se détachent et choient selon un
rythme à déterminer un nombre calculable
de petites masses de cendres.
Sa passion enfin : ce bouton embrasé,
desquamant en pellicules argentées,
qu'un manchon immédiat formé des plus
récentes entoure.
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lecture
: Ce poème est tiré du recueil de Ponge le plus célèbre, Le Parti pris des choses (1942). Dans les poèmes en prose qui le composent, le poète choisit de s'effacer derrière une description précise, parfois scientifique, des objets les plus usuels et banals (le cageot, le pain...). Il s'agit de s'abstraire le plus possible des lieux communs qui encombrent les représentations de ces objets pour prendre vraiment leur parti en posant sur eux un regard neuf. Gardons-nous pourtant d'identifier les poèmes de Ponge à des notices scientifiques : le regard du poète est bien là qui, déshabillant les objets de leurs vêtements convenus, les fait accéder à une noblesse nouvelle.
Tel est le cas du poème intitulé "La cigarette" : comment à travers sa description Francis Ponge prend-il vraiment le parti de l'objet et introduit-il une réflexion métaphysique ?
— La structure du poème sert tout d'abord l'établissement d'un projet dont le lecteur est fait complice ("Rendons"). Il s'agit d'épuiser l'objet en trois étapes successives que les connecteurs logiques soulignent très clairement : l'atmosphère, la personne, la passion. Ce caractère documentaire est d'ailleurs aussitôt nié par la nature d'un vocabulaire évidemment métaphorique : "échevelée, petite torche, bouton embrasé, manchon immédiat".
— Le registre scientifique, pourtant, domine le texte et l'apparente à quelque compte rendu d'expérience : "rythme à déterminer, nombre calculable de petites masses, desquamant". En même temps qu'elle est personnifiée, la cigarette accède à une nature nouvelle où se révèle un caractère symbolique.
— Comme nous l'avons noté dans l'étude de certains textes précédents, le tabac se prête à une méditation d'ordre métaphysique : sa consomption figure la fuite du temps et l'anéantissement des créatures. Le troisième paragraphe du poème de Ponge invite à cette analyse en se consacrant à la "passion" de la cigarette, mot qu'il convient de prendre dans son sens étymologique de souffrance et d'achèvement progressif.
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Pour aller plus loin :
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