Exclusivement
réservé aux séries technologiques, l'essai est
une forme condensée de la dissertation. Proposé au choix à côté du commentaire, il entre dans la composition de l'épreuve écrite du baccalauréat, précédé d'une contraction
de texte et noté comme elle sur 10. Il assure ainsi à ces séries une épreuve plus rigoureuse que celle des séries générales, car plus diversifiée. Les candidats peuvent en effet y manifester toutes leurs qualités de rigueur et d'analyse mises au service des connaissances qu'ils ont acquises.
«
Le sujet de l'essai porte sur le thème ou la
question que le texte partage avec l'œuvre et
le parcours étudiés durant l'année dans le
cadre de l'objet d'étude La littérature
d'idées du XVIe au XVIIIe siècle. Pour
développer son argumentation, le candidat
s'appuie sur sa connaissance de l'œuvre et des
textes étudiés pendant l'année ; il peut en
outre faire appel à ses lectures et à sa
culture personnelles.»
(B.O.
n° 17 du 25 avril 2019).
Les indications
de méthode fournies par le mlnistère
proposent un plan analytique en deux parties
pour étayer ou réfuter la thèse proposée. Le
plan dialectique nous paraît de loin préférable,
non celui de la dissertation en trois parties,
trop lourd ici, mais sa version concessive
en deux parties. L'essai
est ainsi entrepris d'un seul et même élan, tout
entier tendu vers l'affirmation de votre
jugement. Pour cela, nous vous proposons de concéder
les aspects acceptables de la thèse adverse dans
une première partie, puis d'affirmer dans
la seconde votre position.
|
Voir sur Amazon :
|
Exercice
1 : la confrontation des thèses :
Examinez les deux textes suivants :
Texte 1 - Guy de
MAUPASSANT - Adieu mystères (8 novembre
1881) |
Texte 2 - Robert
DEBRÉ - L'irrationnel et la peur du futur (Ce
que je crois, 1974). |
Adieu,
mystères, vieux mystères du vieux temps,
vieilles croyances de nos pères, vieilles
légendes enfantines, vieux décors du vieux monde
!
Nous passons tranquilles maintenant, avec un
sourire d'orgueil, devant l'antique foudre des
dieux, la foudre de Jupiter et de Jéhova
emprisonnée en des bouteilles !
Oui ! vive la science, vive le génie
humain ! gloire au travail de cette petite bête
pensante qui lève un à un les voiles de la
création !
Le grand ciel étoilé ne nous étonne plus.
Nous savons les phases de la vie des astres, les
figures de leurs mouvements, le temps qu'ils
mettent à nous jeter leur lumière.
La nuit ne nous épouvante plus, elle n'a
point de fantômes ni d'esprits pour nous. Tout
ce qu'on appelait phénomène est expliqué par une
loi naturelle. Je ne crois plus aux grossières
histoires de nos pères. J'appelle hystériques
les miraculées. Je raisonne, j'approfondis, je
me sens délivré des superstitions.
Eh bien, malgré moi, malgré mon vouloir et
la joie de cette émancipation, tous ces voiles
levés m'attristent. Il me semble qu'on a
dépeuplé le monde. On a supprimé l'Invisible. Et
tout me paraît muet, vide, abandonné !
Quand je sors la nuit, comme je voudrais
pouvoir frissonner de cette angoisse qui fait se
signer les vieilles femmes le long des murs des
cimetières, et se sauver les derniers
superstitieux devant les vapeurs étranges des
marais et les fantasques feux follets. Comme je
voudrais croire à ce quelque chose de vague et
de terrifiant qu'on s'imaginait sentir passer
dans l'ombre ! Comme les ténèbres des soirs
devaient être plus noires autrefois,
grouillantes de tous ces êtres fabuleux !
Et voilà que nous ne pouvons plus même
respecter le tonnerre, depuis que nous l'avons
vu de si près, si patient et si vaincu.
|
Au cours des siècles passés régnait la croyance
aux sorciers, la confiance dans les charlatans,
les diseurs de bonne aventure, les astrologues,
les visionnaires. Au cours du XVIIIème siècle,
et du XIXème siècle, le développement de
l'esprit critique diminua leur influence et
souvent on en riait. Voici qu'à présent, il est
de bon ton de ne pas accepter les justes
méthodes, les démonstrations rationnelles et les
expériences valables de la science « officielle
», c'est-à-dire de la vraie science, mais de lui
opposer les succès de ceux qui guérissent des
maux incurables par l'imposition des mains ou
l'ingestion d'une tisane bien composée.
L'hypnotisme et le somnambulisme renaissent. Aux
efforts difficiles de la psychologie pour
acquérir les caractères d'une science, on oppose
la parapsychologie et ses fantaisies. Des
chimères se mêlent aux sottises. La radio et la
télévision prédisent à chacun son avenir
personnel, ses difficultés d'argent, ses peines
de cœur et toutes les aventures de sa vie en lui
rappelant qu'il est né sous l'influence d'une
constellation ou d'un astre. [...]
Comme dans toutes les basses époques,
c'est la diffusion de cette crédulité qui
manifeste la défaite du bon sens et de la
raison. Même chez certains qui se disent ou se
croient éclairés, cet appel à l'irrationnel se
propage. Point d'effort pour comprendre — il
n'est pas toujours simple d'y parvenir —, mais
plutôt la recherche d'un refuge vers les
mystères ou l'abri que procure une crédibilité
qui va souvent jusqu'à la sottise.
Quel succès pour les soucoupes volantes !
Enquêtes, interrogations de témoins,
interprétations naïves remplissent parfois les
colonnes des journaux et occupent des heures
d'émissions radiophoniques. Certains paysans
éprouvaient encore au XIXème siècle la crainte
des feux follets qui dans la nuit les
poursuivaient lorsqu'ils couraient autour de la
Mare au Diable, alors que déjà on savait que les
bulles incandescentes de gaz méthane n'avaient
rien de diabolique...
Ce retour vers les errements et surtout
les terreurs du passé n'est pas un bon signe.
|
- Quel est leur thème
commun ?
- Quelle thèse
opposée soutiennent-ils ?
- Dégagez la
problématique d'un sujet qui vous
demanderait de prendre parti dans ce débat.
- Construisez deux
colonnes dans lesquelles vous récapitulerez les arguments
utilisables pour étayer l'une ou l'autre des thèses en
présence.
- Examinez le
dialogue ci-dessous :
|
Texte
3 - Bertolt BRECHT,
La
Vie de Galilée (1955).
[5 mars 1616. Un décret de
l'Inquisition condamne, « pour hérésie », l'héliocentrismede
Copernic et « invite » l'astronome Galileo
Galilei à renoncer à poursuivre ses
recherches.]
|
LE
PETIT MOINE. – Monsieur Galilée, je n'en
dormais plus depuis trois nuits. Je ne savais
comment concilier le décret que j'ai lu et les
satellites de Jupiter que j'ai vus. J'ai
décidé de dire la messe ce matin tôt, et puis
de venir chez vous.
GALILÉE.– Pour me faire savoir que Jupiter n'a
pas de satellites ?
LE PETIT MOINE.– Non. J'ai réussi à pénétrer
la sagesse de ce décret. Il m'a révélé quels
dangers recèle pour l'humanité une recherche
sans entraves, et j'ai résolu d'abandonner
l'astronomie. Pourtant, il m'importe encore de
vous soumettre les mobiles qui peuvent pousser
même un astronome à renoncer au développement
de certaines théories.
GALILÉE.– Ces mobiles me sont connus, je
crois.
LE PETIT MOINE.– Je comprends votre amertume.
Vous songez à certains moyens de pression
extraordinaires de l'Église.
GALILÉE.– Nommez-les sans crainte :
instruments de torture.
LE PETIT MOINE.– Mais je voudrais avancer
d'autres raisons. Permettez que je parle de
moi. J'ai grandi en Campanie, je suis fils de
paysans. Ce sont des gens simples. Ils savent
tout de l'olivier, mais pour le reste, bien
peu de choses. Alors que j'observe les phases
de Vénus, je me représente mes parents assis
avec ma sœur autour du feu, mangeant leur plat
de fromage. Je vois au-dessus d'eux les
poutres noircies par la fumée de plusieurs
siècles, et je vois parfaitement leurs
vieilles mains usées par le travail et la
cuiller dans leurs mains. Tout ne va pas bien
pour eux et pourtant, un certain ordre gît,
caché, dans leur misère même. [...] La force
de traîner, ruisselants de sueur, leurs
paniers en haut du chemin pierreux, la force
de mettre au monde des enfants, oui, de manger
même, ils la puisent dans le sentiment de
permanence et de nécessité que leur procurent
le spectacle de la terre, la vue des arbres
qui verdissent à nouveau chaque année, et
celle de leur petite église où l'on écoute le
dimanche les textes bibliques. On leur a
assuré que l'œil de la divinité est posé sur
eux, scrutateur, oui, presque angoissé, que
tout le théâtre du monde est construit autour
d'eux afin qu'eux, les agissants, puissent
faire leurs preuves dans leurs rôles grands ou
petits. Que diraient les miens s'ils
apprenaient de moi qu'ils se trouvent sur un
petit amas de pierres qui, tournant à l'infini
dans l'espace vide, se meut autour d'un autre
astre, petit amas parmi beaucoup d'autres,
passablement insignifiant de surcroît. A quoi
serait encore utile ou bonne alors, une telle
patience, une telle acceptation de leur misère
? A quoi serait bonne encore l'Écriture Sainte
qui a tout expliqué et tout justifié comme
étant nécessaire, la sueur, la patience, la
faim, la soumission et en qui maintenant on
trouve tant d'erreurs ? Non, je vois leurs
regards s'emplir de crainte, je les vois poser
leurs cuillers sur la pierre du foyer, je vois
comme ils se sentent trahis et trompés. Il n'y
a donc aucun œil posé sur nous, disent-ils.
C'est à nous d'avoir l'œil sur nous, incultes,
vieux et usés comme nous le sommes ? Personne
ne nous a pourvus d'un autre rôle que
celui-ci, terrestre, pitoyable, sur un astre
minuscule, dans la dépendance de tout, autour
duquel rien ne tourne ? Il n'y a aucun sens à
notre misère, la faim, c'est bien
ne-pas-avoir-mangé, ce n'est pas une mise à
l'épreuve ; l'effort, c'est bien se courber et
tirer, pas un mérite. Comprenez-vous alors que
je lise dans le décret de la Sainte
Congrégation une noble compassion maternelle,
une grande bonté d'âme ?
GALILÉE.– Bonté d'âme ! Sans doute voulez-vous
simplement dire qu'il n'y a plus rien à
manger, que le vin est bu, que leurs lèvres se
dessèchent, et qu'ils n'ont plus qu'à baiser
la soutane ! Mais pourquoi n'y a-t-il jamais
rien ? Pourquoi l'ordre dans ce pays est-il
seulement l'ordre d'une huche vide, et la
seule nécessité, celle de travailler jusqu'à
en mourir ? Entre des vignobles chargés de
fruits, au bord des champs de blé ! Vos
paysans de Campanie payent les guerres que le
vicaire du doux Jésus mène en Espagne et en
Allemagne. Pourquoi met-il la terre au centre
de l'univers ? Pour que le Saint-Siège puisse
être au centre de la terre ! C'est de cela
qu'il s'agit. Vous avez raison, il ne s'agit
pas des planètes mais des paysans de Campanie.
Et ne me parlez pas de la beauté des
phénomènes que l'âge a magnifiés ! [...] Les
vertus ne sont pas liées à la misère, mon
cher. Si vos gens étaient prospères et
heureux, ils pourraient développer les vertus
de la prospérité et du bonheur. Pour l'heure,
ces vertus de gens épuisés proviennent de
terres épuisées et je les refuse. Mes
nouvelles pompes à eau peuvent faire plus de
miracles que votre ridicule harassement
surhumain.
|
-
Retrouvez
dans les arguments du petit moine ceux qu'exprime
Maupassant (texte 1) et découvrez-en de nouveaux
étayant la même thèse. Aidez-vous au besoin des
remarques suivantes : « Le
scientifique tente de se soustraire lui-même du
monde qu'il essaie de comprendre. Il cherche à se
mettre en retrait, à se placer dans la position
d'un spectateur qui ne ferait pas partie du monde
à étudier. Par ce stratagème, le scientifique
espère analyser ce qu'il considère être "le monde
réel autour de lui". Ce prétendu "monde objectif"
devient ainsi dépourvu d'esprit et d'âme, de joie
et de tristesse, de désir et d'espoir. Bref, ce
monde scientifique ou "objectif" devient
complètement dissocié du monde familier de notre
expérience quotidienne.» (François Jacob, Le
Jeu des possibles).
ou de ces vers
d'Alfred de Vigny :
La distance et
le temps sont vaincus. La science
Trace autour de
la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est
rétréci par notre expérience
Et l'équateur
n'est plus qu'un anneau trop étroit.
Plus de hasard.
Chacun glissera sur sa ligne,
Immobile au
seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un
calcul silencieux et froid. (La Maison du Berger)
-
« Ce retour vers les errements et
surtout les terreurs du passé n'est pas un bon signe
» dit Robert Debré (texte2 ). En quoi le personnage
de Galilée donne-t-il à cette crainte une résonance
politique ?
Vous
voici en présence de deux thèses, donc de deux parties
possibles : la rédaction de l'essai peut maintenant
entreprendre de confronter les thèses de manière à
mettre en valeur celle que vous entendez soutenir. Vous
utiliserez d'abord la
concession pour modaliser la thèse adverse.
Application
: Poésie et science :
Lisez les deux
textes suivants :
Texte 1
- CHATEAUBRIAND
Génie du christianisme [1802], III,
1
|
|
Texte
2 -
APOLLINAIRE
« L’esprit nouveau et les poètes » [1918]
|
|
Plusieurs
personnes ont pensé que la
science entre les mains de l’homme dessèche
le cœur, désenchante la nature, mène les
esprits faibles à l’athéisme, et de
l’athéisme au crime ; que les beaux-arts, au
contraire, rendent nos jours merveilleux,
attendrissent nos âmes, nous font pleins de
foi envers la Divinité, et conduisent par la
religion à la pratique des vertus. […]
Toute pénible que cette vérité puisse
être pour les mathématiciens, il faut
cependant le dire : la nature ne les a pas
faits pour occuper le premier rang. Hors
quelques géomètres inventeurs, elle les a
condamnés à une triste obscurité ; et ces
génies inventeurs eux-mêmes sont menacés de
l’oubli, si l’historien ne se charge de les
annoncer au monde : Archimède doit sa gloire
à Polybe, et Voltaire a créé parmi nous la
renommée de Newton. […] D’Alembert aurait
aujourd’hui le sort de Varignon et de
Duhamel, dont les noms encore respectés de
l’École n’existent plus pour le monde que
dans les éloges académiques, s’il n’eût mêlé
la réputation de l’écrivain à celle du
savant. Un poète avec quelques vers passe à
la postérité, immortalise son siècle, et
porte à l’avenir les hommes qu’il a daigné
chanter sur sa lyre : le savant, à peine
connu pendant sa vie, est oublié le
lendemain de sa mort. Ingrat malgré lui, il
ne peut rien pour le grand homme, pour le
héros qui l’aura protégé. En vain il placera
son nom dans un fourneau de chimiste ou dans
une machine de physicien : estimables
efforts, dont pourtant il ne sortira rien
d’illustre. La Gloire est née sans ailes, il
faut qu’elle emprunte celles des Muses,
quand elle veut s’envoler aux cieux. […]
Que les mathématiciens cessent donc de
se plaindre, si les peuples, par un instinct
général, font marcher les lettres avant les
sciences ! C’est qu’en effet l’homme qui a
laissé un seul précepte moral, un seul
sentiment touchant à la terre, est plus
utile à la société que le géomètre qui a
découvert les plus belles propriétés du
triangle. […] Entêtés de leurs calculs, les
géomètres-manœuvres ont un mépris ridicule
pour les arts d’imagination : ils sourient
de pitié quand on leur parle de littérature,
de morale, de religion ; ils connaissent,
disent-ils, la nature. N’aime-t-on pas
autant l’ignorance de Platon, qui appelle
cette même nature une poésie mystérieuse ?
|
Les
jeux divins de la vie et de l’imagination
donnent carrière à une activité poétique
toute nouvelle. C’est que poésie et création
ne sont qu’une même chose ; on ne doit
appeler poète que celui qui invente, celui
qui crée, dans la mesure où l’homme peut
créer. Le poète est celui qui découvre de
nouvelles joies, fussent-elles pénibles à
supporter. On peut être poète dans tous les
domaines : il suffit que l’on soit
aventureux et que l’on aille à la
découverte.
Le domaine le plus riche, le
moins connu, celui dont l’étendue est
infinie étant l’imagination, il n’est pas
étonnant que l’on ait réservé plus
particulièrement le nom de poètes à ceux qui
cherchent les joies nouvelles qui jalonnent
les énormes espaces imaginatifs. Le moindre
fait est pour le poète le postulat, le point
de départ d’une immensité inconnue où
flambent les feux de joie des significations
multiples. […] C’est pourquoi le poète
d’aujourd’hui ne méprise aucun mouvement de
la nature, et son esprit poursuit la
découverte aussi bien dans les synthèses les
plus vastes et les plus insaisissables :
foules, nébuleuses, océans, nations, que
dans les faits en apparence les plus simples
: une main qui fouille une poche, une
allumette qui s’allume par le frottement,
des cris d’animaux, l’odeur des jardins
après la pluie, une flamme qui naît dans un
foyer. Les poètes ne sont pas seulement les
hommes du beau. Ils sont encore et surtout
les hommes du vrai, en tant qu’il permet de
pénétrer dans l’inconnu, si bien que la
surprise, l’inattendu est un des principaux
ressorts de la poésie d’aujourd’hui. Et qui
oserait dire que, pour ceux qui sont dignes
de la joie, ce qui est nouveau ne soit pas
beau ? Les autres se chargeront vite
d’avilir cette nouveauté sublime, après quoi
elle pourra entrer dans le domaine de la
raison, mais seulement dans les limites où
le poète, seul dispensateur du beau et du
vrai, en aura fait la proposition. L’esprit
nouveau […] lutte […] pour ouvrir des vues
nouvelles sur l’univers extérieur et
intérieur qui ne soient point inférieures à
celles que les savants de toutes catégories
découvrent chaque jour et dont ils tirent
des merveilles. Ces merveilles nous imposent
le devoir de ne pas laisser l’imagination et
la subtilité poétique derrière celle des
artisans qui améliorent une machine. Déjà,
la langue scientifique est en désaccord
profond avec celle des poètes. C’est un état
de choses insupportable. Les mathématiciens
ont le droit de dire que leurs rêves, leurs
préoccupations dépassent souvent de cent
coudées les imaginations rampantes des
poètes.
|
- Après avoir recensé les arguments de ces deux
textes, vous prendrez le parti de la poésie face à la
science en vous efforçant de tenir un propos plus
mesuré que celui de Chateaubriand. Vous pourrez pour
cela vous aider du texte suivant :
|
Texte
3 -
SAINT-JOHN PERSE, Discours de réception
du prix Nobel [1960]. |
[...]
La dissociation semble s'accroître entre
l'œuvre poétique et l'activité d'une
société soumise aux servitudes
matérielles. Écart accepté, non recherché
par le poète, et qui serait le même pour
le savant sans les applications pratiques
de la science.
Mais du savant comme du poète,
c'est la pensée désintéressée que l'on
entend honorer ici. Qu'ici du moins ils ne
soient plus considérés comme des frères
ennemis. Car l'interrogation est la même
qu'ils tiennent sur un même abîme, et
seuls leurs modes d'investigation
différent.
Quand on mesure le drame de la
science moderne découvrant jusque dans
l'absolu mathématique ses limites
rationnelles; quand on voit, en physique,
deux grandes doctrines maîtresses poser,
l'une un principe général de relativité,
l'autre un principe quantique
d'incertitude et d'indéterminisme qui
limiterait à jamais l'exactitude même des
mesures physique; quand on a entendu le
plus grand novateur scientifique de ce
siècle, initiateur de la cosmologie
moderne et répondant de la plus vaste
synthèse intellectuelle en termes
d'équations, invoquer l'intuition au
secours de la raison et proclamer que
«l'imagination est le vrai terrain de
germination scientifique», allant même
jusqu'à réclamer pour le savant le
bénéfice d'une véritable «vision
artistique» - n'est on pas en droit de
tenir l'instrument poétique pour aussi
légitime que l'instrument logique ?
Au vrai, toute création de
l'esprit est d'abord « poétique » au sens
propre du mot; et dans l'équivalence des
formes sensibles et spirituelles, une même
fonction s'exerce, initialement, pour
l'entreprise du savant et pour celle du
poète. De la pensée discursive ou de
l'ellipse poétique, qui va plus loin et de
plus loin ? Et de cette nuit originelle où
tâtonnent deux aveugles-nés, l'un équipé
de l'outillage scientifique, l'autre
assisté des seules fulgurations de
l'intuition, qui donc plus tôt remonte, et
plus chargé de brève phosphorescence. La
réponse n'importe. Le mystère est commun.
Et la grande aventure de l'esprit poétique
ne le cède en rien aux ouvertures
dramatiques de la science moderne. Des
astronomes ont pu s'affoler d'une théorie
de l'univers en expansion; il n'est pas
moins d'expansion dans l'infini moral de
l'homme - cet univers. Aussi loin que la
science recule ses frontières, et sur tout
l'arc étendu de ces frontières, on
entendra courir encore la meute
chasseresse du poète. Car si la poésie
n'est pas, comme on l'a dit, «le réel
absolu», elle en est bien la plus proche
convoitise et la plus proche appréhension,
à cette limite extrême de complicité où le
réel dans le poème semble s'informer
lui-même. Par la pensée analogique et
symbolique, par l'illumination lointaine
de l'image médiatrice, et par le jeu de
ses correspondances, sur mille chaînes de
réactions et d'associations étrangères,
par la grâce enfin d'un langage où se
transmet le mouvement même de l'Être, le
poète s'investit d'une surréalité qui ne
peut être celle de la science. Est-il chez
l'homme plus saisissante dialectique et
qui de l'homme engage plus? Lorsque les
philosophes eux-mêmes désertent le seuil
métaphysique, il advient au poète de
relever là le métaphysicien; et c'est la
poésie, alors, non la philosophie, qui se
révèle la vraie «fille de l'étonnement»,
selon l'expression du philosophe antique à
qui elle fut le plus suspecte.
Mais plus que mode de
connaissance, la poésie est d'abord mode
de vie - et de vie intégrale. Le poète
existait dans l'homme des cavernes, il
existera dans l'homme des âges atomiques
parce qu'il est part irréductible de
l'homme.
|
Exercice
2 : la concession:
Concéder consiste à reconnaître à
la thèse adverse une part de vérité. On sait que, dans le
domaine des idées, rien n'est tout à fait vrai ni tout à
fait faux. La concession permet en outre de donner à sa
position une force d'autant plus grande qu'on aura su
repérer ses limites et paraître tolérant. Ses outils
syntaxiques et lexicaux sont simples et vous saurez les
varier :
- des
adverbes ou expressions adverbiales : naturellement,
certes, bien sûr, en effet ...
- des verbes : reconnaître, admettre,
concéder ... (parfois à l'impératif : "reconnaissons
que ...")
- des tournures impersonnelles, des
périphrases : il est vrai , il serait vain
de nier ... |
en bref, toutes les formules qui
laissent en suspens le "mais" ou le "pourtant" qui vous
feront ensuite abonder dans le sens de vos convictions !
Examinez par exemple le paragraphe suivant : quel est
l'intérêt ici de la stratégie concessive ?
[Le
général de Gaulle évoque la libération de
Paris et sa marche triomphale sur les
Champs-Élysées.]
Puisque chacun de ceux qui sont là a,
dans son cœur, choisi Charles de Gaulle comme
recours de sa peine et symbole de son espérance,
il s'agit qu'il le voie, familier et fraternel,
et qu'à cette vue resplendisse l'unité
nationale. Il est
vrai que des états-majors se
demandent si l'irruption d'engins blindés
ennemis ou le passage d'une escadrille jetant
des bombes ou mitraillant le sol ne vont pas
décimer cette masse et y déchaîner la panique. Mais
moi, ce soir, je crois à la fortune de la
France. Il est
vrai que le service d'ordre
craint de ne pouvoir contenir la poussée de la
multitude. Mais
je pense, au contraire, que celle-ci se
disciplinera. Il
est vrai qu'au cortège des
compagnons qui ont qualité pour me suivre se
joignent, indûment, des figurants de supplément.
Mais ce
n'est pas eux qu'on regarde. Il
est vrai, enfin, que
moi-même n'ai pas le physique, ni le goût, des
attitudes et des gestes qui peuvent flatter
l'assistance. Mais
je suis sûr qu'elle ne les attend pas.
|
- Retrouvez dans
cette
réponse de Diderot à Voltaire un bel exemple de
concession.
A.
Apprenons tout d'abord à mettre en balance les aspects
contradictoires d'un problème.
Voici une série de phénomènes relatifs à la
croissance économique. Pour chaque aspect, imaginez une
conséquence positive et une conséquence négative et,
selon que votre opinion sera favorable ou défavorable à
cette croissance, concédez les arguments qui
vont dans un sens opposé au vôtre avant d'affirmer
ceux qui vous paraissent valides :
(Exemple
: Il
est vrai que l'automatisation a
libéré l'homme des tâches aliénantes, mais
elle a contribué à le rendre trop dépendant des
machines).
l'automatisation
- le développement des grandes surfaces -
l'énergie nucléaire - le développement des
multinationales - la surconsommation -
l'américanisation des modes de vie. |
B.Lisez
le texte suivant : comment l'auteur exprime-t-il les
concessions qu'il fait à la thèse adverse ?
Comment
nier que la vie de l'homme s'améliore, comment
nier qu'il a presque toujours su s'adapter aux
conditions que la nature ou lui-même lui
imposaient ?
Il est exact que les progrès techniques dus
à son ingéniosité sont encore réservés à une
minorité d'humains et que, même dans nos pays, des
tâches défavorisées subsistent ; mais de
meilleures conditions gagnent chaque année un
nouveau pays, une nouvelle couche sociale.
Il est exact que chaque amélioration
technique a ses inconvénients et qu'aucune des
pollutions que l'on décrit n'est un leurre ; elles
ne doivent pas être minimisées, elles sont des
dangers certains, évitables pour la plupart. Le
ciel de nos villes peut redevenir clair,
l'expérience de Londres le prouve. Nos rivières
devenues cloaques peuvent redevenir limpides, la
Suède le prouve. Nos rues et nos campagnes peuvent
être nettoyées.
Le perfectionnement de nos automobiles ayant
fait du permis de conduire un permis de port
d'arme, nous avons les moyens de lutter contre
l'idiote mortalité liée à la circulation routière.
L'évolution de nos techniques est
inévitable, elle est liée à l'insatisfaction de
l'homme, à ses désirs, à ses ardeurs. Personne ne
peut arrêter cette marche. A lui de veiller à ce
que les avantages en surpassent les conséquences
fâcheuses.
Mais le rôle des moralistes, des penseurs,
des médecins, de ceux qui détiennent le pouvoir et
la parole est d'aider l'homme à vivre, alors que
sa condition est absurde : poussière, il retourne
à la poussière après quelques décennies
d'agitation sur cette terre. Leur fonction sociale
est d'aider l'homme à vivre et non d'entretenir
l'angoisse et le désespoir.
Continuons à travailler à l'amélioration de
la vie, soyons plus vigilants sur les effets de
nos nouvelles techniques, mais ne participons pas
à la panique collective de l'an 2000.
Jean-Claude Sournia, "La grande peur de l'an
2000" (Le Monde).
|
C.Examinez
l'extrait ci-dessous : Robinson Crusoé, naufragé
sur une île déserte, confronte en un tableau
rigoureux les arguments qui font état de la
précarité de sa condition et ceux qui soulignent
sa chance : traitez les arguments de la première
colonne sur le mode concessif en variant les
formules et en modalisant les énoncés.
Peut-on procéder ensuite, de manière
inverse, en concédant la deuxième colonne ?
Pourquoi ?
Comme
ma raison commençait alors à me rendre maître de
mon découragement, j'essayais de me consoler
moi-même du mieux que je pouvais, en confrontant
mes biens et mes maux, afin que je puisse bien me
convaincre que mon sort n'était pas le pire -, et,
comme débiteur et créancier, j'établis, ainsi
qu'il suit, un compte très fidèle de mes
jouissances en regard des misères que je souffrais
:
|
LE
MAL |
LE
BIEN |
— Je
suis jeté sur une île horrible et désolée, sans
aucun espoir de délivrance.
— Je suis écarté et séparé, en quelque sorte, du
monde entier pour être misérable.
— Je suis retranché du nombre des hommes ; je suis
un solitaire, un banni de la société humaine.
— Je n'ai point de vêtements pour me couvrir.
— Je suis sans aucune défense, et sans moyen de
résister à aucune attaque d'hommes ou de bêtes.
— Je n'ai pas une seule âme à qui parler, ou qui
puisse me consoler.
|
— Mais
je suis vivant -, mais je n'ai pas été noyé comme
l'ont été tous mes compagnons de voyage.
— Mais j'ai été séparé du reste de l'équipage pour
être préservé de la mort ; et Celui qui m'a
miraculeusement sauvé de la mort peut aussi me
délivrer de cette condition.
— Mais je ne suis point mourant de faim et
expirant sur une terre stérile qui ne produise pas
de nourriture.
— Mais je suis dans un climat chaud, où, si
j'avais des vêtements, je pourrais à peine les
porter.
— Mais j'ai échoué sur une île où je ne vois nulle
bête féroce qui puisse me nuire, comme j'en ai vu
sur la côte d'Afrique et que serais-je si j'y
avais naufragé ?
— Mais Dieu, par un prodige, a envoyé le vaisseau
assez près du rivage pour que je puisse en tirer
tout ce qui m'est nécessaire pour suppléer à mes
besoins ou me rendre capable d'y suppléer moi-même
autant que je vivrai.
|
En somme, il en résultait ce témoignage
indiscutable, que, dans le monde, il n'est point
de condition si misérable où il n'y ait quelque
chose de positif ou de négatif dont on doive être
reconnaissant. Que ceci demeure donc comme une
leçon tirée de la plus affreuse de toutes les
conditions humaines, qu'il est toujours en notre
pouvoir de trouver quelques consolations qui
peuvent être placées dans notre bilan des biens et
des maux au crédit de ce compte.
Daniel Defoe, Robinson
Crusoé (1719).
|
Exercice
3 : l'organisation de l'essai :
Examinez le texte suivant :
[Octave
Mouret dirige un grand magasin et ses tactiques
publicitaires séduisent la clientèle féminine.]
Sa création apportait une religion
nouvelle, les églises que désertait peu à peu la
foi chancelante étaient remplacées par son bazar,
dans les âmes inoccupées désormais. La femme
venait passer chez lui les heures vides, les
heures frissonnantes et inquiètes qu'elle vivait
jadis au fond des chapelles : dépense nécessaire
de passion nerveuse, lutte renaissante d'un dieu
contre le mari, culte sans cesse renouvelé du
corps, avec l'au-delà divin de la beauté. S'il
avait fermé ses portes, il y aurait eu un
soulèvement sur le pavé, le cri éperdu des dévotes
auxquelles on supprimerait le confessionnal et
l'autel.
Émile ZOLA, Au bonheur des dames, ch
XIV.
|
1. Formulez
la thèse qui se dégage de ce texte.
2.
Voici une série d'arguments et d'exemples destinés à
discuter cette thèse :
a
- C'est au consommateur que s'adresse la publicité,
non à l'homme total, pas plus au citoyen ou à son âme.
b - La publicité s'épanouit
surtout sur des supports destinés aux masses : les médias,
la rue, la télévision, les couloirs de métro.
c - Le langage de la
publicité rappelle celui des religions.
d - Le slogan nous conseille,
il prend la forme d'un message bienveillant qui répond à
nos problèmes.
e - L'extase matérielle, au
contraire de la foi ou de la conviction politique, est
génératrice de frustrations.
f - Le magasin est un temple
de la consommation, la vitrine un autel. Les slogans
rappellent les cantiques et les affiches les images
pieuses.
g - La publicité ne
s'adresse pas à l'individu, mais à la masse.
h - La publicité chante le
lyrisme de l'objet et rend la vie quotidienne plus joyeuse
et esthétique.
i - Les images de la famille,
de l'intérieur domestique restent les mêmes et finissent
par créer des comportements mécaniques.
j - La publicité laisse
croire à une sollicitude à notre égard.
k - La publicité ne cesse pas
de tenter nos désirs de possession (meubles, voitures
...), qui ne peuvent qu'être très inégalement assouvis.
l - Les recettes de bonheur
proposées par la publicité ne savent concerner que la
possession des biens de consommation.
m - La publicité crée un
rapport personnalisé avec le public.
n - La publicité ne sait
mettre en valeur que des stéréotypes aliénants.
o - Le rythme des spots
publicitaires, la beauté des photographies, l'euphorie des
situations, gomment la banalité des choses et les élèvent
au rang de mythes familiers.
p - La publicité s'introduit
dans les foyers et sait s'adresser à l'individu dans ses
besoins particuliers.
|
On admettra que vous êtes plutôt enclin à nier
que la publicité ait quelque chose à voir avec
une religion ou une idéologie politique dignes
de ce nom.
Distinguez les arguments/exemples qui vont dans
ce sens de ceux qui soutiennent le contraire
(vous pouvez pour cela dresser un tableau en
deux colonnes, comme nous l'avons fait en
étudiant l'organisation
de l'argumentation).
Rédigez un développement dans lequel vous
commencerez par concéder les arguments adverses
(première partie) puis finirez par soutenir les
vôtres (deuxième partie).
|
Sous forme schématique, voici à quoi doit ressembler
votre essai : les trois étapes de l'introduction
rétrécissent progressivement le champ du sujet jusqu'au
développement, et la conclusion ménage une ouverture en
deux temps vers un domaine plus général :
Introduction
: 1/ présenter
le thème général |
2/ présenter
le sujet précis et la problématique--- |
1°
partie : concéder
la thèse adverse
......- la
pertinence de certaines vues
......-
l'éloquence de certains
exemples
|
2°
partie : affirmer
la thèse personnelle
......- réfuter
la thèse adverse
......- étayer
la thèse personnelle
|
Exercice
4 : la rédaction de l'essai :
Nous
vous proposons l'exemple intégralement rédigé d'un essai.
Vous pourrez en observer le cheminement en répondant aux
directives qui vous sont données dans les marges.
«
Rien n'est aussi dangereux que la certitude
d'avoir raison », affirme François Jacob dans Le
jeu des possibles. Vous direz ce que
vous pensez de ce jugement dans une discussion
argumentée.
|
Nous
avons choisi de nous faire un peu l'avocat du diable en
soutenant la nécessité de la certitude. Vous pourrez vous
entraîner en choisissant cette fois de partager l'avis de
François Jacob.
Introduction :
. présentation du problème général
. présentation de la problématique
. annonce du plan
Première partie :
concession de la
thèse adverse
Identifiez les
quatre arguments
et les mots de
liaison qui les
ordonnent
Repérez pour
chacun des quatre
arguments les
différentes
manières de
concéder
Transition
Deuxième partie :
affirmation de
la thèse personnelle
Identifiez les
quatre arguments
et les mots de
liaison qui les
ordonnent
Repérez pour
chacun des quatre
arguments les
manières
différentes
d'affirmer
Évaluation finale de
la thèse à discuter
Conclusion :
bilan
ouverture
|
Les époques en proie à de graves crises
morales voient renaître, sous l'inquiétude et
l'absence de repères, nombre de manifestations
d'un besoin parfois très vif de se raccrocher
à des certitudes. François Jacob, dans Le
jeu des possibles, s'en prend
violemment à "la vérité considérée comme un
absolu", c'est-à-dire à la certitude d'avoir
raison. Comment justifier ses propos ? Malgré
les conséquences souvent néfastes que la
certitude ne manque de provoquer lorsqu'elle
tourne au fanatisme, ne présente-t-elle pas
quelques aspects positifs ?
*
* *
Il est vrai que
l'être enfermé dans ses certitudes est souvent
inapte à la communication. Un homme politique,
par exemple, a tout intérêt à savoir écouter
les objections qu'on peut opposer à son
programme, quelque conviction qu'il manifeste.
Il ne sera même véritablement convaincant qu'à
ce prix, non seulement parce qu'il paraîtra
plus tolérant, mais aussi parce qu'il pourra
profiter au passage de ce que ces critiques
lui apporteront pour fortifier sa pensée.
D'aucuns pourraient aussi prétendre non sans
raison que la certitude de détenir "la" vérité
pousse à une vision manichéenne du monde.
Songeons ainsi à tous ces dogmes intolérants
qui ont voulu imposer une vision simpliste du
Bien et du Mal : tous les petits livres
rouges, tous les manifestes et les bibles ont
désigné des cibles grossièrement représentées,
les exposant à la vindicte publique. On pense,
par exemple, aux stéréotypes du Juif
représentés par les nazis au mépris des
connaissances ethniques ou scientifiques qui
ne pouvaient que les dénoncer.
Parfois la certitude d'avoir raison
risque aussi d'être un entêtement dans
l'erreur. "L'erreur est humaine, persévérer
est diabolique", affirme le dicton, et une
personne trop sûre d'elle-même peut en effet
s'enfermer dans des représentations qui lui
feront perdre tout contact avec une réalité
plus souvent en demi-teintes et en nuances.
On ne manquera pas enfin d'objecter à
la certitude le risque non négligeable
d'engendrer le fanatisme. "Que répondre à
quelqu'un qui vous assure qu'il mérite le ciel
en vous égorgeant?" interroge Voltaire, et
François Jacob condamne, lui aussi, la fureur
dogmatique dont les prêtres et les hommes
politiques se sont rendus coupables tout au
long de l'Histoire. Pas un massacre, en effet,
qui, jusqu'à nos jours, n'ait répondu à
quelque obsession d'imposer sa norme, sa race,
sa religion. On peut sans doute convenir avec
Cavanna qu' "un croyant ne peut être
qu'intolérant" et, avec Cioran, que "sous les
résolutions fermes se cache un poignard".
Pourtant, si redoutable que soit ce
dernier argument, n'est-il pas possible de
plaider pour la certitude ?
*
* *
D'abord la certitude
est une condition essentielle de la découverte
et de l'action. Sans elle, les grands
découvreurs, les inventeurs de toutes sortes
ne seraient jamais arrivés à leurs fins.
Pensons, par exemple, à l'obstination sans
failles dont un Galilée a dû faire preuve
alors qu'on le sommait d'abandonner ses
recherches. Le fameux "Et pourtant, elle
tourne" n'est rien d'autre qu'une
manifestation de cet entêtement. Contre l'avis
du plus grand nombre, Colomb, lui aussi, a su
s'entêter dans l'idée jugée folle d'aller
chercher les Indes par l'Ouest. "Voyez comme
cette folie a pris corps et duré", note André
Breton.
En outre la certitude n'est-elle pas
une condition essentielle de l'indépendance ?
La pièce de Ionesco Rhinocéros en
fournit un exemple patent : alors qu'autour de
lui, tout le monde cède à la "rhinocérite",
Bérenger ose seul affirmer : "Contre tout le
monde, je me défendrai ! je suis le dernier
homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne
capitule pas." Ces mots ne sont pas sans
évoquer les paroles célèbres de Victor Hugo,
résolument opposé, vingt années durant, à la
dictature impériale: "Et s'il n'en reste
qu'un, je serai celui-là !"
L'homme d'état lui-même, à n'en pas
douter, a besoin d'une conviction profonde.
"L'autorité consiste à faire partager son
idéal", écrit Charles de Gaulle. Est-ce le
doute, est-ce l'incertitude qui peuvent
inspirer un programme de gouvernement?
Souvent, le vrai "chef" est celui qui
s'entête, qui ose conserver le cap qu'il s'est
fixé, parce qu'une haute idée l'anime de ce
que doit être l'État. Alors, il peut être
celui qui change l'Histoire, et ce fut le cas
du général de Gaulle, inversant, par son refus
de la collaboration, une défaite en victoire.
Enfin, et c'est sans doute ce que l'on
peut opposer de plus dérangeant à François
Jacob, qui pourrait nier que l'homme a besoin
de foi ? "La foi soulève les montagnes",
affirme le proverbe : l'action individuelle
arrive en effet à souffrir de trop de doutes
et de scepticisme. Le regain actuel des sectes
ne prouve pas autre chose que cette nécessité
des croyances et des idéaux. Comment vivre
perpétuellement dans l'irrésolution, ce que
Cioran appelle l'« hamlétisme » ? Comment se
satisfaire d'une société qui chancelle, privée
de ses valeurs, de ses repères traditionnels ?
La certitude apporte alors une réponse dont on
peut meubler sa vie.
La thèse de François Jacob semble pour
cela un peu trop catégorique : elle menace
même de tomber dans le manichéisme qu'elle
dénonce, en se méfiant systématiquement de
toute croyance . Celle-ci, mûrie
personnellement et sous la réserve expresse
qu'elle n'attente pas aux libertés de l'autre,
est un ferment indispensable.
*
* *
Ainsi, s'il s'agit de
ne pas tomber dans l'excès condamnable de
l'intolérance, il importe de combler
harmonieusement son aspiration légitime à
comprendre le monde et à l'ordonner à sa
guise. Le scepticisme absolu ne fournit rien
qui puisse y aider. La conviction est au
contraire une affirmation individuelle qui
favorise une vie pleine et responsable. La
thèse de François Jacob peut même conduire à
une certaine prudence tout à fait dommageable
à l'indépendance. Si la désobéissance est en
effet une vertu, alors être sûr de soi contre
tous les autres est un signe éclatant de
liberté.
|
|