LES SUJETS DE L’
EAF
2010
-
suite
CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE ES / S
Objet d'étude : La poésie.
Textes
:
Texte A :
Joachim du Bellay, " France, mère des arts ...", Les Regrets,
sonnet IX, 1558.
Texte B : Alphonse de Lamartine, "L'automne", Méditations poétiques,
1820.
Texte C : Charles Baudelaire, "Un hémisphère dans une chevelure", Petits
Poèmes en prose (posthume, 1869).
Texte D : Jules Supervielle, "Les chevaux du Temps", Les Amis
inconnus, 1934.
Texte A : Joachim du Bellay, "France, mère des
arts ...", Les Regrets, sonnet IX, 1558.
France, mère des arts, des armes et des lois,
Tu m'as nourri longtemps du lait de ta mamelle ;
Ores1, comme un agneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois.
Si tu m'as pour enfant avoué quelquefois,
Que ne me réponds-tu maintenant, ô cruelle ?
France, France, réponds à ma triste querelle.
Mais nul, sinon Echo, ne répond à ma voix.
Entre les loups cruels j'erre parmi la plaine ;
Je sens venir l'hiver, de qui la froide haleine
D'une tremblante horreur fait hérisser ma peau.
Las ! Tes autres agneaux n'ont faute de pâture,
Ils ne craignent le loup, le vent, ni la froidure :
Si ne suis-je2 pourtant le pire du troupeau.
1.
Maintenant.
2. Et je ne suis pas...
Texte B : Alphonse de Lamartine, "L'automne", Méditations
poétiques, 1820.
Salut ! bois couronnés d’un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards.
Je suis d’un pas rêveur le sentier solitaire ;
J’aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l’obscurité des bois.
Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire,
À ses regards voilés je trouve plus d’attraits ;
C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.
Ainsi, prêt à quitter l’horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l’espoir évanoui,
Je me retourne encore, et d’un regard d’envie
Je contemple ses biens dont je n’ai pas joui.
Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau ;
L’air est si parfumé ! la lumière est si pure !
Aux regards d’un mourant le soleil est si beau !
Je voudrais maintenant vider jusqu’à la lie
Ce calice mêlé de nectar et de fiel :
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel !
Peut-être l’avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l’espoir est perdu !
Peut-être, dans la foule, une âme que j’ignore
Aurait compris mon âme, et m’aurait répondu !…
La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphyre ;
À la vie, au soleil, ce sont là ses adieux :
Moi, je meurs ; et mon âme, au moment qu’elle expire,
S’exhale comme un son triste et mélodieux.
Texte C : Charles
Baudelaire, "Un hémisphère dans une chevelure", Petits Poèmes en
prose (posthume,1869).
XVII
UN HÉMISPHÈRE DANS UNE CHEVELURE
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps,
l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme
altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un
mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens !
tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum
comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de
mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent
vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond,
où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la
peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de
chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de
navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et
compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des
longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire,
bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs
et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac
mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois
resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta
chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de
l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand
je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je
mange des souvenirs.
Texte D : Jules Supervielle, "Les
chevaux du Temps", Les Amis inconnus, 1934.
Quand les chevaux du Temps s'arrêtent à ma porte
J'hésite un peu toujours à les regarder boire
Puisque c'est de mon sang qu'ils étanchent leur soif
Ils tournent vers ma face un œil reconnaissant
Pendant que leurs longs traits m'emplissent de faiblesse
Et me laissent si las, si seul et décevant
Qu'une nuit passagère envahit mes paupières
Et qu'il me faut soudain refaire en moi des forces
Pour qu'un jour où viendrait l'attelage assoiffé
Je puisse encore vivre et les désaltérer.
I- Après avoir lu tous les
textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :
Comment
s'expriment les sentiments du poète dans les quatre textes du
corpus ? (Ne pas excéder une vingtaine de lignes).
II. Vous
traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire du
texte de Lamartine (texte B).
- Dissertation
La poésie est-elle pour le poète un refuge face au monde
réel ? Vous aurez soin d’illustrer votre réponse par des références
poétiques choisies dans le corpus, dans les poèmes étudiés en classe,
ou dans votre culture personnelle.
- Invention
Vous écrivez de la poésie et avez adressé un recueil à une
maison d’édition qui l’a refusé. Vous rédigez, au choix :
- soit la lettre de refus que vous a envoyée le directeur de la
maison d’édition : selon lui, vos poèmes sont trop inspirés par les
problèmes de société et les débats actuels ;
- soit la lettre que vous adressez en réponse à ce directeur :
vous y soutenez l’importance, pour la poésie, d’aborder des questions
de société.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE L
Objet d'étude : Le roman et ses personnages
: visions de l'homme et du monde.
Textes
:
Texte A : Victor
Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre I, chapitre III, 1831.
Texte B : Emile Zola, Le Rêve, chapitre I, 1888.
Texte C : Blaise Cendrars, L'or, chapitre VI, 21, 1925.
Texte D : Véronique Ovaldé, Et mon cœur transparent, chapitre
III, 2008.
Texte A : Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre
I, chapitre III, 1831.
Dans un vaste
espace laissé libre entre la foule et le feu, une jeune fille dansait.
Si cette jeune fille était un être humain, ou une fée, ou un
ange, c’est ce que Gringoire, tout philosophe sceptique1,
tout poète ironique qu’il était, ne put décider dans le premier moment
tant il fut fasciné par cette éblouissante vision.
Elle
n’était pas grande mais elle le semblait tant sa fine taille s’élançait
hardiment. Elle était brune, mais on devinait que le jour sa peau
devait avoir ce beau reflet doré des Andalouses et des Romaines. Son
petit pied aussi était andalou car il était tout ensemble à l’étroit et
à l’aise dans sa gracieuse chaussure. Elle dansait, elle tournait, elle
tourbillonnait sur un vieux tapis de Perse, jeté négligemment sous ses
pieds ; et chaque fois qu’en tournoyant sa rayonnante figure passait
devant vous, ses grands yeux noirs vous jetaient un éclair. Autour
d’elle tous les regards étaient fixes, toutes les bouches ouvertes, et,
en effet, tandis qu’elle dansait ainsi, au bourdonnement du tambour de
basque que ses deux bras ronds et purs élevaient au-dessus de sa tête,
mince, frêle et vive comme une guêpe, avec son corsage d’or sans pli,
sa robe bariolée qui se gonflait avec ses épaules nues, ses jambes
fines que sa jupe découvrait par moments, ses cheveux noirs, ses yeux
de flamme, c’était une surnaturelle créature.
– En vérité, pensa Grégoire,
c’est une salamandre2, c’est une nymphe3, c’est
une déesse, c’est une bacchante4 du mont Ménaléen5
!
En
ce moment une des nattes de la chevelure de la « salamandre » se
détacha, et une pièce de cuivre jaune qui y était attachée roula à
terre.
– Hé non, dit-il, c’est une bohémienne.
Toute illusion avait disparu.
1. Philosophe partisan du doute
systématique.
2.
Batracien amphibie auquel on attribuait anciennement la faculté de
vivre dans le feu. Selon les croyances du Moyen Age. cet animal
symbolisait l'esprit du feu ; on pensait que la
salamandre avait la faculté de vivre dans le feu. dont elle se
nourrissait.
3.
Divinité féminine d’apparence jeune et gracieuse, qui hante les
fleuves, les sources, les bois, les montagnes et les prairies.
4. Prêtresse du culte de Bacchus.
5. Le mont Ménale est une montagne du Péloponnèse en Arcadie.
Texte B : Emile Zola, Le Rêve,
chapitre I, 1888.
[Le
jour de Noël, une orpheline de neuf ans a trouvé refuge devant la porte
d'une église à côté de laquelle se trouve la maison d'un couple
d'artisans, les Hubert.]
Sans pensées, l'enfant regardait toujours ce logis vénérable de maître
artisan, proprement tenu, et elle lisait, clouée à gauche de la porte,
une enseigne jaune, portant ces mots : Hubert chasublier1,
en vieilles lettres noires,
lorsque, de nouveau, le bruit d'un volet rabattu l'occupa. Cette fois,
c'était le volet de la fenêtre carrée du rez-de-chaussée : un homme à
son tour se penchait, le visage tourmenté, au nez en bec d'aigle, au
front bossu, couronné de cheveux épais et blancs déjà, malgré ses
quarante-cinq ans à peine ; et lui aussi s'oublia une minute à
l'examiner, avec un pli douloureux de sa grande bouche tendre. Ensuite,
elle le vit qui demeurait debout, derrière les petites vitres
verdâtres. Il se tourna, il eut un geste, sa femme reparut, très belle.
Tous les deux, côte à côte, ne bougeaient plus, ne la quittaient plus
du regard, l'air profondément triste.
Il y avait quatre cents ans que la lignée des Hubert, brodeurs de père
en fils, habitait cette maison. Un maître chasublier l'avait fait
construire sous Louis XI, un autre, réparer sous Louis XIV ; et
l'Hubert actuel y brodait des chasubles, comme tous ceux de sa race. A
vingt ans, il avait aimé une jeune fille de seize ans, Hubertine, d'une
telle passion, que, sur le refus de la mère, veuve d'un magistrat, il
l'avait enlevée, puis épousée. Elle était d'une beauté merveilleuse, ce
fut tout leur roman, leur joie et leur malheur. Lorsque, huit mois plus
tard, enceinte, elle vint au lit de mort de sa mère, celle-ci la
déshérita et la maudit, si bien que l'enfant, né le même soir, mourut.
Et, depuis, au cimetière, dans son cercueil, l'entêtée bourgeoise ne
pardonnait toujours pas, car le ménage n'avait plus eu d'enfant, malgré
son ardent désir. Après vingt-quatre années, ils pleuraient encore
celui qu'ils avaient perdu, ils désespéraient maintenant de jamais
fléchir la morte.
Troublée de leurs regards, la petite s'était renfoncée derrière le
pilier de sainte Agnès. Elle s'inquiétait aussi du réveil de la rue :
les boutiques s'ouvraient, du monde commençait à sortir. Cette rue des
Orfèvres, dont le bout vient buter contre la façade latérale de
l'église, serait une vraie impasse, bouchée du côté de l'abside2 par la maison des Hubert, si la rue Soleil, un étroit couloir, ne la
dégageait de l'autre côté, en filant le long du collatéral3,
jusqu'à la grande façade, place du Cloître ; et il passa deux dévotes4,
qui eurent un coup d'œil étonné sur cette petite mendiante, qu'elles ne
connaissaient pas, à Beaumont5.
La tombée lente et obstinée de la neige continuait, le froid semblait
augmenter avec le jour blafard, on n'entendait qu'un lointain bruit de
voix, dans la sourde épaisseur du grand linceul blanc qui couvrait la
ville.
Mais, sauvage, honteuse de son abandon comme dune faute, l'enfant se
recula encore, lorsque, tout d'un coup, elle reconnut devant elle
Hubertine, qui n'ayant pas de bonne, était sortie chercher son pain.
– Petite, que fais-tu là ? qui
es-tu ?
Et elle ne répondit point, elle se cachait le visage. Cependant elle ne
sentait plus ses membres, son être s'évanouissait, comme si son cœur,
devenu de glace, se fût arrêté. Quand la bonne dame eut tourné le dos,
avec un geste de pitié discrète, elle s'affaissa sur les genoux, à bout
de forces, glissa ainsi qu'une chiffe6 dans la neige, dont les flocons, silencieusement, l'ensevelirent. Et la
dame, qui revenait avec son pain tout chaud, l'apercevant ainsi par
terre, de nouveau s'approcha.
– Voyons, petite, tu ne peux
rester sous cette porte.
Alors, Hubert, qui était sorti à son tour, debout au seuil de la
maison, la débarrassa du pain, en disant :
– Prends-la donc, apporte-la !
Hubertine, sans ajouter rien, la prit dans ses bras solides. Et
l'enfant ne se reculait plus, emportée comme une chose, les dents
serrées, les yeux fermés, toute froide, d'une légèreté de petit oiseau
tombé de son nid.
1. chasublier : tailleur de chasubles (vêtements de prêtres).
2. abside : partie d'église qui se trouve derrière le chœur.
3. collatéral bas-côté de la nef d'une église.
4. dévote personne très pieuse.
5. Beaumont . ville dans laquelle Zola situe son roman.
6. chiffe : chiffon.
Texte C : Blaise
Cendrars, L'or, chapitre VI, 21, 1925.
[En
1839, Suter, un aventurier sans scrupules, arrive dans une vallée
californienne sauvage avec le projet d'y édifier un ranch.]
Six semaines plus tard, la vallée offre un spectacle hallucinant. Le
feu est passé là, le feu qui a couvé sous la fumée acre et basse des
fougères et des arbrisseaux. Puis le feu a jailli comme une torche,
haute, droite, implacable, d'un seul coup. De tous les côtés se
dressent maintenant des moignons fumants, l'écorce tordue, les branches
éclatées. Les grands solitaires sont encore debout, fendus, roussis par
la flamme.
Et l'on travaille.
Les bœufs vont et viennent. Les mulets sont à la charrue. Les semences
volent. On n'a même pas le temps d'arracher les souches noircies et les
sillons les contournent. Les bêtes à cornes pataugent déjà dans les
prairies marécageuses, les moutons sont sur les collines, les chevaux
paissent dans un enclos entouré d'épines.
Au confluent des deux rivières on élève des terrassements et le ranch
s'édifie. Des arbres à peine équarris1,
des planches de six pouces d'épaisseur entrent dans sa
construction. Tout est solide, grand, vaste, conçu pour l'avenir. Les
bâtiments s'alignent, granges, magasins, réserves. Les ateliers sont au
bord de l'eau ; le village
canaque2 dans une ravine3.
Suter s'occupe de tout, dirige tout, surveille l'exécution des travaux
jusque dans leurs moindres détails, il est sur tous les chantiers à la
fois et n'hésite pas à
donner personnellement un coup de main quand un homme fait défaut dans
telle ou telle équipe. Des ponts sont jetés, des pistes tracées, des
marais desséchés, des
étangs creusés, un puits, des abreuvoirs, des canalisations d'eau. Une
première palissade protège déjà la ferme ; un fortin est prévu. Des
émissaires4 parcourent les
villages indiens, et 250 anciens protégés des Missions5 sont occupés dans les différents travaux avec leurs femmes et leurs
enfants. Tous les trois mois arrivent de nouveaux convois de Canaques
et les terres cultivées s'étendent à perte de vue.
Une trentaine de Blancs établis dans le pays sont venus se mettre à son
service. Ce sont des Mormons6. Suter les paie trois piastres7 par jour.
Et la prospérité ne tarde pas.
4 000 bœufs, 1 200 vaches, 1 500 chevaux et mulets, 12 000 moutons
s'égaillent autour de la Nouvelle-Helvétie8, à quelques
journées de marche à la ronde. Les moissons rapportent du 530 % et les
greniers sont pleins à crever.
Dès la fin de la deuxième année, Suter achète aux Russes qui se
retirent les belles fermes sur la côte, près de Fort Bodega. Il les
paie 40 000 dollars comptant. Il se propose d'y faire de l'élevage en
grand et, particulièrement, d'y améliorer la race bovine.
1.
équarrir. tailler à angles droits.
2. canaque : adjectif formé à partir du nom Canaque désignant les
habitants de Nouvelle-Calédonie (iI s'agit ici d'hommes qui ont été
déportés comme esclaves).
3. ravine : petit ravin.
4. émissaire : personne chargée d'une mission auprès d'une autre.
5. Missions : établissements religieux destinés à répandre la foi
chrétienne parmi les populations indigènes, ici les Indiens d'Amérique.
6. Mormons : membres d'une secte religieuse américaine.
7. piastre : unité de monnaie. La somme totale est dérisoire.
8. Nouvelle-Helvétie : nom du ranch de Suter.
Texte D : Véronique Ovaldé, Et
mon cœur transparent, chapitre III, 2008.
[Lancelot corrige des textes avant leur publication et ce
jour-là, il se rend chez son éditeur pour lui remettre son travail.]
Il sortit dans la neige de pétales de cerisier (qui parsemaient le sol
de minuscules pastilles blanches), et le temps était si délicieux qu'il
décida d'aller à pied jusqu'à la maison d'édition. Il en aurait
peut-être pour une heure mais de toute façon il ne voyait pas bien ce
qu'il allait pouvoir faire de tout ce temps vacant qui lui restait
avant sa prochaine correction, si ce n'est le remplir en regardant les
chats sauter de branche en branche, en lisant un roman policier
(quelque chose de classique, un Agatha Christie sans doute) et en
buvant du thé vert. Lancelot ne cultivait aucune vie sociale parce que
celle-ci lui aurait donné l'impression de disperser son attention, il
lui aurait semblé semer de petits cailloux de sollicitude1,
d'amitié et de temps disponible, ce qui ne lui paraissait ni honnête ni
souhaitable. Lancelot entretenait une agréable solitude - comme
d'autres s'adonnent à un sport ou prennent soin de leur bonsaï2
- simplement ponctuée par les leçons de choses de son épouse3.
Il marcha un moment et passa devant la boutique d'un fleuriste dont
l'enseigne en anglaises4 aux arabesques outrées
calligraphiait un : II était une rose...
(les points de suspension faisaient partie du nom de la boutique). Il
s'arrêta pour considérer les bouquets tout prêts qui patientaient dans
leur sachet transparent rempli d'eau. La commerçante bondit de son
échoppe, Lancelot lui adressa alors un signe de dénégation, il reprit
sa route d'un pas mesuré, mais fut stoppé tout net dans son cheminement
par une chose tombée du ciel et atterrissant sur sa tête, une chose qui
devait faire, mettons, vingt-cinq centimètres sur dix de hauteur, d'une
texture très douce qui suggéra à Lancelot le velours d'une tenture ou
bien alors ce qui s'appelle communément de la peau retournée, ce qui
n'a jamais rien évoqué à Lancelot parce qu'il a l'impression qu'on lui
parie de l'intérieur de la peau, et comment croire que l'intérieur de
la peau soit aussi doux que du velours. Donc Lancelot reçut sur la tête
un objet d'un format moyen et d'une texture douce muni d'un talon de
dix centimètres entièrement recouvert de métal.
Le talon lui entailla légèrement le crâne.
Lancelot émit une exclamation de surprise et de douleur, il voulut
lever le nez mais eut un bref étourdissement, une sorte d'éclair dans
le coin de son œil gauche, qui lui fit préférer se pencher pour
ramasser l'objet (une chaussure de femme très élégante taille 37) qui
avait valdingué dans le caniveau. Il se dit en l'examinant
attentivement. C'est un objet parfait. Et au moment où il se disait
cela, il entendit un cri au-dessus de lui.
Il leva la tête en espérant apercevoir la personne qui portait
ordinairement cette chaussure et que la personne, il se surprit à cet
espoir, serait à l'aune5 de la perfection de l'objet.
Il ne vit rien d'autre qu'une fenêtre ouverte au deuxième étage de
l'immeuble. et à moins que la chaussure n'ait dégringolé directement du
ciel, ce qui était somme toute une hypothèse trop audacieuse, il y
avait de fortes chances qu'elle fût passée par cette fenêtre.
1. sollicitude : attention portée à autrui.
2. bonsaï : arbre nain.
3. son épouse : sa femme est institutrice.
4. en anglaises : en caractères cursifs penchés à droite.
5. à l'aune de : à la mesure de.
I- Après avoir lu tous les
textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :
Ces
extraits figurent tous dans des débuts de roman. En quoi sont-ils
particulièrement efficaces pour lancer la fiction romanesque ? Vous
vous appuierez sur quelques éléments des textes A, B, C et D qui vous
paraissent essentiels. Votre réponse n'excédera pas une vingtaine de
lignes.
II.
Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte A,
Notre-Dame de Paris de Victor Hugo.
- Dissertation
Un
roman se limite-t-il à l'invention d'une histoire ? Vous répondrez à
cette question en vous appuyant sur les textes du corpus et sur vos
lectures personnelles concernant l'objet d'étude « le roman et ses
personnages : visions de l'homme et du monde ».
- Invention
Un
lycéen écrit au courrier des lecteurs d'un magazine littéraire pour
exposer ce qui lui donne envie d'entrer dans l'univers d'un roman.
Rédigez sa lettre en vous appuyant sur des exemples d'œuvres que vous
connaissez.
N.B. : vous ne signerez pas votre lettre.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE ES / S
Objet d'étude : Le roman et ses personnages
: visions de l'homme et du monde.
Textes
:
Texte A : Honoré
de Balzac, Illusions perdues, 1843.
Texte B : Emile Zola, L'Œuvre, 1886.
Texte C : Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique,
1950.
Texte D : Isabelle Jarry, Le Jardin Yamata, 1999.
Texte A : Honoré de Balzac, Illusions perdues, « Un
grand homme de province à Paris », 1843.
[Lucien
de Rubempré. un jeune poète, a quitté Angoulême, sa ville natale, pour
tenter sa chance à Paris. Il y rencontre un journaliste, Etienne
Lousteau, qui lui fait découvrir la vie nocturne parisienne. Dans cet
extrait, ils sont au « Panorama Dramatique », une salle de spectacle de
médiocre qualité.]
Etienne et Lucien perdirent un certain temps à
errer dans les corridors et à parlementer avec les ouvreuses1.
–
Allons dans la salle, nous parlerons au directeur qui nous prendra dans
sa loge. D'ailleurs je vous présenterai à l'héroïne de la soirée, à
Florine.
Sur un signe de Lousteau, le portier de l'Orchestre
prit une petite clef et ouvrit une porte perdue dans un gros mur.
Lucien suivit son ami, et passa soudain du corridor illuminé au trou
noir qui, dans presque tous les théâtres, sert de communication entre
la salle et les coulisses. Puis, en montant quelques marches humides,
le poète de province aborda la coulisse, où l'attendait le spectacle le
plus étrange. L'étroitesse des portants2, la hauteur du
théâtre, les échelles à quinquets3, les décorations si
horribles vues de près, les acteurs plâtrés4,
leurs costumes si bizarres et faits d'étoffes si grossières, les
garçons à vestes huileuses, les cordes qui pendent, le régisseur qui se
promène son chapeau sur la tête, les comparses5 assises, les
toiles de fond suspendues, les pompiers, cet ensemble de choses
bouffonnes, tristes, sales, affreuses, éclatantes ressemblait si peu à
ce que Lucien avait vu de sa place au théâtre que son étonnement fut
sans bornes. On achevait un bon gros mélodrame6 intitulé Bertram,
pièce imitée d'une tragédie de Maturin qu'estimaient infiniment Nodier,
lord Byron et Walter Scott7, mais qui n'obtint aucun succès
à Paris.
–
Ne quittez pas mon bras si vous ne voulez pas tomber dans une trappe,
recevoir une forêt sur la tête, renverser un palais ou accrocher une
chaumière, dit Etienne à Lucien. Florine est-elle dans sa loge, mon
bijou ? dit-il à une actrice qui se préparait à son entrée en scène en
écoutant les acteurs.
– Oui, mon amour. Je te
remercie de ce que tu as dit de moi. Tu es d'autant plus gentil que
Florine entrait ici.
–
Allons, ne manque pas ton effet, ma petite, lui dit Lousteau.
Précipite-toi haut la patte ! dis-moi bien : Arrête, malheureux ! car
il y a deux mille francs de recette.
Lucien stupéfait vit
l'actrice se composant en s'écriant : Arrête, malheureux ! de manière à
le glacer d'effroi. Ce n'était plus la même femme.
– Voilà donc le théâtre,
dit-il à Lousteau.
– C'est comme la boutique de
la Galerie de Bois8 et comme un journal pour la littérature,
une vraie cuisine9, lui répondit son nouvel ami.
1.
ouvreuses : femmes dont le rôle est de placer les spectateurs dans une
salle de spectacle.
2. portants : montants qui soutiennent un élément du décor, un appareil
d'éclairage au théâtre.
3. échelles à quinquets : échelles munies de lampes formant des rampes
d'éclairage.
4. acteurs plâtrés : acteurs dont le visage est excessivement maquillé.
5. comparses : acteurs qui remplissent un rôle muet, personnages dont
le rôle est insignifiant.
6. mélodrame : œuvre dramatique accompagnée de musique.
7.
Maturin (1782-1824) : romancier irlandais ; Nodier (1780-1844) :
écrivain français ; Lord Byron (1788-1824) : artiste, écrivain, poète
anglais ; Walter Scott (1771-1832) : poète et écrivain écossais.
8.
la Galerie de Bois : est dépeinte ensuite par Balzac comme « un bazar
ignoble » ; « la boutique » est une librairie à côté d'autres commerces
plus ou moins recommandables.
9. une vraie cuisine : un mélange de genres invraisemblable.
Texte
B : Emile Zola, L'Œuvre, 1886.
[Claude
Lantier est un peintre sans succès qui cherche à imposer une nouvelle
forme d'art pictural. Il évolue dans le milieu des artistes parisiens,
qui tous connaissent des fortunes diverses. Il rencontre Christine avec
qui il s'installe à la campagne pour un bonheur de courte durée Elle
lui donne un fils, Jacques, et le couple retrouve Paris.]
Après le refus
de
son troisième tableau, l'été fut si miraculeux, cette année-là, que
Claude sembla y puiser une nouvelle force. Pas un nuage, des journées
limpides sur l'activité géante de Paris. Il s'était remis à courir la
ville, avec la volonté de chercher un coup, comme il disait : quelque
chose d'énorme, de décisif, il ne savait pas au juste. Et, jusqu'à
septembre, il ne trouva rien, se passionnant pendant une semaine pour
un sujet, puis déclarant que ce n'était pas encore ça. Il vivait dans
un continuel frémissement, aux aguets, toujours à la minute de mettre
la main sur cette réalisation de son rêve, qui fuyait toujours. Au
fond, son intransigeance de réaliste cachait des superstitions de femme
nerveuse, il croyait à des influences compliquées et secrètes : tout
allait dépendre de l'horizon choisi, néfaste ou heureux.
Une après-midi, par un des derniers beaux jours de la saison, Claude
avait
emmené Christine, laissant le petit Jacques à la garde de la concierge,
une vieille
brave femme, comme ils faisaient d'ordinaire, quand ils sortaient
ensemble. C'était
une envie soudaine de promenade, un besoin de revoir avec elle des
coins chéris autrefois, derrière lequel se cachait le vague espoir
qu'elle lui porterait chance. Et ils descendirent ainsi jusqu'au pont
Louis-Philippe, restèrent un quart d'heure sur le quai aux Ormes,
silencieux, debout contre le parapet1,
à regarder en face, de l'autre côté de la Seine, le vieil hôtel du
Martoy, où ils s'étaient aimés. Puis, toujours sans une parole, ils
refirent leur ancienne course, faite tant de fois ; ils filèrent le
long des quais, sous les platanes, voyant à chaque pas se lever le
passé ; et tout se déroulait, les ponts avec la découpure de leurs
arches sur le satin de l'eau, la Cité2 dans l'ombre que
dominaient les tours jaunissantes de Notre-Dame, la courbe immense de
la rive droite, noyée de soleil, terminée par la silhouette perdue du
pavillon de Flore, et les larges avenues, les monuments des deux rives,
et la vie de la rivière, les lavoirs, les bains, les péniches. Comme
jadis, l'astre à son déclin les suivait, roulant sur les toits des
maisons lointaines, s'écornant3 derrière la coupole de
l'Institut : un coucher éblouissant, tel qu'ils n'en avaient pas eu de
plus beau, une lente descente au milieu de petits nuages, qui se
changèrent en un treillis de pourpre4, dont toutes les
mailles lâchaient des flots d'or. Mais, de ce passé qui s'évoquait,
rien ne venait qu'une mélancolie invincible, la sensation de
l'éternelle fuite, l'impossibilité de remonter et de revivre. Ces
antiques pierres demeuraient froides, ce continuel courant sous les
ponts, cette eau qui avait coulé, leur semblait avoir emporté un peu
d'eux-mêmes, le charme du premier désir, la joie de l'espoir.
Maintenant qu'ils s'appartenaient, ils ne goûtaient plus ce simple
bonheur de sentir la pression tiède de leurs bras, pendant qu'ils
marchaient doucement, comme enveloppés dans la vie énorme de Paris.
1. parapet : balustrade, rambarde à
hauteur de poitrine qui borde les ponts.
2. la Cité : île de la Cité, sur laquelle est implantée la cathédrale
Notre-Dame.
3. s'écornant : ici, diminuant.
4. le treillis de pourpre : les nuages se présentent de façon
enchevêtrée, comme un maillage qui se défait en jouant avec la lumière
du couchant.
Texte C :
Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950.
[Dans Un barrage contre le
Pacifique,
roman inspiré de son enfance, Marguerite Duras raconte l'histoire d'une
famille. Une mère, son fils (Joseph) et sa fille (Suzanne), colons en
Indochine française, sont confrontés à la misère ; en cause, les terres
impropres à la culture qui leur ont été attribuées par l'administration
française. L'extrait qui suit ouvre la seconde partie de l'œuvre. Il
s'agit de montrer la grande ville coloniale, ses rues, son quartier
blanc, ses trafics, ses lieux de loisirs.]
Les quartiers blancs de toutes les villes
coloniales du monde étaient toujours,
dans ces années-là, d'une impeccable propreté. Il n'y avait pas que les
villes. Les
blancs aussi étaient très propres. Dès qu'ils arrivaient, ils
apprenaient à se baigner
tous les jours, comme on fait des petits enfants, et à s'habiller de
l'uniforme colonial, du costume blanc, couleur d'immunité1
et d'innocence. Dès lors, le premier pas était
fait. La distance augmentait d'autant, la différence première était
multipliée, blanc sur
blanc, entre eux et les autres, qui se nettoyaient avec la pluie du
ciel et les eaux
limoneuses1 des fleuves et des rivières. Le blanc est en
effet extrêmement salissant.
Aussi les blancs se découvraient-ils du jour au lendemain plus blancs
que jamais, baignés, neufs, siestant à l'ombre de leurs villas, grands
fauves à la robe fragile.
Dans le haut quartier n'habitaient que les blancs qui avaient fait
fortune. Pour marquer la mesure surhumaine de la démarche blanche, les
rues et les trottoirs du haut du quartier étaient immenses. Un espace
orgiaque3, inutile était offert aux pas négligents des
puissants au repos. Et dans les avenues glissaient leurs autos
caoutchoutées4, suspendues, dans un demi-silence
impressionnant.
Tout cela était asphalté5,
large, bordé de trottoirs plantés d'arbres rares et séparés en deux par
des gazons et des parterres de fleurs le long desquels stationnaient
les files rutilantes des taxis torpédos6. Arrosées plusieurs
fois par jour, vertes, fleuries, ces rues étaient aussi bien
entretenues que les allées d'un immense jardin zoologique où les
espèces rares des blancs veillaient sur elles-mêmes. Le centre du haut
quartier était leur vrai sanctuaire. C'était au centre seulement qu'à
l'ombre des tamariniers7 s'étalaient les immenses terrasses
de leurs cafés. Là, le soir, ils se retrouvaient entre eux. Seuls les
garçons de café étaient encore indigènes, mais déguisés en blancs, ils
avaient été mis dans des smokings, de même qu'auprès d'eux les palmiers
des terrasses étaient en pots. Jusque tard dans la nuit, installés dans
des fauteuils en rotin derrière les palmiers et les garçons en pots et
en smokings8, on pouvait voir les blancs, suçant pernod9,
whisky-soda, ou martel-perrier10, se faire, en harmonie avec
le reste, un foie bien colonial.
1. immunité : privilège dont bénéficient les
diplomates étrangers, leur
famille, le personnel étranger des ambassades et certains membres
d'organismes internationaux, les soustrayant à la législation du pays
où ils résident.
2. limoneuses : boueuses.
3. orgiaque : l'adjectif est à prendre ici dans le sens de « excessif ».
4. caoutchoutées : garnies de caoutchouc. On fait ici référence aux
pneus des voitures qui leur permettent de se déplacer silencieusement
et confortablement.
5. asphalté : recouvert de bitume.
6. torpédos : automobiles anciennes décapotables.
7. tamariniers : grands arbres pouvant atteindre vingt mètres de
hauteur, poussant dans les régions tropicales.
8. « les palmiers et les garçons en pots et en smokings » : la phrase
précédente éclaire le sens. Les indigènes ont été « déguisés » et « mis
dans des smokings » comme les palmiers avaient « été mis en pots ».
9. pernod : boisson alcoolisée à base d'anis.
10. martel-perrier : cocktail à base de cognac et d'eau minérale
gazeuse.
Texte D : Isabelle Jarry, Le
Jardin Yamata, 1999.
[Agathe,
la narratrice, va au Japon pour tenter d'éclaircir le mystère de ses
origines familiales. Dans les années 1930-1940, son grand-père a vécu à
Kyoto et aurait participé à la création d'un jardin japonais, le jardin
Yamata.]
J'arrivai à la ville en
milieu de matinée. La journée était si radieuse que l'air même
paraissait s'être allégé, je respirai à fond et cela me faisait à
chaque inspiration l'effet d'une légère ivresse. La dame de la
billetterie refusa d'un geste mes pièces de cent yens et me fit signe
d'entrer. Elle continuait de parler comme si je la comprenais, je ne
saisis dans ses paroles que le nom de Miyazawa, j'entrai dans le jardin
et le cherchai des yeux. La vive clarté du jour donnait à l'ensemble du
jardin une beauté particulière, un relief que seules soulignent les
lumières de demi-saison, quand quelque changement se prépare et que
brusquement entrent en résonance les qualités concentrées de ces
périodes de l'année où le climat bascule.
Je parcourais une
fois encore l'allée que j'avais suivie des dizaines de fois
déjà, et la vision que j'avais de ce que je connaissais pourtant si
bien se trouvait comme renouvelée, rehaussée par l'éclat flatteur du
soleil printanier. Je clignais des yeux devant l'étang aux facettes
brillantes, sous la surface glissaient les carpes aux couleurs
mélangées, orange, jaune d'or, noir mat, blanc nacré, bleu ardoise,
jaune pâle vermillon. Leurs corps fuselés se croisaient dans l'eau,
parfois un dos rouge affleurait, frôlant un flanc d'un blanc rosé, les
couleurs de pigmentation se brouillaient dans le miroitement de l'onde
et l'on finissait par oublier les poissons, pour ne plus distinguer
qu'un ballet de couleurs furtives, langues de pinceaux agités par
quelque main invisible. Je fis le tour complet du jardin et ce n'est
qu'en revenant vers la maison que je vis le jardinier, assis sur les
tatamis1 de la grande pièce, face au paysage qu'il
contemplait, les yeux perdus vers les hauteurs des collines.
Je m'approchai en silence, ôtai mes chaussures sur la pierre plate du
seuil et m'assis sur le bord de la galerie. Alors seulement je
remarquai que le vieil homme ne portait pas ses vêtements de travail.
Je ne distinguais pas bien le bas du corps - il était agenouillé sur
ses talons -, mais en haut il portait une veste de kimono d'un ocre
foncé, dont le grain de tissu laissait apparaître une trame plus
sombre. Sous l'encolure de sa veste, la bordure de son kimono de
dessous dépassait, d'un bleu soutenu à fines rayures noires. Il me fit
signe de le rejoindre sur le tatami et je vins m'asseoir à côté de lui.
– En
ce moment, dit-il, c'est à cette place qu'on a la plus belle vue du
jardin.
C'était sans doute celle qui offrait le rapport le plus harmonieux
entre le jardin lui-même et l'arrière-plan. La forêt était alors
constellée d'érables dont les jeunes feuilles venaient émailler le vert
profond des camphriers2
de leurs pousses vert tendre. Ce fond contrasté faisait ressortir
l'agencement parfait du jardin. De cette place, on aurait pu croire que
l'eau qui alimentait la cascade venait du sous-bois voisin, partie plus
en amont encore d'une source de montagne. L'œil se perdait et à sa
suite entraînait l'esprit qui se prenait à divaguer par-delà
l'infinité. On ne pensait plus, on abandonnait tout raisonnement pour
se laisser aller à la sensation pure.
1. tatamis : tapis de sol.
2. camphriers : arbustes d'Extrême Orient (lauriers du Japon).
I- Après avoir lu tous les
textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :
Les
textes du corpus, à travers la description des lieux, mettent-ils en
lumière la même vision du monde ? Votre réponse n'excédera pas une
vingtaine de lignes.
II.
Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte
d'Honoré de Balzac, extrait des Illusions perdues (texte A).
- Dissertation
Balzac, dans son roman Le père Goriot,
alors qu'il décrit le personnage de Madame Vauquer et la pension
qu'elle dirige, écrit : « Toute sa personne explique la pension, comme
la pension implique sa personne. »
En vous appuyant sur les textes
du corpus et sur vos lectures personnelles, vous direz comment la
description contribue à la construction des personnages et de l'univers
romanesque.
- Invention
« Toute sa personne explique la pension, comme la pension
implique sa personne. »
Vous rédigerez une page de roman dans laquelle les lieux laissent
deviner la psychologie d'un personnage.
haut
de page
CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE L
Objet d'étude : Les réécritures.
Textes
:
Texte A : Jean
Racine, Andromaque, 1667. Acte III, scène 8, vers 993-1026.
Texte B : Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu,
1935. Acte I scène 3.
Texte C : Marcel Aymé, Uranus, 1948.
Annexe : Homère, Iliade, livre VI (extraits, traduction de
Paul Mazon).
Texte A : Jean Racine, Andromaque, 1667. Acte III,
scène 8, vers 993-1026.
[Pendant
la guerre de Troie, qui opposait les Grecs et les Troyens, la princesse
troyenne Andromaque a perdu son mari, Hector. Aujourd'hui captive, tout
comme son fils Astyanax, du Grec Pyrrhus et aimée de celui-ci, elle
doit répondre à sa demande en mariage. Pyrrhus exerce un chantage : il
ne sauvera la vie d'Astyanax que si elle devient son épouse.]
ANDROMAQUE, CEPHISE
ANDROMAQUE
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l'autel qu'il tenait embrassé ?
Songe, songe, Céphise1, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage ;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin voilà l'époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes ;
Qu'il nous prenne, s'il veut, pour dernières victimes.
Tous mes ressentiments lui seraient asservis.
CEPHISE
Eh bien, allons donc voir expirer votre fils :
On n'attend plus que vous... Vous frémissez, Madame ?
ANDROMAQUE
Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !
Quoi ? Céphise, j'irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector ?
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage ?
Hélas ! je m'en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas2,
Il demanda son fils, et le prit dans ses bras :
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J'ignore quel succès3 le sort garde à mes armes ;
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
S'il me perd, je prétends qu'il me retrouve en toi.
Si d'un heureux hymen4 la mémoire t'est chère,
Montre au fils à quel point tu chérissais le père ».
1. Céphise est la confidente d
'Andromaque.
2.
trépas : mort.
3. succès : issue.
4. hymen : union, mariage
Texte B :
Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, 1935. Acte
I scène 3.
[La
scène a lieu avant la guerre de Troie. Hector, las de combattre malgré
sa dernière victoire, retrouve sa femme et lui promet une vie paisible
pour elle et pour l'enfant qu'elle porte.]
ANDROMAQUE, HECTOR
Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est
assis près d’elle. Court silence.
HECTOR – Ce sera un fils, une
fille ?
ANDROMAQUE – Qu’as-tu voulu créer en
l’appelant ?
HECTOR – Mille garçons... Mille
filles...
ANDROMAQUE – Pourquoi ? Tu croyais
étreindre mille femmes ?... Tu vas être déçu. Ce sera un fils, un seul
fils.
HECTOR – Il y a toutes les chances pour
qu’il
en soit un... Après les guerres, il naît plus de garçons que de filles.
ANDROMAQUE – Et avant les guerres ?
HECTOR – Laissons les guerres, et
laissons la guerre... Elle vient de finir. Elle t’a pris un père, un
frère, mais ramené un mari.
ANDROMAQUE – Elle est trop bonne. Elle
se
rattrapera.
HECTOR – Calme-toi.
Nous ne lui laisserons plus l’occasion. Tout à l’heure, en te quittant,
je vais solennellement, sur la place, fermer les portes de la guerre.
Elles ne s’ouvriront plus.
ANDROMAQUE – Ferme-les. Mais elles
s’ouvriront.
HECTOR – Tu peux même nous dire le jour
!
ANDROMAQUE – Le jour où les blés seront
dorés et pesants, la vigne surchargée, les demeures pleines de couples.
HECTOR – Et la paix à son comble, sans
doute ?
ANDROMAQUE – Oui. Et mon fils robuste et
éclatant.
Hector l’embrasse.
HECTOR – Ton fils peut être lâche. C’est
une
sauvegarde.
ANDROMAQUE – Il ne sera pas lâche. Mais
je lui
aurai coupé l’index de la main droite.
HECTOR – Si toutes les mères coupent
l’index
droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans
index... Et si elles lui coupent la jambe droite, les armées seront
unijambistes... Et si elles lui crèvent les yeux, les armées seront
aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée elles se
chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons...
ANDROMAQUE – Je le tuerai plutôt.
HECTOR – Voilà la vraie solution
maternelle des guerres.
ANDROMAQUE – Ne ris pas. Je peux encore
le tuer
avant sa naissance.
HECTOR – Tu ne veux pas le voir une
minute,
juste une minute ? Après, tu réfléchiras... Voir ton fils ?
ANDROMAQUE – Le tien seul m’intéresse.
C’est parce
qu’il est de toi, c’est parce qu’il est toi que j’ai peur. Tu ne peux
t’imaginer combien il te ressemble. Dans ce néant où il est encore, il
a déjà apporté tout ce que tu as mis dans notre vie courante. Il y a
tes tendresses; tes silences. Si tu aimes la guerre, il l’aimera...
Aimes-tu la guerre ?
HECTOR – Pourquoi cette question ?
ANDROMAQUE – Avoue que certains jours tu
l’aimes.
HECTOR – Si l’on aime ce qui vous
délivre de
l’espoir, du bonheur, des êtres les plus chers...
ANDROMAQUE – Tu ne crois pas si bien
dire... On
l’aime.
HECTOR – Si l’on se laisse séduire par
cette délégation que les dieux vous donnent à l’instant du combat...
ANDROMAQUE – Ah ? Tu te sens un dieu, à
l’instant
du combat ?
HECTOR – Très souvent moins qu’un
homme...
Mais
parfois, à certains matins, on se relève du sol allégé, étonné, mué. Le
corps, les armes ont un autre poids, sont d’un autre alliage. On est
invulnérable.
Texte C : Marcel
Aymé, Uranus, 1948.
[Léopold Lajeunesse accueille dans son
bistrot une classe de troisième d'un collège détruit par des
bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale. À force d'entendre
les élèves ânonner les vers de Racine, il s'est pris de passion pour
l'héroïne, Andromaque.]
Tout
en marchant, Léopold se laissa distraire de sa colère par le souvenir
d'Andromaque. Ces gens qui tournaient autour de la veuve d'Hector, ce
n'était pas du monde bien intéressant non plus. Des rancuniers qui ne
pensaient qu'à leurs histoires de coucheries. Comme disait la veuve : «
Faut-il qu'un si grand cœur montre tant de faiblesse ? » Quand on a
affaire à une femme si bien,
songeait-il on ne va pas penser à la bagatelle. Lui, Léopold, il aurait
eu honte, surtout que les femmes, quand on a un peu d'argent de côté,
ce n'est pas ce qui manque. Il se plut à imaginer une évasion dont il
était le héros désintéressé.
Arrivant un soir au
palais de Pyrrhus, ll achetait la complicité du portier et, la nuit
venue, s'introduisait dans la chambre d'Andromaque. La veuve était
justement dans les larmes, à cause de Pyrrhus qui lui avait encore
cassé les pieds pour le mariage. Léopold l'assurait de son
dévouement respectueux, promettant qu'elle serait bientôt libre sans
qu'il lui en coûte seulement un sou et finissant par lui dire : «
Passez-moi Astyanax, on va filer en douce. » Ces paroles, il les répéta plusieurs fois et y prit un plaisir étrange,
un peu troublant, « Passez-moi Astyanax, on va filer en douce. » II lui
semblait voir poindre comme une lueur à l'horizon de sa pensée.
Soudain, il s'arrêta au milieu de la rue, son cœur se mit à battre avec
violence, et il récita lentement :
Passez-moi Astyanax, on va filer en douce.
Incontestablement, c'était un vers, un vrai vers de douze pieds. Et
quelle
cadence. Quel majestueux balancement «Passez-moi Astyanax...» Léopold
ébloui, ne se lassait pas de répéter son alexandrin et s'enivrait de sa
musique. Cependant, la rue n'avait pas changé d'aspect. Le soleil
continuait à briller, les ménagères vaquaient à leur marché et la vie
suivait son cours habituel comme s'il ne s'était rien passé. Léopold
prenait conscience de la solitude de l'esprit en face de l'agitation
mondaine, mais au lieu de s'en attrister, il se sentait fier et joyeux.
Annexe : Homère, Iliade, livre VI (extraits).
Hector sourit, regardant son fils en silence. Mais Andromaque près de
lui s'arrête, pleurante ; elle lui prend la main, elle lui parle, en
rappelant de tous ses noms :
« Pauvre fou ! ta fougue te perdra. Et n'as-tu pas pitié
non plus de ton fils
si petit, ni de moi, misérable, qui de toi bientôt serai veuve ? Car
les Achéens bientôt te tueront, en se jetant tous ensemble sur toi ; et
pour moi, alors, si je ne t'ai plus, mieux vaut descendre sous la
terre. Non plus pour moi de réconfort, si tu accomplis ton destin1,
plus rien que souffrances ! Je n'ai déjà plus de père ni de digne mère.
[... ] Hector, tu es pour moi tout ensemble, un père, une digne mère ;
pour moi tu es un frère autant qu'un jeune époux. Allons ! cette fois,
aie pitié ; demeure ici sur le rempart ; non, ne fais ni de ton fils un
orphelin ni de ta femme une veuve. [... ]
Le grand Hector au casque étincelant, à son tour, lui répond :
« Tout cela autant que toi, j'y songe. Mais aussi j'ai terriblement
honte, en face des Troyens comme des Troyennes aux robes traînantes, à
l'idée de demeurer, comme un lâche, loin de la bataille. Et mon cœur
non plus ne m'y pousse pas : j'ai appris à être brave en tout temps et
à combattre aux premiers rangs des Troyens, pour gagner une immense
gloire à mon père et à moi-même. Sans doute, je le sais en mon âme et
mon cœur : un jour viendra où elle périra, la sainte Ilion2,
et Priam3, et le peuple de Priam à la bonne pique. Mais j'ai
moins de souci de la douleur qui attend les Troyens, ou Hécube4 même, ou sire Priam, ou ceux de mes frères qui, nombreux et braves,
pourront tomber dans la poussière sous les coups de nos ennemis, que de
la tienne, alors qu'un Achéen à la cotte de bronze t'emmènera
pleurante, t'enlevant le jour de la liberté5. Peut-être
alors, en Argos, tisseras-tu la toile pour une autre ; peut-être
porteras-tu l'eau de la source Messéis ou de l'Hypérée6,
subissant mille contraintes, parce qu'un destin brutal pèsera sur toi.
Et un jour on dira, en te voyant pleurer : « C'est la femme d'Hector,
Hector, le premier au combat parmi les Troyens dompteurs de cavales7,
quand on se battait autour d'Ilion. » Voila ce qu'on dira, et, pour
toi, ce sera une douleur nouvelle, d'avoir perdu l'homme entre tous
capable d'éloigner de toi le jour de l'esclavage. Ah ! que je meure
donc, que la terre sur moi répandue me recouvre tout entier, avant
d'entendre tes cris, de te voir traînée en servage ! »
Ainsi dit l'illustre Hector, et il tend les bras à son
fils. [... ] II prend son fils, et le baise, et le berce en ses bras,
et dit, en priant Zeus et les autres dieux :
« Zeus ! et vous tous, dieux ! permettez que mon fils,
comme moi, se distingue entre les Troyens, qu'il montre une force égale
à la mienne, et qu'il règne, souverain, à llion ! Et qu'un jour l'on
dise de lui : « Il est encore plus vaillant que son père », quand il
rentrera du combat ! Qu'il en rapporte les dépouilles sanglantes d'un
ennemi tué, et que sa mère en ait le cœur en joie ! »
1. « si tu accomplis ton destin » : si tu meurs.
2. Ilion : Troie.
3. Priam : père d'Hector et roi de Troie.
4. Hécube : mère d'Hector.
5. « t'enlevant le jour de la liberté » : t'enlevant la liberté (en cas
de défaite de Troie, les vainqueurs emmèneraient Andromaque chez eux et
feraient d'elle une esclave.)
6. Argos, Messéis, Hypérée : lieux situés en Grèce.
7. Cavales : chevaux.
I- Après avoir lu tous les
textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :
Quelles variations autour de la figure
d'Andromaque les textes A, B et C de ce corpus proposent-ils ?
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un
des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte de
Marcel Aymé (texte C).
- Dissertation
Hélène Maurel-lndart1 écrit que, dans une réécriture, il s'agit toujours « de rendre hommage
ou de dénigrer.» Pensez-vous que cette affirmation suffise à rendre
compte de toutes les formes de réécriture ?
Vous vous appuierez sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez
étudiés en classe, sur votre culture personnelle.
1. Critique, auteur de « Le
plagiat littéraire » in L'information littéraire, vol. 60, 2008.
- Invention
Vous adaptez pour le théâtre le texte de Marcel Aymé (texte
C) depuis « Arrivant un soir » jusqu'à « Passez-moi
Astyanax, on va filer en douce. »()
Transposez sous la forme de texte théâtral le scénario imaginé par
Léopold. Vous respecterez les caractéristiques du personnage de
Léopold. Vous choisirez indifféremment l'écriture en vers ou en prose.
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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE ES / S
Objet d'étude : Le roman et
ses personnages : visions de l'homme et du monde.
Textes
:
Texte A :
François Mauriac, Le Baiser au lépreux (1922).
Texte B : Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964).
Texte C : Olivier Adam, Falaises (2005).
Texte A : François Mauriac, Le
Baiser au lépreux (1922).
[Il
s'agit du début du roman.
Le décor est celui d'un petit village des Landes écrasé par la chaleur
estivale. Jean Péloueyre souffre de sa laideur, qui l'isole des autres
et dont il est douloureusement complexé, jusqu'à l'obsession
torturante.]
Jean
Péloueyre, étendu sur son lit, ouvrit les yeux. Les cigales autour de
la maison crépitaient. Comme un liquide métal, la lumière coulait à
travers les persiennes. Jean Péloueyre, la bouche amère, se leva. Il
était si petit que la glace du trumeau1 refléta sa pauvre mine, ses joues creuses, un nez long, au bout pointu,
rouge et comme usé, pareil à ces sucres d'orge qu'amincissent, en les
suçant, de patients petits garçons. Les cheveux ras s'avançaient en
angle aigu sur son front déjà ridé : une grimace découvrit ses
gencives, des dents mauvaises. Bien que jamais il ne se fût tant haï,
il s'adressa à lui-même de pitoyables paroles : « Sors, promène-toi,
pauvre Jean Péloueyre ! » et il caressait de la main une mâchoire mal
rasée. Mais comment sortir sans éveiller son père ? Entre une heure et
quatre heures, M. Jérôme Péloueyre exigeait un silence solennel : ce
temps sacré de son repos l'aidait à ne pas mourir de nocturnes
insomnies. Sa sieste engourdissait la maison : pas une porte ne devait
se fermer ni s'ouvrir, pas une parole ni un éternuement troubler le
prodigieux silence à quoi, après dix ans de
supplications et de plaintes, il avait dressé Jean, les domestiques,
les passants eux-mêmes accoutumés, sous ses fenêtres, à baisser la
voix. Les carrioles évitaient, par un détour, de rouler devant sa
porte. En dépit de cette complicité autour de son sommeil, à peine
éveillé, M, Jérôme en accusait un choc d'assiettes, un aboi, une toux.
Etait-il persuadé qu'un absolu silence lui eût assuré un repos sans fin
relié à la mort comme à l'Océan un fleuve ? Toujours mal réveillé et
grelottant même durant la canicule, il s'asseyait avec un livre près du
feu de la cuisine. Son crâne chauve reflétait la flamme. Cadette
vaquait à ses sauces sans prêter au maître plus d'attention qu'aux
jambons des solives2.
Lui, au contraire, observait la vieille paysanne, admirant que, née
sous Louis-Philippe, des révolutions, des guerres, de tant d'histoire,
elle n'eût rien connu, hors le cochon qu'elle nourrissait et dont la
mort, à chaque Noël, humectait de chiches3 larmes ses yeux
chassieux4.
En dépit de la sieste paternelle, la fournaise extérieure attira Jean
Péloueyre; d'abord elle l'assurait d'une solitude : au long de la mince
ligne d'ombre des maisons, il glisserait sans qu'aucun rire fusât des
seuils où les filles cousent. Sa fuite misérable suscitait la moquerie
des femmes ; mais elles dorment encore environ la deuxième heure après
midi, suantes et geignantes à cause des mouches. Il ouvrit, sans
qu'elle grinçât, la porte huilée, traversa le vestibule où les placards
déversent leur odeur de confitures et de moisissure, la cuisine ses
relents de graisse. Ses espadrilles, on eût dit qu'elles ajoutaient au
silence. Il décrocha sous une tête de sanglier son calibre connu de
toutes les pies5 du canton : Jean Péloueyre était un ennemi
juré des pies.
1. trumeau
: miroir encadré et surmonté d'un panneau décoratif
2. solives : poutres.
3. chiche: peu abondant.
4. chassieux : humide d'une matière gluante.
5. pie : oiseau voleur, à plumage noir et blanc.
Texte B :
Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964).
[Nous sommes ici à l'ouverture du roman.]
Lol V. Stein est née ici, à S.Tahla, et elle y a vécu une grande partie
de sa jeunesse. Son père était professeur à l'Université. Elle a un
frère plus âgé qu'elle de neuf ans - je ne l'ai jamais vu - on dit
qu'il vit à Paris. Ses parents sont morts.
Je n'ai rien entendu dire sur l'enfance de Lol V.Stein qui m'ait
frappé, même par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs années de
collège.
Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau
vide. Elles ne voulaient pas sortir en rang avec les autres, elles
préféraient rester au collège. Elles, on les laissait faire, dit
Tatiana, elles étaient charmantes, elles savaient mieux que les autres
demander cette faveur, on la leur accordait. On danse, Tatiana ? Une
radio dans un immeuble voisin jouait des danses démodées, une
émission-souvenir, dont elles se contentaient. Les surveillantes
envolées, seules dans le grand préau où ce jour-là, entre les danses,
on entendait le bruit des rues, allez Tatiana, allez viens, on danse
Tatiana, viens. C'est ce que je sais.
Cela aussi : Lol a rencontré Michael Richardson à dix-neuf
ans pendant des vacances scolaires, un matin, au tennis. Il avait
vingt-cinq ans. Il était le fils unique de grands propriétaires
terriens des environs de T. Beach. I! ne faisait rien. Les parents
consentirent au mariage. Lol devait être fiancée depuis six mots, !e
mariage devait avoir lieu à l'automne, Lol venait de quitter
définitivement le collège, elle était en vacances à T. Beach lorsque le
grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal.
Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T.
Beach dans !a maladie de Lol V. Stein.
Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant
même leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en
Lol V. Stein, couvées, mais retenues
d'éclore par la grande affection qui l'avait toujours entourée dans sa
famille et puis au collège ensuite. Au collège, dit-elle, et elle
n'était pas la seule à le penser, il manquait déjà quelque chose à Lol
pour être - elle dit : là. Elle donnait l'impression d'endurer dans un
ennui tranquille une personne qu'elle se devait de paraître mais dont
elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais
aussi d'indifférence, découvrait-on très vite, jamais elle n'avait paru
souffrir ou être peinée, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune
fille. Tatiana dit encore que Lol V. Stein était jolie, qu'au collège
on se la disputait bien qu'elle fût dans les mains comme l'eau parce
que le peu que vous reteniez d'elle valait la peine de l'effort. Lol
était drôle, moqueuse, impénitente1 et très fine bien
qu'une part d'elle- même eût été toujours en allée loin de vous et de
l'instant. Où ? Dans le rêve adolescent ? Non, répond Tatiana, non, on
aurait dit dans rien encore, justement, rien. Etait-ce le cœur qui
n'était pas là ? Tatiana aurait tendance à croire que c'était peut-être
en effet le cœur de Lol V, Stein qui n'était pas - elle dit : là - il
allait venir sans doute, mais elle, elle ne l'avait pas connu. Oui, il
semblait que c'était cette région du sentiment qui, chez Lol, n'était
pas pareille.
Lorsque le bruit avait couru des fiançailles de Lol V.
Stein, Tatiana, elle, n'avait cru qu'à moitié à cette nouvelle : qui
Lol aurait-elle bien pu découvrir, qui aurait retenu son attention
entière ?
Quand elle connut Michael Richardson et qu'elle fut témoin de la folle
passion que Lol lui portait, elle en fut ébranlée mais il lui resta
néanmoins encore un doute : Lol ne faisait-elle pas une fin de son cœur
inachevé ? Je lui ai demandé si la crise de Lol, plus tard, ne lui
avait pas apporté la preuve qu'elle se trompait. Elle m'a répété que
non, qu'elle croyait que cette crise et Lol ne faisaient qu'un depuis
toujours.
Je ne crois plus rien de ce que dit Tatiana, je ne suis
convaincu de rien.
1. impénitente : incorrigible.
Texte C : Olivier
Adam, Falaises (2005).
[Dans
ce roman autobiographique, Olivier Adam présente un personnage qui
revient sur son passé traumatisant : la disparition d'êtres chers et en
particulier la mort prématurée de sa mère qui s'est jetée du haut d'une
falaise. Il s'agit du début du roman.]
Ici la nuit est profonde et noire comme le monde. De l'autre côté des
baies vitrées, séparée du dehors et des falaises, protégée du bruit de
la mer et de la compagnie des oiseaux, Claire dort et qui sait où nous
allons. Chloé est dans ses bras, paisible et légère contre sa poitrine.
J'allume des bougies dans la nuit. Ma main plonge dans le plastique
transparent, j'en sors de petits ronds d'aluminium remplis de cire
blanche. Je craque une allumette. Il y a vingt ans que ma mère est
morte. Vingt ans jour pour jour.
Les falaises se découpent dans le tissu du ciel. Je
contemple des fantômes, des corps chutant dans la lumière. Je me
retourne et sur la vitre se reflètent mon visage usé, mes traits tirés
prématurément vieillis. Claire ouvre un instant les yeux, Chloé fourre
son pouce dans sa bouche, et se colle à son dos. J'allume une cigarette
et le bout incandescent fait un rond, un point lumineux au milieu du
noir et du blanc. Sur le balcon où je veille en surplomb de la plage,
deux transats se font face. Je m'allonge sur l'un d'eux. Une couverture
me protège du froid qui descend et s'amplifie. Mon regard se perd à
l'ouest.
J'ai trente et un ans et ma vie commence. Je n'ai pas
d'enfance et, désormais, n'importe laquelle me conviendra. Ma mère est
morte et tous les miens s'en sont allés. La vie m'a fait une table rase
où Claire et moi nous nous asseyons, où Chloé s'est invitée, un sourire
très doux au coin des lèvres.
J'ai trente et un ans et ma vie commence ainsi, perdue
dans la nuit maritime.
Derrière moi, à peine plus concrètes que des ombres, moins denses qu'un
peu de fumée, Claire et Chloé me regardent, la plus petite au creux de
la plus grande, toutes deux figées dans le silence de !a chambre
d'hôtel. Claire me sourit puis se rendort, et leurs respirations se
confondent.
Ici la nuit est profonde et noire de monde. Ma
mère marche sur la lande,
comme une fée somnambule. Antoine et Nicolas, Lorette et les autres
dansent autour des flammes, les yeux clos et le visage tendu vers le
ciel. Léa se tient tout au bord, sur la pointe des pieds comme sur un
fil, à deux doigts du vide, funambule, équilibriste.
I- Après avoir lu tous les
textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :
Dans
ces débuts de romans, comment le lecteur découvre-t-il le personnage
principal ? Vous justifierez votre réponse en étudiant certains
procédés mis en œuvre par les auteurs.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un
des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte
d'Olivier Adam (texte C).
- Dissertation
Le roman peut-i! intéresser son lecteur à des personnages
ordinaires et malheureux ?
Vous fonderez: votre réflexion sur les textes du corpus, sur les œuvres
que vous avez étudiées et sur votre culture personnelle.
- Invention
A
son réveil, Monsieur Jérôme, le père de Jean Péloueyre, se rend dans la
chambre de son fils et découvre le journal que Jean tient depuis son
enfance. Un passage retient son attention : Jean, être exclu par sa
laideur, raconte et analyse un épisode douloureux de sa vie. Vous
rédigerez cet extrait de journal et ferez part des réactions du père à
cette lecture (minimum 70 lignes).
N.B. : vous ne signerez pas votre lettre.
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CENTRES ÉTRANGERS
Séries
technologiques
Objet d'étude : Le théâtre,
texte et représentation.
Textes
:
Texte A :
Molière, L'Avare, 1668.
Texte B : Alfred de Musset, Il ne faut jurer de rien, 1836.
Texte C : Henry de Montherlant, La Reine morte, 1942.
Texte
A : Molière, L'Avare, 1668. Acte I, scène 4.
[Clêante et Élise, les
enfants d'Harpagon, veulent entretenir leur père de leur projet
respectif de mariage.]
HARPAGON, CLEANTE, ELISE
CLEANTE – Mon
Dieu ! mon père, vous n’avez pas lieu de vous plaindre et l’on sait que
vous avez assez de bien.
HARPAGON – Comment, j’ai assez de bien !
Ceux qui le disent en ont menti. Il n’y a rien de plus faux ; et ce
sont des coquins qui font courir tous ces bruits-là.
ELISE – Ne vous mettez point en colère.
HARPAGON – Cela est étrange que mes
propres enfants me trahissent et deviennent mes ennemis.
CLEANTE – Est-ce être votre ennemi que
de dire que vous avez du bien ?
HARPAGON – Oui. De pareils discours, et
les dépenses que vous faites, seront cause qu’un de ces jours on me
viendra chez moi couper la gorge, dans la pensée que je suis tout cousu
de pistoles1.
CLEANTE – Quelle grande dépense est-ce
que je fais ?
HARPAGON – Quelle ? Est-il rien de plus
scandaleux que ce somptueux équipage2 que vous promenez par
la ville ? Je querellais hier votre sœur ; mais c’est encore pis. Voilà
qui crie vengeance au ciel ; et, à vous prendre depuis les pieds
jusqu’à la tête, il y aurait là de quoi faire une bonne constitution3.
Je vous l’ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos manières me
déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le marquis ; et, pour
aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.
CLEANTE – Hé ! comment vous dérober ?
HARPAGON – Que sais-je ? Où pouvez-vous
donc prendre de quoi entretenir l’état que vous portez ?
CLEANTE – Moi, mon père ? C’est que je
joue ; et, comme je suis fort heureux, je mets sur moi tout l’argent
que je gagne.
HARPAGON – C’est fort mal fait. Si vous
êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter, et mettre à honnête
intérêt l’argent que vous gagnez afin de le trouver un jour. Je
voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces
rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, et si
une demi-douzaine d’aiguillettes ne suffit pas pour attacher un
haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des
perruques lorsque l’on peut porter des cheveux de son cru, qui ne
coûtent rien ! Je vais gager qu’en perruques et rubans il y a du moins
vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres
six sols huit deniers, à ne les placer qu’au dernier douze4.
CLEANTE – Vous avez raison.
HARPAGON – Laissons cela, et parlons
d’autre affaire. Euh ? (Apercevant Cléante et Élise qui se font
des signes.) Hé ! (Bas, à part.) Je crois qu’ils se font
signe l’un à l’autre de me voler ma bourse. (Haut.) Que
veulent dire ces gestes-là ?
ELISE – Nous marchandons, mon frère et
moi, à qui parlera le premier, et nous avons tous deux quelque chose à
vous dire.
1. pièces d'or.
2. habit.
3. placement financier.
4. Harpagon invite son fils à placer de l'argent avec un intérêt (« au
dernier douze ») au lieu de le dépenser.
Texte B :
Alfred de Musset, Il ne faut jurer de rien, 1836. Acte I,
scène 1.
La chambre de Valentin.
Valentin assis. Entre VAN BUCK.
VAN BUCK – Monsieur mon neveu, je vous souhaite
le bonjour.
VALENTIN – Monsieur mon oncle,
votre serviteur.
VAN BUCK – Restez assis; j'ai à
vous parler.
VALENTIN – Asseyez-vous; j'ai donc
à vous
entendre. Veuillez vous mettre dans la bergère1, et poser là
votre chapeau.
VAN BUCK, s'asseyant. – Monsieur
mon neveu, la plus longue patience et la plus robuste obstination
doivent, l'une et l'autre, finir tôt ou tard. Ce qu'on tolère devient
intolérable, incorrigible ce qu'on ne corrige pas; et qui vingt fois a
jeté la perche à un fou qui veut se noyer, peut être forcé un jour ou
l'autre de l'abandonner ou de périr avec lui.
VALENTIN – Oh ! oh ! voilà qui est
débuter, et vous avez là des métaphores qui se sont levées de grand
matin.
VAN BUCK – Monsieur, veuillez
garder le silence, et ne pas vous permettre de me plaisanter. C'est
vainement que les plus sages conseils, depuis trois ans, tentent de
mordre sur vous. Une insouciance ou une fureur aveugle, des résolutions
sans effet, mille prétextes inventés à plaisir, une maudite
condescendance, tout ce que j'ai pu ou puis faire encore (mais, par ma
barbe! je ne ferai plus rien !)... Où me menez-vous à votre suite ?
Vous êtes aussi entêté...
VALENTIN – Mon oncle Van Buck,
vous êtes en colère.
VAN BUCK – Non, monsieur,
n'interrompez pas. Vous êtes aussi obstiné que je me suis, pour mon
malheur, montré crédule et patient. Est-il croyable, je vous le
demande, qu'un jeune homme de vingt-cinq ans passe son temps comme vous
le faites ? De quoi servent mes remontrances, et quand prendrez-vous un
état2 ? Vous êtes pauvre, puisqu'au bout du compte vous
n'avez de fortune que la mienne; mais, finalement, je ne suis pas
moribond, et je digère encore vertement. Que comptez-vous faire d'ici à
ma mort ?
VALENTIN – Mon oncle Van Buck,
vous êtes en colère, et vous allez vous oublier.
VAN BUCK – Non, monsieur, je
sais ce que je fais; si je suis le seul de la famille qui se soit mis
dans le commerce, c'est grâce à moi, ne l'oubliez pas, que les débris
d'une fortune détruite ont pu encore se relever. Il vous sied bien de
sourire quand je parle; si je n'avais vendu du guingan3 à
Anvers, vous seriez maintenant à l'hôpital, avec votre robe de chambre
à fleurs. Mais, Dieu merci, vos chiennes de bouillottes4...
VALENTIN – Mon oncle Van Buck, voilà le
trivial;
vous changez de ton; vous vous oubliez; vous aviez mieux commencé que
cela.
VAN BUCK – Sacrebleu
! tu te moques de moi. Je ne suis bon apparemment qu'à payer tes
lettres de change ? J'en ai reçu une ce matin : soixante louis ! Te
railles-tu des gens ? Il te sied bien de faire le fashionable5 (que le diable
soit des mots anglais!) quand tu ne peux pas payer ton tailleur ! C'est
autre chose de descendre d'un beau cheval pour retrouver au fond d'un
hôtel une bonne famille opulente, ou de sauter à bas d'un carrosse de
louage pour grimper deux ou trois étages. Avec tes gilets de satin, tu
demandes, en rentrant du bal, ta chandelle à ton portier, et il regimbe6 quand il n'a pas eu ses étrennes. Dieu sait si tu les lui donnes tous
les ans ! Lancé dans un monde plus riche que toi, tu puises chez tes
amis le dédain de toi-même; tu portes la barbe en pointe et tes cheveux
sur les épaules, comme si tu n'avais pas seulement de quoi acheter un
ruban pour te faire une queue. Tu écrivailles dans les gazettes, tu es
capable de te faire saint-simonien quand tu n'auras plus ni sou ni
maille, et cela viendra, je t'en réponds. Va va, un écrivain public est
plus estimable que toi. Je finirai par te couper les vivres, et tu
mourras dans un grenier.
1. fauteuil.
2. profession, métier.
3. fine toile de coton.
4. ancien jeu de cartes.
5. à la mode, raffiné, délicat.
6. résiste en refusant.
Texte C : Henry de
Montherlant, La Reine morte, 1942. Acte I, tableau I, scène 3
[Le
vieux roi du Portugal, Ferrante, a décidé de marier son fils, le prince
Don Pedro, à l'Infante d'Espagne. Ce dernier révèle à l'infante qu'il
est amoureux d'une autre femme ; elle se sent insultée. Le roi convoque
son fils.]
FERRANTE – L'infante m'a fait part des propos monstrueux que vous lui avez tenus.
Maintenant, écoutez-moi. Je suis las de mon trône, de ma cour, de mon
peuple. Mais il y a aussi quelqu’un dont je suis particulièrement las,
Pedro, c’est vous. Bébé, je l’avoue, vous ne me reteniez guère. Puis,
de cinq à treize ans, je vous ai tendrement aimé. La reine, vote mère,
est morte bien jeune. Votre frère aîné allait tourner à l’hébétude, et
rentrer dans les ordres. Vous me restiez seul. Treize ans a été l’année
de votre grande gloire ; vous avez eu à treize ans une grâce, une
gentillesse, une finesse, une intelligence que vous n’avez jamais
retrouvée depuis ; c’était le dernier et merveilleux rayon du soleil
qui se couche ; seulement on sait que, dans douze heures, le soleil
réapparaîtra, tandis que le génie de l’enfance, quand il s’éteint,
c’est à tout jamais. On dit toujours que c’est d’un ver que sort le
papillon ; chez l’homme, c’est un papillon qui devient un ver. A
quatorze ans vous étiez éteint ; vous étiez devenu médiocre et
grossier. Avant, Dieu me pardonne, par moments j’étais presque jaloux
de votre gouverneur ; jaloux de vous voir prendre au sérieux ce que
vous disait cette vielle bête de don Christoval plus que ce que je vous
disais moi-même. Je songeais aussi : « A cause des affaires de l’Etat,
il me faut perdre mon enfant : je n’ai pas le temps de m’occuper de
lui. » A partir de quatorze ans, j’ai été bien content que votre
gouverneur me débarrassât de vous. Je ne vous ai plus recherché, je
vous ai fui. Vous avez aujourd’hui vingt-six ans : il y a treize ans
que je n’ai plus rien à vous dire.
PEDRO – Mon père…
FERRANTE –« Mon père » : durant toute ma jeunesse, ces mots me faisaient vibrer.
Il me semblait – en dehors de toute idée politique –
qu’avoir un fils devait être quelque chose d’immense… Mais regardez-moi
donc ! Vos yeux fuient sans cesse pour me cacher tout ce qu’il y a en
vous qui ne m’aime pas.
PEDRO – Ils
fuient pour vous cacher la peine que vous me faites. Vous savez bien
que je vous aime. Mais, ce que vous me reprochez, c’est de ne pas avoir
votre caractère. Est-ce ma faute si je ne suis pas vous ? Jamais,
depuis combien d’années, jamais vous ne vous êtes intéressé à ce qui
m’intéresse. Vous ne l’avez même pas feint. Si, une fois... Quand vous
aviez votre fièvre tierce, et croyiez que vous alliez mourir ; tandis
que je vous disais quelques mots auprès de votre lit, vous m'avez
demandé : « Et les loups, en êtes-vous content ? ». Car c'était alors
ma passion que la chasse au loup. Oui, une fois seulement, quand vous
étiez tout affaibli et désespéré par le mal, vous m’avez parlé de ce
que j’aime.
FERRANTE – Vous
croyez que ce que je vous reproche est de ne pas être semblable à moi.
Ce n’est pas tout à fait cela. Je vous reproche de ne pas respirer à la
hauteur où je respire. On peut avoir de l’indulgence pour la médiocrité
qu’on pressent chez un enfant. Non pour celle qui s’étale dans un
homme.
PEDRO – Vous
me parliez avec intérêt, avec gravité, avec bonté, à l’âge où je ne
pouvais pas vous comprendre. Et à l’âge où je l’aurais pu, vous ne
m’avez plus jamais parlé ainsi, – à moi
que, dans les actes publics, vous nommez « mon bien-aimé fils » !
FERRANTE – Parce
qu’à cet âge-là non plus vous ne pouviez pas me comprendre. Mes paroles
avaient l’air de passer à travers vous comme à travers un fantôme pour
s’évanouir dans je ne sais quel monde : depuis longtemps la partie
était perdue. Vous êtes vide de tout, et d’abord de vous-même. Vous
êtes petit, et rapetissez tout à votre mesure. Je vous ai toujours vu
abaisser le motif de mes entreprises : croire que je faisais par
avidité ce que je faisais pour le bien du royaume ; croire que je
faisais par ambition personnelle ce que je faisais pour la gloire de
Dieu. De temps en temps, vous me jetiez à la tête votre fidélité. Mais
je regardais à vos actes, et ils étaient toujours misérables.
PEDRO – Mon père, si j’ai mal agi envers vous, je vous demande de me le
pardonner.
I - Après avoir lu tous les textes du corpus,
vous répondrez aux deux questions suivantes (6 points) :
1) Dans ce
corpus, quels sont les points communs aux trois personnages adultes ?
Quels sont ceux des jeunes gens ? (3 points)
2) Les échanges qui opposent ces deux générations sont-ils tous
présentés dans le même registre ? (3 points)
II. Vous traiterez ensuite,
au choix, l'un des sujets suivants (14 points) :
- Commentaire
Vous ferez !e commentaire du
texte de Montherlant (texte C) en vous aidant du parcours de lecture
suivant :
1) Montrez comment s'exprime le mépris du roi à l'égard de son fils.
2) Ce dialogue permet-il un véritable échange entre le roi et son fils ?
- Dissertation
Pourquoi
le conflit entre les personnages pourrait-il être ce que vous retenez
avant tout de la lecture ou de la représentation d'une pièce de théâtre
? Vous présenterez votre argumentation en prenant appui sur les textes
du corpus et sur les œuvres que vous avez pu étudier ou voir.
- Invention
Un
metteur en scène doit choisir dans le texte A ou le texte B un passage
pour faire jouer à ses comédiens une scène de conflit. Il leur explique
son choix et les idées de mise en scène que ce passage lui inspire.
L'un des comédiens propose le choix d'un autre passage du texte A ou du
texte B et le justifie par les possibilités de mise en scène qu'il
offre.
Vous rédigerez leur discussion en quelques répliques de dialogue. Vous
veillerez à ce que ces répliques soient suffisamment développées (de
trois à six environ) pour la totalité du dialogue.
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CENTRES ÉTRANGERS
séries générales
Objet d'étude : La poésie.
Texte
:
Alfred de Musset
: « La nuit de mai », Poésies
nouvelles (1835).
LE POÈTE
S'il ne te faut, ma sœur chérie,
Qu'un baiser d'une lèvre amie
Et qu'une larme de mes yeux,
Je te les donnerai sans peine ;
De nos amours qu'il te souvienne,
Si tu remontes dans les cieux.
Je ne chante ni l'espérance,
Ni la gloire, ni le bonheur,
Hélas ! pas même la souffrance.
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le cœur.
LA MUSE
Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ?
Ô poète ! un baiser, c'est moi qui te le donne.
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu,
C'est ton oisiveté ; ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins1 t'ont faite au fond du cœur :
Rien
ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint2, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres3 hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
L'Océan était vide et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice4,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.
LE POÈTE
Ô Muse ! spectre insatiable,
Ne m'en demande pas si long.
L'homme n'écrit rien sur le sable
À l'heure où passe l'aquilon5.
J'ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau ;
Mais j'ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre,
La briserait comme un roseau.
1. Les anges de la douleur.
2. "Pour en être atteint" : même si tu en es atteint.
3. Déformation du cou chez le pélican.
4. Allusion au sang du Christ, versé sur la Croix pour sauver les
hommes.
5. Vent froid du Nord.
6. Instrument de musique à cordes favori des poètes.
I - Vous répondrez d'abord à la question
suivante (4 points) :
Comment se
définit la douleur dans le discours de la Muse ? Dites en quoi elle
caractérise le lyrisme de Musset.
II. Vous traiterez ensuite,
au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez !e commentaire de
l'extrait suivant () : "Rien ne nous rend si grands qu'une grande
douleur" jusqu'à : "Poète, c'est ainsi que font les grands poètes."
- Dissertation
"Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur", déclare la Muse au Poète. Pensez-vous que la douleur
soit la seule source d'inspiration pour le poète lyrique ?
Vous répondrez dans un développement organisé, en vous appuyant
sur le texte proposé, les œuvres étudiées en classe et vos lectures
personnelles.
- Invention
"Les
plus désespérés sont les
chants les plus beaux", déclare la Muse au Poète. En désaccord avec
Musset, un poète se propose d'écrire un hymne à la joie qui célèbrerait
le bonheur de vivre. Rédigez en vers ou en prose le texte de cet autre
poète.
haut de page
CENTRES ÉTRANGERS
séries
technologiques
Objet d'étude : Le roman et
ses personnages : visions de l'homme et du monde.
Textes
:
Texte A :
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou Le Roman de Perceval,
XIIème siècle (1181 ?)
Texte B : Eugène Fromentin, Dominique, 1862.
Texte C : Eric Holder, Mademoiselle Chambon, 1996.
Texte
A : Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou Le Roman de
Perceval, XIIème siècle (1181?).
[Le Conte du Graal ou Le
Roman de Perceval est un des premiers romans de la littérature
française. Il raconte les aventures du jeune chevalier Perceval qui a
rencontré une merveilleuse jeune fille nommée Blanchefleur. Le voici
loin d'elle.]
Au matin la neige était bien tombée, car la contrée
était très froide. Perceval, au petit jour, s'était levé comme à son
habitude, car il était en quête et en attente d'aventures et d'exploits
chevaleresques. Il vint droit à la prairie gelée et enneigée où campait
l'armée du roi. Mais avant qu'il arrive aux tentes, voici venir un vol
groupé d'oies sauvages que la neige avait éblouies. Il les a vues et
entendues, car elles fuyaient à grand bruit devant un faucon qui
fondait sur elles d'un seul trait. Il atteignit à toute vitesse l'une
d'elles, qui s'était détachée des autres. Il l'a heurtée et frappée si
fort qu'il l'a abattue au sol. Mais il était trop matin et il repartit
sans plus daigner se joindre ni s'attacher à elle.
Perceval cependant pique des deux, dans la direction où il
avait vu le vol. L'oie était blessée au col. Elle saigna trois gouttes
de sang, qui se répandirent sur le blanc. On eût dit une couleur
naturelle. L'oie n'avait tant de douleur ni de mal qu'il lui fallût
rester à terre. Le temps qu'il y soit parvenu, elle s'était déjà
envolée.
Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là ou
s'était couchée l'oie, et le sang qui apparaissait autour, il s'appuya
sur sa lance pour regarder cette ressemblance. Car le sang et la neige
ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage
de son amie. Tout à cette pensée, il s'en oublie lui-même. Pareille
était sur son visage cette goutte de vermeil, disposée sur le blanc, à
ce qu'étaient ces trois gouttes de sang, apparues sur la neige blanche.
Il n'était plus que regard. Il lui apparaissait, tant il y prenait
plaisir, que ce qu'il voyait, c'était la couleur toute nouvelle du
visage de son amie, si belle. Sur les gouttes rêve Perceval, tandis que
passe l'aube.
Texte B : Eugène
Fromentin, Dominique, 1862.
[Dominique raconte l'histoire d'un amour impossible.
Dans ce roman de souvenirs, Dominique évoque longuement les
journées où l'absence de la très belle Madeleine lui fait découvrir la
nature profonde de ses sentiments.]
La maison était
vide. Les domestiques allaient et venaient, comme étonnés, eux aussi,
de n'avoir plus à se contraindre. On avait ouvert toutes les fenêtres,
et le soleil de mai jouait librement dans les chambres, où toutes
choses étaient remises en place. Ce n'était pas l'abandon, c'était
l'absence. Je soupirai. Je calculai ce que cette absence devait durer.
Deux mois ! Cela me paraissait tantôt très long, tantôt très court.
J'aurais souhaité, je crois, tant j'avais besoin de m'appartenir, que
ce mince répit n'eût plus de fin.
Je revins le lendemain, les jours suivants: même silence et même
sécurité. Je me promenai dans toute la maison, je visitai le jardin
allée par allée, Madeleine était partout. Je m'enhardis jusqu'à
m'entretenir librement avec son souvenir. Je regardai sa fenêtre, et
j'y revis sa jolie tête. J'entendis sa voix dans les allées du parc, et
je me mis à fredonner, pour retrouver comme un écho de certaines
romances qu'elle se plaisait à chanter en plein air, que le vent
rendait si fluides et que le bruit des feuilles accompagnait. Je revis
mille choses que j'ignorais d'elle ou qui ne m'avaient pas frappé,
certains gestes qui n'étaient rien et qui devenaient charmants ; je
trouvai pleine de grâce l'habitude un peu négligée qu'elle avait de
tordre ses cheveux en arrière et de les porter relevés sur la nuque et
liés par le milieu comme une gerbe noire. Les moindres particularités
de sa mise ou de sa tournure, une odeur exotique qu'elle aimait et qui
me l'eût fait reconnaître les yeux fermés, tout, jusqu'à ses couleurs
adoptées depuis peu, le bleu qui la parait si bien et qui faisait
valoir avec tant d'éclat sa blancheur sans trouble, tout cela revivait
avec une lucidité surprenante, mais en me causant une autre émotion que
sa présence, comme un regret, agréable à caresser, des choses aimables
qui n'étaient plus là. Peu à peu je me pénétrai sans beaucoup de
chaleur, mais avec un attendrissement continu, de ces réminiscences1,
le seul attrait vivant qui me restât d'elle, et moins de quinze jours
après le départ de Madeleine ce souvenir envahissant ne me quittait
plus.
Un soir, je montais chez Olivier2, et comme à l'ordinaire je
passais devant la chambre de Madeleine. Bien souvent déjà j'en avais
trouvé la porte grande ouverte sans que la pensée me fût jamais venue
d'y pénétrer. Ce soir-là, je m'arrêtai court, et après quelques
hésitations accordées à des scrupules aussi nouveaux que tous les
autres sentiments qui m'agitaient, je cédai à une tentation véritable,
et j'entrai.
Il y faisait presque nuit. Le bois sombre de quelques meubles
anciens se distinguait à peine, l'or des marqueteries luisait
faiblement. Des étoffes de couleur sobre, des mousselines flottantes,
tout un ensemble de choses pâles et douces y répandait une sorte de
léger crépuscule et de blancheur de l'effet le plus tranquille et le
plus recueilli. L'air tiède y venait du dehors avec les exhalaisons du
jardin en fleur ; mais surtout une odeur subtile, plus émouvante à
respirer que toutes les autres, l'habitait comme un souvenir opiniâtre
de Madeleine.
1. réminiscences : souvenirs
imprécis où domine une tonalité affective.
2. Olivier est le cousin de Madeleine et le compagnon de collège de
Dominique.
Texte C : Eric
Holder, Mademoiselle Chambon, 1996.
[Antonio, un maçon, mène une vie très
simple auprès de son épouse Anne-Marie et de son fils Kevin jusqu'au
jour où sa rencontre avec Véronique Chambon, l'institutrice de son
fils, produit un bouleversement amoureux qui trouble également la jeune
femme. Ne souhaitant
blesser ni Anne-Marie ni Kevin, Antonio et Véronique s'aiment de loin,
en silence, sans jamais s'avouer leurs sentiments. Dans ce passage,
Antonio passe ses deux semaines de congé d'été au Crotoy, petit port du
Nord de la France où il espère retrouver Véronique.]
A mesure que les jours passaient, et que
diminuait en lui l'espoir de rencontrer Véronique, Antonio ne parvenait
pas à concevoir de l'amertume. Il lui semblait que le grand feu qu'il
avait éprouvé en arrivant ici se réduisait à un foyer de proportions
plus modestes, mais durable, une boule de chaleur qui ne cessait pas de
l'habiter, au creux de l'estomac, et qui transformait sa vie. S'il
avait commencé au début, en multipliant les excuses fallacieuses1
auprès d'Anne-Marie, par arpenter les rues et les avenues à la
recherche du nom de Chambon, s'il avait bu de nombreux cafés dans les
bistrots, au seules fins d'interroger les habitants de l'endroit, il
lui suffisait maintenant de marcher le long de la plage, sur la
promenade bordée de grands hôtels blancs, pour que Véronique, d'une
certaine façon, lui apparût. Ce n'était presque rien, c'était une
certaine lumière, c'était la vision d'une mouette immobile sous le
vent, fichée dans le grand ciel bleu, il était persuadé qu'au même
moment, Véronique voyait cela comme lui.
Et même si par extraordinaire, elle n'était pas au Crotoy, ça
n'avait pas beaucoup d'importance, puisqu'ils se reverraient en
Septembre, à la rentrée. Il lui raconterait comment elle était avec lui
dans ce port du Nord, promenant sa main sur les rambardes écaillées de
sel parce qu'il savait qu'elle les avait elle-même touchées, s'arrêtant
au fronton2 d'une villa parce qu'elle avait dû également le trouver peu
commun.
Il n'avait jamais écrit que des listes de fournitures, des
mesures de maçonnerie. Il se surprenait maintenant à rédiger, dans sa
tête, des sortes de cartes postales, qu'il lui destinait mentalement.
Il s'écartait du village, allait s'asseoir dans les dunes qui sont vers
la pointe de Saint-Quentin. Là, il lui disait l'odeur du sable, les
fins oyats3 descendant vers les pentes, la brillance de cette ligne, au
bout de l'horizon, qui marquait la fin de la baie et le début de la
mer. Il lui disait les sensations qu'il avait crues perdues depuis son
enfance, et qu'il retrouvait avec le sentiment du merveilleux. Puis,
parce qu'il fallait bien, à un moment ou à un autre, se lever, regagner
le camping-car, interrompre la correspondance, il achevait toujours
celle-ci par le même mot : merci.
1. fallacieuses : fausses.
2. fronton : ornement, souvent triangulaire, au sommet de l'entrée d'un
édifice.
2. oyats : plantes légères poussant dans le sable.
I - Après avoir lu tous les textes du corpus,
vous répondrez aux deux questions suivantes (6 points) :
1) Montrez que
les trois textes illustrent cette caractéristique du roman qui consiste
à faire pénétrer le lecteur dans les pensées secrètes des personnages.
(3 points)
2) Les trois textes célèbrent la femme aimée. En quoi la nature
contribue-t-elle à cette célébration ? Vous fonderez votre réponse sur
l'analyse de comparaisons et de métaphores. (3 points)
II. Vous traiterez ensuite,
au choix, l'un des sujets suivants (14 points) :
- Commentaire
Vous ferez !e commentaire du
texte d'Eric Holder (texte C) en vous aidant du parcours de lecture
suivant :
1) Vous montrerez que le personnage d'Antonio développe une sensibilité
nouvelle devant le monde qui l'entoure, au cours de sa quête amoureuse.
2) Vous montrerez que cette rêverie sentimentale permet aussi à Antonio
de mieux se comprendre, et de se retrouver.
- Dissertation
De multiples œuvres artistiques rencontrent un vif succès
alors qu'elles s'appliquent à explorer des histoires d'amour vouées à
la souffrance ou à l'échec.
Selon vous, comment peut s'expliquer ce goût des lecteurs et
des spectateurs pour des fictions dont les héros, inlassablement,
souffrent d'aimer ?
- Invention
Un jour, Antonio, emporté par ses sentiments, ose
écrire à Mademoiselle Chambon. En adoptant le point de vue du
personnage qui s'ouvre à la beauté du monde par amour pour Véronique,
vous rédigerez la lettre qu'il lui adresse.
Vous ne signerez pas votre lettre.
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