LA
RÉDACTION DU COMMENTAIRE
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La rédaction d'un commentaire n'est pas fondamentalement
différente de celle d'un essai : il s'agit toujours d'une
production argumentée. Sa spécificité tient néanmoins à
l'objet même de la démonstration, qui est le texte
littéraire dont il faut s'attacher à souligner les
caractères. La difficulté consiste donc pour l'essentiel à
s'appuyer sur ce texte qu'il faudra citer sans cesse.
1 : la rédaction
d'un paragraphe.
Victor
HUGO - La mort de Gavroche
Les
Misérables
(1862) Cinquième partie, Livre I,
Chapitre XV
[Pour
ses camarades insurgés, retranchés derrière
une barricade, Gavroche (douze ans) va, au
risque de sa vie, ramasser sur les morts les
cartouches non brûlées.]
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Chaque partie du
commentaire doit être constituée de deux ou
trois paragraphes qui correspondent aux
idées directrices de chacun des axes de
lecture. Ainsi pour le texte ci-contre, dont
on aurait entrepris de mettre en valeur le
registre épique, un premier paragraphe
pourrait observer l'ordre exemplaire suivant
:
constatation de l'écart stylistique : Gavroche
n'est jamais identifié en tant qu'enfant :
citations : «
C'était le moineau - Ce n'était pas un enfant,
ce n'était pas un homme ; c'était un étrange
gamin fée - le nain invulnérable de la mêlée -
ce pygmée »...,
fait de style : le texte offre une
étonnante concentration de métaphores de cette
sorte.
commentaire : Ainsi le narrateur procède à
une lente transfiguration du personnage pour
suggérer comment l'héroïsme de sa conduite en
fait une sorte de mythe.
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Le spectacle était épouvantable et charmant.
Gavroche fusillé, taquinait la fusillade. Il
avait l'air de s'amuser beaucoup. C'était le
moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à
chaque décharge par un couplet. On le visait
sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes
nationaux et les soldats riaient en l'ajustant.
Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait
dans un coin de porte, puis bondissait,
disparaissait, reparaissait, se sauvait,
revenait, ripostait à la mitraille par des pieds
de nez, et cependant pillait les cartouches,
vidait les gibernes et remplissait son panier.
Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient
des yeux. La barricade tremblait ; lui, il
chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était
pas un homme ; c'était un étrange gamin fée. On
eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les
balles couraient après lui, il était plus leste
qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant
jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que
la face camarde du spectre s'approchait, le
gamin lui donnait une pichenette.
Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus
traître que les autres, finit par atteindre
l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler,
puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un
cri ; mais il y avait de l'Antée dans ce pygmée
; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme
pour le géant toucher la terre ; Gavroche
n'était tombé que pour se redresser : il resta
assis sur son séant, un long filet de sang
rayait son visage, il éleva ses deux bras en
l'air, regarda du côté d'où était venu le coup,
et se mit à chanter :
Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à...
Il n'acheva point. Une seconde balle du
même tireur l'arrêta court. Cette fois il
s'abattit la face contre le pavé, et ne remua
plus. Cette petite grande âme venait de
s'envoler.
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Rédigez
selon le même principe un court paragraphe à
partir de chacune des constatations suivantes :
- le rythme des phrases est saccadé,
- le spectacle est à la fois tragique et
drôle. |
2 : la rédaction
d'une partie.
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Blaise
Cendrars : L'Or
(1925)
[Le
héros de L'Or, Johan August
Suter, est parti pour l'Amérique dans la
première moitié du XIX° siècle pour y faire
fortune. D'abord fermier dans le Missouri, il
s'intéresse beaucoup à ce que racontent les
gens de passage qu'il accueille dans son
domaine.]
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Un jour, il a une illumination.
Tous, tous les voyageurs qui ont défilé
chez lui, les menteurs, les bavards, les
vantards, les hâbleurs, et même les plus
taciturnes, tous ont employé un mot
immense qui donne toute sa grandeur à
leurs récits. Ceux qui en disent trop
comme ceux qui n'en disent pas assez, les
fanfarons, les peureux, les chasseurs, les
outlaws, les trafiquants, les colons, les
trappeurs, tous, tous, tous parlent de
l'Ouest, ne parlent en somme que de
l'Ouest.
L'Ouest.
Mot mystérieux.
Voici la notion qu'il en a.
De la vallée du Mississippi
jusqu'au-delà des montagnes géantes, bien
loin, bien loin, bien avant dans l'ouest,
s'étendent des territoires immenses, des
terres fertiles à l'infini. La prairie. La
patrie des innombrables tribus peaux
rouges et des grands troupeaux de bisons
qui vont et viennent comme le flux de la
mer.
Mais après, mais derrière ?
Il y a des récits d'Indiens qui
parlent d'un pays enchanté, de villes
d'or, de femmes qui n'ont qu'un sein. Même
les trappeurs qui descendent du nord avec
leur chargement de fourrures ont entendu
parler sous leur haute latitude de ces
pays merveilleux de l'Ouest, où,
disent-ils, les fruits sont d'or et
d'argent.
L'Ouest ? Qu'est-ce que c'est ?
Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi y a-t-il
tant d'hommes qui s'y rendent et qui n'en
reviennent jamais ? Ils sont tués par les
Peaux Rouges ; mais celui qui passe outre
? Il meurt de soif ; mais celui qui
franchit le col ? Où est-il ? Qu'a-t-il vu
? Pourquoi y a-t-il tant parmi ceux qui
passent chez moi qui piquent directement
au nord et qui, à peine dans la solitude,
obliquent brusquement à l'ouest ?
©
Grasset
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Comme toujours, on aura intérêt à procéder avant tout à
une lecture analytique soigneuse, même si le libellé du
sujet invite à répondre d'abord à deux questions (voir
Objectif 2). La deuxième question posée aux candidats a
l'intérêt de suggérer une problématique d'étude : cette
page manifeste-t-elle tous les caractères attendus du
roman d'aventure ?
Autour de cette problématique, procédez à la lecture
analytique de ce texte narratif à l'image du
modèle proposé.
Les questions (séries technologiques)
:
Proposé en juin 95 aux séries générales de l'épreuve
anticipée, ce sujet proposait deux questions avant
d'inviter à faire le commentaire composé de ce texte :
1)
Quelles remarques peut-on faire sur la structure du texte
(longueur des paragraphes, etc.) et la syntaxe utilisée
(nombreuses interrogations)? (2 points)
2) Relevez les thèmes traditionnels du roman d'aventure
que l'on retrouve dans cet extrait. (2 points)
Ces questions appellent quelques observations :
- il ne s'agit pas d'un simple relevé, contrairement à ce
que pourrait laisser croire le libellé de la seconde :
vous devez fournir aussi une interprétation soigneusement
rédigée. Ainsi le champ lexical que vous pouvez identifier
dans votre réponse à la deuxième question doit vous faire
apparaître le caractère convenu voire stéréotypé des
représentations de l'aventure et confirmer ce que la
lecture méthodique - et votre réponse à la question
précédente - vous auront fait découvrir : nous nous
trouvons dans la subjectivité du héros (focalisation
interne) et le narrateur en respecte l'évidente
fascination naïve.
- comme nous l'avons dit, ces questions ne sont pas faites
pour vous suggérer un plan. Elles sont destinées
simplement à attirer votre attention sur quelques aspects
essentiels du texte. Vous savez néanmoins qu'on aurait
tort de les négliger tout à fait dans la construction du
commentaire ! Les deux questions posées sur le texte de
Cendrars concourent à vous aiguiller sur l'analyse d'un
monologue intérieur dont votre plan peut cerner les
caractères.
La construction des axes de lecture :
A l'image du modèle
de la page précédente, nous vous proposons un
tableau où vous pourrez visualiser rigoureusement le plan
de votre commentaire. Complétez-le comme vous avez pu le
faire précédemment ; vous pourrez aussi vous aider de la
rédaction définitive pour revenir au tableau dans
une démarche inverse. Nous avons choisi de centrer le
commentaire sur le monologue intérieur de Suter : nous
montrerons d'abord qu'il prend l'allure d'une rêverie,
puis nous soulignerons l'expression d'une véritable
mythologie de l'aventure.
AXE
DE LECTURE 1 : FORMES DE LA RÊVERIE
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IDÉES
DIRECTRICES |
PROCÉDÉS
RELEVÉS |
INTERPRÉTATION |
La
syntaxe
|
...
|
...
|
L'organisation
du texte
|
...
|
...
|
Le
vocabulaire
|
...
|
...
|
AXE
DE LECTURE 2 : UNE REPRÉSENTATION MYTHOLOGIQUE
|
IDÉES
DIRECTRICES
|
PROCÉDÉS
RELEVÉS
|
INTERPRÉTATION
|
La
thématique de l'aventure
|
...
|
...
|
L'importance
des récits
|
...
|
...
|
Les
stéréotypes
|
...
|
...
|
La
rédaction du commentaire :
Le commentaire composé est une étude littéraire : c'est
dire qu'il s'apparente à la production d'une
argumentation. Il doit en avoir l'intention (vous avez à
défendre une thèse qui est votre approche du texte) et
la rigueur (différentes parties constituées d'alinéas
progressifs et nettement marqués par de connecteurs
logiques). Nous vous proposons ci-dessous l'exemple
rédigé de l'introduction, de la première partie et de la
conclusion, puis nous vous laisserons le soin d'utiliser
les indices fournis pour élaborer la rédaction de la
seconde partie. Dans nos marges, vous trouverez les
indications méthodologiques nécessaires,
concernant l'organisation des
paragraphes et la manière de citer les termes du texte.
Introduction
:
présentation du
texte
problématique
annonce du plan
signe diacritique
1° partie :
propos
Idée directrice 1 :
la syntaxe
les termes et
expressions à citer
peuvent l'être entre
parenthèses
ou commander
certains verbes
Idée directrice 2 :
l'organisation du texte
Idée directrice 3 :
le vocabulaire
Transition : bilan
et ouverture
|
Blaise
Cendrars publie L'Or en 1925.
Il s'agit d'un roman dans lequel le narrateur
évoque la mythique ruée vers l'or en racontant
l'histoire de Johan Suter. Le passage se situe
au moment où, fermier paisible du Missouri,
Suter est intrigué par ce que les gens de
passage lui racontent de l'Ouest.
Ce texte se présente comme un monologue
intérieur dans lequel le personnage exprime une
curiosité avide. Peut-on y voir les formes
classiques du roman d'aventure ?
Nous nous attacherons à préciser d'abord
les formes que prend la rêverie de Suter avant
d'analyser comment le texte met en œuvre une
représentation mythologique de l'Ouest.
*
* *
La
rêverie du personnage suit une progression
notable, que soulignent la syntaxe,
l'organisation du texte et le vocabulaire.
Sur le plan syntaxique, on est d'abord
frappé par la masse des interrogations.
Particulièrement denses dans le dernier
paragraphe, comme si la curiosité du personnage
devenait insoutenable, ces questions demeurent
sans vraie réponse. La seule réponse est aussi
l'une des rares interventions du narrateur et
elle reste liée à une interprétation subjective
: "voici la notion qu'il en a". Nous comprenons
ainsi que nous nous situons à l'intérieur d'un
discours indirect libre qui permet d'en rester
au point de vue du personnage, de ne pas excéder
son niveau de connaissances et donc de permettre
au texte de communiquer toutes les attentes ou
toutes les énigmes. Le passage du "il" au "je" à
la fin du texte ("ceux qui passent chez moi")
confirme bien la nature de ce discours, mais
déjà dans le début du texte certaines formes
typiques du débat intérieur le laissaient
apercevoir : ainsi les énumérations du premier
paragraphe soulignées par l'acharnement du
"tous, tous, tous", mais aussi les questions de
plus en plus pressantes du dernier, où
Suter recule de plus en plus sa rêverie vers la
question à laquelle il ne pourra pas répondre.
En outre, le texte est tout entier régi
par une tension qui consiste à alterner
paragraphes courts et longs. Cela consiste, pour
les premiers, à laisser au mot tout son poids de
mystère ("l'Ouest") ou à poser une question
essentielle dont la réponse est différée
("Qu'est-ce que l'Ouest ?", "Mais après, mais
derrière ?"). Le procédé ménage les attentes et
dramatise le texte. Dans les plus longs
paragraphes, la phrase, au contraire, s'enfle
d'énumérations comme pour témoigner de la
tension du personnage et de son envie de
résoudre une énigme. Le premier paragraphe est
ainsi composé d'une galerie de personnages
typiques dont l'inventaire confirme pour le
héros l'universalité de la ruée vers l'or ; le
dernier fait s'accumuler en cascade les
questions vers les plus lointains confins
géographiques, jusqu'où la raison ne pourra plus
répondre.
Cette progression de l'imaginaire est
enfin rendue sensible par la nature du
vocabulaire. Celui-ci subit en effet un
glissement de la réalité à l'imaginaire : dans
le premier paragraphe, les termes désignent des
familiers de Suter, "les outlaws, les
trafiquants, les colons, les trappeurs". Au fur
et à mesure que la rêverie du héros se focalise
sur le mystère de l'Ouest, ils sont remplacés
par "les tribus de peaux rouges", "les femmes
qui n'ont qu'un sein". Cette mythification est
aussi sensible sur le plan géographique :
d'abord localisée "de la vallée du Mississippi
jusqu'au-delà des montagnes géantes", la
curiosité de Suter gagne "la prairie", dont une
phrase nominale dit l'immensité, puis les
"villes d'or", ces "pays merveilleux" où "les
fruits sont d'or et d'argent".
Le texte évoque donc un fourmillement de
représentations qui doivent plus à l'imagination
qu'au réel. Il est animé en effet de ce mythe de
l'Ouest qui est un des grands souffles dont s'est soulevé l'inconscient collectif de l'homme
moderne.
*
* *
|
A
vos claviers pour la seconde partie ! N'hésitez pas à m'envoyer
votre travail, à me demander conseil, ou à m'en donner
un !
3
: la conclusion du commentaire.
Elle ne diffère pas radicalement d'une
conclusion classique : elle reste l'occasion de dresser le
bilan de votre lecture et il faudra pouvoir formuler une
caractérisation claire des procédés du texte qui vous
paraissent essentiels afin de pouvoir dégager ce qui fait
à votre avis sa spécificité ou son originalité.
La difficulté de la conclusion du commentaire
tient néanmoins à l'ouverture nécessaire, qui doit vous
permettre d'établir quelques rapprochements que vous ne
saurez glaner que dans votre culture personnelle !
Voici par exemple la conclusion par laquelle
on pourrait clore le commentaire littéraire du texte de
Blaise Cendrars :
bilan
ouverture |
Le texte de Cendrars est donc nourri de tout un
imaginaire et, par le point de vue choisi et une
syntaxe heurtée, sa narration a su nous y faire
entrer. Nul doute qu'après avoir été animé d'une
telle inquiétude, le héros partira à son tour et
trouvera l'or convoité. Mais s'agit-il bien d'or
? La rêverie en elle-même n'a-t-elle pas sa
propre fin et l'essentiel n'est-il pas de
fertiliser sa vie par le rêve ? On songe à
l'évocation par Jacques Brel de ce chercheur
d'or revenu de son rêve, car « l'ennui, c'est
qu'il en a trouvé ». On pense aussi à l'élan
vers l'Ouest américain confié par Jules
Laforgue dans Albums : « Oh !
là-bas m'y scalper de mon cerveau d'Europe ! ».
Authentique ou non dans ses formes comme dans
ses valeurs, le Far West est, en tout cas, l'un
des mythes les plus prégnants de notre époque.
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4
: Un deuxième exemple :
Voici
un autre exemple de commentaire intégralement rédigé. Vous
en trouverez le texte accompagné de sa lecture analytique
sur notre page consacrée au texte
narratif (Supervielle, Le voleur d'enfants).
Le
roman a connu, au cours du XXème siècle, une
grande variété de formes. Parmi celles-ci, le
roman poétique de Jules Supervielle occupe une
place à part. Le texte que j'étudierai constitue
la première page du roman Le Voleur d'enfants
et le narrateur raconte, de manière confuse et
allusive qui respecte le regard de l'enfant,
comment ce personnage s'égare dans la rue d'une
grande ville. Je montrerai d'abord comment
Supervielle représente, dans des formes narratives
particulières, un univers au niveau de l'enfant,
puis j'examinerai la place effective qu'occupe le
narrateur.
*
* *
Si le lecteur éprouve une certaine difficulté à
percevoir l'action, ce n'est pas qu'il lui manque
quelque élément. Ce texte est bien la première
page du roman et on mesure ici comment Supervielle
s'écarte de la narration réaliste : notre entrée
dans l'action est immédiate, nous sommes privés de
descriptions précises; le choix de la focalisation
interne est surtout nettement marqué.
Ce qui frappe d'abord, en effet, c'est le
rétrécissement auquel nous condamne cette volonté
affichée par le narrateur de se limiter à la
perception de l'enfant. Les expressions ne
voit que, c'est tout ce qu'il voit
traduisent cette intention, comme les morceaux,
les détails, les bouts d'images qu'on nous laisse
entrevoir : des jambes d'hommes, des jupes, un
pantalon ou bien des pieds d'agent, de
footballeur. La vision s'élargit-elle ? C'est que
l'enfant lève la tête. Les énumérations, sous
forme de phrases nominales, accentuent ces limites
qu'on nous assigne par leur brièveté et leur
inachèvement (une jupe violette, un pantalon à
raies, une soutane). Ce rétrécissement
n'est pas que celui de la vue : il touche aussi
les sensations tactiles (frôla) et
auditives (bruit, rares paroles entendues,voix
déchiquetée). La focalisation interne
atteint ici son but : notre impression est bien
celle de l'enfant perdu; nous percevons mieux son
désarroi tant nous sommes, nous aussi, égarés dans
une sorte de puzzle (ce bruit gui cherche en
vain son unité).
Notre impression est aussi dominée par une
certaine confusion. Celle-ci est entretenue par
l'incertitude des verbes de perception (a
l'impression, croit entendre, semble venir)
et aussi par les adjectifs (rares paroles
entendues, bruit confus). Cette confusion
est aussi due au nombre évoqué par les indéfinis des
et par l'expression des milliers de regards.
Les phrases nominales renforcent encore cette
absence de repères : elles énumèrent différents
détails disparates dans des phrases assez longues
qu'interrompt souvent la brièveté d'une phrase
dont l'enfant est le sujet désemparé (c'est
tout ce qu'il voit, il lève la tête). Ce
n'est pas que le schéma narratif soit tout à fait
brisé : les adverbes ou locutions temporels pour
l'instant, toujours et maintenant
donnent une sorte de progression à ce texte, mais
celle-ci n'aboutit bien sûr à d'autre état final
qu'un désarroi plus marqué.
Cette réduction du point de vue s'exprime
enfin par les modes de discours. Le narrateur
s'efforce de ne jamais anticiper sur la
connaissance réelle de l'enfant. Le choix du
discours indirect libre est significatif. Celui-ci
permet, en effet, de rapporter sur un mode
narratif les pensées réelles du personnage (cette
grosse main gui lui frôla l'oreille ? ou il
saura bien la retrouver tout seul) sans que
le narrateur intervienne directement. La seule
forme de discours direct est d'ailleurs pour cela
limitée à un nom crié d'on ne sait où (Antoine
!). Ce n'est donc pas un hasard si le mode
privilégié de ce discours reste l'interrogation.
Elle traduit la surprise, l'inquiétude et accentue
le caractère énigmatique du texte. Les détails que
privilégie ce regard suggèrent par ailleurs très
bien les centres d'intérêt qui peuvent être ceux
d'un enfant (un pied de footballeur),
tout comme le grossissement des objets (un
énorme pied, une grosse main) ou la
dramatisation de l'environnement (visages
indifférents ou tragiques, un agent âpre comme
un rocher).
Pourtant une étude précise discerne
quelques distorsions dans ce parti-pris d'absence
affiché par le narrateur.
*
* *
En
effet, la focalisation interne devrait exclure
tout jugement de sa part. Elle devrait aussi
interdire une approximation telle que Antoine
a sept ans, peut-être huit, où le narrateur
semble dissocié du personnage, au point que l'on
pense à une focalisation externe.
Le plus souvent, pourtant, Supervielle
semble retrouver la place plus classique du
narrateur omniscient. L'expression pour
l'instant implique la connaissance de la
suite. A plusieurs reprises, il semble juger son
personnage : bien sûr l'interrogation maintient
son incertitude, mais c'est par deux sentiments
identifiés à l'évidence par lui qu'il tente
d'expliquer la rougeur d'Antoine (colère ou
fierté refoulée ?). Plus loin, il
interviendra encore pour déceler quelque
humiliation dans l'égarement de l'enfant et,
surtout, pour un bref discours qui correspond à
une véritable intrusion d'auteur (voilà d'où
vient la nostalgie de la rue).
Mais c'est surtout par les registres de
langue que se traduit cette persistance de la
focalisation 0. Le vocabulaire est en effet
parfois soutenu : les mots aspérité, âpre,
aspirations, nostalgie abandonnent
visiblement le niveau de l'enfant. A plusieurs
reprises, ce langage est même poétique. Il ne
dédaigne pas la métaphore (boue déchirée), la
métonymie (jupes très affairées) ou la
comparaison rare (agent âpre comme un rocher,
déchiquetée comme par d'invisibles ronces).
Il semble enfin que le narrateur
intervienne pour exprimer l'imaginaire de l'enfant
dans un registre étonnamment poétique. Ce texte
est en effet parfois à la limite du fantastique et
empêche décidément toute assimilation de cette
prose romanesque à une quelconque production
"réaliste". Un champ lexical court à travers cette
page. Il est fait à la fois de violence (violemment,
déchirée, tragique, déchiquetée) et
d'angoisse sourde où le fantasme voisine avec le
réel (âpre, lugubre, invisibles ronces).
La personnification ou la réification jouent ici
leur rôle comme dans tout univers fantastique (agent
âpre comme un rocher, jupes très affairées)
d'autant plus qu'elles s'accompagnent d'une sorte
de dissolution des indices spatio-temporels. Car
si ceux-ci ne manquent pas, ils contribuent
davantage encore à l'égarement puisque l'enfant
semble les parcourir dans un certain affolement
que doit augmenter encore la disparition du
notoire boulevard Haussmann au profit de rues plus
modestes ou baptisées de noms plus vagues et comme
interchangeables.
Cette impression reste dominante.
L'originalité de ce texte est de représenter dans
un tissu faussement réaliste un univers onirique
où les choses et les êtres vivent d'une manière
incertaine ou menaçante. Ce brouillard
d'impressions persiste jusqu'au malaise dans une
page où, d'ordinaire, le lecteur est avide
d'informations.
*
* *
Ces entorses font sans doute le prix d'une
production romanesque où s'affirme plutôt la
vocation poétique. Supervielle a su admirablement
nous communiquer le désarroi de son personnage par
un jeu subtil des points de vue, mais ce qui
retient l'attention est aussi cet art
"impressionniste" dans lequel la réalité se mêle
au fantasme avec un naturel déconcertant.
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