[Ces
trois fragments ont été publiés à des dates diverses : la
page intitulée Sylvain et Sylvie en 1852 dans Les
Faux-Saulniers puis dans La Bohème galante. On
y reconnaîtra une première version du chapitre XII de
Sylvie. Un Souvenir a été publié par Arsène
Houssaye en 1883 : il s'agit d'une variation sur la
scène du déguisement qu'on trouve dans Le Marquis
de Fayolle, dans Sylvie et dans Promenades
et souvenirs. Émerance, enfin, ne fut publié
qu'en 1925. Nous faisons suivre ces trois extraits par la
lettre fondamentale que Nerval écrivit à Victor Loubens
fin 1841. Derrière la rituelle distinction que Gérard
installe entre le rêve et la folie, se dessine en effet la
nature très particulière de l'imagination nervalienne et
son entêtement à revendiquer une saisie différente de la
réalité.]
[I]
[SYLVAIN ET SYLVIE]
En regardant les grands arbres qui ne
conservaient au sommet qu'un bouquet de feuilles jaunies, mon
ami Sylvain me dit :
« Te souviens-tu du temps où nous parcourions ces bois,
quand tes parents te laissaient venir chez nous, où tu avais
d'autres parents ?... Quand nous allions tirer les écrevisses
des pierres, sous les ponts de la Nonette et de l'Oise..., tu
avais soin d'ôter tes bas et tes souliers, et on t'appelait :
petit Parisien ?
- Je me souviens, lui dis-je, que tu m'as abandonné une
fois dans le danger. C'était à un remous de l'Oise, vers
Neufmoulin, - je voulais absolument passer l'eau pour revenir
par un chemin plus court chez ma nourrice. Tu me dis : « On
peut passer. » Les longues herbes et cette écume verte qui
surnage dans les coudes de nos rivières me donnèrent l'idée
que l'endroit n'était pas profond. Je descendis le premier.
Puis je fis un plongeon dans sept pieds d'eau. Alors tu
t'enfuis, craignant d'être accusé d'avoir laissé se noyer le
petit Parisien, et résolu à dire, si l'on t'en demandait des
nouvelles, qu'il était allé où il avait voulu. - Voilà les
amis. »
Sylvain rougit et ne répondit pas.
« Mais ta sœur, ta sœur qui nous suivait, - pauvre
petite fille, pendant que je m'abîmais les mains en me
retenant, après mon plongeon, aux feuilles coupantes des iris,
se mit à plat ventre sur la rive et me tira par les cheveux de
toute sa force.
- Pauvre Sylvie ! dit en pleurant mon ami.
- Tu comprends, répondis-je, que je ne te dois rien ...
- Si; je t'ai appris à monter aux arbres. Vois ces nids de
pies qui se balancent encore sur les peupliers et sur les
châtaigniers, je t'ai appris à les aller chercher, - ainsi que
ceux des piverts, - situés plus haut au printemps. Comme
Parisien, tu étais obligé d'attacher à tes souliers des
griffes en fer, tandis que moi je montais avec mes pieds nus !
- Sylvain, dis-je, ne nous livrons pas à des récriminations.
Nous allons voir la tombe où manquent les cendres de Rousseau.
Soyons calmes. Les souvenirs qu'il a laissés ici valent bien
ses restes. »
[II]
[UN SOUVENIR]
Un souvenir, mon ami. Nous ne vivons
qu'en avant ou en arrière. Vous êtes à Saint-Germain, j'y
crois être encore.
Dans les intervalles de mes études j'allais parfois
m'asseoir à la porte hospitalière d'une famille du pays. Les
beaux yeux de la douce Sidonie m'y retenaient parfois jusque
fort avant dans la nuit. Souvent, je me levais dès l'aube et
je l'accompagnais soit à Mareil [sic], me chargeant
avec joie des légers fardeaux qu'on lui remettait. Un jour,
c'était en carnaval, nous étions chez sa vieille tante, à
Carrière; elle eut la fantaisie de me faire vêtir les habits
de noce de son oncle et s'habilla avec la robe à falbalas de
sa tante. Nous regagnâmes Saint-Germain ainsi accoutrés. La
terrasse était couverte de neige, mais nous ne songions guère
au froid et nous chantions des airs du pays. A tout instant,
nous voulions nous embrasser; seulement, au pied du pavillon
Henri IV, nous rencontrâmes trois visages sévères. C'était ma
tante et deux de ses amies. Je voulus m'esquiver, mais il
était trop tard et je ne pus échapper à une verte réprimande;
le chien lui-même ne me reconnaissait plus et s'unissait en
aboyant à cette mercuriale trop méritée. Le soir, nous parûmes
au bal du théâtre avec grand éclat. O tendres souvenirs des
aïeux ! brillants costumes, profanés dans une nuit de folie,
que vous m'avez coûté de larmes ! L'ingrate Sophie elle-même
trahit son jeune cavalier pour un garde-du-corps de la
compagnie de Grammont.
[III]
[ÉMERANCE]
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Quand on quitte Paris transfiguré par ses constructions
nouvelles, on trouve sans doute un certain charme à revoir une
ville où rien n'a changé. Je n'abuserai pas de cette
impression toute personnelle.
La cathédrale, l'église Saint-Pierre, les tours
romaines, Saint-Vincent ont des aspects qui me sont chers,
mais ce que j'aime surtout, c'est la physionomie calme des
rues, l'aspect des petits intérieurs empreints déjà d'une
grâce flamande, la beauté des jeunes filles dont la voix est
pure et vibrante, dont les gestes ont de l'harmonie et de la
dignité. Il y a là une sorte d'esprit citadin qui tient au
rang qu'occupait autrefois la ville et peut-être à ce que les
familles ne s'unissent guère qu'entre elles. Beaucoup portent
avec fierté des noms bourgeois célèbres dans les sièges et
dans les combats de Senlis.
Au bas de la rue de la préfecture est une maison devant
laquelle je n'ai pu passer sans émotion. Des touffes de
houblon et de vigne vierge s'élancent au-dessus du mur; une
porte à claire-voie permet de jeter un coup d'œil sur une cour
cultivée en jardin dans sa plus grande partie qui conduit à un
vestibule et à un salon placés au rez-de-chaussée. Là
demeurait une belle fille blonde qui s'appelait Émerance. Elle
était couturière et vivait avec sa mère, bonne femme qui
l'avait beaucoup gâtée et une sœur aînée qu'elle aimait peu,
je n'ai jamais su pourquoi. J'étais reçu dans la maison par
suite de relations d'affaires qu'avait la mère avec une de mes
tantes et, tous les soirs pendant longtemps, j'allais chercher
la jeune fille pour la conduire soit aux promenades situées
[autour des murs, soit à l'église, soit ... J'aurais ...]
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... Un rayon de soleil est venu
découper nettement la merveilleuse architecture de la
cathédrale. Mais ce n'est plus le temps des descriptions
gothiques, j'aime mieux ne jeter qu'un coup d'œil aux frêles
sculptures de la porte latérale qui correspond au prieuré. Que
j'ai vu là de jolies filles autrefois ! L'organiste avait
établi tout auprès une classe de chant et quand les
demoiselles en sortaient le soir, les plus jeunes s'arrêtaient
pour jouer et chanter sur la place. J'en connaissais une
grande, nommée Émerance, qui restait aussi pour surveiller sa
petite sœur. J'étais plus jeune qu'elle et elle ne voyait pas
d'inconvénient à ce que je l'accompagnasse dans la ville et
dans les promenades, d'autant que je n'étais alors qu'un
collégien en vacances chez une de mes tantes. Je n'oublierai
jamais le charme de ces soirées. Il y a sur la place un puits
surmonté d'une haute armature de fer. Émerance s'asseyait
d'ordinaire sur une pierre basse et se mettait à chanter, ou
bien elle organisait les chœurs des petites filles et se
mêlait à leurs danses. Il y avait des moments où sa voix était
si tendre, où elle-même s'inspirait tellement de quelque
ballade langoureuse du pays, que nous nous serrions les mains
avec une émotion indicible. J'osais quelquefois l'embrasser
sur le col qu'elle avait si blanc, que c'était là une
tentation bien naturelle; quelquefois elle s'en défendait et
se levait d'un air fâché.
J'avais à cette époque la tête tellement pleine de
romans à teinte germanique, que je connus pour elle la passion
la plus insensée; ce qui me piquait surtout, c'est qu'elle
avait l'air de me regarder comme un enfant peu compromettant
sans doute. L'année suivante, je fis tout pour me donner un
air d'homme et je parus avec des moustaches, ce qui était
encore assez nouveau dans la province pour un jeune homme de
l'ordre civil.
Je fis part en outre à Émerance du projet que j'avais
...
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[La fin du manuscrit manque.]
[IV]
[LETTRE DE GÉRARD DE NERVAL À VICTOR
LOUBENS.]
[Fin 1841.]
Ô mon cher Loubens, que vous avez
dû être étonné de tout le pauvre bruit que j’ai fait, il y a
quelques mois. Mais jugez de ma surprise à moi-même quand je
me suis réveillé tout à coup d’un rêve de plusieurs semaines
aussi bizarre qu’inattendu. J’avais été fou, cela est certain,
si toutefois la conversation complète de la mémoire et d’une
certaine logique raisonnante qui ne m’a pas quitté un seul
instant ne peut donner à mon mal un autre caractère que ce
triste mot : folie ! Pour le médecin c’était cela sans doute
bien qu’on m’ait toujours trouvé des synonymes plus polis ;
pour mes amis cela n’a pu guère avoir d’autre sens ; pour moi
seul, cela n’a été qu’une sorte de transfiguration de mes
pensées habituelles, un rêve éveillé, une série d’illusions
grotesques ou sublimes, qui avaient tant de charme que je ne
cherchais qu’à m’y replonger sans cesse, car je n’ai pas
souffert physiquement un seul instant, hormis du traitement
qu’on a cru devoir m’infliger. Ne me plaignez donc pas même
d’avoir perdu toutes les belles idées que je m’étais faites,
car elles subsistent et subsisteront malgré tout ; seulement
le reste de ma vie sera pénible, puisque je crois et j’espère
sincèrement en la mort, je veux dire en la vie future. Vous
savez, ce sont des choses qu’on ne peut persuader aux autres
et vous voyez trop où mènent ces idées, mais on ne m’ôtera pas
de l’esprit que ce qui m’a inspiré ne soit une inspiration et
un avertissement. N’allez pas croire que je sois devenu dévot
ou néo-chrétien. Cela n’a pas pris un instant ce caractère,
mais il y avait dans ma tête comme un carnaval de toutes les
philosophies et dessous les dieux. Dévot ! Mais au contraire,
je me croyais Dieu moi-même, et je me voyais seulement
emprisonné dans une bien triste incarnation. Il y avait
pourtant des esprits qui me jetaient dans les étoiles et avec
lesquels je conversais par des figures tracées sur les
murailles, ou par des cailloux et des feuilles que je
rassemblais à terre comme font d’ailleurs tous les insensés ;
ce qu’il y avait de plus étonnant et ce qui a maintenu le plus
longtemps mes illusions, c’est que les autres fous me
semblaient parfaitement raisonnables, et qu’entre nous, nous
nous expliquions parfaitement toutes nos actions ; tandis que
c’étaient les médecins et nos amis qui nous semblaient
aveugles et déraisonnants. Mon cher, que dire en effet à cela
? On voit des esprits qui vous parlent en plein jour, des
fantômes bien formés, bien exacts, pendant la nuit, on croit
se souvenir d’avoir vécu sous d’autres formes, on s’imagine
grandir démesurément et porter la tête dans les étoiles,
l’horizon de Saturne ou de Jupiter se développe devant vos
yeux, des êtres bizarres se produisent à vous avec tous les
caractères de la réalité, mais ce qu’il y a d’effrayant, c’est
que d’autres les voient comme vous ! Si c’est de l’imagination
qui crée avec une telle réalité, si c’est une sorte d’accord
magnétique qui place plusieurs esprits sous l’empire d’une
même vision, cela est-il moins étrange que la supposition
d’êtres immatériels agissant autour de nous ? S’il faut que
l’esprit se dérange absolument pour nous mettre en
communication avec un autre monde, il est clair que jamais les
fous ne pourront prouver aux sages qu’ils sont au moins des
aveugles ! Du reste en reprenant la santé, j’ai perdu cette
illumination passagère qui me faisait comprendre mes
compagnons d’infortune ; la plupart même des idées qui
m’assaillaient en tout ont disparu avec la fièvre et ont
emporté le peu de poésie qui s’était réveillé dans ma tête. Il
faut vous dire que je parlais en vers toute la journée, et que
ces vers étaient très beaux. Pour vous prouver du reste
combien il y avait de lecture ou d’imagination dans mon état,
je vais vous écrire quelques sonnets que j’ai conservés, mais
dont je ne me charge pas de vous expliquer aujourd’hui tout le
sens ; ils ont été faits non au plus fort de ma maladie, mais
au milieu même de mes hallucinations. Vous le reconnaîtrez
facilement :
I
Quand le Seigneur tendant au ciel ses maigres bras
Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,
Se fut assez perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats ;
Il se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas,
Rêvant d’être des rois, des sages, des prophètes
Mais endormis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier : « Non, Dieu n’existe pas
! »
(Ils dormaient.) « Mes amis ! Savez-vous la nouvelle,
« J’ai frappé de mon front à la voûte éternelle;
« Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des
jours !
« Frères ! je vous trompais : Abyme ! Abyme ! Abyme !
« Le Dieu manque à l’autel où je suis la victime...
« Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus !...» (Mais
ils dormaient toujours ! )
II
Et comme il se souvint par un effort sublime
Qu’il était Dieu lui-même...il craignit de mourir...
Et se voyant saigner, et se sentant souffrir,
Il appela le seul qui veillât dans Solyme :
« Judas, lui cria-t-il, tu sais ce qu’on m’estime,
« Hâte-toi de me vendre et finis ce marché...
« Je suis souffrant, ami, sur la terre couché
« Viens, ô toi qui du moins as la force du crime ! »
Mais Judas s’en allait mécontent et pensif
Se trouvant mal payé, plein d’un remords si vif
Qu’il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites.
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard :
Allez chercher ce fou ! dit-il aux satellites.
En voici un autre que vous vous expliquerez
plus difficilement peut-être : cela tient toujours à cette
mixture semi-mythologique et semi-chrétienne qui se brassait
dans mon cerveau.
Antéros
Tu demandes pourquoi j’ai tant de haine au cœur,
Et sur un col flexible une tête indomptée,
C’est que je suis issu de la race d’Antée,
Je retourne les dards contre le Dieu vainqueur !
Oui je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur ;
Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée ;
Sous la pâleur d’Abel, hélas ensanglantée,
Je porte de Caïn l’implacable rougeur !
Jéhovah ! le dernier vaincu par ton génie
Qui du fond des enfers criait : « Ô tyrannie ! »
C’est mon aïeul Bélus ou mon père Mammon.
Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte ;
Et protégeant tout seul ma mère amalécyte,
Je ressème à mes pieds les dents du vieux Dragon !
Tarascon
« Ce roc voûté par art, chef-d’œuvre d’un autre âge,
« Ce roc de Tarascon hébergeait autrefois
« Les géants descendus des montagnes de Foix
« Dont tant d’os excessifs rendent sûr témoignage.»
Ô Seigneur Dubartas ! suis-je de ce lignage
Moi qui soude mon vers à ton vers d’autrefois ?
Mais les vrais descendants des vieux hôtes de Foix
Ont besoin de témoins pour parler dans notre âge.
J’ai passé près Salzbourg sous des rochers géants,
La Cigogne d’Autriche y nourrit les Milans,
Barberousse et Richard ont sacré ce refuge ;
La neige règne au front de ces rocs infranchis
Et ce sont, m’a-t-on dit, les ossements blanchis
Des anciens monts rongés par la mer du déluge.
Adieu - mon cher Loubens. Je vous écrirai les
autres quelque jour. Il ne serait pas impossible que j’allasse
vous voir en Italie. Mais c’est encore vague.
Adieu.
Je vous embrasse.
GÉRARD.