En
1852, avec une hâte fiévreuse qui s'explique sans doute
par les récurrences de la maladie, Nerval publie plusieurs
ouvrages importants : Les Illuminés, Souvenirs
d'Allemagne, Les
Nuits d'Octobre, Contes et facéties.
En janvier 1853, paraissent les Petits
Châteaux de Bohême. Sylvie est
achevée durant cette année et Nerval songe à un
nouveau recueil qu'il intitulerait Les Filles du
feu, où prendraient place les nouvelles qui ont
pour décor l'Italie : Corilla, Isis, et
Octavie. Mais l'ensemble restant trop mince,
Nerval cherche parmi ses écrits antérieurs d'autres textes
qui puissent s'adjoindre aux nouvelles déjà retenues. Il
va ainsi y ajouter Jemmy, adaptation très
personnelle d'une nouvelle allemande, puis Angélique,
qu'il emprunte au feuilleton Les Faux Saulniers
paru en 1850, et Émilie, titre nouveau qu'il
donne à une nouvelle de 1839, LeFort de
Bitche. Il complète enfin ce recueil, pour lequel
il songe d'abord au titre Les Amours perdues,
avec Sylvie et les douze sonnets des Chimères.
Les Filles du feu paraissent en 1854 et
manifestent bien la cohérence et l'unité qu'on leur
conteste parfois. Sylvie, qui en reste le joyau,
avait paru d'abord, le 15 août 1853, dans La Revue des
Deux Mondes. Nerval y avait travaillé durant
l'année 1852 et s'était rendu pendant l'été dans le
Valois, qui est le décor de la nouvelle, comme il fut
celui de son enfance.
Le Valois de Nerval
Cette région chargée d'histoire, "où pendant plus de
mille ans a battu le cœur de la France", correspond
aux départements actuels de l'Oise et de la
Seine-et-Marne, mais le territoire de Sylvie
se concentre au sud de Senlis. La région, couverte
de forêts, parsemée d'étangs et de châteaux, exerça
sur Nerval enfant un charme puissant. Son
grand-oncle maternel, Antoine Boucher, possédait une
maison à Mortefontaine et l'accueillit souvent dans
son enfance. Sylvie se situe au cœur de
cette "géographie magique" (Jean-Pierre Richard), à
la fois rurale et aristocratique, que les figures
d'Adrienne et de Sylvie incarnent tour à tour.
A vrai dire, en dehors du clos dont Nerval
hérita et auquel il emprunta son nom à partir de
1836, ce petit territoire du Valois ne correspond à
aucune tradition familiale. Son patrimoine
historique et la persistance à quelques lieues de
Paris de mœurs patriarcales en ont fait plutôt pour
Gérard un lieu mythique où il rêve de
concilier ses antinomies : passé et présent, dame
et paysanne, songe et réalité. Pourtant, s'il est un
thème fédérateur de Sylvie, c'est bien
l'impossibilité de ce mariage. Car le Valois où
retourne le narrateur, après bien des années, atteste
du passage du temps et le rend cruellement à ses
chimères.
Dans une lettre à Maurice Sand datée du 5 novembre 1853, Nerval confie : « J’ai écrit un petit roman qui n’est pas tout à fait un conte. C'est intitulé Sylvie. [...] Le sujet est un amour de jeunesse : Un parisien, qui au moment de devenir épris d’une actrice, se met à rêver d’un amour plus ancien pour une fille de village. Il veut combattre la passion dangereuse de Paris, et se rend à une fête dans le pays où est Sylvie — à Loisy, près d'Ermenonville. Il retrouve la belle, mais elle a un nouvel amoureux, lequel n’est autre que le frère de lait du parisien. C’est une sorte d’idylle, dont votre illustre mère est un peu cause par ses bergeries du Berry. J’ai voulu illustrer aussi mon Valois ». Nerval fait ici un résumé de Sylvie dans une linéarité très succincte, car la temporalité dans la nouvelle est beaucoup plus complexe. D'abord, sur le plan chronologique, et au mépris de l'ordre des chapitres, on pourrait figurer la fiction du récit par le tableau suivant, qui permettra au moins d'identifier les différents niveaux temporels :
Temporalité
Temps
I L'enfance
Temps
II L'adolescence
Temps
III Faux
présent
Temps
IV Vrai
présent
Argument
principal
Ronde sur la pelouse
Othys,
Châalis
Retour
au Valois
Rédaction
de Sylvie
Personnages
Adrienne/Sylvie
Sylvie
Sylvie/Aurélie
Mais cette linéarité, dans laquelle on pourrait suivre
l'itinéraire du narrateur de son enfance à son âge mûr, ne
rend aucun compte du temps romanesque, qui obéit plutôt à
l'évocation d'un souvenir dans le souvenir (Proust dit : "le
rêve d'un rêve", en raison de l'incertitude de la mémoire).
On remarquera en effet les expressions "Je me
représentais", au début du chapitre II, ou "Recomposons
nos souvenirs" au chapitre III. Comme il en est
justement du narrateur de A la recherche du temps perdu,
on se gardera donc de confondre le "je" du narrateur avec
l'auteur Gérard de Nerval, même si le sous-titre de Sylvie
laisse croire à une autobiographie.
Cette
histoire que vous appelez la peinture naïve, c'est
le rêve d'un rêve, rappelez-vous. Gérard essaie de
se souvenir d'une femme qu'il aimait en même temps
qu'une autre, qui domine ainsi certaines heures de
sa vie et qui tous les soirs le reprend à une
certaine heure. Et en évoquant ce temps dans un
tableau de rêve, il est pris du désir de partir
pour ce pays, il descend de chez lui, se fait
rouvrir la porte, prend une voiture. Et tout en
allant en cahotant vers Loisy, il se rappelle et
raconte. Il arrive après cette nuit d'insomnie et
ce qu'il voit alors, pour ainsi dire détaché de la
réalité par cette nuit d'insomnie, par ce retour
dans un pays qui est plutôt pour lui un passé qui
existe au moins autant dans son cœur que sur la
carte, est entremêlé si étroitement aux souvenirs
qu'il continue à évoquer, qu'on est obligé à tout
moment de tourner les pages qui précèdent pour
voir où on se trouve, si c'est présent ou rappel
du passé.
Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve.
LA
NARRATION :
Elle commande un tout autre schéma que l'on pourrait un peu
artificiellement diviser en deux parties (I-VII et
VIII-XIV). On y lit l'histoire du narrateur à travers une
quête du passé : sortant du théâtre où joue une actrice,
Aurélie, dont il est amoureux, il se rend dans un
cercle d'amis et avise par hasard un journal qui annonce une
fête dans le Valois. Brusquement, les souvenirs
l'envahissent et il décide aussitôt de prendre la route.
Pendant son voyage nocturne, sa mémoire est envahie de
souvenirs d'enfance et d'adolescence : sa fascination pour
l'aristocratique Adrienne, sa tendresse pour la petite
paysanne Sylvie et leurs déambulations dans divers lieux du
Valois. Cette rêverie s'achève au chapitre VIII en même
temps que disparaissent du récit les temps I et II : le
narrateur arrive à Loisy au petit matin et retrouve Sylvie.
Il tente alors de conjurer ses fantômes en lui demandant de
le sauver. Mais le temps a passé et Sylvie, qui songe "au
solide", est en espoir de mariage. Le narrateur rentre alors
à Paris et confie sa déchirure à Aurélie, qui lui oppose
l'amour sans nuages de son régisseur. Cette "deuxième
partie" prend ainsi l'allure d'un pèlerinage douloureux dans
des lieux que les souvenirs ne peuvent réinvestir. Le
narrateur est renvoyé à sa solitude et joue parfois auprès
de Sylvie le rôle du vieil ami qui promène les enfants.
Chapitres
Temps
Argument
Indices
temporels
I
III
Sortie
du théâtre, lecture du journal
Valeur
durative des imparfaits évoquant toute une
génération idéaliste. Les passés simples expriment
la circonstance fortuite de la lecture du journal.
II
I
La
ronde sur la pelouse
L'imparfait
évoque la magie d'un moment délivré du temps. Les
passés simples permettent d'opposer en quelques
gestes Adrienne et Sylvie.
III
III
Départ
pour le Valois
Occurrences
du présent de narration alterné avec l'imparfait
(cf. "Quelle heure est-il ? Je n'avais pas de
montre") qui atteste de ce "faux présent".
IV
II
Fête
sur le lac
Le
plus-que-parfait détermine l'antériorité de ce
moment par rapport au temps III ("Quelques
années s'étaient écoulées"). Imparfait et
passé simple rythment le récit.
V
II
Nuit
à la belle étoile
L'imparfait
alterne avec le présent de narration ("Voici
le village").
VI
II
Visite
à la vieille tante
Le
passé simple l'emporte sur l'imparfait, isolant le
moment symbolique où les deux jeunes gens
endossent les habits de mariés d'un autre temps.
VII
III
et II
Arrivée
du narrateur à Loisy; souvenir
de Châalis
Le
présent de narration ("Il est quatre heures du
matin [...]. Voici la voiture qui s'arrête")
encadre une nouvelle plongée dans le souvenir, à
l'imparfait.
VIII
III
Le
narrateur retrouve Sylvie
Ces
moments sont soudain racontés aux temps du passé,
attestant la fausseté du présent employé surtout
jusque-là pour les évoquer.
IX
III
Promenade
à Ermenonville
idem
X
III
Conversation
avec Sylvie, devenue gantière
idem
XI
III
Retour
de promenade
idem
XII
III
Visite
au père Dodu
idem
XIII
III
Retour
à Paris
Occurrences
du présent de narration ("La voiture met cinq
heures. [...] Des mois se passent") dans le
récit au passé.
XIV
IV
et
III
Bilan
du narrateur; Sylvie
évoque la mort d'Adrienne
Le
présent actuel ("vrai présent"), celui de la
maturité et de la rédaction de la nouvelle, laisse
la place à la révélation de Sylvie.
Une observation du tableau permet de distinguer la
prééminence de ce temps III qui correspond à un retour du
narrateur au Valois de son enfance pour tenter de
retrouver la lumière réconfortante de Sylvie ("elle
existe, elle!"). Mais si les épisodes qu'il y raconte sont
à peu près situables ou se succèdent en tout cas dans un
ordre vraisemblable, le narrateur ne cesse de brouiller
les pistes, qu'il accorde à certains souvenirs un crédit
incertain (Adrienne à Châalis au chapitre VII), ou qu'il
se plaise à indiquer qu'il ne faut y voir qu'une
recomposition. Le mélange incessant des niveaux
temporels correspond à la volonté de rattraper le temps
perdu dans une même appréhension, pour le sauver de
l'oubli et attester d'une permanence. Dans ce temps III,
le présent lui-même apparaît bien vite comme un passé. Le
résultat de cette saisie confondue de la mémoire est une
sorte d'usure du temps et de ses frontières chronologiques
: c'est dans une même trame que le narrateur enveloppe
différents niveaux de passé (et aussi le passé mythique),
ce qui explique que, dans Sylvie, on ne voie pas
le temps réellement passer.
Pourtant, dès son retour au Valois, le
narrateur ne fait que constater un naufrage. Les reproches
de Sylvie, la visite à la maison de l'oncle, la mort de la
vieille tante et l'air industrieux qu'ont pris certains
paysages et certains êtres de cette campagne jadis
insouciante et rêveuse, enferment le narrateur dans la
figure désuète du soupirant qui n'a pas su vieillir. Il
reste seul immobile au milieu de ce flot du temps quand
tout le reste s'est écroulé autour de lui. Au terme de ce
voyage, la seule découverte est celle de sa solitude dans
un monde que le temps a durement marqué. Dès lors il ne
s'agit plus de partir à la reconquête de quelque âge d'or
que le narrateur sait à jamais perdu. Cette résignation
marque une différence radicale avec l'œuvre de Marcel
Proust. Julien Gracq écrit à ce propos : « Il n’y a
jamais chez Nerval recherche de l’or du temps perdu,
jamais cet impérialisme tendu de Proust qui n’a de cesse
qu’il n’ait remis une main fiévreuse sur les trésors
dissipés : il y a plutôt consentement docile à
l’imprégnation déjà passéiste du présent au moment même
où il est vécu. » (En lisant en écrivant).
Louis Janmot, Le Poème de l'âme, Rayons de soleil,
Musée des Beaux-Arts de Lyon.
PRÉSENT
ET DURÉE :
Nerval
rompt de façon définitive, par l'impulsion initiale de
son imaginaire, avec la loi du temps. Il transfère ainsi
spontanément les termes de son expérience dans un univers
qui obéit aux lois de la simultanéité et de l'ubiquité.
Même s'il arrive que cette spontanéité soit calculée et
nourrie de littérature, ce qui n'est pas rare, elle n'en
est pas moins spontanéité pure, car, en échappant comme
naturellement à la pesanteur du temps, Gérard échappe
aussi à la rigueur logicienne de la critique et de
l'histoire. Les circonstances de la rédaction de Sylvie, dont Nerval se fait l'écho dans Aurélia expliquent sans doute cet écheveau temporel : « Peu à peu, je me remis à écrire et je composai une de mes meilleures nouvelles. Toutefois, je l’écrivis péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuilles détachées, suivant le hasard de ma rêverie ou de ma promenade.» (Aurélia, II, 5). Ainsi s'expliquent les échanges naturels et
spontanés entre le rêve et la vie, comme la continuité qui
s'établit entre des personnages ou des événements
distincts, car telles sont bien les deux formes
essentielles de la contamination nervalienne. La croyance,
mi-livresque et mi-onirique, à la réincarnation des êtres
est comme la réponse de Gérard à l'appel qui retentit en
lui : par le langage et la littérature, dont la souplesse
autorise toutes les communications, par-dessus les
frontières de temps et de lieux, il tentera de justifier
cette foule de réminiscences qui se pressent en lui, et de
leur donner l'existence de la durée et la présence de
l'expression. Retrouver un livre, faire revivre un
personnage littéraire et fraternel, ressusciter des dieux
et des rites, faire surgir de la poésie du folklore
l'éternelle et identique figure féminine, que modèlent
aussi les mythologies et les rêves, tout cela n'est
toujours que la même quête de soi, et cette quête, il faut
l'écrire pour exister. La littérature est aussi
indispensable à Nerval que la respiration, car c'est elle
qui anime la circulation spirituelle, dont la suspension,
constamment menaçante du fait de la maladie, fait naître
en lui l'angoisse de la mort. Écrire, c'est vivre, parce
que c'est triompher du pouvoir mortifère du temps.
Comment ne pas sentir, sous la simplicité de
l'aveu, tout le pathétique d'une phrase écrite en juin
1854 à Georges Bell : « J'ai beaucoup travaillé et...
je suis fort content et plein de ressources pour
l'avenir... Et vous savez que l'inquiétude sur mes
facultés créatrices était mon plus grand sujet
d'abattement. » La hâte et la multiplicité des
publications, dans les dernières années, sont alors comme
un signe, et un pressentiment de la mort : Gérard se hâte
en effet, comme si toute son histoire, l'infini de ses
rêves et de ses lectures se rassemblaient, en cet instant
de quelques années, pour l'adjurer, avant qu'il soit trop
tard, de mettre en forme son destin. Je suis l'autre,
prévenait déjà la formule laconique écrite au bas d'un
portrait exécré : l'autre en effet, c'est-à-dire le
vrai, au-delà du gentil rêveur ou du fou furieux.
Telle est la gravité vitale de la création littéraire où
la légèreté même du chroniqueur appartient à l'ordre
rédempteur de la littérature. Tout ce qui est langage
participe, à quelque degré, de l'alchimie spirituelle, qui
transfigure en existence la précarité de la condition
humaine. Et partout Gérard réunit la littérature et la
magie : la contamination du rêve et de la vie, de la
littérature et du salut, nourrit en effet son expérience
initiale et elle s'opère au niveau de sa psychologie
élémentaire. Il est une âme naturellement magique,
et là est le secret de sa vocation comme de son style. Le
mythe, qui, dans Sylvie, déploie toutes ses
figures intemporelles lui permet d'accomplir l'ubiquité de
son voyage essentiel, le voyage à travers la multiplicité
de soi-même, où figurent, en une harmonie complexe, les
souvenirs, les livres, les rêves, les noms et les visages,
et que couronne, en son point culminant, le pathétique
dialogue du génie et de la démence.
Le temps commande donc la structure de Sylvie,
et il est aussi son vrai thème comme la ligne
unique de ses motifs principaux. A une durée
persistante, qui est celle de la mémoire et du
souvenir, l'espace, maintenant transformé par
l'industrie naissante, et les personnages,
rebelles à la volonté du narrateur de les
annexer à ses mythes ("Vous êtes bien fou",
dit Aurélie), opposent les volontés du présent :
la révélation de la mort d'Adrienne s'accompagne
des deux projets de mariage par lesquels
Aurélie et Sylvie vont assouvir leur besoin de
sécurité.
Sylvie est ainsi une
promenade dans le désert du souvenir. Dans ce
petit terroir du Valois, qui est le champ
allégorique d'une exploration mentale, se joue
le drame de la solitude et de l'incommunicable.
Le narrateur s'y confronte avec ses mythes comme
avec sa mémoire, fuyant les uns pour constater
la vanité de l'autre (cf. chapitre XIII ).
Avant les fureurs de l'orchestre d'Aurélia
où ces mythes vont s'embraser du feu de la
folie, Sylvie les module en
contrepoint à travers une quête désespérée de la
simplicité.
J'avais projeté de conduire Aurélie au château,
près d'Orry, sur la même place verte où pour la
première fois j'avais vu Adrienne. - Nulle
émotion ne parut en elle. Alors je lui racontai
tout; je lui dis la source de cet amour entrevu
dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle.
Elle m'écoutait sérieusement et me dit : - Vous
ne m'aimez pas ! Vous attendez que je vous dise
: La comédienne est la même que la religieuse;
vous cherchez un drame, voilà tout, et le
dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois
plus !
Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes
bizarres que j'avais ressentis si longtemps, ces
rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces
tendresses... ce n'était donc pas l'amour ? Mais
où donc est-il ?
Aurélie joua le soir à Senlis. Je crus
m'apercevoir qu'elle avait un faible pour le
régisseur, - le jeune premier ridé. Cet homme
était d'un caractère excellent et lui avait
rendu des services.
Aurélie m'a dit un jour : - Celui qui m'aime, le
voilà !
Le
temps et ses motifs
Nerval n'a jamais connu le bonheur calme d'une conscience
en paix avec elle-même et avec le monde. Sans cesse il est
attiré par des appels opposés et parfois déchiré par des
exigences contradictoires. Une série d'oppositions
structure ainsi son univers intérieur, tant dans le signe
d'élection mis sur la Femme que dans son rapport avec le
terroir de son enfance. Le Valois représente pour lui le
pays de l'innocence et de la joie, terre millénaire où la
langue française s'est conservée avec une grande pureté,
où se donnent encore de naïves fêtes de village qui
remontent au Moyen Âge. Cette "géographie magique" est
l'occasion permanente de s'évader hors du temps et de
retrouver comme un écho de ses premières années. A ce pays
idéalisé s'opposent Paris et l'Allemagne, considérés, eux,
comme des royaumes de la nuit. Paris, ville des plaisirs
frelatés, de la scène théâtrale où se produit Aurélie, le
séduit et le fascine par son dédale labyrinthique, qu'il
ne cessera d'arpenter et de déchiffrer, et où il ira
délier son âme; l'Allemagne est la terre où repose la mère
qui, de sa tombe, le guide d'instinct vers la langue de Faust.
La compréhension de Sylvie est inséparable de ce
réseau de thèmes qui se tissent en motifs privilégiés.
Certains thèmes de prédilection reviennent en effet avec
insistance. Plusieurs d'entre eux sont liés
essentiellement au souvenir et à l'effort tenté par
l'écrivain pour ressusciter le passé : ainsi la fête du
bouquet reproduit une antique cérémonie gauloise,
perpétuée à travers les siècles, ou bien la représentation
de Châalis remonte "aux premiers essais lyriques
importés en France du temps des Valois" (ch. VII).
Tentons un rapide recensement :
Estampes et gravures des temps anciens
parsèment le récit et attestent d'une permanence. Le
souvenir à demi effacé d'Adrienne est comparé à un crayon
estompé par le temps; Adrienne et Aurélie ont la
ressemblance d'un croquis et d'une peinture originale.
Dans la maison de l'oncle, à Montagny, se trouvent deux
vieux tableaux flamands, des estampes d'après Boucher et
des gravures de Moreau d'après La Nouvelle Héloïse.
Chez la tante de Sylvie, deux pastels représentent l'oncle
et la tante au moment de leur mariage, dans toute la
fraîcheur de leur jeunesse.
Chants
et chansons rythment aussi le récit et
attestent de cette permanence du temps : les chants de sa
jeunesse, que Nerval collecte au même moment dans Chansons
et légendes du Valois entonnent le thème de
la simplicité tant convoitée, tandis que la chanson
d'Adrienne installe, dans la ronde du chapitre II,
l'éternité magique d'un refrain venu du fond de âges.
L'air d'opéra vainement repris par Sylvie ("elle
phrasait !"), l'épithalame des jeunes mariés,
toutes ces strophes éparses volées au passé donnent aux
scènes un caractère d'éternité.
Les
déguisements visent, eux aussi, à faire revivre
le passé dans le présent. Lors de la fête patronale sur
l'île Molton (ch. IV), la traversée du lac rappelle L'Embarquement
pour Cythère de Watteau et ses personnages
costumés. Au chapitre VI, Sylvie et le narrateur
s'habillent en mariés de l'ancien temps, faisant pleurer
de bonheur la vieille tante qui revit sa jeunesse en les
voyant. Cette cérémonie quasi magique de résurrection du
passé se retrouve de manière entêtante chez Nerval, aussi
bien dans Le Marquis de Fayolle que dans Promenades
et souvenirs. "Sylvie tout entière est
peut-être une expérience pour ressaisir le temps perdu
par le déguisement" dit Raymond Jean (Nerval
par lui-même).
Les
châteaux. Dans Petits
châteaux de Bohême, Nerval écrit :
"Château de cartes, château de Bohême, château en
Espagne, - telles sont les premières stations à
parcourir pour tout poète. Comme ce fameux roi dont
Charles Nodier a raconté l'histoire, nous en possédons
au moins sept de ceux-là pendant le cours de notre vie
errante, - et peu d'entre nous arrivent à ce fameux
château de briques et de pierre, rêvé dans la jeunesse,
- d'où quelque belle aux longs cheveux nous sourit
amoureusement à la seule fenêtre ouverte, tandis que les
vitrages treillissés reflètent les splendeurs du soir."
Ce château, décrit au chapitre II de Sylvie
comme il l'est dans l'odelette intitulée "Fantaisie",
est à la fois une sorte d'image ancestrale, qui hante
Nerval depuis son enfance, et le but d'une quête. A la
fois paradis perdu et paradis conquis, le château installe
le passé dans le présent. Il se répète dans la nouvelle
avec les ruines de Châalis ou celles de la tour Gabrielle
et s'allie avec le thème du couvent où s'enferme
l'aristocratique Adrienne.
La
maison. Au château et au couvent s'oppose la
maison, dont les nombreux tableaux d'intérieur trahissent
chez le narrateur une attirance pour le bonheur simple et
familier et un grand besoin d'intimité. Maison de l'oncle
à Montagny, où survit le perroquet comme un vieillard
expérimenté, chaumière de la vieille tante où s'accomplit
la résurrection des mariés, autant de symboles d'une
réalité douce et patriarcale, représentée aussi par le
personnage de Sylvie, souvent alliée au feu domestique, et
l'allusion persistante à Rousseau. Marcel Proust a repéré
le premier la persistance du motif du pampre allié à la
rose qui décore les vingt chaumières du chapitre V comme
la fenêtre de la chambre de "L'Image Saint-Jean" où dort
le narrateur au chapitre XIV. C'est aussi, on le sait,
l'objet de la supplique du second quatrain du sonnet « El
Desdichado » : Rends-moi le Pausilippe et la
mer d'Italie / La fleur qui plaisait tant à mon cœur
désolé / Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.
Fêtes
et théâtre. C'est du théâtre, au début de la
nouvelle, que le narrateur part pour la fête à Loisy. La
fête représente une expérience de l'unité, elle rassemble
et intègre l'individu à la foule. Le théâtre représente,
lui, une expérience de la dualité, il sépare la scène et
la salle, l'acteur et le personnage et fait s'évanouir
promptement la magie de ses évocations. Cette opposition
commande l'architecture de la nouvelle comme la distance
qui sépare Adrienne/Aurélie de Sylvie. Dans la fête, le
narrateur souhaite retrouver son enfance et la communion
dont le théâtre urbain l'a frustré. Dans la pièce éponyme
composée en 1839, Corilla comprend qu'on n'aime en elle
que l'actrice, d'un amour "qui a besoin de la
distance et de la rampe allumée". C'est de cela
qu'il s'agit au début de Sylvie : l'amour du
narrateur pour Aurélie est de "ceux qui viennent si
fréquemment se brûler les ailes aux flammes de la rampe"
(ibid.). Le théâtre est ainsi le lieu où s'éprouve
le plus la distance qui sépare le rêve de la vie réelle.
La fête, au contraire, dans sa simplicité rurale, est
toujours marquée par les traditions du passé et pourrait
ainsi offrir la chance de saisir un temps intact. Mais,
dans son expérience déjà proustienne de la recherche du
temps perdu, le narrateur ne trouve que des souvenirs de
fêtes disparues ou des échos matinaux d'une fête à
laquelle il n'a pas participé. A la fin de la nouvelle, le
retour à Aurélie marque l'échec de toute réconciliation
des modèles féminins qui peuplent son imagination, aussi
bien dans la simplicité villageoise de la Paysanne que
dans la conquête de l'Actrice.
C'est donc de cette saisie intime du temps qu'est
occupé le narrateur de Sylvie, comme le sera
bientôt celui d'A la recherche du temps perdu.
Installés sur les rives du fleuve où s'écoule,
inéluctable, le flot du temps, ceux-là sont en quête de
leur permanence. L'œuvre de Nerval se tourne, quant à
elle, vers l'éternité du mythe et cherche à dépouiller
les êtres des scories du réel pour n'en plus garder que
la transparence. Le charme de Sylvie repose
aussi bien sur cette poétique de la rêverie et du reflet
où le paysage d'Ile-de-France se charge de
significations et représente ce qui demeure, alors que
tout passe dans la vie humaine.