Femmes
et fées
Les grands mythes consacrent tous l'altérité de la femme.
Nuisible ou bienfaitrice, elle apparaît toujours comme une
créature radicalement étrangère à l'entendement masculin.
Le paradoxe est que cette conception provient
essentiellement de l'homme, qui semble vouloir imposer sa
rationalité devant la femme afin d'exorciser la peur
fondamentale qu'elle lui inspire. Car la représentation de
la femme dans la mythologie se nourrit de symboles
particulièrement complexes et contradictoires qui relèvent
d'une archéologie des mentalités. L'art, la poésie ont
toujours suggéré cette profondeur élémentaire :
fille du feu, comme le dit Nerval, la femme est tout à la
fois fille de l'air, de la terre et de l'eau.
C'est dans ces deux derniers éléments, parfois
difficilement séparables, que le fonds des légendes met le
mieux en lumière la royauté secrète de la femme dans la
nature et exprime le plus clairement son destin. Les
figures que l'on peut y puiser, nixes,
vouivres
ou sirènes - Ondine, Loreley, Mélusine - assument jusqu'au
sacrifice une vieille malédiction qui les rend
désespérément incapables d'épouser ou de garder l'homme
qui les sauverait. Car à travers les légendes qui
colportent leur histoire, c'est bien la figure masculine
qui est en question, cet homme impatient de lever des
mystères devant lesquels il a peur de rester désemparé.
La séquence que nous proposons s'articule autour de
cette problématique : comment la réécriture du mythe de
l'ondine nous parle-t-elle de la nature féminine ?
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but
de la séance : commentaire littéraire.
Aloysius
BERTRAND
Ondine (Gaspard de la nuit, 1842)
. . .
. . . . . Je croyais entendre
Une vague harmonie enchanter mon sommeil,
Et près de moi s’épandre un murmure pareil
Aux chants entrecoupés d’une voix triste et
tendre.
Ch. Brugnot. — Les deux Génies.
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— « Écoute ! — Écoute ! — C’est moi, c’est Ondine
qui frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores
de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la
lune ; et voici, en robe de moire, la dame
châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit
étoilée et le beau lac endormi.
» Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant,
chaque courant est un sentier qui serpente vers mon
palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du
lac, dans le triangle du feu, de la terre et de
l’air.
» Écoute ! — Écoute ! — Mon père bat l’eau coassante
d’une branche d’aulne verte, et mes sœurs caressent
de leurs bras d’écume les fraîches îles d’herbes, de
nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule
caduc et barbu qui pêche à la ligne. »
Sa chanson murmurée, elle me supplia de
recevoir son anneau à mon doigt, pour être l’époux
d’une Ondine, et de visiter avec elle son palais,
pour être le roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j’aimais une
mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques
larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en
giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes
vitraux bleus.
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Nature du texte :
- un
poème en prose : le texte est tiré du
recueil de poèmes en prose Gaspard de la nuit
sous-titré par l'auteur Fantaisies à la
manière de Rembrandt et de Callot. Le texte
a en effet tous les caractères du poème en prose
(cf. le
groupement que nous lui avons consacré) :
unité de structure, concentration des effets
poétiques, musicalité, onirisme.
- un
texte narratif : dans
sa structure strophique en prose, le
poème raconte une histoire. Trois strophes
correspondent d'abord au discours d'Ondine adressé
au narrateur, discours direct in medias res
qui se précise dans la quatrième strophe par
la proposition d'un mariage. La cinquième strophe
manifeste un refus de la part du narrateur qui
provoque la disparition d'Ondine. Ce schéma très
simple renoue avec la tradition mythologique du
piège tendu par une nymphe maléfique (cf.
l'histoire d'Hylas) mais ses larmes vite dissipées
par le rire nous rapprochent plutôt des nixes
naïves des légendes germaniques, toujours
désireuses d'épouser un humain. La structure du
poème est rendue circulaire par le retour à la fin
du texte des motifs du début : le giboulées qui
ruissellent sur les vitraux bleus à la fin du
texte rappellent et continuent les gouttes d'eau
sur les losanges de la fenêtre. Cette structure
donne au poème beaucoup de fluidité et accentue
l'impression d'un rêve fugitif.
- les
formes descriptives :
elles sont données par le discours d'Ondine qui
précise le lieu et le moment. Tous les effets
poétiques se concentrent dans son évocation :
métaphores animistes (flot/ondin,
courant/sentier qui serpente, eau coassante,
bras d'écume, saule caduc et barbu qui pêche à
la ligne), champ lexical des couleurs
froides (blanc, bleu, vert), longues phrases qui
ondulent. Le poème réunit tous les éléments
propres à la féerie.
Le merveilleux :
- un
conte : on appelle merveilleux le
genre dans lequel les éléments surnaturels
s'insèrent dans la réalité sans provoquer de
surprise ou d'effroi. Quelques topoi du
conte merveilleux sont en effet présents : outre
le personnage de l'ondine dans son rôle classique
de charmeuse tentatrice et du cadre féerique où
elle évolue (palais au fond du lac, triangle
du feu, de la terre et de l'air qui, avec
l'eau, consacre la fusion des quatre éléments), on
notera le caractère médiéval de la scène (losanges
sonores de ta fenêtre, dame châtelaine
sur son balcon, vitraux bleus). Du
conte, le poème a encore la simplicité exemplaire
du schéma narratif et la familiarité, même
méfiante, de l'humain avec les créatures
surnaturelles.
- l'onirisme
: le dialogue a-t-il bien lieu ? De
quelle réalité le narrateur nous parle-t-il ? Il
pourrait bien ne s'agir que d'un rêve fugitif
consécutif au ruissellement de l'eau sur les
fenêtres. On reconnaît là ce qu'Aloysius Bertrand
a appelé, dans le sous-titre du recueil, une fantaisie.
Les artistes qu'il y évoque placent aussi le poème
sous le signe de la vision qui le dispute ici avec
les sonorités liquides propres à installer le
lecteur au milieu d'un rêve.
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but
de la séance : spécificité du texte poétique.
Guillaume
APOLLINAIRE
La Loreley (Alcools, 1913)
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La
légende de la Loreley est très répandue en Allemagne où
Apollinaire en a pris connaissance. A l'origine, Loreley
est le nom d'un rocher abrupt surplombant le Rhin, connu
pour les dangers que présente le fleuve à cet endroit-là.
Le poète Clemens Brentano lui donna une ampleur
mythologique au début du XIXème siècle en racontant dans
une ballade le chagrin
d'amour d'une jeune fille et son suicide du haut de ce
rocher. De ce fait, Loreley est devenu le nom d'une nixe
qui attire les navigateurs par ses chants et cause leur
trépas.
À
Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la
ronde
Devant son tribunal l’évêque la fit citer
D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté
Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie
Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m’ont regardé évêque en ont péri
Mes yeux ce sont des flammes et non des
pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie
Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu’un autre te condamne tu m’as ensorcelé
Évêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège
Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien
Mon cœur me fait si mal il faut bien que je
meure
Si je me regardais il faudrait que j’en meure
Mon cœur me fait si mal depuis qu’il n’est plus
là
Mon cœur me fit si mal du jour où il s’en alla
|
à
Jean Sève
L’évêque fit venir trois chevaliers avec leurs
lances
Menez jusqu’au couvent cette femme en démence
Va-t’en Lore en folie va Lore aux yeux
tremblants
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc
Puis ils s’en allèrent sur la route tous les
quatre
La Loreley les implorait et ses yeux brillaient
comme des astres
Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si
haut
Pour voir une fois encore mon beau château
Pour me mirer une fois encore dans le fleuve
Puis j’irai au couvent des vierges et des veuves
Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés
Les chevaliers criaient Loreley Loreley
Tout là-bas sur le Rhin s’en vient une nacelle
Et mon amant s’y tient il m’a vue il m’appelle
Mon cœur devient si doux c’est mon amant qui
vient
Elle se penche alors et tombe dans le Rhin
Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil
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Le travail poétique :
Le
poème d'Apollinaire est le plus souvent une simple
traduction de la ballade de Brentano que nous
reproduisons ci-dessous. Pourtant il correspond à
l'évidence à un travail de mise en forme. Vous
essaierez d'en recenser les caractères essentiels,
qui permettront de mettre en valeur la spécificité
du texte poétique : mise en page, construction du
récit, rythmes, vocabulaire, images...
(Vous pourrez vous aider de notre fiche
Qu'est-ce qu'un texte poétique ?)
[Au
cours d'un voyage sur les bords du Rhin, le jeune
Godwi fait la connaissance d'une comtesse et de sa
fille Violette. C'est dans la bouche de cette
dernière que le narrateur place la ballade Die
Lore Lay où apparaît pour la première fois
l'héroïne malheureuse.]
« À Bacharach, au bord du Rhin, habitait une
magicienne. Elle était belle et gracieuse. Elle
séduisait facilement le cœur. Déjà, plusieurs hommes
avaient souffert pour elle. Une fois qu'on était
tombé dans ses liens d'amour, on ne pouvait plus
s'en délivrer.
L'évêque la cita devant le tribunal ecclésiastique.
Il voulait la condamner, mais il n'en eut pas la
force, tant il la trouva belle. «Dis-moi,
s'écria-t-il avec émotion, dis-moi, pauvre Lore Lay,
qui donc a fait de toi une méchante sorcière ?
- Seigneur évêque, laissez-moi mourir. Je suis lasse
de la vie ; car tous ceux qui me regardent sont
condamnés à souffrir. Le feu magique est dans mes
regards, et mon bras est une baguette magique.
Jetez-moi dans les flammes, détruisez mes
enchantements.
- Je ne peux pas te condamner avant que tu m'aies
dit comment il se fait que ce feu magique ait déjà
pénétré dans mon sein. Je ne peux pas te condamner,
car mon cœur se briserait en deux.
- Seigneur évêque, ne vous moquez pas d'une pauvre
fille. Priez plutôt, priez pour moi le Dieu de
miséricorde. Je ne veux pas vivre plus longtemps. Je
ne peux plus aimer. Condamnez-moi à mort. Voilà tout
ce que je vous demande. Celui que j'aimais m'a trahi
; il s'est éloigné de moi ; il est parti pour la
terre étrangère. La douceur du regard, le frais
incarnat du visage, la suave mélodie de la voix,
voilà ma magie. Moi-même j'en suis victime. Mon âme
est pleine de douleur, et je mourrais si je voyais
mon image. Faites-moi donc justice. Laissez-moi
mourir. Tout a disparu pour moi dans le monde,
depuis que je ne vois plus celui que j'aimais.»
L'évêque appela trois chevaliers :
- Conduisez-la, dit-il, dans un cloître. Va, ma
belle Lore Lay ; que le ciel ait pitié de toi ! Tu
deviendras nonne, tu porteras la robe noire et
blanche. Prépare-toi sur cette terre au grand voyage
de la mort.
Les chevaliers partirent pour le cloître, et
regardèrent avec tristesse la belle Lore Lay.
- Ô chevaliers ! s'écria-t-elle, laissez-moi monter
sur ce rocher. Je veux voir encore une fois la
demeure de mon bien-aimé ; je veux contempler encore
une fois les vagues profondes du Rhin. Puis nous
irons au cloître, et je deviendrai la fiancée du
Seigneur.
Le roc est taillé à pic, difficile à gravir. Mais
elle s'élança rapidement jusqu'à son sommet, et là,
debout, elle s'écria :
- Je vois un bateau sur le Rhin ; celui qui guide ce
bateau doit être mon bien-aimé. Oui, c'est sans
doute mon bien-aimé, et la joie me revient au cœur.
À ces mots, elle baissa la tête et se
précipita dans le fleuve. »
Là s'arrêta le chant du poète. Mais le peuple
continua la tradition. Il raconte que Lore Lay
apparaît encore au milieu du fleuve où elle s'est
jetée, comme Sapho. Souvent on la voit à la surface
des vagues, tresser ses longs cheveux; souvent, le
soir, on l'entend jouer de la harpe et chanter, et
ceux qui prêtent l'oreille à ses chants, ne peuvent
résister à la magie de sa voix, à la fascination de
son regard. Ils abandonnent leur barque et se
jettent dans les flots.
Clemens BRENTANO, Godwi, 1801.
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but
de la séance : lecture analytique.
Jean
GIRAUDOUX, Ondine (1939)
Acte II, scène 11
[S'inspirant
d'un conte de l'écrivain allemand La
Motte-Fouqué, Giraudoux met en scène à travers
le mythe d'Ondine l'union impossible de
l'homme et de la femme. La jeune Ondine,
quinze ans, s'est éprise du chevalier Hans et,
contre l'avis de son oncle, le Roi des ondins,
est devenue son épouse. Mal à l'aise à la Cour
où triomphe au contraire Bertha, l'ancienne
fiancée de Hans, Ondine ne tarde pas à
découvrir le mensonge et la tromperie. A
l'issue d'une cérémonie où sa franchise fait
scandale, la reine Yseult a souhaité lui
parler.]
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YSEULT : Ondine, disparais ! Va-t'en !
ONDINE : Avec Hans ?
YSEULT : Si tu veux ne pas souffrir, si tu veux
sauver Hans, plonge dans la première source
venue... Va-t'en !
ONDINE : Avec Hans ? Il est si laid dans l'eau !
YSEULT : Tu as eu avec Hans trois mois de
bonheur. Il faut t'en contenter. Pars pendant
qu'il est temps encore.
ONDINE : Quitter Hans ? Pourquoi ?
YSEULT : Parce qu'il n'est pas fait pour toi.
Parce que son âme est petite.
ONDINE : Moi je n'en ai pas. C'est encore pis !
YSEULT : La question ne se pose pas pour toi, ni
pour aucune créature non humaine. L'âme du monde
aspire et expire par les naseaux et les
branchies. Mais l'homme a voulu son âme à soi.
Il a morcelé stupidement l'âme générale. Il n'y
a pas d'âme des hommes. Il n'y a qu'une série de
petits lots d'âme où poussent de maigres fleurs
et de maigres légumes. Les âmes d'homme avec les
saisons entières, avec le vent entier, avec
l'amour entier, c'est ce qu'il t'aurait fallu,
c'est horriblement rare. Il y en avait par
hasard une en ce siècle, et en cet univers. Je
regrette. Elle est prise.
ONDINE : Moi je ne la regrette pas du tout.
YSEULT : C'est que tu ne sais pas ce que c'est,
un ondin à grande âme.
ONDINE : Je le sais très bien, nous en avons eu
un ! Il ne nageait que sur le dos pour voir le
ciel. Il prenait des crânes d'ondins morts entre
ses nageoires et les contemplait. Il lui fallait
onze jours de solitude et d'étreinte avant
l'amour. Il nous a lassées toutes. Même les plus
âgées l'évitent. Non, le seul homme digne d'être
aimé est celui qui ressemble à tous les hommes,
qui a la parole, les traits de tous les hommes,
qu'on ne distingue des autres que par des
défauts ou des maladresses en plus...
YSEULT : C'est Hans.
ONDINE : C'est Hans.
YSEULT : Mais ne vois-tu pas que tout ce qui est
large en toi, Hans ne l'a aimé que parce qu'il
le voyait petit ! Tu es la clarté, il a aimé une
blonde. Tu es la grâce, il a aimé une espiègle.
Tu es l'aventure, il a aimé une aventure... Dès
qu'il soupçonnera son erreur, tu le perdras...
ONDINE : Il ne le verra pas. Si c'était Bertram,
Bertram le verrait. Mais je me doutais du
danger. Entre tous les chevaliers j'ai choisi le
plus bête...
YSEULT : Le plus bête des hommes voit toujours
assez clair pour devenir aveugle.
ONDINE : Alors je lui dirai que je suis une
Ondine !
YSEULT : Ce serait le pire. Peut-être es-tu pour
lui, en ce moment, une espèce d'Ondine, mais
parce qu'il ne croit pas que tu en es une. La
vraie Ondine, pour Hans, ce ne sera pas toi,
mais, dans quelque bal travesti, Bertha avec un
caleçon d'écailles.
ONDINE : Si les hommes ne savent pas supporter
la vérité, je mentirai !
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YSEULT : Que tu cherches la vérité ou le
mensonge, chère enfant, tu ne tromperas personne
et tu offriras aux hommes ce qu'ils détestent le
plus.
ONDINE : La fidélité ?
YSEULT : Non. La transparence. Ils en ont peur.
Elle leur paraît le pire secret. Dès que Hans
verra que tu n'es pas un résidu de souvenirs, un
amas de projets, un entassement d'impressions et
de volontés, il aura peur, tu seras perdue.
Crois-moi. Va-t'en, sauve-le !
ONDINE : O reine, c'est que je ne le sauverai
pas en partant. Si je reviens chez les ondins,
ils s'empresseront autour de moi, attirés par le
goût humain. Mon oncle voudra que j'épouse l'un
d'eux. Je refuserai. De colère il tuera Hans...
Non ! C'est sur la terre que je dois sauver
Hans. C'est sur la terre que je dois trouver le
moyen de cacher à mon oncle qu'il me trompe, si
un jour il ne m'aime plus. Mais il m'aime
encore, n'est-ce pas ?
YSEULT : Sans aucun doute. De toutes ses forces
!
ONDINE : Alors pourquoi chercher, reine ? Nous
l'avons, le remède ! J'en ai eu l'idée tout à
l'heure, pendant la dispute. Chaque fois que je
voulais détourner Hans de Bertha, je n'arrivais
qu'à le lancer vers elle. Dès que je disais du
mal de Bertha, il prenait son parti... Je vais
agir tout au contraire ! Vingt fois par jour je
lui dirai qu'elle est belle, qu'elle a raison.
Alors elle lui sera indifférente, elle aura
tort. Chaque jour je m'arrangerai pour qu'il la
rencontre, pour qu'elle soit la plus éclatante
possible, au soleil, en robe de Cour. Alors il
ne verra que moi. J'ai déjà un projet. C'est que
Bertha vienne habiter avec nous, dans le château
de Hans... Ainsi ils passeront toute leur vie
ensemble : ce sera comme si elle était loin. Je
prendrai tous les prétextes à les laisser seuls,
la promenade, la chasse : ce sera comme s'ils
étaient dans une foule. Ils liront ensemble
leurs manuscrits, coude à coude; il la regardera
peindre ses lettrines, visage à visage; ils
s'effleureront, ils se toucheront : alors ils se
sentiront séparés et ils n'auront point de
désir. Alors je serai tout pour Hans... Comme je
comprends les hommes, n'est-ce pas ?... Tel est
mon remède... (Yseult s'est levée et vient
l'embrasser...) O reine Yseult, que
faites- vous ?
YSEULT : Yseult te dit merci.
ONDINE : Merci ?
YSEULT : Merci pour la leçon d'amour... Que le
ciel juge. Laissons faire les recettes
d'Ondine...
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Les
personnages :
face à Ondine, la pièce met en scène une reine
prénommée Yseult. Le souvenir de l'héroïne du
roman de Tristan semble s'imposer, notamment
dans un dialogue où est censé se définir le
véritable amour. La reine de Giraudoux a, elle,
un époux qui s'appelle Hercule, ce qui évite de
pousser trop loin le rapprochement. Mais la
reine entend bien d'abord conseiller Ondine sur
la question de l'amour, ce qui pose la relation
des deux personnages en termes fusionnels.
La
conduite du dialogue :
montrez comment se manifeste l'inversion des
rôles, la Reine, au début initiatrice, finissant
par saluer la leçon d'Ondine. À partir de quelle
réplique cette inversion s'opère-t-elle ? La
scène s'achève sur un enjeu dramatique : lequel
?
L'argument
central : «
L'homme a voulu son âme à soi » dit la reine
Yseult, opposant cette volonté à l'âme
générale dont participent la nature et
tous les êtres qui la peuplent. Pour expliquer
cette étroitesse, quels caractères les deux
femmes attribuent-elles à l'homme dans leur
dialogue ?
Lisez la
pièce et consultez l'étude
que nous en avons donnée pour apprécier le
sacrifice d'Ondine et l'issue que l'œuvre de
Giraudoux lui réserve.
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|
but
de la séance : lecture analytique.
André BRETON
Arcane 17 (1945)
|
Déjà saisi par
le mythe de Mélusine au moment où il écrit Nadja,
André Breton exalte sa richesse dans la lecture
féministe qu'il en donne dans Arcane 17. Ce
mythe est un des plus importants du folklore français.
Ses racines très profondes touchent au mystère féminin
et aux terreurs ataviques qu'ils provoquent dans
l'imaginaire masculin. La légende nous parle d'une
double transgression dont sont victimes la fée Présine
puis sa fille, Mélusine. Présine avait fait promettre au
roi Elinas, son mari, de ne pas chercher à la voir
pendant ses couches. La trahison d'Elinas exige une
sanction et Mélusine s'avise d'en infliger une si lourde
que sa mère la condamne à revêtir chaque samedi une
queue de serpent. Mélusine, pour être pleinement
humaine, doit exiger à son tour de son mari, Raimondin,
qu'il ne la voie pas ce jour-là. Jaloux, Raimondin
surprend un jour le secret et finit par en aviser son
entourage. Mélusine est désormais rejetée du monde
humain : la légende évoque le cri douloureux par lequel
elle exprime son désespoir mais aussi la promesse d'un
retour.
La lecture que Breton propose du mythe mélusinien
prend tout son sens au lendemain de la 2ème guerre
mondiale : à l'heure où toutes les grandes puissances
peuvent avoir à rendre des comptes sur le carnage
effroyable où elles ont sombré, Breton en appelle à
l'entendement féminin, le seul qui lui semble capable de
« rédimer cette époque sauvage ».
Mélusine au-dessous du buste se dore de
tous les reflets du soleil sur le feuillage
d’automne. Les serpents de ses jambes dansent en
mesure au tambourin, les poissons de ses jambes
plongent et leurs têtes reparaissent ailleurs
comme suspendues aux paroles de ce saint
qui les prêchait dans le myosotis, les oiseaux de
ses jambes relèvent sur elle le filet aérien.
Mélusine à demi reprise par la vie panique,
Mélusine aux attaches inférieures de pierraille ou
d’herbes aquatiques ou de duvet de nid, c’est elle
que j’invoque, je ne vois qu’elle qui puisse
rédimer cette époque sauvage. C'est la femme tout
entière et pourtant la femme telle qu'elle
est aujourd'hui, la femme privée de son assiette
humaine, prisonnière de ses racines mouvantes tant
qu'on veut, mais aussi par elles en communication
providentielle avec les forces élémentaires de la
nature. La femme privée de son assiette humaine,
la légende le veut ainsi, par l'impatience et la
jalousie de l'homme. Cette assiette, seule une
longue méditation de l'homme sur son erreur, une
longue pénitence proportionnée au malheur qui en
résulta, peut la lui rendre. Car Mélusine, avant
et après la métamorphose, est Mélusine.
Mélusine non plus sous le poids de la
fatalité déchaînée sur elle par l’homme seul,
Mélusine délivrée, Mélusine avant le cri qui doit
annoncer son retour, parce que ce cri ne pourrait
s’entendre s’il n’était réversible, comme la
pierre de l’Apocalypse et comme toutes choses. Le
premier cri de Mélusine, ce fut un bouquet de
fougère commençant à se tordre dans une haute
cheminée, ce fut la plus frêle jonque rompant son
amarre dans la nuit, ce fut en un éclair le glaive
chauffé à blanc devant les yeux de tous les
oiseaux des bois. Le second cri de Mélusine, ce
doit être la descente d’escarpolette dans un
jardin où il n’y a pas d’escarpolette, ce doit
être l’ébat des jeunes caribous dans la clairière,
ce doit être le rêve de l’enfantement sans la
douleur.
Mélusine à l’instant du second cri : elle a
jailli de ses hanches sans globe, son ventre est
toute la moisson d’août, son torse s’élance en feu
d’artifice de sa taille cambrée, moulée sur deux
ailes d’hirondelle, ses seins sont des hermines
prises dans leur propre cri, aveuglantes à force
de s’éclairer du charbon ardent de leur bouche
hurlante. Et ses bras sont l’âme des ruisseaux qui
chantent et parfument. Et sous l’écroulement de
ses cheveux dédorés se composent à jamais tous les
traits distinctifs de la femme-enfant, de cette
variété si particulière qui a toujours subjugué
les poètes parce que le temps sur elle n’a
pas de prise.
|
|
- Un poème
en prose : montrez
comment le texte, mêlant discours et récit,
formes argumentatives et narratives, tient à la
fois du poème et de l'essai.
- La « vie
panique » : Breton
appelle ainsi la vie souterraine de la Nature,
ce grand Tout (grec pan) dont les
forces élémentaires se manifestent loin de
l'ordre civilisé (
voyez sur le site "Inquiétude et ferveur
panthéistes"). Mélusine, en effet,
transcende cet ordre par sa participation à
divers éléments (elle est à la fois chthonienne
et aquatique), divers règnes animaux et par son
alliance avec le végétal. Repérez ces différents
caractères. Pour apprécier pareil syncrétisme,
vous pourrez consulter le poème de Breton
L'Union libre.
- la lecture
du mythe : la
légende évoque les cris poussés par Mélusine au
moment où elle se sait trahie et ceux par
lesquels elle annonce ensuite les deuils de sa
famille. Nerval évoque ces cris dans le derniers
vers du sonnet « El
Desdichado ». Breton parle du premier cri,
celui de la trahison et de l'exil, et du second
cri, celui du retour, par lequel le poète évoque
une libération future de la femme à l'égard des
déterminismes qui l'accablent. Ici la reprise du
mythe se tourne délibérément vers l'utopie
sociale par la promesse du règne inéluctable de
la femme.
- La
femme-enfant : cette
expression ne signale pas ici un être immature
et superficiel mais une créature essentiellement
décalée par rapport aux images que la société
masculine impose de la femme : «
Je choisis la femme-enfant non pour l'opposer à
l'autre femme, mais parce qu'en elle et
seulement en elle me semble résider à l'état de
transparence absolue l'autre prisme de vision
dont on refuse obstinément de tenir compte,
parce qu'il obéit à des lois bien différentes
dont le despotisme masculin doit empêcher à tout
prix la divulgation. » (Arcane 17).
|
Synthèses.
1.
Évaluation sommative.
Commentaire
littéraire.
|
Jean
LORRAIN
Mélusine (L'Ombre ardente, 1897)
|
Vous
ferez du sonnet suivant un commentaire littéraire :
5
10
|
Les
bras nus cerclés d'or et froissant le brocart1
De sa robe argentée aux taillis d'aubépines,
Mélusine apparaît entre les herbes fines,
Les cheveux révoltés, saignante et l'œil
hagard.
La splendeur de sa gorge éblouit le regard
Et l'émail de ses dents a des clartés divines
;
Mais Mélusine est folle et fait dans les
ravines
Paître au pied des sapins la biche et le
brocart2.
Depuis cent ans qu'elle erre au pied des
arbres fées,
Elle est fée elle-même ; un charme étrange et
doux
La fait suivre à minuit des renards et des
loups.
Ses yeux au ciel nocturne enchantent les
hiboux
Et près d'elle, érigeant ses fleurs en clairs
trophées,
Jaillit un glaïeul rose à feuillage de houx.
|
|
1. brocart : étoffe de soie rehaussée de dessins
brochés d’or et d’argent.
2. brocart : chevreuil, daim ou cerf d'un an.
|
Une première lecture laissera sans doute une
impression ambiguë : Mélusine est ici à la fois
somptueuse et inquiétante (la double adjectivation du
vers 10 en est un signe : charme étrange et doux).
Une observation de cet ordre peut fournir une piste
d'étude intéressante, voire une problématique
d'ensemble. Essayons d'organiser ces deux points dans un
tableau :
I-
Un monde féerique
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II-
Une fée inquiétante
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le
cadre naturel :
- riche en couleurs et en matériaux précieux : «
or - argentée ».
- L'impression générale est celle d'un vitrail
très "art nouveau".
une
divinité
:
- effet dilatoire de son apparition rejetée au
vers 3
- beauté : « bras nus cerclés d’or, robe
argentée, splendeur, éblouit ».
- termes mélioratifs assimilant Mélusine à une
divinité : « apparaît - clartés divines -
clairs trophées ».
- Mélusine gouverne la nature (« fait
paître, fait suivre »).
la
vie panique :
- végétation sauvage (« taillis d’aubépines,
herbes fines, sapins, fleurs en clairs
trophées, ravines, arbres fées, glaïeul rose,
houx »);
- faune (« brocart, biche, hiboux, renards
et loups »).
les
formes descriptives : elle sont
encadrées dans un sonnet régulier. On notera la
grande économie des rimes (identiques dans les
quatrains, identiques dans les tercets) qui
renforce cette impression assez statique d'un
tableau vivant.
|
le
thème de la folie surgit au deuxième
quatrain (« Mais Mélusine est folle »)
préparé par une vision effrayante
: « Les cheveux révoltés, saignante et
l’œil hagard. » Les tercets ont pour rôle
d'expliquer la dimension féerique du personnage.
une
sorcière : le poème renoue avec le
caractère inquiétant de cette « fée
qui erre », répandant ses charmes («
yeux enchantent les hiboux »), comme si
elle avait à poursuivre une vengeance séculaire
(« cheveux révoltés » ).
un combat à mener : « érige,
trophées, jaillit ». Le glaïeul fait
penser à un glaive (gladiolus) et son
jaillissement est mis en relief par la position
soudaine du verbe au début du v.14.
Cette
apparition accentue l’ambivalence
de Mélusine, fée tutélaire (« un charme
étrange et doux »), qui mêle douceur et
violence («
glaïeul rose à feuillage de houx »).
l'organisation
du sonnet ménage soigneusement
l'ambiguïté du personnage : quatrains et tercets
contiennent en effet chacun autant de termes
suggérant à la fois dans la féerie la douceur et
la menace.
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2.
Essai - Féminisme et misogynie :
« Je dis que les masles et femelles sont
jettez en mesme moule : sauf l'institution et l'usage,
la différence n'y est pas grande », note Montaigne1.
Voilà qui est clair, de la part de quelqu'un qu'on accuse
couramment de misogynie. Pourtant, au nom de cette petite
différence, Montaigne s'est avisé de critiquer ces femmes
qui veulent en tout imiter les hommes et notamment dans
des domaines où, selon lui, elles n'ont pas leur place : «
Quand je vois qu'elles s'appliquent à l'étude de la
rhétorique, du droit, de la logique et de semblables
drogues aussi vaines et aussi inutiles pour leur besoin,
je commence à craindre que les hommes qui le leur
conseillent ne le fassent pour avoir le moyen de les
gouverner sous ce prétexte2 ».
On voit comment Montaigne entend soustraire les femmes à
cette tutelle pour leur réserver pleinement les secteurs où
leur nature peut librement exceller. Il resterait à définir ces domaines et cette « nature », mais sur ce plan Montaigne manifeste une position originale dans un débat dont on n'est pas encore sorti.
Car les féminismes d'inspiration existentialiste
ont farouchement combattu cette notion de nature (de
"genre", dirait-on aujourd'hui) pour finalement faire de
la femme "un homme comme les autres". De fait, on attend
toujours, de la part des féminismes qui battent tambour
aujourd'hui pour vider leur querelle, autre chose qu'une
revendication égalitaire où mâle et femelle perdent leur
différenciation. Pour s'être opposé à ce nivellement et
avoir milité d'une certaine manière pour l'avènement de
l'entendement féminin aux dépens de l'hégémonie masculine,
André Breton fut souvent accusé de prêter le flanc aux
pires régressions idéologiques. On rappellera trois mises
en accusation célèbres : « La femme surréaliste est
une forgerie de mâles3 » ou « Breton
ne parle pas de la femme en tant qu'elle est sujet.
[...] Vérité, Beauté, Poésie, elle est Tout : une fois
de plus tout sous la figure de l'Autre. Tout excepté
soi-même4 » ou encore « Toute
vénération de la femme, qu'elle soit sur le mode
religieux, surréaliste [...] est un racisme. Mais quand
vous le dénoncez à l'homme, il ne comprend pas5».
Peut-on donc affirmer l'existence d'une nature
spécifiquement féminine sans pour autant faire preuve de
misogynie ? Vous pourrez vous poser cette question et
tenter d'y répondre en consultant quelques textes qui se
sont voulu des hymnes à la femme, et notamment :
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Voir
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1. Essais, III, III, De trois commerces.
2. ibid., translation d'André Mary.
3. Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité,
Gallimard, 1971.
4. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, I
(Gallimard, 1949).
5. Marguerite Duras, citée par Dominique Desanti dans «
Les socialistes et les femmes », Tel Quel n° 61, Printemps
1975, p. 86.
3.
Sujet d'EAF :
sujet de bac ES/S (centres étrangers 2012).
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