LES
SUJETS DE L’ EAF
2016
SÉRIE
L
Objet
d'étude : Les réécritures du XVIIe siècle à nos
jours.
Corpus
:
Texte
A : Voltaire, Œdipe, Acte l, scène 1, vers
36-68 (1718).
Texte B : José Maria de Heredia,« Sphinx », Les
Trophées (1893).
Texte C : Albert Samain, « Le Sphinx », Symphonie
héroïque (1900).
Texte D : Jean Cocteau, La Machine infernale,
Acte II (1932). Extrait.
Texte A : Voltaire, Œdipe,
Acte l, scène 1, vers 36-68 (1718).
[Dans la
scène d'exposition de la tragédie Œdipe, le Thébain Dimas
apprend à son ami, qui revient à Thèbes après quatre ans
d'absence, que le roi Laïos est mort assassiné et que la
ville subit un terrible fléau. Le monstre dont il s'agit
est le sphinx1.]
DIMAS
[...]
Ce fut de nos malheurs la première origine.
Ce crime a de l'empire2 entraîné la ruine.
Du bruit de son trépas mortellement frappés,
À répandre des pleurs nous étions occupés;
Quand du courroux des dieux ministre3
épouvantable,
Funeste à l'innocent sans punir le coupable,
Un monstre (loin de nous que faisiez-vous alors ?)
Un monstre furieux vint ravager ces bords.
Le ciel industrieux4 dans sa triste vengeance,
Avait à le former épuisé sa puissance.
Né parmi des rochers au pied du Cithéron5
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,
De la nature entière exécrable assemblage,
Unissait contre nous l'artifice à la rage.
Il n'était qu'un moyen d'en préserver ces lieux.
D'un sens embarrassé dans des mots captieux6,
Le monstre chaque jour dans Thèbe7 épouvantée
Proposait une énigme avec art concertée;
Et si quelque mortel voulait nous secourir,
Il devait voir le monstre et l'entendre8 ou
périr.
À cette loi terrible il nous fallut souscrire;
D'une commune voix Thèbe offrit son empire9
À l'heureux interprète inspiré par les dieux,
Qui nous dévoilerait ce sens mystérieux.
Nos sages, nos vieillards, séduits par l'espérance,
Osèrent sur la foi d'une vaine science,
Du monstre impénétrable affronter le courroux;
Nul d'eux ne l'entendit; ils expirèrent tous.
Mais Œdipe héritier du sceptre de Corinthe,
Jeune et dans l'âge heureux qui méconnaît la crainte,
Guidé par la fortune en ces lieux pleins d'effroi
Vint, vit ce monstre affreux, l'entendit, et fut roi.
Il vit, il règne encor. [...]
1. Sphinx : monstre fabuleux
que l'on trouve en Égypte et en Grèce. En Égypte, le Sphinx
était une statue colossale représentant généralement un lion
accroupi, à poitrine et à tête humaine. La mythologie
grecque a placé le Sphinx aux environs de Thèbes, et lui a
ajouté des ailes d'aigle. Ce monstre était une jeune fille
qui proposait une énigme à deviner.
2. Empire : le pouvoir en place à Thèbes.
3. Ministre : serviteur.
4. Industrieux : ingénieux, inventif.
5. Cithéron : montagne proche de Thèbes, où les mythes
situent le Sphinx.
6. Des mots captieux : des mots qui séduisent par de belles
et fausses apparences.
7. Thèbe : Thèbes (orthographe sans « s »adoptée par
Voltaire pour que l'alexandrin comporte douze syllabes).
8. Entendre : comprendre, même sens aux vers 28 et 32.
9. Empire : pouvoir de gouverner la cité.
Texte B : José Maria de Heredia, « Sphinx », Les
Trophées (1893).
[Dans ce
poème, le héros qui se présente devant le Sphinx n'est pas
Œdipe.]
Sphinx
Au flanc du
Cithéron1, sous la ronce enfoui,
Le roc s'ouvre, repaire2 où resplendit au
centre
Par l'éclat des yeux d'or, de la gorge et du ventre,
La Vierge aux ailes d'aigle et dont nul n'a joui.
Et l'Homme s'arrêta sur le seuil, ébloui.
– Quelle est l'ombre qui rend plus sombre encor mon antre3
?
– L'Amour. – Es-tu le Dieu ? – Je suis le Héros. – Entre;
Mais tu cherches la mort. L'oses-tu braver ? – Oui.
Bellérophon4 dompta la Chimère farouche.
– N'approche pas. – Ma lèvre a fait frémir ta bouche...
– Viens donc ! Entre mes bras tes os vont se briser;
Mes ongles dans ta chair... – Qu'importe le supplice,
Si j'ai conquis la gloire et ravi le baiser ?
– Tu triomphes en vain, car tu meurs. – Ô délice !...
1. Cithéron : montagne proche
de Thèbes, où les mythes situent le Sphinx.
2. Repaire : lieu qui sert de refuge aux animaux sauvages.
3. Antre: caverne.
4. L'Homme se compare à Bellérophon, un autre héros de la
mythologie grecque, qui tua la Chimère, un monstre à la fois
lion, dragon et chèvre; elle était, selon les sources, fille
ou sœur du Sphinx.
Texte
C : Albert Samain, « Le Sphinx », Symphonie
héroïque (1900).
Le Sphinx
Seul, sur
l'horizon bleu vibrant d'incandescence,
L'antique Sphinx s'allonge, énorme et féminin.
Dix mille ans ont passé; fidèle à son destin,
Sa lèvre aux coins serrés garde l'énigme immense.
De tout ce qui vivait au jour de sa naissance,
Rien ne reste que lui. Dans le passé lointain,
Son âge fait trembler le songeur incertain;
Et l'ombre de l'histoire à son ombre commence.
Accroupi sur l'amas des siècles révolus,
Immobile au soleil, dardant ses seins aigus,
Sans jamais abaisser sa rigide paupière,
Il songe, et semble attendre avec sérénité
L'ordre de se lever sur ses pattes de pierre,
Pour rentrer à pas lents dans son éternité.
Texte
D : Jean Cocteau (1989-1963), La Machine
infernale, Acte II, extrait (1932).
[Dans cette
pièce, le Sphinx est une jeune fille, tombée sous le
charme d'Œdipe, mais celui-ci lui résiste. Elle le tient
alors dans un état de paralysie et lui fait connaître les
souffrances qu'elle lui infligerait si elle lui faisait
subir le sort des autres hommes tombés en son pouvoir. Le
chien Anubis, dieu égyptien de la mort, veille au respect
des consignes données par les dieux : il n'est pas
question de s'attendrir sur les humains.]
LE SPHINX :
Ensuite, je te commanderais d'avancer un peu et je
t'aiderais en desserrant tes jambes. Là ! Et je
t'interrogerais. Je te demanderais, par exemple : «Quel est
l'animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux
pattes à midi, sur trois pattes le soir ? » Et tu
chercherais, tu chercherais. A force de chercher, ton esprit
se poserait sur une petite médaille de ton enfance, ou tu
répéterais un chiffre, ou tu compterais les étoiles entre
ces deux colonnes détruites ; et je te remettrais au fait en
te dévoilant l'énigme. Cet animal est l'homme qui marche à
quatre pattes lorsqu'il est enfant, sur deux pattes quand il
est valide, et lorsqu'il est vieux, avec la troisième patte
d'un bâton.
ŒDIPE : C'est trop bête !
LE SPHINX : Tu t'écrierais : « C'est trop bête ! » Vous le
dites tous. Alors puisque cette phrase confirme ton échec,
j'appellerais Anubis, mon aide. Anubis !
Anubis
paraît, les bras croisés, la tête de profil, debout à
droite du socle.
ŒDIPE : Oh ! Madame... Oh ! Madame ! Oh ! non ! non ! non !
non, madame !
LE SPHINX : Et je te ferais mettre à genoux. Allons…
Allons... là, là… Sois sage. Et tu courberais la tête... et
l'Anubis s'élancerait. Il ouvrirait ses mâchoires de loup !
Œdipe pousse
un cri.
J'ai dit :
courberais, s'élancerait... ouvrirait... N'ai-je pas
toujours eu soin de m'exprimer sur ce mode ? Pourquoi ce cri
? Pourquoi cette face d'épouvante ? C'était une
démonstration, Œdipe, une simple démonstration. Tu es libre.
ŒDIPE : Libre !
(Il remue un
bras, une jambe... il se lève, il titube, il porte la main
à sa tête.)
ANUBIS :
Pardon, Sphinx. Cet homme ne peut sortir d'ici sans subir
l'épreuve.
LE SPHINX : Mais...
ANUBIS : Interroge-le...
ŒDIPE : Mais...
ANUBIS : Silence ! Interroge cet homme.
Un silence.
Œdipe tourne le dos, immobile.
LE SPHINX : Je
l'interrogerai... je l'interrogerai... C'est bon. (Avec
un dernier regard de surprise vers Anubis.) Quel est
l'animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux
pattes à midi, sur trois pattes le soir ?
ŒDIPE : L'homme parbleu ! qui se traîne à quatre pattes
lorsqu'il est petit, qui marche sur deux pattes lorsqu'il
est grand et qui, lorsqu'il est vieux, s'aide avec la
troisième patte d'un bâton.
Le Sphinx
roule sur le socle.
ŒDIPE, prenant
sa course vers la droite : Vainqueur !
Il s'élance
et sort par la droite. Le Sphinx glisse dans la colonne,
disparaît derrière le mur, reparaît sans ailes.
LE SPHINX :
Œdipe ! Où est-il ? Où est-il ?
ANUBIS : Parti, envolé. Il court à perdre haleine proclamer
sa victoire.
LE SPHINX : Sans un regard vers moi, sans un geste ému, sans
un signe de reconnaissance.
ANUBIS : Vous attendiez-vous à une autre attitude ?
LE SPHINX : L'imbécile ! Il n'a donc rien compris.
ANUBIS : Rien compris.
I
- Après avoir lu attentivement les textes du corpus,
vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Quelles
sont les caractéristiques principales des sphinx dans les
textes du corpus ?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire de l'extrait de La
Machine infernale de Cocteau (texte D).
- Dissertation
Les écrivains peuvent-ils encore nous surprendre
lorsqu'ils s'emparent d'un mythe souvent réécrit ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus
et sur les textes et œuvres d'art que vous avez étudiés
en classe ou rencontrés au cours de vos lectures et
recherches personnelles.
- Invention
Imaginez, sous la forme d'un monologue
intérieur, les réflexions et la méditation d'un monument
installé depuis longtemps dans un lieu de votre choix :
il s'interroge par exemple sur sa raison d'être, le
comportement des hommes, son devenir, etc.
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SÉRIES
ES / S
Objet
d'étude : La question de l'homme dans les genres de
l'argumentation du XVIe siècle à nos jours.
Corpus
:
Texte
A : Victor Hugo, Discours prononcé aux funérailles de M.
Honoré de Balzac (29 août 1850).
Texte B : Émile Zola, Discours prononcé aux obsèques de
Guy de Maupassant (7 juillet 1893).
Texte C : Anatole France, Éloge funèbre d'Émile Zola (5
octobre 1902).
Texte D : Paul Éluard, Allocution prononcée à la
légation de Tchécoslovaquie à l'occasion du retour des
cendres de Robert Desnos (15 octobre 1945).
Texte A : Victor Hugo,
Discours prononcé aux funérailles de M. Honoré de Balzac
(29 août 1850).
[Balzac est
l'auteur de nombreux romans réunis sous le titre de Comédie
humaine, somme de ses observations sur l'ensemble de la
société de son temps.]
M.
de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un
des plus hauts parmi les meilleurs. Ce n'est pas le lieu de
dire ici tout ce qu'était cette splendide et souveraine
intelligence. Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre
vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir et
marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de
terrible mêlé au réel, toute notre civilisation
contemporaine; livre merveilleux que le poète a intitulé
comédie et qu'il aurait pu intituler histoire, qui prend
toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et
qui va jusqu'à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va
jusqu'à Rabelais1; livre qui est l'observation et
qui est l'imagination ; qui prodigue le vrai, l'intime, le
bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par moment, à
travers toutes les réalités brusquement et largement
déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le
plus tragique idéal.
À son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente
ou non, l'auteur de cette œuvre immense et étrange est de la
forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit
au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il
arrache à tous quelque chose, aux uns l'illusion, aux autres
l'espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il
fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde
l'homme, l'âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l'abîme
que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et
vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de
notre temps qui, ayant vu de près les révolutions,
aperçoivent mieux la fin de l'humanité2 et
comprennent mieux la providence3, Balzac se
dégage souriant et serein de ces redoutables études qui
produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie
chez Rousseau. Voilà ce qu'il a fait parmi nous. Voilà
l'œuvre qu'il nous laisse, œuvre haute et solide, robuste
entassement d'assises de granit, monument, œuvre du haut de
laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands
hommes font leur propre piédestal ; l'avenir se charge de la
statue.
Sa mort a frappé Paris de stupeur. Depuis quelques
mois, il était rentré en France. Se sentant mourir, il avait
voulu revoir la patrie, comme la veille d'un grand voyage on
vient embrasser sa mère.
Sa vie a été courte, mais pleine; plus remplie
d'œuvres que de jours.
Hélas! ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce
philosophe, ce penseur, ce poète, ce génie, a vécu parmi
nous de cette vie d'orages, de luttes, de querelles, de
combats, commune dans tous les temps à tous les grands
hommes. Aujourd'hui, le voici en paix. Il sort des
contestations et des haines. Il entre, le même jour, dans la
gloire et dans le tombeau. Il va briller désormais,
au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi
les étoiles de la patrie ! [...]
1. Tacite,
historien latin du 1er siècle, auteur des Annales; Suétone,
biographe et auteur de la Vie des douze César (Ier
siècle); Beaumarchais, homme de lettres et dramaturge du
XVIIIème siècle; Rabelais, humaniste du XVlème siècle.
2. La fin de l'humanité : ce vers quoi tend l'humanité, sa
finalité.
3. La providence : puissance supérieure, qui gouverne le
monde, qui veille sur le destin des individus.
Texte B : Émile Zola, Discours prononcé aux obsèques
de Guy de Maupassant (7 juillet 1893).
[Maupassant
est un écrivain français né en 1850 et mort en 1893.]
MESSIEURS,
C'est au nom de la Société des Gens de Lettres et de
la Société des Auteurs dramatiques que je dois parler. Mais
qu'il me soit permis de parler au nom de la littérature
française, et que ce ne soit pas le confrère, mais le frère
d'armes, l'aîné, l'ami qui vienne ici rendre un suprême
hommage à Guy de Maupassant.
J'ai connu Maupassant, il y a dix-huit à vingt ans
déjà, chez Gustave Flaubert. Je le revois encore, tout
jeune, avec ses yeux clairs et rieurs, se taisant, d'un air
de modestie filiale, devant le maître. Il nous écoutait
pendant l'après-midi entière, risquait à peine un mot de
loin en loin; mais de ce garçon solide, à la physionomie
ouverte et franche, sortait un air de gaîté si heureuse, de
vie si brave, que nous l'aimions tous, pour cette bonne
odeur de santé qu'il nous apportait. Il adorait les
exercices violents ; des légendes de prouesses surprenantes
couraient déjà sur lui. L'idée ne nous venait pas qu'il pût
avoir un jour du talent.
Et puis éclata Boule-de-Suif, ce
chef-d'œuvre, cette œuvre parfaite de tendresse, d'ironie et
de vaillance. Du premier coup, il donnait l'œuvre décisive,
il se classait parmi les maîtres. Ce fut une de nos grandes
joies; car il devint notre frère, à nous tous qui l'avions
vu grandir sans soupçonner son génie. Et, à partir de ce
jour, il ne cessa plus de produire, avec une abondance, une
sécurité, une force magistrale, qui nous émerveillaient. Il
collaborait à plusieurs journaux. Les contes, les nouvelles
se succédaient, d'une variété infinie, tous d'une perfection
admirable, apportant chacun une petite comédie, un petit
drame complet, ouvrant une brusque fenêtre sur la vie. On
riait et l'on pleurait, et l'on pensait, à le lire. Je
pourrais citer tels de ces courts récits qui contiennent, en
quelques pages, la moelle même de ces gros livres que
d'autres romanciers auraient écrits certainement. Mais il me
faudrait tous les citer, et certains ne sont-ils pas déjà
classiques, comme une fable de La Fontaine ou un conte de
Voltaire ?
Maupassant voulut élargir son cadre, pour répondre à
ceux qui le spécialisaient, en l'enfermant dans la nouvelle;
et, avec cette énergie tranquille, cette aisance de belle
santé qui le caractérisait, il écrivit des romans superbes,
où toutes les qualités du conteur se retrouvaient comme
agrandies, affinées par la passion de la vie. Le souffle lui
était venu, ce grand souffle humain qui fait les œuvres
passionnantes et vivantes. Depuis Une vie jusqu'à
Notre Cœur, en passant par Bel-Ami, par La
Maison Tellier et Fort comme la Mort, c'est
toujours la même vision forte et simple de l'existence, une
analyse impeccable, une façon tranquille de tout dire, une
sorte de franchise saine et généreuse qui conquiert tous les
cœurs. Et je veux même faire une place à part à Pierre
et Jean, qui est, selon moi, la merveille, le joyau
rare, l'œuvre de vérité et de grandeur qui ne peut être
dépassée. [...]
Texte
C : Anatole France, Éloge funèbre d'Émile Zola (5
octobre 1902).
[Chef de
file du naturalisme, Zola est l'auteur d'une vaste fresque
romanesque, Les Rougon–Macquart. À travers les
nombreux personnages de cette famille, il dépeint la
société française sous le Second Empire.]
Messieurs,
Rendant à Émile Zola au nom de ses amis les honneurs
qui lui sont dus, je ferai taire ma douleur et la leur. Ce
n'est pas par des plaintes et des lamentations qu'il
convient de célébrer ceux qui laissent une grande mémoire,
c'est par de mâles louanges et par la sincère image de leur
œuvre et de leur vie.
L'œuvre littéraire de Zola est immense. Vous venez
d'entendre le président de la Société des gens de lettres en
définir le caractère avec une admirable précision. Vous avez
entendu le ministre de l'Instruction publique en développer
éloquemment le sens intellectuel et moral. Permettez qu'à
mon tour je la considère un moment devant vous.
Messieurs, lorsqu'on la voyait s'élever pierre par
pierre, cette œuvre, on en mesurait la grandeur avec
surprise. On admirait, on s'étonnait, on louait, on blâmait.
Louanges et blâmes étaient poussés avec une égale véhémence1.
On fit parfois au puissant écrivain – je le sais par
moi-même – des reproches sincères, et pourtant injustes. Les
invectives2 et les apologies3
s'entremêlaient. Et l'œuvre allait grandissant.
Aujourd'hui qu'on en découvre dans son entier la
forme colossale, on reconnaît aussi l'esprit dont elle est
pleine. C'est un esprit de bonté. Zola était bon. Il avait
la candeur et la simplicité des grandes âmes. Il était
profondément moral. Il a peint le vice d'une main rude et
vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur
répandue sur plus d'une de ses pages cachent mal un
optimisme réel, une foi obstinée au progrès de
l'intelligence et de la justice. Dans ses romans, qui sont
des études sociales, il poursuivit d'une haine vigoureuse
une société oisive, frivole, une aristocratie basse et
nuisible, il combattit le mal du temps : la puissance de
l'argent. Démocrate, il ne flatta jamais le peuple et il
s'efforça de lui montrer les servitudes de l'ignorance, les
dangers de l'alcool qui le livre imbécile et sans défense à
toutes les oppressions, à toutes les misères, à toutes les
hontes. Il combattit le mal social partout où il le
rencontra. Telles furent ses haines. Dans ses derniers
livres, il montra tout entier son amour fervent de
l'humanité. Il s'efforça de deviner et de prévoir une
société meilleure. [...]
1. Véhémence :
emportement.
2. Invectives : discours violents et injurieux contre
quelqu'un ou quelque chose.
3. Apologie : discours ou écrit ayant pour objet de
défendre, de justifier et, le cas échéant, de faire l'éloge
d'une personnalité ou d'une cause contre des attaques
publiques.
Texte
D : Paul Éluard, Allocution prononcée à la légation
de Tchécoslovaquie à l'occasion du retour des cendres de
Robert Desnos (15 octobre 1945).
[Paul
Éluard et Robert Desnos ont tous deux participé à la
Résistance. Desnos a été interné dans le camp de
concentration de Terezin. Très affaibli par les conditions
de sa détention, il est mort du typhus peu de temps après
la libération du camp au printemps 1945.]
[...]
Robert Desnos, lui, n'aura connu votre pays que pour y
mourir. Et ceci nous rapproche encore plus de vous. Jusqu'à
la mort, Desnos a lutté pour la liberté. Tout au long de ses
poèmes, l'idée de liberté court comme un feu terrible, le
mot de liberté claque comme un drapeau parmi les images les
plus neuves, les plus violentes aussi. La poésie de Desnos,
c'est la poésie du courage. Il a toutes les audaces
possibles de pensée et d'expression. Il va vers l'amour,
vers la vie, vers la mort sans jamais douter. Il parle, il
chante très haut, sans embarras. Il est le fils prodigue
d'un peuple soumis à la prudence, à l'économie, à la
patience, mais qui a quand même toujours étonné le monde par
ses colères brusques, sa volonté d'affranchissement et ses
envolées imprévues.
Il y a eu en Robert Desnos deux hommes, aussi dignes
d'admiration l'un que l'autre : un homme honnête, conscient,
fort de ses droits et de ses devoirs et un pirate tendre et
fou, fidèle comme pas un à ses amours, à ses amis, et à tous
les êtres de chair et de sang dont il ressent violemment le
bonheur et le malheur, les petites misères et les petits
plaisirs.
Desnos a donné sa vie pour ce qu'il avait à dire. Et
il avait tant à dire. Il a montré que rien ne pouvait le
faire taire. Il a été sur la place publique, sans se soucier
des reproches que lui adressaient, de leur tour d'ivoire,
les poètes intéressés à ce que la poésie ne soit pas ce
ferment1 de révolte, de vie entière, de liberté
qui exalte les hommes quand ils veulent rompre les barrières
de l'esclavage et de la mort.
1. Ferment : germe
qui fait naître un sentiment.
I
- Vous répondrez d’abord à la question suivante (4
points) :
Quelles
sont les qualités des écrivains célébrés dans les textes
du corpus ?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le discours d'Anatole France (texte
C). (voir
le corrigé)
- Dissertation
Les écrivains ont-ils pour mission essentielle de
célébrer ce qui fait la grandeur de l'être humain ? Vous
appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur
ceux que vous avez étudiés et sur vos lectures
personnelles.
- Invention
A l'occasion d'une commémoration, vous
prononcez un discours élogieux à propos d'un écrivain
dont vous admirez l'œuvre. Ce discours pourra réutiliser
les procédés, à vos yeux les plus efficaces, mis en
œuvre par les auteurs du corpus.
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SÉRIES
TECHNOLOGIQUES
Objet
d'étude : La question de l'Homme dans les genres
de l'argumentation du XVlème siècle à nos jours.
Corpus
:
Document
A : D'Alembert, Discours préliminaire, in L'Encyclopédie
ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers, 1751.
Document B : Jules Verne, Vingt mille lieues
sous les mers, Première partie, chapitre XII
« Tout par l'électricité »,1871.
Document C : Albert Robida, Le Vingtième Siècle,
1883.
Document D : Michel Serres, Petite Poucette,
2012.
Document A : D'Alembert,
Discours préliminaire, in Encyclopédie ou
dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, 1751.
[Coordonnée
et dirigée par Diderot et d'Alembert, l'Encyclopédie
est un ouvrage emblématique du siècle des Lumières, qui
cherche à établir la somme des connaissances
scientifiques, des progrès techniques et des idées
philosophiques du 18ème siècle. Le Discours préliminaire
propose au lecteur un tableau synthétique des
connaissances, qui réhabilite la place des arts mécaniques
et des métiers.]
Le
mépris qu'on a pour les arts mécaniques1 semble
avoir influé2 jusqu'à un certain point sur leurs
inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre
humain sont presque tous inconnus, tandis que l'histoire de
ses destructeurs, c'est-àdire des conquérants, n'est
ignorée de personne. Cependant c'est peut-être chez les
artisans qu'il faut aller chercher les preuves les plus
admirables de la sagacité3 de l'esprit, de sa
patience et de ses ressources. J'avoue que la plupart des
arts n'ont été inventés que peu à peu, et qu'il a fallu une
assez longue suite de siècles pour porter les montres, par
exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais
n'en est-il pas de même des sciences ? Combien de
découvertes qui ont immortalisé leurs auteurs, avaient été
préparées par les travaux des siècles précédents, souvent
même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus
qu'un pas à faire ? Et pour ne point sortir de l'horlogerie,
pourquoi ceux à qui nous devons la fusée4 des
montres, l'échappement5 et la répétition, ne
sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont travaillé
successivement à perfectionner l'algèbre6 ?
D'ailleurs, si j'en crois quelques philosophes que le mépris
de la multitude pour les arts n'a point empêchés de les
étudier, il est certaines machines si compliquées, et dont
toutes les parties dépendent tellement l'une de l'autre,
qu'il est difficile que l'invention en soit due à plus d'un
seul homme. Ce génie rare dont le nom est enseveli dans
l'oubli, n'eût-il pas été bien digne d'être placé à côté du
petit nombre d'esprits créateurs, qui nous ont ouvert dans
les sciences des routes nouvelles ?
1. Arts mécaniques : sciences
de la construction et du fonctionnement des machines.
2. Avoir influé : avoir eu un impact.
3. Sagacité : finesse et vivacité d'esprit.
4. Fusée de montre : pièce mécanique en forme de petite
toupie allongée.
5. Échappement : mécanisme d'horlogerie qui règle le
mouvement.
6. Algèbre : domaine des Mathématiques.
Document
B : Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers,
1871.
[Dans son
ouvrage de science-fiction, Jules Verne imagine un
fabuleux sous-marin, le Nautilus, conçu et commandé par un
étrange personnage, le Capitaine Nemo. Dans cet extrait,
ce dernier fait visiter au narrateur, le scientifique
Aronnax, les différents espaces de son sous-marin.]
Je
suivis le capitaine Nemo, à travers les coursives1
situées en abord, et j'arrivai au centre du navire. Là, se
trouvait une sorte de puits qui s'ouvrait entre deux
cloisons étanches. Une échelle de fer, cramponnée à la
paroi, conduisait à son extrémité supérieure. Je demandai au
capitaine à quel usage servait cette échelle.
« Elle aboutit au canot, répondit-il.
– Quoi ! vous avez un canot ? répliquai-je, assez étonné.
– Sans doute. Une excellente embarcation, légère et
insubmersible, qui sert à la promenade et à la pêche.
– Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes
forcé de revenir à la surface de la mer ?
– Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la
coque du Nautilus, et occupe une cavité disposée pour le
recevoir. Il est entièrement ponté2, absolument
étanche, et retenu par de solides boulons. Cette échelle
conduit à un trou d'homme percé dans la coque du Nautilus,
qui correspond à un trou pareil percé dans le flanc du
canot. C'est par cette double ouverture que je m'introduis
dans l'embarcation. On referme l'une, celle du Nautilus ; je
referme l'autre, celle du canot, au moyen de vis de
pression; je largue les boulons, et l'embarcation remonte
avec une prodigieuse rapidité à la surface de la mer.
J'ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos
jusque-là, je mâte3, je hisse ma voile ou je
prends mes avirons, et je me promène.
– Mais comment revenez-vous à bord ?
– Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c'est le Nautilus qui
revient.
– À vos ordres !
– À mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je
lance un télégramme4, et cela suffit.
– En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n'est
plus simple ! »
Après avoir dépassé la cage de l'escalier qui
aboutissait à la plate-forme, je vis une cabine longue de
deux mètres, dans laquelle Conseil et Ned Land5,
enchantés de leur repas, s'occupaient à le dévorer à belles
dents. Puis, une porte s'ouvrit sur la cuisine longue de
trois mètres, située entre les vastes cambuses6
du bord.
Là, l'électricité, plus énergique et plus obéissante
que le gaz lui-même, faisait tous les frais de la cuisson.
Les fils, arrivant sous les fourneaux, communiquaient à des
éponges de platine une chaleur qui se distribuait et se
maintenait régulièrement. Elle chauffait également des
appareils distillatoires7 qui, par la
vaporisation, fournissaient une excellente eau potable.
Auprès de cette cuisine s'ouvrait une salle de bains,
confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient
l'eau froide ou l'eau chaude, à volonté.
À la cuisine succédait le poste de l'équipage, long
de cinq mètres. Mais la porte en était fermée, et je ne pus
voir son aménagement, qui m'eût peut-être fixé sur le nombre
d'hommes nécessité par la manœuvre du Nautilus.
1. Coursive : couloir étroit à
l'intérieur d'un navire.
2. Ponté : qui est muni d'un pont.
3. Mâter : installer le mât d'un bateau.
4. Télégramme : message envoyé à distance par télégraphe ou
téléphone.
5. Conseil et Ned Land sont deux compagnons d'expédition
d'Aronnax.
6. Cambuse : pièce de stockage des réserves de nourriture
sur un bateau.
7. Appareil distillatoire : appareil qui permet de purifier
l'eau.
Document
C : Albert Robida, Le Vingtième Siècle,
1883.
[Cette
gravure intitulée « Station centrale des aéronefs1
à Notre-Dame2 » est extraite de
l'œuvre de science-fiction Le Vingtième Siècle,
réalisée par Albert Robida, dessinateur, journaliste et
écrivain du 19ème siècle. Il imagine dans cet ouvrage le
Paris du futur, transformé par les évolutions techniques.]
1. Aéronef :
appareil capable de se diriger dans les airs
2. Notre-Dame : la cathédrale de Paris est un des monuments
les plus célèbres de la capitale.
Document D
: Michel Serres, Petite Poucette,
2012.
[Michel
Serres désigne sous l'expression « Petite Poucette » la
nouvelle génération, dont il admire la capacité à écrire
et à envoyer rapidement des messages avec les deux pouces.
A la fin de son livre, il imagine une structure originale,
symbole d'un nouveau rapport au savoir et de cette
génération connectée et mobile.]
Michel
Authier1, concepteur génial, avec moi, son
assistant, projetons d'allumer un feu ou de planter un arbre
face à la tour Eiffel sur la rive droite de la Seine. Dans
des ordinateurs, dispersés ailleurs ou ici, chacun
introduira son passeport, son Ka2, image anonyme
et individuée, son identité codée, de sorte qu'une lumière
laser, jaillissante et colorée, sortant du sol et
reproduisant la somme innombrable de ces cartes, montrera
l'image foisonnante de la collectivité, ainsi virtuellement
formée. De soi-même, chacun entrera en cette équipe
virtuelle et authentique qui unira, en une image unique et
multiple, tous les individus appartenant au collectif
disséminé, avec leurs qualités concrètes et codées. En cette
icône3 haute, aussi haute que la tour, les
caractéristiques communes s'assembleront en une sorte de
tronc, les plus rares en des branches et les exceptionnelles
en feuillages ou bourgeons. Mais comme cette somme ne
cesserait de changer, que chacun avec chacun et que chacun
après chacun se transformerait de jour en jour, l'arbre
ainsi levé vibrerait follement, comme embrasé de flammes
dansantes.
Face à la Tour4 immobile, ferreuse,
portant, orgueilleuse, le nom de l'auteur et oublieuse des
milliers qui ferraillèrent l'ouvrage, dont certains
moururent là, face à la Tour porteuse, en haut, de l'un des
émetteurs de la voix de son maître, dansera, nouvelle,
variable, mobile, fluctuante, bariolée, tigrée, nuée,
rnarquetée5, mosaïque, musicale, kaléidoscopique,
une tour volubile en flammèches6 de lumière
chromatique, représentant le collectif connecté, d'autant
plus réelle, pour les données de chacun, qu'elle se
présentera virtuelle, participative – décidante quand on le
voudra. Volatile, vive et douce, la société d'aujourd'hui
tire mille langues de feu au monstre d'hier et d'antan, dur,
pyramidal et gelé. Mort.
1. Michel Authier :
mathématicien, philosophe et sociologue contemporain.
2. Ka : force vitale d'un être et passeport vers l'au-delà,
dans la mythologie égyptienne.
3. Icône : image sacrée; personne ou chose qui est un
symbole.
4. La Tour désigne ici la tour Eiffel.
5. Marquetée: marquée de couleurs, de dessins variés.
6. Flammèches : petites flammes, étincelles.
I
- Après avoir lu attentivement les textes du corpus,
vous répondrez aux questions suivantes, de façon
organisée et synthétique (6 points).
- Question
1 : Quelles sont les qualités reconnues aux inventions
dans les documents du corpus ? (3 points)
- Question
2 : Comment le génie créatif associe-t-il rigueur
scientifique et fantaisie dans les différents documents
? (3 points)
II
- Vous traiterez ensuite au choix l’un des trois travaux
d’écriture suivants (14 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire du document B (texte de
Jules Verne) en vous aidant du parcours de lecture
suivant :
— 1. Vous montrerez comment le texte valorise Nemo,
l'inventeur du Nautilus ;
— 2. Vous analyserez les éléments qui contribuent à
donner du Nautilus une image extraordinaire.
-
Dissertation
Comment, selon vous, la littérature et les arts
peuvent-ils prendre appui sur les objets
technologiques pour enrichir leur création ?
Vous appuierez votre développement sur les documents
du corpus, les textes étudiés pendant l'année et vos
connaissances personnelles, littéraires ou
artistiques.
-
Invention
Vous découvrez au concours Lépine1
une invention dont la nouveauté, l'utilité et
l'ingéniosité vous séduisent. Désireux de partager
votre découverte et de communiquer votre enthousiasme,
vous écrivez un article dans le journal de votre
commune. Votre texte comprendra au minimum une
quarantaine de lignes.
1.
Concours Lépine: concours institué en 1902 et qui
récompense chaque année les inventeurs et fabricants
français.
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de page
PONDICHÉRY
SÉRIE L
Objet
d'étude : Écriture poétique et quête du sens, du Moyen
Âge à nos jours.
Corpus
:
Texte
A : Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et
de la petite Jeanne de France, 1913 (extrait).
Texte B : Jean Follain, Usage du Temps, 1941,
« Vie urbaine », (extrait).
Texte C : Léopold Sédar Senghor, Ethiopiques,
1956, « À New York » (extrait).
Texte D : Jacques Réda, Amen, 1968, « Hauteurs
de Belleville ».
Texte A : Blaise Cendrars,
La Prose du Transsibérien1
et de la Petite Jeanne de France, 1913.
dédiée
aux musiciens
En ce temps-là
j'étais en mon adolescence
J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus
de mon enfance
J'étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers
et des sept gares
Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et
trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple
d'Éphèse2 ou comme la Place
Rouge de Moscou quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes. Et j'étais
déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu'au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare3
Croustillé d'or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
Et l'or mielleux des cloches...
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode4
J'avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes5
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit
s'envolaient sur la place
Et mes mains s'envolaient aussi avec des bruissements
d'albatros
Et ceci, c'était les dernières réminiscences6
Du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.
Pourtant, j'étais fort mauvais poète.
Je ne savais pas aller jusqu'au bout.
J'avais faim
[ ... ]
1. Transsibérien : train qui
traverse la Russie.
2. Temple d'Éphèse : temple situé dans l'actuelle Turquie,
qui fut incendié dans l'Antiquité.
3. Tartare : qui se rapporte à un peuple de la Russie.
4. Novgorode : ville du Nord Ouest de la Russie.
5. Caractères cunéiformes : système d'écriture très ancien.
6. Réminiscences : souvenirs qui remontent à la conscience.
Texte B : Jean Follain, Usage du Temps, 1941
, « Vie urbaine » (extrait).
[...]
C'était une occupation douce et mélancolique
que de suivre, pour voir où ils allaient, les passants, de
suivre la forme blême jusque sous un porche où elle
s'engouffrait, jusqu'à la porte crevassée, couverte de
fientes d'insectes et d'oiseaux.
C'était une occupation douce que de s'arrêter
devant les petites épiceries sombres, éclairées le soir de
reflets rouges irradiant d'une arrière-boutique où
flambait un feu.
Fantomatiquement apparaît la ville où s'alignent à
distance égale des réverbères, la ville où les jeunes
demoiselles s'écoutent; la petite ville où l'on compte, où
l'on fait mesurer à dix reprises à la vendeuse qui rêve la
carpette de jonc. Il faut qu'elle mesure, la vendeuse
toute chavirée d'amour avec les lèvres fiévreuses à la
pensée du scandale que fera sa grossesse encore neuve.
Texte
C : Léopold Sédar Senghor, Éthiopiques,
1956, «À New York».
À NEW YORK
(pour
un orchestre de jazz :
solo de trompette)
New York !
D'abord j'ai été confondu par ta beauté, ces grandes
filles d'or aux jambes longues
Si timide d'abord devant tes yeux de métal bleu, ton
sourire de givre
Si timide. Et l'angoisse au fond des rues à gratte-ciel
Levant des yeux de chouette parmi l'éclipse du soleil.
Sulfureuse1 ta lumière et les fûts2
livides, dont les têtes foudroient le ciel
Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles
d'acier et leur peau patinée de pierres.
Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan3
–
C'est au bout de la troisième semaine que vous saisit la
fièvre en un bond de jaguar
Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux
de l'air
Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des
terrasses. Pas un rire d'enfant en fleur, sa main dans ma
main fraîche
Pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et
des seins sans sueur ni odeur.
Pas un mot tendre en l'absence de lèvres, rien que des
cœurs artificiels payés en monnaie forte
Et pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre
fleurit des cristaux de corail.
Nuits d'insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux
follets, tandis que les klaxons hurlent des heures vides
Et que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques,
tels des fleuves en crue des cadavres d'enfants.
[...]
1. sulfureuse :
qui contient du soufre, traditionnellement associé à
l'Enfer.
2. fût : partie centrale d'une colonne ou d'un tronc.
3. Manhattan : quartier central de New York.
Texte
D : Jacques Réda, Amen, 1968, « Hauteurs de
Belleville1
» .
HAUTEURS DE
BELLEVILLE
Ayant suivi ce
long retroussement d'averses,
Espérions-nous quelque chose comme un sommet
Au détour des rues qui montaient
En lentes spirales de vent, de paroles et de pluies ?
Déjà les pauvres maisons semblaient détachées de la vie;
Elles flottaient contre le ciel, tenant encore à la
colline
Par des couloirs, ces impasses obliques, ces jardinets
Où nous allions la tête un peu courbée, sous les nuages
En troupeaux de gros animaux très doux qui descendaient
Mollement se rouler dans l'herbe au pied des palissades
Et chercher en soufflant la tiédeur de nos genoux.
Nos doigts, nos bouches s'approchaient sans réduire
l'espace
Entre nous déployé comme l'aire d'un vieux naufrage
Après l'inventaire du vent qui s'était radouci,
Touchait encore des volets, des mousses, des rouages
Et des copeaux de ciel au fond des ateliers rompus;
Frôlait dans l'escalier où s'était embusquée la nuit
L'ourlet déchiré d'une robe, un cœur sans cicatrice.
1. Belleville est
un quartier populaire de Paris, construit sur une colline où
l'on trouvait de nombreux ateliers d'artisans.
I
- Après avoir lu les textes du corpus, vous répondrez à
la question suivante (4 points) :
Quelles
émotions la ville suscite-t-elle chez les différents
poètes du corpus ?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire du poème de Blaise
Cendrars (texte A).
- Dissertation
La poésie vise-t-elle seulement à célébrer les
hommes et le monde ?
Vous répondrez à cette question en un développement
structuré, en vous appuyant sur les textes du corpus et
sur ceux étudiés pendant l'année. Vous pouvez aussi
faire appel à vos connaissances et lectures
personnelles.
- Invention
Vous êtes chargé(e) de prononcer un discours
pour l'inauguration de la semaine de la poésie. Vous y
affirmerez que les poèmes peuvent trouver leur matière
dans les sujets les plus ordinaires.
Vous illustrerez votre réflexion d'exemples tirés de vos
lectures et de votre culture personnelle.
Votre texte comportera 60 lignes au minimum.
haut
de page
PONDICHÉRY
SÉRIES ES / S
Objet
d'étude : Écriture poétique et quête du sens, du
Moyen Âge à nos jours.
Corpus
:
Texte
A : Jean-Baptiste CLÉMENT, « Le temps des cerises », Chansons,
1882.
Texte B : André GIDE, « La ronde des grenades », Les
Nourritures terrestres, livre IV, 1897.
Texte C : Francis PONGE, « L'orange », Le Parti
pris des choses, 1942.
Texte D : Jacques PRÉVERT, « Promenade de Picasso », Paroles,
1949.
Texte A : Jean-Baptiste
CLÉMENT, « Le temps des cerises », Chansons, 1882.
[Ce poème
fut composé en 1866 puis repris comme chant populaire lors
des journées révolutionnaires de la Commune de Paris au
printemps 1871.]
A la vaillante
citoyenne Louise,
l'ambulancière de la rue Fontaine-au-Roi.
le dimanche 28 mai 1871.
Quand nous en
serons au temps des cerises,
Et gai rossignol et merle moqueur
Seront tous en fête.
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au cœur.
Quand nous en serons au temps des cerises,
Sifflera bien mieux le merle moqueur.
Mais il est bien court le temps des cerises,
Où l'on s'en va deux cueillir en rêvant
Des pendants d'oreilles1,
Cerises d'amour aux robes pareilles
Tombant sous la feuille en gouttes de sang.
Mais il est bien court le temps des cerises,
Pendants de corail qu'on cueille en rêvant.
Quand vous en serez au temps des cerises,
Si vous avez peur des chagrins d'amour
Évitez les belles.
Moi qui ne crains pas les peines cruelles,
Je ne vivrais pas sans souffrir un jour.
Quand vous en serez au temps des cerises,
Vous aurez aussi des chagrins d'amour.
J'aimerai toujours le temps des cerises :
C'est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte,
Et dame Fortune, en m'étant offerte,
Ne saurait jamais calmer ma douleur.
J'aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur.
Paris-Montmartre, 1866.
1. Pendants d'oreilles :
cerises portées en boucles d'oreilles.
Texte B : André
GIDE, «
La ronde des grenades », Les Nourritures
terrestres, livre IV (extrait), 1897.
[Le récit
poétique en prose, Les Nourritures terrestres,
adressé au jeune Nathanaël, comporte des passages
versifiés comme « La ronde des grenades ». Dans cet
extrait, Hylas s'adresse à Nathanaël puis passe la parole
à la jeune Simiane.]
Nathanaël,
te parlerai-je des grenades1 ?
On les vendait pour quelques sous, à cette foire
orientale,
Sur des claies2 de roseaux où elles s'étaient
éboulées,
On en voyait qui roulaient dans la poussière
Et que des enfants nus ramassaient
Leur jus est aigrelet comme celui des framboises pas mûres
Leur fleur semble faite de cire;
Elle est de la couleur du fruit.
Trésor gardé, cloisons de ruches,
Abondance de la saveur,
Architecture pentagonale.
L'écorce se fend; les grains tombent,
Grains de sang dans des coupes d'azur;
Et d'autres, gouttes d'or, dans des plats de bronze
émaillé.
–
Chante à présent la figue, Simiane3,
Parce que ses amours sont cachées.
–
Je chante la figue, dit-elle,
Dont les belles amours sont cachées,
Sa floraison est repliée.
Chambre close où se célèbrent des noces;
Aucun parfum ne les conte au-dehors.
Comme rien ne s'en évapore,
Tout le parfum devient succulence et saveur.
Fleur sans beauté; fruit de délices;
Fruit qui n'est que sa fleur mûrie.
J'ai chanté la figue, dit-elle.
Chante à présent toutes les fleurs.
1. Grenades : fruits du
grenadier, de la grosseur d'une pomme, dont l'intérieur
cloisonné renferme des grains rouges.
2. Claies : support tressé utilisé pour sécher les fruits.
3. Simiane : prénom féminin.
Texte
C : Francis PONGE, « L'orange », Le Parti pris
des choses, 1942.
Comme
dans l'éponge il y a dans l'orange une aspiration à
reprendre contenance après avoir subi l'épreuve de
l'expression1. Mais où l'éponge réussit toujours,
l'orange jamais : car ses cellules ont éclaté, ses tissus se
sont déchirés. Tandis que l'écorce seule se rétablit
mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide
d'ambre s'est répandu, accompagné de rafraîchissement, de
parfums suaves, certes, - mais souvent aussi de la
conscience amère d'une expulsion prématurée de pépins.
Faut-il prendre parti entre ces deux manières de mal
supporter l'oppression ? –
L'éponge n'est que muscle et se remplit de vent, d'eau
propre ou d'eau sale selon : cette gymnastique est ignoble.
L'orange a meilleur goût, mais elle est trop passive, –
et ce sacrifice odorant... c'est faire à l'oppresseur trop
bon compte vraiment.
Mais ce n'est pas assez avoir dit de l'orange que
d'avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l'air et
de réjouir son bourreau. Il faut mettre l'accent sur la
coloration glorieuse du liquide qui en résulte, et qui,
mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s'ouvrir
largement pour la prononciation du mot comme pour
l'ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive2
de l'avant-bouche dont il ne fait pas se hérisser les
papilles.
Et l'on demeure au reste sans paroles pour avouer
l'admiration que mérite l'enveloppe du tendre, fragile et
rose ballon ovale dans cet épais tampon-buvard humide dont
l'épiderme extrêmement mince mais très pigmenté, acerbernent
sapide3, est juste assez rugueux pour accrocher
dignement la lumière sur la parfaite forme du fruit.
Mais à la fin d'une trop courte étude, menée aussi
rondement que possible, il faut en venir au pépin. Ce grain,
de la forme d'un minuscule citron, offre à l'extérieur la
couleur du bois blanc de citronnier, à l'intérieur un vert
de pois ou de germe tendre. C'est en lui que se retrouvent,
après l'explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne4
de saveurs, couleurs et parfums que constitue le ballon
fruité lui-même, –
la dureté relative et la verdeur (non d'ailleurs entièrement
insipide5) du bois, de la branche, de la feuille
: somme toute petite quoique avec certitude la raison d'être
du fruit.
1. Expression :
action de presser et d'exprimer.
2. Sans aucune moue appréhensive : sans aucune grimace
craintive au contact du jus.
3. Acerbement sapide : d'une saveur agressive.
4. Lanterne vénitienne : lanterne multicolore.
5. Insipide : sans saveur.
Texte
D : Jacques PRÉVERT, « Promenade de Picasso »,
Paroles, 1949.
PROMENADE DE
PICASSO
Sur une
assiette bien ronde en porcelaine réelle
une pomme pose
face à face avec elle
un peintre de la réalité
essaie vainement de peindre
la pomme telle qu'elle est
mais
elle ne se laisse pas faire
la pomme
elle a son mot à dire
et plusieurs tours dans son sac de pomme
la pomme
et la voilà qui tourne
dans son assiette réelle
sournoisement sur elle-même
doucement sans bouger
et comme un duc de Guise qui se déguise en bec de gaz1
parce qu'on veut malgré lui lui tirer le portrait
la pomme se déguise en beau fruit déguisé2
et c'est alors
que le peintre de la réalité
commence à réaliser
que toutes les apparences de la pomme sont contre lui
et
comme le malheureux indigent3
comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la
merci de n'importe quelle
association bienfaisante et
charitable et redoutable de bienfaisance de charité
et de redoutabilité
le malheureux peintre de la réalité
se trouve soudain alors être la triste proie
d'une innombrable foule d'associations d'idées4
Et la pomme en tournant évoque le pommier
le Paradis terrestre et Ève et puis Adam
l'arrosoir l'espalier Parmentier l'escalier
le Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l'Api
le serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pomme
et le péché originel
et les origines de l'art
et la Suisse avec Guillaume Tell
et même Isaac Newton
plusieurs fois primé à l'Exposition de la Gravitation
Universelle
et le peintre étourdi perd de vue son modèle
et s'endort
C'est alors que Picasso qui passait par là comme il passe
partout
chaque jour comme chez lui voit la pomme et l'assiette et
le peintre endormi
Quelle idée de peindre une pomme
dit Picasso mange la pomme
et la pomme lui dit Merci
et Picasso casse l'assiette
et s'en va en souriant
et le peintre arraché à ses songes
comme une dent
se retrouve tout seul devant sa toile inachevée
avec au beau milieu de sa vaisselle brisée
les terrifiants pépins de la réalité.
1. Bec de gaz :
ancien éclairage de rue, fonctionnant au gaz
2. Beau fruit déguisé : un fruit déguisé est une confiserie.
3. Indigent : personne dans le besoin.
4. Associations d'Idées : succession de références
historiques et culturelles, développées dans les vers
suivants.
I
- Vous répondrez d’abord à la question suivante (4
points) :
En
quoi ces quatre textes révèlent-ils les richesses
poétiques des fruits ?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire du texte d'André Gide
(texte B).
- Dissertation
En quoi la poésie permet-elle de porter un regard
renouvelé sur le monde qui nous entoure ?
Vous répondrez à cette question en vous fondant sur les
textes du corpus ainsi que sur les textes et œuvres que
vous avez étudiés ou lus.
- Invention
Vous ferez l'éloge poétique en prose ou en
vers (libres ou réguliers) d'un objet du quotidien de
votre choix. Vous devrez prendre appui sur des procédés
d'écriture que vous aurez repérés dans le corpus.
Votre poème comportera au moins trente lignes.
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PONDICHÉRY
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet
d'étude : Le théâtre: texte et représentation, du
XVllème siècle à nos jours.
Corpus :
Texte A :
Molière, Monsieur de Pourceaugnac, acte l,
scène 1, 1669.
Texte B : Marivaux, Le Père prudent et équitable,
scène 1, 1712.
Texte C : Alfred de Musset, La Nuit vénitienne,
scène 1, 1830.
Texte A : Molière, Monsieur de Pourceaugnac,
acte l, scène 1, 1669.
ACTE 1
JULIE,
ÉRASTE, NÉRINE
JULlE. – Mon Dieu! Éraste, gardons d'être surpris1;
je tremble qu'on ne nous voie ensemble, et tout serait
perdu, après la défense que l'on m'a faite.
ÉRASTE. – Je regarde de tous côtés, et je n'aperçois rien,
JULIE, à Nérine - Aie aussi l'œil au guet, Nérine,
et prends bien garde qu'il ne vienne personne.
NÉRINE, se retirant dans le fond du théâtre. –
Reposez-vous sur moi, et dites hardiment2 ce que
vous avez à vous dire.
JULlE. – Avez-vous imaginé pour notre affaire quelque chose
de favorable ? et croyezvous, Éraste, pouvoir venir à bout
de détourner ce fâcheux mariage que mon père s'est mis en
tête ?
ÉRASTE. – Au moins y travaillons-nous fortement; et déjà
nous avons préparé un bon nombre de batteries3
pour renverser ce dessein4 ridicule.
NÉRINE, accourant à Julie. - Par ma foi ! voilà
votre père.
JULlE. – Ah ! séparons-nous vite.
NÉRINE. – Non, non, non, ne bougez : je m'étais trompée.
JULlE. – Mon Dieu, Nérine, que tu es sotte de nous donner de
ces frayeurs !
ÉRASTE. – Oui, belle Julie, nous avons dressé pour cela
quantité de rnachines5, et nous ne feignons point
de6 mettre tout en usage, sur la permission que
vous m'avez donnée. Ne nous demandez point tous les ressorts
que nous ferons jouer : vous en aurez le divertissement; et,
comme aux comédies, il est bon de vous laisser le plaisir de
la surprise, et de ne vous avertir point de tout ce qu'on
vous fera voir. C'est assez de vous dire que nous avons en
main divers stratagèmes tout prêts à produire dans
l'occasion, et que l'ingénieuse Nérine et l'adroit Sbrigani
entreprennent l'affaire.
NÉRINE. – Assurément. Votre père se moque-t-il de vouloir
vous anger de7 son avocat de Limoges, Monsieur de
Pourceaugnac, qu'il n'a vu de sa vie, et qui vient par le
coche vous enlever à notre barbe ? [...]
1. Gardons
d'être surpris : faisons attention à ne pas être surpris.
2. Hardiment : courageusement.
3. Batteries : machinations.
4. Dessein : projet.
5. Machines : ruses.
6. Nous ne feignons point de : nous n'hésitons pas à.
7. Anger de : marier à.
Texte B :
Marivaux, Le Père prudent et équitable, scène
première, 1712.
DÉMOCRITE,
PHILINE, TOINETTE
DÉMOCRITE
Je
veux être obéi ; votre jeune cervelle
Pour l'utile1, aujourd'hui, choisit la
bagatelle.
Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant:
Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc.
Vous rechignez2-, je crois, petite créature !
Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure
Qu'elles sentent déjà ce que c'est que l'amour.
Eh bien donc ! vous serez mariée en ce jour !
Il s'offre trois partis: un homme de finance,
Un jeune Chevalier, le plus noble de France,
Et Ariste qui doit arriver aujourd'hui.
Je le souhaiterais que vous fussiez à lui.
Il a de très grands biens, il est près du village;
Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre âge:
Mais qu'importe après tout ? La jeune3 de
Faubon
En est-elle moins bien pour avoir un barbon4 ?
Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine;
Avec son vieil époux sans cesse elle badine5 ;
Elle saute, elle rit, elle danse toujours.
Ma fille, les voilà les plus charmants amours.
Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme.
Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme :
Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux.
Ma fille, en voilà trois; choisissez l'un d'entre eux,
Je le veux bien encor; mais oubliez Cléandre ;
C'est un colifichet6 qui voudrait nous
surprendre,
Dont les biens, embrouillés dans de très grands procès,
Peut-être ne viendront qu'après votre décès.
PHILINE
Si
mon cœur...
DÉMOCRITE
Taisez-vous, je veux qu'on m'obéisse.
Vous suivez sottement votre amoureux caprice;
C'est faire votre bien que de vous résister,
Et je ne prétends point ici vous consulter.
Adieu.
1.
Pour l'utile : au lieu de l'utile.
2. Vous rechignez : vous montrez de la mauvaise volonté.
3. La Jeune : la jeune épouse
4. Barbon : homme âgé.
5. Elle badine : elle plaisante.
6. Colifichet : petit objet sans grande valeur.
Texte C :
Alfred de Musset, La Nuit vénitienne, scène
1,1830.
SCÈNE
1
Une rue; il est nuit.
RAZETTA descend d'une gondole, LAURETTE paraît à un balcon.
RAZETTA1. – Partez-vous, Laurette ? Est-il vrai
que vous partiez ?
LAURETTE. – Je n'ai pu faire autrement.
RAZETTA. – Vous quittez Venise ?
LAURETTE. – Demain matin.
RAZETTA. – Ainsi cette funeste nouvelle qui courait la ville
aujourd'hui n'est que trop vraie. On vous vend au prince
d'Eysenach. Quelle fête ! Votre orgueilleux tuteur n'en
mourra-t-il pas de joie ? Lâche et vil courtisan !
LAURETTE. – Je vous en supplie, Razetta, n'élevez pas la
voix; ma gouvernante est dans la salle voisine; on m'attend;
je ne puis que vous dire adieu.
RAZETTA. – Adieu pour toujours ?
LAURETTE. – Pour toujours !
RAZETTA. – Je suis assez riche pour vous suivre en
Allemagne.
LAURETTE. – Vous ne devez pas le faire, Ne nous opposons
pas, mon ami, à la volonté du ciel.
RAZETTA. – La volonté du ciel écoutera celle de l'homme.
Bien que j'aie perdu au jeu la moitié de mon bien, je vous
répète que j'en ai assez pour vous suivre, et que j'y suis
déterminé.
LAURETTE. Vous nous perdrez tous deux par cette action.
RAZETTA. – La générosité n'est plus de mode sur cette terre.
LAURETTE. – Je le vois; vous êtes au désespoir.
RAZETTA. – Oui; et l'on a agi prudemment en ne m'invitant
pas à votre noce.
LAURETTE. – Écoutez, Razetta : vous savez que je vous ai
beaucoup aimé. Si mon tuteur y avait consenti, je serais à
vous depuis longtemps. Une fille ne dépend pas d'elle
ici-bas. Voyez dans quelles mains est ma destinée; vous-même
ne pouvez-vous pas me perdre par le moindre éclat ? Je me
suis soumise à mon sort. Je sais qu'il peut vous paraître
brillant, heureux... Adieu ! adieu ! je ne puis en dire
davantage... Tenez ! voici ma croix d'or que je vous prie de
garder.
RAZETTA. – Jette-la dans la mer; j'irai la rejoindre.
[...]
1.
Razetta est un personnage masculin.
I
- Après avoir lu attentivement les documents du
corpus, vous répondrez aux questions suivantes, de
façon organisée et synthétique (6 points) :
Question
1 : Quelle vision de la condition féminine
est ici proposée ? (3 points).
Question
2 : Comment ces trois scènes d'exposition
peuvent-elles susciter l'intérêt du spectateur ? (3
points).
II.
Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets
suivants (14
points) :
- Commentaire
Vous
commenterez le texte de Marivaux (texte B), en vous
aidant du parcours de lecture suivant:
- Vous étudierez le comportement du père à l'égard
de sa fille.
- Vous montrerez que s'opposent, dans le texte, deux
conceptions différentes du mariage.
- Dissertation
Dans quelle mesure le théâtre est-il propice à
une réflexion sur les problèmes de société ?
Vous répondrez à cette question en vous fondant sur
les textes du corpus ainsi que sur les textes,
œuvres et spectacles que vous connaissez.
- Invention
Un metteur en scène réunit ses comédiens
et les techniciens de son équipe. Il expose, en les
justifiant, les choix de mise en scène qu'il
envisage pour La Nuit vénitienne de Musset
(texte C).
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