Bien
que l'argumentation et le dialogue de type platonicien
ne soient pas incompatibles avec la poésie, ces modes de
discours y restent très marginaux, alors même que le
poème offre des espaces (le vers, la strophe) où ils
pourraient s'installer très commodément. Mikhaïl
Bakhtine a voulu expliquer le phénomène à travers son
concept de dialogisme. Il appelle ainsi la
pluralité fondamentale des discours dans tout énoncé,
voire dans tout mot, et la réserve au roman, prétendant
que « le poète est déterminé par l'idée
d'un langage seul et unique, d'un seul énoncé fermé sur
son monologue [...] Chaque mot doit exprimer spontanément
et directement le dessein du poète : il ne doit exister
aucune distance entre lui et ses mots. Il doit partir de
son langage comme d'un tout intentionnel et unique :
aucune stratification, aucune diversité de langages ou,
pis encore, aucune discordance, ne doivent se refléter de
façon marquante dans l’œuvre poétique.» (Mikhaïl Bakhtine,
Esthétique et théorie du roman).
Autrement dit, le texte poétique serait monologique
(parce qu’il exprime directement le point de vue de
l’auteur) et monophonique (il profère une
seule voix, celle du poète). De son côté, le texte
romanesque se caractériserait par l’hétérologie
et l’hétérophonie. Ceci n'interdit nullement la
présence du dialogue en poésie, mais le condamnerait à
répéter la même voix sous différents attributs. Pour
tenter de justifier ce propos, nous nous aiderons de
certaines productions de la fin du XIXème
siècle : à cette époque, en effet, les poètes
unanimistes puis les jeunes surréalistes à la suite
d'Apollinaire ont souhaité laisser la vie s'engouffrer
dans leurs textes, la parole dans ses formes les plus
quotidiennes et citadines, dans ses vocables et ses
bruits, ce qui aurait pu garantir une vraie polyphonie.
Pourquoi ce qui a en effet marqué les romans d'un
Faulkner ou d'un Joyce est-il resté lettre morte en
poésie ? Pourquoi, au contraire, la parole dans le poème
s'est-elle étiolée jusqu'à faire entendre, comme le dit
Jean Tardieu, une voix sans personne ?
Le propos de ce corpus est d'examiner la relation de
communication installée dans quatre poèmes d'horizons
différents : nous pourrons y constater une certaine
dissolution des protagonistes qui aboutit même à
l'abolition de la personne du poète dans son dessein de
laisser la vie unanime s'engouffrer dans le
poème.
1 - Le
dialogue dans la fable.
La
fable multiplie les confrontations argumentées sous
forme de dialogues. On prétendra peut-être que c'est par
là qu'elle échappe le plus à la poésie et rejoint
davantage le dialogue
délibératif propre à l'argumentation. En tout cas,
le transfert de la parole sur un bestiaire varié atteste
de la fonction apologétique de la fable et n'assure pas
au dialogue les vertus d'improvisation qu'on peut en
attendre. Le poète délègue certes sa parole à plusieurs
protagonistes, mais il serait facile de montrer que
chacun d'entre eux porte un fragment d'un seul et même
message qu'il est chargé de promouvoir de façon
dialectique.
|
Paul
FORT
L'écureuil (Ballades françaises)
[Le
poème a paru en 1917.]
Écureuil
du printemps, écureuil de l'été, qui domines la
terre avec vivacité, que penses-tu là-haut de
notre humanité ?
— Les hommes sont
des fous qui manquent de gaîté.
Écureuil,
queue touffue, doré trésor des bois, ornement de
la vie et fleur de la nature, juché sur ton pin
vert, dis-nous ce que tu vois ?
— La terre qui
poudroie sous des pas qui murmurent.
Écureuil
voltigeant, frère du pic bavard, cousin du
rossignol, ami de la corneille, dis-nous ce que
tu vois par-delà nos brouillards ?
— Des lances, des
fusils menacer le soleil.
Écureuil,
cul à l'air, cursif et curieux, ébouriffant ton
col et gloussant un fin rire, dis-nous ce que tu
vois sous la rougeur des cieux ?
— Des soldats, des
drapeaux qui traversent l'empire.
Écureuil
aux yeux vifs, pétillants, noir et beaux, humant
la sève d'or, la pomme entre tes pattes, que
vois-tu sur la plaine autour de nos hameaux ?
— Monter le lac de
sang des hommes qui se battent.
Écureuil
de l'automne, écureuil de l'hiver, qui lances
vers l'azur, avec tant de gaîté, ces pommes...
que vois-tu ?
—
Demain tout comme Hier. Les hommes sont des fous
et pour l'éternité.
|
la mise en
scène du dialogue : La
composition du poème est bâtie sur une alternance
rigoureuse entre les questions et les réponses.
Successivement, la parole est donnée à un
protagoniste humain ("notre humanité")
puis à l'animal, celui-ci jouant le rôle du sage
ou du prophète. Deux mondes se font donc face : le
monde des hommes, en proie à une folie barbare, et
la nature, parée à travers l'écureuil d'innocence
et de simplicité. Cet univers manichéen entre dans
la convention de la fable, dont la clarté du
message ne peut être compromise par trop de
nuances : le dialogue lui-même est bâti pour
l'exprimer sur un schéma question/réponse
totalement figé dans la succession des strophes.
Classez les termes relatifs à l'humanité et ceux
qui caractérisent l'écureuil de manière à mettre
en valeur la nature schématique de leur
opposition.
artifice du dialogue : Le texte
reste fidèle aux caractéristiques formelles de la
fable. Le discours (dialogue entre l'homme et
l'animal) l'emporte sur le récit, et l'on constate
aussi, dans ce faux poème en prose, l'emploi d'une
versification régulière : les alexandrins croisés
sont organisés en strophes (quatrains), que l'on
peut aisément reconstituer :
Écureuil, queue touffue, doré trésor des
bois,
ornement de la vie et fleur de la nature,
juché sur ton pin vert, dis-nous ce que tu vois ?
- La terre qui poudroie sous des pas qui
murmurent.
La vertu d'un dialogue est de rester vivant, tant
par son allure improvisée que par la spontanéité
des échanges. Vous semble-t-il que Paul Fort ait
souhaité communiquer cette impression ? Ce poème
est tiré d'un recueil de ballades : comment
justifierez-vous l'appartenance de ce texte à ce
genre particulier de la ballade, dont
vous rechercherez la définition ?
|
2- Le
dialogue amoureux.
C'est
l'un des paradoxes du dialogue écrit que d'avoir à figer
ce qui autrement est essentiellement improvisé et
volatil. On sait que Socrate, pour cette raison,
condamnait l'écriture. Longtemps la conversation fut
l'art des cours et des salons, témoignage d'un art de
vivre bâti sur la politesse, dont les codes, pourtant
bien présents, n'altéraient pas l'échange, ni le brio. À
l'élégance de la parole, à l'esprit du discours, on
mesurait la qualité du sentiment, telle la précieuse
Roxane dans le Cyrano de Bergerac d'Edmond
Rostand. Privée de ses lieux d'exercice à partir du
XIXème siècle, la parole se raréfie aussi dans la
poésie, accompagnant ou signalant la rupture du sujet
avec le monde et bientôt sa dépersonnalisation.
Paul VERLAINE
Colloque sentimental
(Fêtes
galantes, 1869)
[Dans
les Fêtes galantes, Verlaine évoque
le badinage amoureux si caractéristique du
XVIIIème siècle qu'ont dépeint les tableaux de
Watteau. Il s'agit de la dernière pièce du
recueil. Les galants reviennent hanter les
lieux de leurs ébats. Le titre du poème est
bien sûr une antiphrase : nous n'avons rien
ici d'un colloque, encore moins d'un colloque
sentimental !]
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10
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Dans le vieux parc
solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont
morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc
solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.
— Te souvient-il de
notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne
?
— Ton cœur bat-il
toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non.
— Ah ! les beaux
jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! — C’est
possible.
— Qu’il était
bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
— L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient
dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
|
la
composition : Le poème est
composé de huit distiques de décasyllabes. Les
trois premiers donnent à la scène son cadre
spatio-temporel, que le dernier contribue à
déréaliser encore. Les quatre distiques centraux
répartissent le discours des personnages, l'un
cantonné dans l'interrogation ou l'exclamation,
l'autre dans une négation laconique. De qui
s'agit-il ? De "formes" ou de "spectres", dit le
texte, hantant le cadre désolé qui fut celui de
leur amour. On n'en est pas bien certain, pas
plus que de leur sexe ni même de leur discours.
Celui-ci se répartit de manière irrégulière dans
chaque distique : le
schéma question/réponse profite tantôt de chacun
des deux vers du distique (vers 7-8 et vers
13-14), tantôt relègue la réponse du personnage
à la fin du deuxième vers (vers 9-10 et vers
11-12), ce qui accentue sa sécheresse. Le
premier personnage, d'ailleurs, finit par
abandonner l'échange au profit d'une simple
évocation solitaire : au bout de deux distiques
les questions cessent, et on se demande comment
ont pu se conserver des paroles que la nuit
seule est censée avoir entendues... La grande
simplicité de ce poème nous convainc bien que la
désertion du langage manifeste la mort de
l'amour.
|
Antoine Watteau, Fête
champêtre
|
commentaire
comparé : La
pièce intitulée "Sur l'herbe" est une des
rares du recueil de Verlaine à rapporter un
discours à plusieurs voix. Montrez comment les
vers se coulent dans la simultanéité des paroles
et comparez avec le poème précédent :
L’abbé
divague. — Et toi, marquis,
Tu mets de travers ta perruque.
— Ce vieux vin de Chypre est exquis
Moins, Camargo, que votre nuque.
— Ma flamme… — Do, mi, sol, la, si.
— L’abbé, ta noirceur se dévoile.
— Que je meure, mesdames, si
Je ne vous décroche une étoile.
— Je voudrais être petit chien !
— Embrassons nos bergères, l’une
Après l’autre. — Messieurs, eh bien ?
— Do, mi, sol. — Hé ! bonsoir la Lune !
|
commentaire
: Dans le sonnet inversé de Tristan
Corbière intitulé « Le Crapaud », la mise en
scène du dialogue évoque la dislocation du
couple amoureux. Après avoir consulté les axes
de lecture qui vous sont proposés sur notre page
Commentaire
à la suite de l'analyse de ce poème, vous
rédigerez le commentaire.
|
Un
chant dans une nuit sans air...
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
...
Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré là, sous le massif...
— Ça se tait : Viens, c'est là, dans
l'ombre...
—
Un crapaud ! — Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue... — Horreur !
— Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière...
Non il s'en va, froid, sous sa pierre.
..................................................................
Bonsoir — ce crapaud-là c'est moi.
Ce
soir, 20 juillet.
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3- Le
poème-conversation.
Guillaume APOLLINAIRE
Lundi rue Christine
Ondes, Calligrammes
(1918)
Dans sa conférence sur L'Esprit
nouveau, Apollinaire avait revendiqué pour
le poète « une curiosité qui le pousse à
explorer tous les domaines propres à fournir une
matière littéraire qui permette d'exalter la vie
sous quelque forme qu'elle se présente ». Les
poèmes-conversation font partie de cette volonté
de permettre au poète de se dégager de la
tyrannie du langage et d'enregistrer, « au
centre de la vie, en quelque sorte, le lyrisme
ambiant » (« Simultanisme-librettisme »,
Les Soirées de Paris, no 25, juin 1914).
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La
mère de la concierge et la concierge
laisseront tout passer
Si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir
Il suffirait qu’un type maintînt la porte
cochère
Pendant que l’autre monterait
Trois becs de gaz allumés
La patronne est poitrinaire
Quand tu auras fini nous jouerons une partie
de jacquet
Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge
Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du
kief
Ça a l’air de rimer
Des piles de soucoupes des fleurs un
calendrier
Pim pam pim
Je dois fiche près de 300 francs à ma
probloque
Je préférerais me couper le parfaitement que
de les lui donner
Je partirai à 20 h. 27
Six glaces s’y dévisagent toujours
Je crois que nous allons nous embrouiller
encore davantage
Cher monsieur
Vous êtes un mec à la mie de pain
Cette dame a le nez comme un ver solitaire
Louise a oublié sa fourrure
Moi je n’ai pas de fourrure et je n’ai pas
froid
Le danois fume sa cigarette en consultant
l’horaire
Le chat noir traverse la brasserie
Ces crêpes étaient exquises
La fontaine coule
Robe noire comme ses ongles
C’est complètement impossible
Voici monsieur
La bague en malachite
Le sol est semé de sciure
Alors c’est vrai
La serveuse rousse a été enlevée par un
libraire
Un journaliste que je connais d’ailleurs très
vaguement
Écoute Jacques c’est très sérieux ce que je
vais te dire
Compagnie de navigation mixte
Il me dit monsieur voulez-vous voir ce que je
peux faire d’eaux-fortes et de tableaux
Je n’ai qu’une petite bonne
Après déjeuner café du Luxembourg
Une fois là il me présente un gros bonhomme
Qui me dit
Écoutez c’est charmant
À Smyrne à Naples en Tunisie
Mais nom de Dieu où est-ce
La dernière fois que j’ai été en Chine
C’est il y a huit ou neuf ans
L’Honneur tient souvent à l’heure que marque
la pendule
La quinte major
|
un
collage cubiste : La
liberté affichée par les peintres cubistes dans
le choix de leurs matériaux (timbres-poste,
journaux, papier peint) est aussi celle que
revendique Apollinaire dans sa pratique
poétique. Ainsi le poème-conversation veut
correspondre à un enregistrement passif de la
réalité objective. À en croire le témoignage de
Jacques Dyssord, « Lundi rue Christine » aurait
été écrit sur un coin de table, sous la dictée
des événements : « Le dernier souvenir que
j’aie conservé de nos réunions avec Madsen et
Apollinaire est celui d’une soirée passée,
vers la fin de 1913, dans un petit café
découvert rue Christine par ce dernier. Je
devais partir pour Tunis, le lendemain, et
faisais mes adieux à mes amis. Nous étions les
seuls clients de ce petit café, ce soir-là.
Une servante aux cheveux de flamme […] nous
servit des alcools […]. Les propos que nous
échangeâmes, vous les retrouverez dans un des
plus beaux poèmes d’Apollinaire, écrit là, au
courant du crayon, sur le bord d’une table…»
(« Le Miracle d’Apollinaire », Chronique de
Paris, no 1, novembre 1943).
Déterminez les détails qui renvoient à cette
situation réelle, pris sur le vif dans le
contexte d'une conversation de café : un
personnage demande à un ami de l'aider à
déménager clandestinement son appartement pour
ne pas avoir à payer son loyer (vers 1-4, vers
13-15, vers 35). Autour de ce projet se greffent
des bribes de conversation, des observations
marginales, des phrases mentales, le tout
faisant en effet penser à un collage et aux
expériences d'Édouard Dujardin désireux de
capter, dans son roman Les Lauriers sont
coupés, le jaillissement du monologue
intérieur.
un
poème-manifeste : on ne peut
cependant réduire ce texte à un enregistrement
passif de notations désordonnées. Un vrai
travail de création se devine, notamment dans
l'agencement de différents mètres ou même de
sonorités (Ça a l'air de rimer,
remarque une sorte de voix off). La
visée de ce poème n’est donc pas documentaire.
En privilégiant les matériaux frustes et
éphémères que produit l’« emploi élémentaire du
discours », comme le dit Mallarmé, il participe
de la libération de l’art qui
assigne au poète de nouvelles missions : devenu
l’opérateur, le preneur de son, puis le monteur
de morceaux de réalité objective, celui-ci
s'abstrait désormais du poème-document et ménage
des pistes inédites dans l’écriture d'un nouveau
lyrisme. Une poésie nouvelle naît en effet de
cette humble réalité sublimée par l'écriture, un
peu comme les ready-made de Marcel
Duchamp qui signait n'importe quel objet courant
et l'exposait comme une œuvre d'art. Dans leur
décision de rester aux aguets du discours
inconscient et de s'en faire les greffiers
impersonnels, les surréalistes
ont continué à débroussailler cet itinéraire.
|
4- Une
voix sans personne.
Si la parole est destinée à
s'épanouir mieux au théâtre que dans la poésie, la scène
contemporaine ne s'en est pas moins trouvée gagnée, elle
aussi, par le silence.
La crise du sujet et l'opacité du monde bâillonnent
aussi bien Monsieur Plume que les clochards de Beckett.
Jean Tardieu est, lui, à l'origine d'une œuvre qui se
situe au confluent du théâtre et de la poésie. Ses
textes, courts, souvent humoristiques, se présentent
comme des « poèmes à jouer » où des personnages décalés
trahissent, dans un langage interchangeable, leur
désarroi devant un
monde incompréhensible.
|
Jean
TARDIEU (1903-1995)
Colloque
de sourds
(Formeries)
1976
|
COLLOQUE DE SOURDS
Je sortirai de
moi-même. Oui
je partirai. Je porterai secours.
Je me sacrifierai.
Si
tu choisis (même le bien,
même la paix), tu engendres le
massacre.
Vois ce visage de
femme
Écoute la musique Réjouis-toi
des couleurs !
La
mort est dans nos racines :
sans elle rien ne vit.
J'aime la vérité,
j'irai au bout
du vrai.
Es-tu
bien sûr de toi ?
Une goutte de mensonge au
fond du verre et toute l'eau est
empoisonnée.
Pourtant j'exerce
la parole :
elle est mouvement pur,
par elle je m'envole.
L'univers
est sourd, aveugle,
muet. Son silence est intradui-
sible.
|
un
colloque :
il s'agit bien d'un colloque en effet. Ici les
deux interlocuteurs sont clairement distingués
et mis en scène par la typographie (colonnes à
droite et à gauche, romain et italique). Ils
sont aussi distingués par le registre de leur
discours : à droite se manifeste une volonté
idéaliste dans le désir de solidarité, le goût
de la vie, la confiance mise dans la vérité et
dans la parole; à gauche, l'interlocuteur
discrédite ces points l'un après l'autre en
affirmant la loi générale de la haine, de la
mort et du mensonge. Sa dernière répartie
manifeste plus nettement encore son pessimisme
par l'affirmation d'un monde opaque qui est
aussi la condamnation du poète dans ses efforts
pour le déchiffrer. Il s'agit bien donc aussi
d'un dialogue de sourds, la surdité consistant
ici à diviser radicalement ce qui est le plus
inconciliable dans l'homme : sa volonté d'agir
dans le monde et de s'y épanouir et, au
contraire, l'obstination des choses ou des êtres
à n'y répondre que par la fermeture et la
corruption des valeurs. Ce constat était aussi
celui des philosophes de l'absurde, et Tardieu a
pu apparaître en effet comme un des leurs,
notamment par son théâtre.
|
une seule voix sans fin : Jean
Tardieu définit ainsi la place du poète, faisant
écho (comment ?) au "Colloque de sourds" : « Le
rôle du poète n’est-il pas de donner la vie à ce
qui se tait dans l’homme et dans les choses,
puis de se perdre au cœur de la Parole
? Cette parole qu’un peuple d’ombres se
transmet d’une rive à l’autre du temps, il
semble qu’une seule voix sans fin la porte et la
profère. Elle seule, dépositaire d’un monde
de secrets, tire de notre absence une longue
mémoire, dessine dans l’espace la figure de
l’Homme et prête à nos hasards la forme d’un
destin…
Mais peut-être, au-delà d’elle-même, si nous
prêtons l’oreille avec plus de ferveur,
pourrons-nous percevoir l’écho de ce qui n’a
même plus de nom dans aucune langue. Les paroles
alors, qu’elles soient transparentes ou opaques,
humbles ou chamarrées d’images, ne contiendront
pas plus de sens qu’un souffle sans visage qui
résonnerait pour lui-même sur les débris d’un
temple ou dans un champ superbement désert
depuis toujours ignoré des humains. Ainsi,
qu’il laisse un nom ou devienne anonyme, qu’il
ajoute un terme au langage ou qu’il s’éteigne
dans un soupir, de toute façon le poète
disparaît, trahi par son propre murmure et rien
ne reste après lui qu’une voix – sans personne.
[...]. » (Une voix sans personne,
Gallimard, 1954).
En quoi ces propos peuvent-ils être illustrés
par "Colloque de sourds" ?
|
1. Le conflit en poésie :
le dialogue est-il plus favorable à l'expression d'un
conflit que d'une entente harmonieuse ? Il semble en
effet qu'il garde toujours quelque chose du rôle
dialectique que lui donne le débat argumenté et notre
corpus ne propose d'ailleurs que des conflits. La
fusion se manifeste-t-elle mieux par le silence ? Ce
poème de Verlaine (Nevermore, Poèmes saturniens)
en donne un exemple :
Nous
étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant :
« Quel fut ton plus beau jour ? » fit sa voix d'or
vivant,
Sa voix douce et sonore, au frais timbre
angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.
2. Vers la déperdition de la parole : en
quoi les poèmes de ce corpus nous font-ils en effet
assister à une déperdition progressive de la parole ?
Jean Tardieu donne comme sous-titre à un de ses poèmes
"Monologue à deux voix". En quoi les poèmes de notre
corpus sont-ils en effet des "monologues à deux voix"
?
|