Mythes du désir au XIXème
siècle
'avènement de la société bourgeoise au début du XIXème siècle entraîne
une profonde mutation du désir. Les sociologues parleront d'une disparition des valeurs
d'usage au profit des valeurs d'échange. En clair, les aspirations deviennent
essentiellement matérialistes et l'on va jusqu'à confondre le désir du mieux-être avec
un appétit de possession qui dessine déjà les contours de nos sociétés. La
littérature du XIXème siècle est profondément marquée par cette abdication de
l'esprit qui rejette de plus en plus dans les marges ceux qui prétendent faire valoir
encore une autre idée du bonheur : poètes, héros solitaires égarés dans la fange du
monde. L'écrivain se fait le témoin du processus et trouve pour exprimer ces faims
contradictoires des mythes à leur mesure.
Objets d'étude :
Le personnage de roman -
Les réécritures. Corpus :
Honoré
de Balzac : La Peau de chagrin (1832)
Charles Baudelaire :
Enivrez-vous
N'importe où hors du monde (Petits poèmes en prose, 1862)
Gustave Flaubert :
Madame Bovary (1857)
Emile Zola : Au
bonheur des dames (1883).
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Texte 1
Honoré de Balzac : La peau de chagrin (1832)
[Ruiné, désespéré, Raphaël de Valentin
est prêt à se suicider quand il entre dans un magasin d'antiquités où un vieillard
l'invite à regarder une peau de chagrin accrochée sur le mur.]
but de la séance : lecture analytique dirigée. |
Le jeune homme se leva brusquement et
témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s'était assis un
morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n'excédait pas celle d'une
peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau
projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si
lumineux que vous eussiez dit d'une petite comète. Le jeune incrédule s'approcha de ce
prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s'en moqua par une phrase
mentale. Cependant, animé par une curiosité bien légitime, il se pencha pour regarder
alternativement la Peau sous toutes ses faces, et découvrit bientôt une cause naturelle
à cette singulière lucidité. Les grains
noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures
capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat,
les aspérités du cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient
vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison du phénomène au vieillard
qui, pour toute réponse, sourit avec malice.
— Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être
lirez-vous cette sentence ?
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l'envers,
et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau
merveilleuse, comme s'ils eussent été produits par l'animal auquel elle avait jadis
appartenu. [...]
— L'industrie du Levant a des secrets qui lui sont particuliers, dit le jeune
homme en regardant la sentence orientale avec une sorte d'inquiétude.
— Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s'en prendre aux hommes qu'à
Dieu ! [...]
Les paroles étaient disposées ainsi :
SI TU ME POSSÈDES
TU
POSSÈDERAS TOUT
MAIS TA VIE M'APPARTIENDRA DIEU L'A
VOULU AINSI DÉSIRE ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS
SUR TA VIE
ELLE EST LÀ À CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROÎTRAI
COMME TES JOURS
ME
VEUX - TU ?
PRENDS DIEU
T'EXAUCERA
SOIT !
— Et vous n'avez même pas essayé ? dit le jeune
homme.
— Essayer ! dit le vieillard. [...] Je vais vous expliquer en peu de mots un
grand mystère de la vie humaine. L'homme s'épuise par deux actes indistincts qui
tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que
prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l'action
humaine, il est une autre formule dont s'emparent les sages, et je lui dois le bonheur et
ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre
faible organisation dans un perpétuel état de calme. [...] En deux mots, j'ai placé ma
vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s'émoussent, mais dans le
cerveau qui ne s'use pas et qui survit à tout. [...] Ceci, dit le vieillard d'une voix
éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le vouloir et le pouvoir réunis. Là sont
vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos
douleurs qui font trop vivre ; car le mal n'est peut-être qu'un violent plaisir.
— Eh ! bien oui, je veux vivre avec excès, dit l'inconnu en saisissant la
Peau de chagrin.
— Jeune homme, prenez garde, s'écria le vieillard avec une incroyable
vivacité.
— J'avais résolu ma vie par l'étude et par la pensée ; mais elles ne m'ont
même pas nourri, répliqua l'inconnu. [...] Je veux un dîner royalement splendide,
quelque bacchanale digne du siècle où tout s'est, dit-on, perfectionné ! Que mes
convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu'à la folie !
Un éclat de rire, parti de la bouche du vieillard, retentit dans les
oreilles du jeune fou comme un bruissement de l'enfer, et l'interdit si despotiquement
qu'il se tut.
— Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s'ouvrir pour donner
passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l'autre monde ? Non,
non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte, tout est dit. Maintenant vos volontés
seront scrupuleusement satisfaites mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours,
figuré par cette Peau se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis
le plus léger jusqu'au plus exorbitant. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le
réaliser ; mais j'en laisse le soin aux événements de votre vie. Après tout, vous
vouliez mourir ? hé bien, votre suicide n'est que retardé.
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le fantastique : au contraire du
merveilleux, qui se caractérise par l'intégration parfaite du surnaturel dans le monde
réel, le fantastique exprime une rupture. Dans le cadre d'une réalité banale, certains
événements sont perçus comme étranges (d'où la peur), sans que toutefois ils cessent
de lui appartenir : le personnage du roman fantastique, volontiers rationaliste, reste
souvent hésitant quant à la nature de ce qu'il perçoit comme inquiétant, et renonce
difficilement à son parti pris de rationalité.
En vous inspirant de cette définition, relevez dans le texte les termes qui appartiennent
au lexique de l'étrange et ceux qui marquent une volonté d'explication scientifique.
Montrez que Raphaël (« le jeune homme ») tente de s'accrocher à cette
explication mais perd progressivement pied.
Dans le conte de fées, on n'eût pas manqué en effet d'ouvrir tout à coup les planchers
et de faire apparaître une table bien servie. Pourquoi n'en est-il rien ici ? Reliez
votre réponse à la définition du fantastique donnée ci-dessus.
le
mythe : vous aurez reconnu le très vieux mythe du pacte avec le diable, ravivé au
XIXème siècle par le Faust de Goethe. Relevez les éléments qui donnent un
aspect diabolique au vieillard et ce qui, dans l'échange des propos, scelle en effet un
véritable pacte. Dans la conduite du dialogue, examinez le caractère argumentatif du
discours du vieillard : quelle est la thèse soutenue ? Quelle est la teneur des arguments
? Comment se manifestent ici les caractères d'une véritable leçon ?
Au-delà de cet aspect satanique, le vieillard se fait en effet l'apôtre d'une
certaine sagesse. Le désir de possession ("libido dominandi") est assimilé à une pulsion de sexe (la configuration de l'inscription sur la peau est éloquente) et de mort : l'avoir et le pouvoir nous détruisent. Au contraire, le savoir ("libido sciendi") nous laisse dans la sérénité de la sagesse.
La Peau incarne un symbole (allégorie signalée par la majuscule) : lequel ? En quoi ce
support vous paraît-il bien choisi ? Que signifie aujourd'hui l'expression « c'est
une peau de chagrin » ? Le chagrin est une peau de chèvre ou d'onagre, mais en quoi
est-on bien en droit ici de tirer parti de la polysémie de ce mot ?
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Au terme de vos réponses, vous pouvez établir un bilan qui synthétise l'intérêt du
texte. Il s'inscrit dans le genre fantastique, mais illustre aussi des aspects essentiels
de la création mythologique chez les romanciers modernes : l'héritage des vieux mythes y
est sensible mais souvent réactivé par un propos plus personnel ou plus conforme à
l'évolution des sociétés. Montrez que le mythe qui est ici à l'œuvre exprime une
vérité profonde qui vaut pour les sociétés matérialistes et donc, plus que jamais,
pour la nôtre. |
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Texte 2
Charles Baudelaire : Enivrez-vous (Petits
poèmes en prose, 1862)
but de la séance : étude de style
Il faut être toujours ivre. Tout est là
: c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps
qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer
sans trêve. |
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans
la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou
disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout
ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout
ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau,
l'horloge vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour n'être pas les
esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! de vin, de poésie
ou de vertu, à votre guise. » |
- Relevez les indices qui signalent la fonction impressive de ce poème en
prose. Montrez le caractère provocant du slogan et son allure "publicitaire".
- Le deuxième paragraphe de ce poème est constitué d'une seule
phrase dont la longueur, le rythme évoquent la phrase oratoire, typique de la volonté de
persuader. Vous pourrez en détailler l'analyse selon le schéma que
vous trouverez dans la section concernée.
- En considérant la structure d'ensemble, les reprises lexicales,
la musique donnée à la phrase, vous vous demanderez ce qui fait de ce texte un "poème en prose".
- "Vin, poésie, vertu" : il est
bien évident que les domaines sont différents, mais ne s'agit-il pas, au fond, de la
même ivresse, puisqu'il s'agit toujours d'échapper au "Temps"? Quel
sens donnez-vous ici à ce dernier mot, affublé d'une majuscule dans sa seconde
apparition (pourquoi ?). Pour vous aider, vous pourrez lire, par exemple,
L'Ennemi,
dans Les Fleurs du Mal, où le Temps est défini comme ce qui "mange la
vie" : ne peut-on comprendre dès lors pourquoi il s'agit de répondre à cette
oppression en étant systématiquement excessif, quelles que soient les formes de cet
excès ?
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Baudelaire contribue ici à créer un nouveau mythe du désir qui nourrira toutes
les expériences des limites (Rimbaud, Artaud, la Beat Generation américaine ...) : la
conscience aiguë qu'a le poète des limites imposées à son énergie génère une
crispation qui cherche par tous les moyens à entretenir une ivresse salvatrice.
En quoi peut-on dire que le désir dont il s'agit ici est exaspéré par une société
matérialiste qui "penche vers la terre" et marque toutes ses entreprises au
sceau du Temps ? Société qui, écrit Baudelaire, « a définitivement abjuré tout
amour spirituel, et qui, négligeant ses anciennes entrailles, n'a plus cure que de ses
viscères » (L'Artiste, 18 octobre 1857). Louis-Ferdinand Céline formulera plus tard un diagnostic tout aussi définitif : « Nous crevons d'être sans légende, sans mystère, sans grandeur. Les cieux nous vomissent. Nous périssons d'arrière-boutique. »
(Les Beaux draps, 1941). |
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Texte 3
Gustave Flaubert : Madame Bovary (1857)
but de la séance : commentaire dirigé.
[Double rêverie domestique : alors que Charles
Bovary, à côté du berceau où dort sa fille Berthe, échafaude un avenir en pantoufles,
Emma, sa femme (voir page précédente),
projette de s'enfuir avec son amant et devance par sa rêverie l'amour idéal qu'elle ne
manquera pas de vivre !]
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Quand il rentrait au milieu de la nuit,
il n'osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au
plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau
faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l'ombre, au bord du
lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l'haleine légère de son
enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amènerait un
progrès. Il la voyait déjà revenant de l'école à la tombée du jour, toute
rieuse, avec sa brassière tachée d'encre, et portant au bras son panier ;
puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup ; comment
faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux
environs, et qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir
ses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la caisse
d'épargne ; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n'importe où
; d'ailleurs, la clientèle augmenterait ; il y comptait, car il voulait
que Berthe fût bien élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle apprît le
piano. Ah ! qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand,
ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été, de grands
chapeaux de paille ! on les prendrait pour les deux sœurs. Il se la
figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la lumière de la lampe ;
elle lui broderait des pantoufles ; elle s'occuperait du ménage ; elle
emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils
songeraient à son établissement : on lui trouverait quelque brave garçon
ayant un état solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait toujours.
Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d'être endormie ; et tandis qu'il
s'assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d'autres rêves.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un
pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras
enlacés, sans parler. Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup
quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de
citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des
nids de cigognes. On marchait au pas à cause des grandes dalles, et il y avait par terre
des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On
entendait sonner des cloches, hennir des mulets, avec le murmure des guitares et le bruit
des fontaines, dont la vapeur s'envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en
pyramides au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau. Et puis ils
arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au
vent, le long de la falaise et des cabanes. C'est là qu'ils s'arrêtaient pour vivre :
ils habiteraient une maison basse à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un
golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac
; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et
étoilée comme les nuits douces qu'ils contempleraient.
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Après avoir fait une
lecture méthodique de ce passage selon la méthode
définie, vous pourrez procéder au commentaire composé autour des axes suivants :
le contrepoint : le passage donne une bonne idée
du contrepoint cher à Flaubert dans Madame Bovary. Il s'agit de mettre en
parallèle deux discours qui s'opposent et de les contester l'un par l'autre sans que le
narrateur intervienne (l'un des passages du roman les plus célèbres brouille un
entretien amoureux par des bribes d'un discours politique). Ici, grâce au discours
indirect libre , nous voici plongés de plain-pied dans deux imaginaires, que la structure
du texte sépare de manière presque caricaturale : à l'humble idéal de brave homme de
Charles, succèdent, après une phrase de transition, les rêves d'amour d'Emma.
Vous vous attacherez d'abord à chacune de ces rêveries : dans celle de Charles, vous
pourrez souligner l'ancrage dans le réel, la modestie de l'idéal, mais aussi certaines
marques émouvantes d'amour familial. Dans celle d'Emma, vous pourrez au contraire noter
l'irréalisme qui confond des lieux peu cohérents : soyez attentif au réseau lexical qui
fait s'entremêler deux champs lexicaux différents que vous identifierez.
Dans les deux rêveries, on est surtout frappé par l'étonnante précision des tableaux,
qui fait un peu songer aux calculs de Perrette, la laitière de La Fontaine (Fables,
VII, 9), qui multiplie ses bénéfices avant même d'avoir vendu son lait, ou
aux rêveries mégalomanes de Picrochole dans
Gargantua de Rabelais. Ceci suffit
peut-être à mettre en valeur le caractère matérialiste de ces rêveries, y compris
celle d'Emma, malgré les apparences. Montrez comment la syntaxe traduit cette dynamique
du rêve : pour Charles, la parataxe, et pour Emma la longue phrase cadencée.
l'ironie : elle consiste, pour le narrateur, à
rester en coulisse et à feindre de cautionner un discours qu' il conteste (voir la page
consacrée à l'ironie). Dans le cadre de
la focalisation interne, les rêveries des personnages doivent en effet se dénoncer
d'elles-mêmes. Montrez ici leur parenté par la présence constante de stéréotypes (clichés) : Charles se berce de lieux
communs d'ordre ménager empruntés à l'idéologie petite-bourgeoise ; quant à Emma, le
caractère dégradé de son idéal apparaît nettement dans l'avalanche des poncifs
romantiques les plus échevelés. Relevez ces stéréotypes qui rejettent les deux
personnages dans la même impuissance du désir authentique, puisque, dans les deux cas,
leur rêverie ne leur appartient pas.
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Le mythe du désir prend ici la forme du
stéréotype, c'est-à-dire qu'il n'est plus qu'une écorce vide. Le mythe est en effet
une histoire toujours vivante à condition qu'on la nourrisse de valeurs
authentiques. Or
les personnages du roman de Flaubert ne savent que reproduire les rêves d'un bonheur
matérialiste et convenu. Cette dégradation est particulièrement nette dans la rêverie
d'Emma où la quête de l'amour absolu ne sait s'exprimer que par un décor de carton
pâte où ne s'agitent que des fantômes (voir l'apparition du pronom "on").
Vous pourrez rechercher de semblables lieux communs dans la littérature sentimentale des
collections populaires, les magazines de cœur ou les "sitcoms"
télévisés. Ne juge-t-on pas la qualité d'une œuvre à l'authenticité des mythes
qu'elle met en œuvre ? |
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Document
[Dans La Curée, Zola évoque le climat
jouisseur et l'affairisme du Second Empire. Le promoteur Saccard et son frère, le
ministre Eugène Rougon, incarnent le nouveau régime.]
La grande préoccupation de la société était de savoir à quels amusements elle allait
tuer le temps. Selon l'heureuse expression d'Eugène Rougon, Paris se mettait à table et
rêvait gaudriole au dessert. La politique épouvantait comme une drogue dangereuse. Les
esprits lassés se tournaient vers les affaires et les plaisirs. Ceux qui possédaient
déterraient leur argent, et ceux qui ne possédaient pas cherchaient dans les coins les
trésors oubliés. Il y avait, au fond de la cohue, un frémissement sourd, un bruit
naissant de pièces de cent sous, des rires clairs de femmes, des tintements encore
affaiblis de vaisselle et de baisers. Dans le grand silence de l'ordre, dans la paix
aplatie du nouveau règne, montaient toutes sortes de rumeurs aimables, de promesses
dorées et voluptueuses. Il semblait qu'on passât devant une de ces petites maisons dont
les rideaux soigneusement tirés ne laissent voir que des ombres de femmes, et où l'on
entend l'or sonner sur le marbre des cheminées. L'Empire allait faire de Paris le mauvais
lieu de l'Europe. Il fallait à cette poignée d'aventuriers qui venaient de voler un
trône un règne d'aventures, d'affaires véreuses, de consciences vendues, de femmes
achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans la ville où le sang de
décembre était à peine lavé, grandissait, timide encore, cette folie de jouissance qui
devait jeter la patrie au cabanon des nations pourries et déshonorées.
Émile Zola , La Curée (1872) |
Texte 4
Émile Zola :
Au bonheur des dames (1883)
[Octave Mouret dirige le grand
magasin "Au bonheur des dames" avec son génie du commerce et sa
connaissance de la sensibilité féminine.]
♦ but de la séance : étude du réseau lexical.
Et Mouret regardait toujours son peuple
de femmes au milieu de ces flamboiements. Les ombres noires s'enlevaient
avec vigueur sur les fonds pâles. De longs remous brisaient la cohue, la
fièvre de cette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant
la houle désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage des
étoffes jonchait les comptoirs, l'or sonnait dans les caisses, tandis que
la clientèle, dépouillée, violée, s'en allait à moitié défaite, avec la
volupté assouvie et la sourde honte d'un désir contenté au fond d'un hôtel
louche. C'était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa
merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des prix
et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mères
elles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d'un despote, dont la
caprice ruinait des ménages. Sa création apportait une religion nouvelle,
les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées
par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais. La femme venait passer
chez lui les heures vides, les heures frissonnantes et inquiètes qu'elle
vivait jadis au fond des chapelles : dépense nécessaire de passion
nerveuse, lutte renaissante d'un dieu contre le mari, culte sans cesse
renouvelé du corps avec l'au-delà divin de la beauté. S'il avait fermé ses
portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé, le cri éperdu des
dévotes auxquelles on supprimerait le confessionnal et l'autel. |
Document : Il ne s'agit pas
vraiment d'un "document", mais d'un extrait de roman. Relevez néanmoins les
procédés par lesquels l'auteur nous place dans une évocation historique, à caractère
nettement référentiel. Relevez ensuite les traces indiscutables de son implication
idéologique, condamnant une société qui, après s'être donné la stabilité politique,
"passe à table".
Texte : relevez dans cette
évocation de soldes géantes dans un grand magasin les deux champs lexicaux dominants :
celui de la sexualité et celui de la religion. Montrez que les deux se rejoignent dans
l'étude presque clinique du désir féminin. Que conclure de cette étrange alliance ?
Que penser d'une société qui ne sait plus se vouer qu'à ces cultes
profanes dont le grand magasin est le temple ?
On a souvent souligné le caractère épique de la narration chez
Zola. Confirmez cette interprétation en relevant dans le texte tout ce qui suggère un
véritable combat : le personnage de Mouret et la nature de sa relation aux femmes, les
verbes d'action et le rythme qui soulève la phrase. |
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Zola est un des premiers à flairer dans la société de son temps l'avènement de
ce culte de la consommation et de la possession. Les choses n'ont fait bien sûr
qu'empirer. A la manière de Zola, montrez que nos hypermarchés sont devenus de
véritables temples.
Cette idolâtrie de l'objet est signalée de la même manière par les sociologues et les sémiologues (voir notre page sur le désir de l'objet ou la frénésie de la consommation.) Écoutez la chanson de Boris Vian « Complainte du progrès ».
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2 - Synthèses.
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Allégorie (Balzac),
métaphores (Baudelaire, Zola), stéréotypes (Flaubert) : voici trois formes que peut
prendre un mythe littéraire. A l'aide des textes, définissez précisément ces figures
et établissez leur fonction (vous pouvez vous aider du Lexique des termes littéraires
sur
Lettres.org).
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Voici un cinquième texte qui pourra se prêter à un commentaire : vous y mettrez en
valeur la progression dramatique vers l'éclat soudain de l'âme. Vous pourrez
commencer par étudier l'idéal géographique du poète en synthétisant les
différents tableaux, puis vous noterez l'éloignement progressif des pays
proposés et leur caractère de plus en plus abstrait. Enfin vous conclurez en vous demandant pourquoi, dans la société que vous avez vue
dépeinte dans les quatre premiers textes, l'issue réclamée par l'âme au bout
de son long silence est la seule logique.
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Texte 5
Charles Baudelaire : N'importe où hors du monde
(Anywhere out of the world)
Petits poèmes en prose, 1862
Cette
vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci
voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la
fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette
question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu
d'habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud et tu t'y ragaillardirais comme
un lézard. Cette ville est au bord de l'eau ; on dit qu'elle est bâtie en
marbre et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu'il arrache tous
les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la
lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »
Mon âme ne répond pas.
« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du
mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ?
Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré
l'image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les
forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ? »
Mon âme reste muette.
« Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y
trouverions d'ailleurs l’esprit de l'Europe marié à la beauté tropicale.»
Pas un mot. - Mon âme serait-elle morte ?
« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te
plaises que dans ton mal ? S'il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies
de la Mort. - Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons
plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si
c'est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la
terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et
augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs
bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous
enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d'un feu d’artifice
de l’Enfer ! »
Enfin, mon âme fait explosion et sagement elle me crie : «
N'importe où ! n'importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! » |
PROLONGEMENTS :
Si la société matérialiste
est souvent encombrée de mythes (la publicité, notamment, en transporte un grand
nombre), leurs ferments sont constamment appauvris par l'utilisation étroite
(commerciale) et dépersonnalisée à laquelle ils invitent. Vous pourrez utilement lire
les Mythologies de Roland Barthes ou Les Choses de Georges Perec, et
chercher autour de nous ces mythes dégradés qui, comme chez les Bovary, ne sollicitent
qu'un imaginaire automatique ! Car la particularité du mythe est précisément de vivifier sans cesse l'imagination la plus décalée par rapport aux mots d'ordre de toutes sortes, qu'ils soient politiques, économiques ou moraux.
Le
mythe ? Un rappel au désordre.
Michel Tournier, Le vol du vampire, 1981.
A quoi servent Tristan et Iseut ? Et après eux, dans le panthéon
imaginaire occidental, Faust, Don Juan, Robinson Crusoé, Don Quichotte
? Et derrière eux, du fond de la Thèbes antique, Œdipe ? Ces héros
maudits, ces révoltés qui n’incarnent chacun un aspect de la condition
humaine qu’à la façon dont un bouc émissaire se charge d’un péché, qui
osera prétendre que, s’ils vivent en nous, c’est pour nous aider à
mieux nous intégrer dans le corps social ? La passion adultère de
Tristan et Iseut, le pacte avec le diable de Faust, le désir ardent et
destructeur de Don Juan, la farouche solitude de Robinson, le rêve
extravagant de Don Quichotte, autant de façons au contraire de dire non
à la société, de briser l’ordre social. Il y a dans l’ethnologie, la
sociologie et la psychanalyse un biologisme de principe qui voudrait
que tous les ressorts de l’homme favorisent son intégration au corps
social. C’est de là que découle directement l’aspect réducteur de la
cure psychanalytique. Il est difficile de faire admettre à des esprits
de formation scientifique qu’il puisse y avoir aussi des mécanismes
propres à sauvegarder une certaine inadaptation de l’individu
dans la société. Or s’il est difficile de définir l’estomac normal, le
foie en bonne santé, le poumon fonctionnant de façon satisfaisante, il
n’en va pas de même du comportement ou de l’esprit. L’homme n’est pas
l’animal. Il a la faculté de regimber contre son milieu et de le
modifier pour le plier à ses exigences, au lieu de se plier lui-même
aux siennes. Ainsi, la fonction des grandes figures mythologiques n’est
sûrement pas de nous soumettre aux « raisons d’État » que l’éducation,
le pouvoir, la police dressent contre l’individu, mais tout au
contraire de nous fournir des armes contre elles. Le mythe n’est pas un
rappel à l’ordre, mais bien plutôt un rappel au désordre. La société ne
dispose que de trop de contraintes pour niveler les aspirations
divergentes de ses membres. Un danger mortel la menace : celui de
glisser vers l’organisation massive et figée de la ruche ou de la
fourmilière. Ce danger n’est pas théorique. Il est facile de citer dans
le passé et dans le présent nombre de nations où un ordre tyrannique a
écrasé tout jaillissement créateur individuel. Et il ne faudrait pas
croire que cette discipline bestiale se rachète par une efficacité, une
productivité supérieures. Les esclaves sont de mauvais travailleurs, le
labeur servile se signale par son rendement désastreux, tous ceux qui
l’ont utilisé – depuis l’Antiquité
jusqu’à l’ère coloniale – le savent
d’expérience. L’homme est ainsi constitué que, si on lui retire la
faculté de dire non et de s’en aller, il ne fait plus rien de bon. Les
grands mythes sont là, croyons-nous, pour l’aider à dire non à une
organisation étouffante. Bien loin d’assurer son assujettissement à
l’ordre établi, ils le contestent, chacun selon un angle d’attaque qui
lui est propre.
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