LES SUJETS DE L’
EAF 2007
-
suite
CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE L
Objet
d'étude : le
biographique.
Textes :
Texte A : François-René de
Chateaubriand (1768 -1848), Mémoires d'outre-tombe,
1849.
Texte B : George Sand (1804 -1876), Histoire de ma vie,
1876.
Texte C : Colette (1873 -1954), Journal à rebours,
1941.
Texte D : Jean-Paul Sartre (1905 -1980), Les Mots,
1964.
Texte A : François-René
de Chateaubriand (1768 -1848), Mémoires
d'outre-tombe, Livre III, 1849.
[Au début de ses
mémoires, Chateaubriand évoque les souvenirs de
son enfance et de son adolescence passées dans le cadre du
château familial de Combourg.]
PREMIER SOUFFLE DE LA MUSE
La vie que nous menions à
Combourg, ma sœur et moi, augmentait l'exaltation de notre
âge et de notre caractère. Notre principal
désennui consistait à nous promener
côte à côte dans le grand Mail1,
au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un
lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe
de neige que brodait la trace des oiseaux, des écureuils et
des hermines. Jeunes comme les primevères, tristes comme la
feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il
y avait harmonie entre nos récréations et nous.
Ce fut dans une de ces promenades, que Lucile, m'entendant
parler avec ravissement de la solitude, me dit : « Tu devrais
peindre tout cela. » Ce mot me révéla
la Muse ; un souffle divin passa sur moi. Je me mis à
bégayer des vers, comme si c'eût
été ma langue naturelle ; jour et nuit je
chantais mes plaisirs, c'est-à-dire mes bois et mes vallons
; je composais une foule de petites idylles2 ou
tableaux de la nature. J'ai écrit longtemps en vers avant
d'écrire en prose ; M. de Fontanes3 prétendait que j'avais reçu les deux instruments.
Ce talent que me promettait l'amitié, s'est-il
jamais levé pour moi ? Que de choses j'ai vainement
attendues ! [...]
1 - Mail : allée bordée d'arbres.
2 - Idylles : petits poèmes sur le thème de la
nature et de l'amour.
3 - M. de Fontanes : poète et ami de Chateaubriand.
Texte B : George Sand
(1804 -1876), Histoire de ma vie,
deuxième partie, chapitre XI, 1876.
Que ce soit
éducation, insufflation1 ou
prédisposition, il est certain que l'amour du roman s'empara
de moi passionnément avant que j'eusse fini d'apprendre
à lire. Voici comment : je ne comprenais pas encore la
lecture des contes de fées, les mots imprimés,
même dans le style le plus élémentaire,
ne m'offraient pas grand sens, et c'est par le récit que
j'arrivais à comprendre ce qu'on m'avait fait lire. De mon
propre mouvement, je ne lisais pas, j'étais paresseuse par
nature et n'ai pu me vaincre qu'avec de grands efforts. Je ne cherchais
dans les livres que les images ; mais tout ce que j'apprenais par les
yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans ma
petite tête, et j'y rêvais au point de perdre
souvent la notion de la réalité et du milieu
où je me trouvais.
Comme j'avais eu longtemps la manie de jouer au
poêle avec le feu, ma mère, qui n'avait pas de
servante et que je vois toujours occupée à
coudre, ou à soigner le pot-au-feu, ne pouvait se
débarrasser de moi qu'en me retenant souvent dans la prison
qu'elle m'avait inventée, à savoir, quatre
chaises avec une chaufferette2 sans feu au
milieu, pour m'asseoir quand je serais fatiguée, car nous
n'avions pas le luxe d'un coussin. C'étaient des chaises
garnies en paille, et je m'évertuais à les
dégarnir avec mes ongles; il faut croire qu'on les avait
sacrifiées à mon usage. Je me rappelle que
j'étais encore si petite que pour me livrer à cet
amusement j'étais obligée de monter sur la
chaufferette ; alors je pouvais appuyer mes coudes sur les
sièges, et je jouais des griffes avec une patience
miraculeuse ; mais, tout en cédant ainsi au besoin d'occuper
mes mains, besoin qui m'est toujours resté, je ne pensais
nullement à la paille des chaises ; je composais
à haute voix d'interminables contes que ma mère
appelait mes romans. Je n'ai aucun souvenir de ces plaisantes
compositions, ma mère m'en a parlé mille fois et
longtemps avant que j'eusse la pensée d'écrire.
Elle les déclarait souverainement ennuyeuses, à
cause de leur longueur et du développement que je donnais
aux digressions. C'est un défaut que j'ai bien
conservé, à ce qu'on dit ; car, pour moi, j'avoue
que je me rends peu compte de ce que je fais, et que j'ai aujourd'hui,
tout comme â quatre ans, un laisser-aller invincible dans ce
genre de création.
Il paraît que mes histoires
étaient une sorte de pastiche de tout ce dont ma petite
cervelle était obsédée. Il y avait
toujours un canevas dans le goût des contes de
fées, et pour personnages principaux, une bonne
fée, un bon prince et une belle princesse. Il y avait peu de
méchants êtres, et jamais de grands malheurs. Tout
s'arrangeait sous l'influence d'une pensée riante et
optimiste comme l'enfance. Ce qu'il y avait de curieux,
c'était la durée de ces histoires et une sorte de
suite, car j'en reprenais le fil là où il avait
été interrompu la veille. Peut-être ma
mère, écoutant machinalement et comme
malgré elle ces longues divagations, m'aidait-elle
à son insu à m'y retrouver. Ma tante se souvient
aussi de ces histoires et s'égaye à ce souvenir.
Elle se rappelle m'avoir dit souvent : « Eh bien, Aurore3,
est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la forêt ? Ta
princesse aura-t-elle bientôt fini de mettre sa robe
à queue et sa couronne d'or ? - Laisse-la tranquille, disait
ma mère, je ne peux travailler en repos que quand elle
commence ses romans entre quatre chaises. »
1 - Insufflation : fait de communiquer par le souffle.
2 - Chaufferette : boîte à couvercle
percé de trous dans laquelle on met de la cendre chaude pour
se chauffer les pieds.
3 - Aurore : Aurore Dupin, nom de naissance de George Sand.
Texte C :
Colette (1873 -1954), Journal à rebours,
1941.
Dans ma jeunesse, je n'ai
jamais, jamais désiré écrire. Non, je
ne me suis pas levée la nuit en cachette pour
écrire des vers au crayon sur le couvercle d'une
boîte à chaussures ! Non, je n'ai pas
jeté au vent d'ouest et au clair de lune des paroles
inspirées ! Non, je n'ai pas eu 19 ou 20 pour un devoir de
style, entre douze et quinze ans ! Car je sentais, chaque jour mieux,
je sentais que j'étais justement faite pour ne pas
écrire. Je n'ai jamais envoyé, à un
écrivain connu, des essais qui promettaient un joli talent
d'amateur ; pourtant, aujourd'hui, tout le monde le fait, puisque je ne
cesse de recevoir des manuscrits. J'étais donc bien la seule
de mon espèce, la seule mise au monde pour ne pas
écrire. Quelle douceur j'ai pu goûter à
une telle absence de vocation littéraire ! Mon enfance, ma
libre et solitaire adolescence, toutes deux
préservées du souci de m'exprimer, furent toutes
deux occupées uniquement de diriger leurs subtiles antennes
vers ce qui se contemple, s'écoute, se palpe et se respire.
Déserts limités, et sans périls ;
empreintes, sur la neige, de l'oiseau et du lièvre ;
étangs couverts de glace, ou voilés de chaudes
brumes d'été ; assurément vous me
donnâtes autant de joies que j'en pouvais contenir. Dois-je
nommer mon école une école ? Non, mais une sorte
de rude paradis où des anges
ébouriffés cassaient du bois, le matin, pour
allumer le poêle, et mangeaient, en guise de manne
céleste1, d'épaisses
tartines de haricots rouges, cuits dans la sauce au vin,
étalés sur le pain gris que
pétrissaient les fermières... Point de chemin de
fer dans mon pays natal, point d'électricité,
point de collège proche, ni de grande ville. Dans ma
famille, point d'argent, mais des livres. Point de cadeaux, mais de la
tendresse. Point de confort, mais la liberté. Aucune voix
n'emprunta le son du vent pour me glisser avec un petit souffle froid,
dans l'oreille, le conseil d'écrire, et d'écrire
encore, de ternir, en écrivant, ma bondissante ou tranquille
perception de l'univers vivant...
1 - Manne céleste : dans
la Bible, nourriture miraculeuse envoyée par Dieu aux
Hébreux dans le désert.
Texte D :
Jean-Paul Sartre (1905 -1980), Les Mots,
deuxième partie, « Écrire »,
1964.
[Jean-Paul Sartre, orphelin de
père, a été
élevé par sa mère Anne-Marie et par
ses grands-parents maternels, Charles et Louise Schweitzer. Dans Les
Mots, il relate son enfance.]
Au début de
l'été nous partions pour Arcachon, les deux
femmes et moi, avant que mon grand-père eût
terminé ses cours. Il nous écrivait trois fois la
semaine : deux pages pour Louise, un post-scriptum pour Anne-Marie,
pour moi toute une lettre en vers. Pour me faire mieux goûter
mon bonheur ma mère apprit et m'enseigna les
règles de la prosodie1. Quelqu'un me
surprit à gribouiller une réponse
versifiée, on me pressa de l'achever, on m'y aida. Quand les
deux femmes envoyèrent la lettre, elles rirent aux larmes en
pensant à la stupeur du destinataire. Par retour du courrier
je reçus un poème à ma gloire ; j'y
répondis par un poème. L'habitude
était prise, le grand-père et son petit-fils
s'étaient unis par un lien nouveau ; ils se parlaient, comme
les Indiens, comme les maquereaux2 de
Montmartre, dans une langue interdite aux femmes. On m'offrit un
dictionnaire de rimes, je me fis versificateur : j'écrivais
des madrigaux3 pour Vévé,
une petite fille blonde qui ne quittait pas sa chaise longue et qui
devait mourir quelques années plus tard. La petite fille
s'en foutait : c'était un ange ; mais l'admiration d'un
large public me consolait de cette indifférence. J'ai
retrouvé quelques-uns de ces poèmes. Tous les
enfants ont du génie, sauf Minou Drouet4,
a dit Cocteau en 1955. En 1912, ils en avaient tous sauf moi :
j'écrivais par singerie, par
cérémonie, pour faire la grande personne :
j'écrivais surtout parce que j'étais le
petit-fils de Charles Schweitzer. On me donna les fables de La Fontaine
; elles me déplurent : l'auteur en prenait à son
aise ; je décidai de les récrire en alexandrins.
L'entreprise dépassait mes forces et je crus remarquer
qu'elle faisait sourire : ce fut ma dernière
expérience poétique. Mais j'étais
lancé : je passai des vers à la prose et n'eus
pas la moindre peine à réinventer par
écrit les aventures passionnantes que je lisais dans Cri-Cri5.
1
- Prosodie : règles d'écriture de la
poésie, versification.
2 - Maquereaux : se dit familièrement des hommes qui
exploitent des prostituées.
3 - Madrigaux : poèmes galants.
4 - Minou Drouet : fillette célèbre pour ses
poèmes dans les années 50. Le poète
Jean Cocteau ne croyait pas à son génie, car il
soupçonnait la mère adoptive de l'enfant
d'écrire les poèmes à sa place.
5 - Cri-Cri : journal illustré pour enfants des
années 1920-1930.
I-
Après avoir lu tous les textes du corpus, vous
répondrez â la question suivante (4 points) :
Pour
quelles raisons ces quatre auteurs sont-ils devenus
écrivains ? Justifiez votre réponse en vous
appuyant sur les textes du corpus.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un
des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire du texte de Colette (Texte
C).
- Dissertation
Les auteurs n'écrivent-ils leur
autobiographie que pour expliquer ce qu'ils sont devenus ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant
sur des exemples précis pris dans le corpus et dans les
œuvres que vous avez lues ou étudiées
en classe.
- Invention
Devant les succès littéraires de
George Sand, sa tante lui écrit. Elle revient sur les faits
évoqués dans cette page d'Histoire de ma vie, en
donne sa propre version et y ajoute quelques souvenirs personnels.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE ES /S
Objet
d'étude : Convaincre, persuader,
délibérer.
Textes :
Texte A : La
Bruyère, Caractères,
« De l'homme », XI, n° 128, 1688.
Texte B : Fénelon, Lettre à Louis XIV,
1693.
Texte C : Victor Hugo, Discours à l'Assemblée, 30
juin 1850.
Texte D : Arthur Rimbaud, Poésies,
« Les Effarés », édition
posthume de 1895 (texte composé en 1870).
Texte E : Emile Zola, L'Assommoir, 1877.
Texte A : La Bruyère, Caractères,
« De l'homme », XI, n° 128, 1688.
L'on voit
certains animaux farouches, des mâles et des femelles
répandus par la campagne, noirs, livides et tout
brûlés du soleil, attachés à
la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une
opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix
articulée, et quand ils se lèvent sur leurs
pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ;
ils se retirent la nuit dans des tanières où ils
vivent de pain noir, d'eau et de racine : ils épargnent aux
autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour
vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils
ont semé.
TEXTE
B - Fénelon, Lettre à Louis XIV,
1693.
Le peuple même
(il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de
confiance en vous, commence à perdre l'amitié, la
confiance, et même le respect. Vos victoires et vos
conquêtes ne le réjouissent plus ; il est plein
d'aigreur et de désespoir. La sédition1 s'allume peu à peu de toutes parts. Ils croient que vous
n'avez aucune pitié de leurs maux, que vous n'aimez que
votre autorité et votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un
cœur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas
plutôt sa gloire à leur donner du pain, et
à les faire respirer après tant de maux,
qu'à garder quelques places de la frontière, qui
causent la guerre ? Quelle réponse à cela, Sire ?
Les émotions2 populaires, qui
étaient inconnues depuis si longtemps, deviennent
fréquentes. Paris même, si près de
vous, n'en est pas exempt. Les magistrats sont contraints de
tolérer l'insolence des mutins, et de faire couler sous main
quelque monnaie pour les apaiser ; ainsi on paye ceux qu'il faudrait
punir. Vous êtes réduit à la honteuse
et déplorable extrémité, ou de laisser
la sédition impunie et de l'accroître par cette
impunité, ou de faire massacrer avec inhumanité
des peuples que vous mettez au désespoir en leur arrachant,
par vos impôts pour cette guerre, le pain qu'ils
tâchent de gagner à la sueur de leurs visages.
1 - la sédition : le
soulèvement contre l'autorité.
2 - les émotions : les révoltes.
Texte C : Victor Hugo, Discours à
l'Assemblée, 30 juin 1850.
Figurez-vous ces caves dont rien de ce
que je vous ai dit ne peut donner l'idée ; figurez-vous ces
cours qu'ils appellent des courettes, resserrées entre de
hautes masures, sombres, humides, glaciales, méphitiques1,
pleines de miasmes stagnants1, encombrées d'immondices, les
fosses d'aisance à côté des puits !
Hé mon Dieu ! ce n'est pas le moment de chercher
des délicatesses de langage !
Figurez-vous ces maisons, ces masures habitées du
haut en bas, jusque sous terre, les eaux croupissantes filtrant
à travers les pavés dans ces tanières
où il y a des créatures humaines. Quelquefois
jusqu'à dix familles dans une masure, jusqu'à dix
personnes dans une chambre, jusqu'à cinq ou six dans un lit,
les âges et les sexes mêlés, les
greniers aussi hideux que les caves, des galetas2 où il entre assez de froid pour grelotter et pas assez d'air
pour respirer !
Je demandais à une femme de la rue du
Bois-Saint-Sauveur : pourquoi n'ouvrez-vous pas les fenêtres
? - elle m'a répondu : - parce que les châssis
sont pourris et qu'ils nous resteraient dans les mains. J'ai
insisté : - vous ne les ouvrez-donc jamais ? - Jamais,
monsieur !
Figurez-vous la population maladive et
étiolée3, des spectres au
seuil des portes, la virilité retardée, la
décrépitude précoce, des adolescents
qu'on prend pour des enfants, de jeunes mères qu'on prend
pour de vieilles femmes, les scrofules, le rachis, l'ophtalmie,
l'idiotisme4, une indigence inouïe, des
haillons partout, on m'a montré comme une
curiosité une femme qui avait des boucles d'oreilles
d'argent !
Et au milieu de tout cela le travail sans relâche,
le travail acharné, pas assez d'heures de sommeil, le
travail de l'homme, le travail de la femme, le travail de
l'âge mûr, le travail de la vieillesse, le travail
de l'enfance, le travail de l'infirme, et souvent pas de pain, et
souvent pas de feu, et cette femme aveugle, entre ses deux enfants dont
l'un est mort et l'autre va mourir, et ce filetier5 phtisique6 agonisant, et cette mère
épileptique qui a trois enfants et qui gagne trois sous par
jour ! Figurez-vous tout cela et si vous vous récriez, et si
vous doutez, et si vous niez...
Ah ! Vous niez ! Eh bien, dérangez-vous quelques
heures, venez avec nous, incrédules, et nous vous ferons
voir de vos yeux, toucher de vos mains, les plaies, les plaies
saignantes de ce Christ7 qu'on appelle le peuple
!
1
- méphitiques, pleines de miasmes stagnants : malsaines.
2 - des galetas : pièces insalubres.
3 - étiolée : affaiblie.
4 - les scrofules, le rachis, l'ophtalmie, l'idiotisme : maladies dues
à de mauvaises conditions de vie.
5 - filetier : artisan qui confectionne des filets de pêche.
6 - la phtisie est une maladie mortelle qui s'attaque aux poumons et
qui a fait des ravages au XIXe siècle et au début
du XXe.
7 - les plaies saignantes de ce Christ : expression
métaphorique.
Texte D :
Arthur Rimbaud, Poésies, « Les
Effarés », édition posthume de 1895
(texte composé en 1870).
Les Effarés1
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond
A genoux, cinq petits -
misère ! -
Regardent le boulanger faire
Le lourd
pain blond...
Ils voient le fort bras blanc qui
tourne
La pâte grise, et qui l'enfourne
Dans un trou clair
Ils écoutent le bon pain
cuire.
Le boulanger au gras sourire
Grogne un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein.
Quand, pour quelque
médianoche2,
Façonné comme une brioche
On sort le pain,
Quand, sous les poutres
enfumées,
Chantent les croûtes
parfumées,
Et les grillons,
Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus3 pleins de givre !
- Qu'ils sont
là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, grognant des choses
Entre les trous,
Tout bêtes, faisant leurs
prières
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,
Si fort, qu'ils crèvent
leur culotte,
Et que leur chemise tremblote
Au vent d'hiver...
1- Effaré : signifie
à la fois étonné, inquiet et
« sauvage » au sens de timide, qui s'enfuit
dès qu'on le remarque (du latin fera,
bête sauvage).
2 - médianoche : repas copieux que l'on prend au milieu de
la nuit.
3 - Les pauvres Jésus : expression imagée pour
désigner les enfants innocents et fragiles.
Texte
E : Emile Zola, L'Assommoir, 1877.
Au milieu de
cette existence enragée par la misère, Gervaise
souffrait encore des faims qu'elle entendait râler autour
d'elle. Ce coin de la maison était le coin des pouilleux,
où trois ou quatre ménages semblaient
s'être donné le mot pour ne pas avoir du pain tous
les jours. Les portes avaient beau s'ouvrir, elles ne
lâchaient guère souvent des odeurs de cuisine. Le
long du corridor, il y avait un silence de crevaison, et les murs
sonnaient creux, comme des ventres vides. Par moments, des danses
s'élevaient1, des larmes de femmes,
des plaintes de mioches affamés, des familles qui se
mangeaient pour tromper leur estomac. On était là
dans une crampe au gosier générale,
bâillant par toutes ces bouches tendues ; et les poitrines se
creusaient, rien qu'à respirer cet air, où les
moucherons eux-mêmes n'auraient pas pu vivre, faute de
nourriture. Mais la grande pitié de Gervaise
était surtout le père Bru, dans son trou, sous le
petit escalier. Il s'y retirait comme une marmotte, s'y mettait en
boule, pour avoir moins froid ; il restait des journées sans
bouger, sur un tas de paille. La faim ne le faisait même plus
sortir, car c'était bien inutile d'aller gagner dehors de
l'appétit, lorsque personne ne l'avait invité en
ville. Quand il ne reparaissait pas de trois ou quatre jours, les
voisins poussaient sa porte, regardaient s'il n'était pas
fini. Non, il vivait quand même, pas beaucoup, mais un peu,
d'un œil seulement ; jusqu'à la mort qui
l'oubliait ! Gervaise, dès qu'elle avait du pain, lui jetait
des croûtes. Si elle devenait mauvaise et
détestait les hommes, à cause de son mari, elle
plaignait toujours bien sincèrement les animaux ; et le
père Bru, ce pauvre vieux, qu'on laissait crever, parce
qu'il ne pouvait plus tenir un outil, était comme un chien
pour elle, une bête hors de service, dont les
équarrisseurs2 ne voulaient
même pas acheter la peau ni la graisse. Elle en gardait un
poids sur le cœur, de le savoir continuellement
là, de l'autre côté du corridor,
abandonné de Dieu et des hommes, se nourrissant uniquement
de lui-même, retournant à la taille d'un enfant,
ratatiné et desséché à la
manière des oranges qui se racornissent sur les
cheminées.
1 - des danses s'élevaient :
des coups étaient donnés (expression
familière).
2 - équarrisseurs : personnes qui traitent les cadavres
d'animaux non utilisés en boucherie.
I-
Après avoir pris connaissance de l'ensemble des textes, vous
répondrez d'abord â la question suivante (4
points) :
Identifiez
dans l'ensemble du corpus quatre procédés
argumentatifs et dites en quoi ils sont efficaces pour
dénoncer la misère du peuple.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets
suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte de Zola (texte E).
- Dissertation
« Eh bien, dérangez-vous
quelques heures, venez avec nous, incrédules, et nous vous
ferons voir de vos yeux, toucher de vos mains, les plaies [...]
» (extrait du texte de Hugo).
Vous montrerez en quoi l'écriture
littéraire sous toutes ses formes est
particulièrement apte à dénoncer les
problèmes de la société.
Vous utiliserez pour cela les textes du corpus, ceux que
vous avez étudiés en classe et vos lectures
personnelles.
- Invention
Vous avez été témoin,
dans votre propre commune, d'une scène proche de celle que
décrit Rimbaud dans «Les
Effarés». Vous la racontez dans une lettre
à un élu local pour lui faire part de vos
émotions et l'inciter à agir.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIE L
Objet
d'étude : L'épistolaire.
Textes :
Texte A : Denis Diderot, Correspondance, Lettres à Sophie Volland, Lettre
du 2 novembre 1759, (édition posthume 1831).
Texte B : Madame du Deffand , Correspondance, Lettre du 29 mai 1764 à Voltaire, (édition
posthume 1865).
Texte C : Voltaire, Correspondance, Lettre
du 3 octobre 1764 à Madame du Deffand, (édition
posthume 1784).
Texte A : Denis
Diderot, Correspondance, Lettres à Sophie Volland,
Lettre du 2 novembre 1759.
[Diderot se trouve au Grandval,
propriété du baron d'Holbach. Ce dernier craint
d'avoir perdu beaucoup d'argent, ce qui l'obligerait à
réduire son train de vie.]
A Mademoiselle Volland
Au Grandval, le 2 novembre 1759
[...] Je pensais que pour
un homme qui n'aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces attachements
qui font désirer la richesse, et qui ne laissent jamais de
superflu, il serait presque indifférent d'être
pauvre ou riche. Pauvre, on s'expatrierait, on subirait la condamnation
ancienne portée par la nature contre l'espèce
humaine, et l'on gagnerait son pain à la sueur de son
front... Ce paradoxe tient à l'égalité
que j'établis entre les conditions et au peu de
différence que je mets, quant au bonheur, entre le
maître de la maison et son portier... Si je suis sain
d'esprit et de corps, si j'ai l'âme honnête et la
conscience pure, si je sais distinguer le vrai du faux, si
j'évite le mal et fais le bien, si je sens la
dignité de mon être, si rien ne me
dégrade à mes propres yeux, si, loin de mon pays,
je suis ignoré des hommes dont la présence me
ferait peut-être rougir, on peut m'appeler comme on voudra,
milord1 ou sirrah : sirrah, en anglais, c'est un
faquin2 en français, la
qualité qu'un petit-maître en humeur donne
à son valet... Faire le bien, connaître le vrai,
voilà ce qui distingue un homme d'un autre ; le reste n'est
rien. La durée de la vie est si courte, ses besoins sont si
étroits, et quand on s'en va, il importe si peu d'avoir
été quelqu'un ou personne. Il ne faut
à la fin qu'un mauvais morceau de toile et quatre planches
de sapin... Dès le matin, j'entends sous ma
fenêtre des ouvriers. A peine le jour commence-t-il
à poindre qu'ils ont la bêche à la
main, qu'ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un
morceau de pain noir ; ils se désaltèrent au
ruisseau qui coule ; à midi ils prennent une heure de
sommeil sur la terre ; bientôt ils se remettent à
leur ouvrage. Ils sont gais ; ils chantent ; ils se font entre eux de
bonnes grosses plaisanteries qui les égaient; ils rient. Sur
le soir, ils vont retrouver des enfants tout nus autour d'un
âtre enfumé, une paysanne hideuse et malpropre, et
un lit de feuilles séchées, et leur sort n'est ni
plus mauvais ni meilleur que le mien... Vous avez
éprouvé l'une et l'autre fortune : dites-moi, le
temps présent vous paraît-il plus dur que le temps
passé ?...Je me suis tourmenté toute la
matinée à courir après une
idée qui m'a fui... Je suis descendu triste ; j'ai entendu
parler des misères publiques ; je me suis mis à
une table somptueuse sans appétit ; j'avais l'estomac
chargé des aliments de la veille ; je l'ai
surchargé de la quantité de ceux que j'ai
mangés ; j'ai pris un bâton et j'ai
marché pour les faire descendre et me soulager ; je suis
revenu m'asseoir à une table de jeu, et tromper des heures
qui me pesaient.
J'avais un ami dont je n'entendais point parler.
J'étais loin d'une amie que je regrettais3.
Peines à la campagne, peines à la ville, peines
partout. Celui qui ne connaît pas la peine n'est pas
à compter parmi les enfants des hommes... C'est que tout
s'acquitte ; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie
n'est rien.
1 - Milord : en anglais ce mot désigne un
aristocrate.
2 - Faquin : insulte qu' « un petit-maître
» en colère lance « à son
valet ».
3 - « une amie que je regrettais » : l'expression
désigne la destinataire de la lettre, Sophie Volland
elle-même, maîtresse de Diderot.
Texte B :
Madame du Deffand , Correspondance, Lettre du 29
mai 1764 à Voltaire.
A Voltaire
Paris, ce lundi 29 mai 1764
Non,
monsieur, je ne préférerais pas la
pensée à la lumière, les yeux de
l'âme à ceux du corps1 ; je
consentirais bien plutôt à un aveuglement total2.
Toutes mes observations me font juger que moins on pense, moins on
réfléchit, plus on est heureux ; je le sais
même par expérience. Quand on a eu une grande
maladie, qu'on a souffert de grandes douleurs, l'état
où l'on se trouve dans la convalescence est un
état très heureux ; on ne désire rien,
on n'a nulle activité, le repos seul est
nécessaire. Je me suis trouvée dans cette
situation, j'en sentais tout le prix, et j'aurais voulu y rester toute
ma vie. Tous les raisonnements que vous me faites sont excellents, il
n'y a pas un mot qui ne soit de la plus grande
vérité. Il faut se résigner
à suivre notre destination dans l'ordre
général, et songer, comme vous dites, que le
rôle que nous y jouons ne dure que quelques minutes. Si l'on
n'avait qu'à se défendre de la superstition pour
se mettre au-dessus de tout, on serait bien heureux. Mais il faut vivre
avec les hommes, on en veut être
considéré, on désire de trouver en eux
du bon sens, de la justice, de la bienveillance, de la franchise et
l'on ne trouve que tous les défauts et les vices contraires.
Vous ne pouvez jamais connaître3 le
malheur, et comme je vous l'ai déjà dit, quand on
a beaucoup d'esprit et de talent on doit trouver en soi de grandes
ressources. Il faut être Voltaire ou
végéter. Quel plaisir pourrais-je trouver
à mettre mes pensées par écrit ? Elles
ne servent qu'à me tourmenter, et cela satisferait peu ma
vanité. Allez, Monsieur, croyez-moi, je suis
abandonnée de Dieu et des médecins, mais
cependant ne m'abandonnez pas. Vos lettres me font un plaisir infini,
vous avez une âme sensible, vous ne dites point des choses
vagues : le moment où je reçois vos lettres,
celui où j'y réponds me consolent, m'occupent et
même m'encouragent. Si j'étais plus jeune, je
chercherais peut-être à me rapprocher de vous ;
rien ne m'attache dans ce pays-ci, et la société
où je me trouve engagée me ferait dire ce que M.
de la Rochefoucauld dit de la Cour : « Elle ne rend pas
heureux, mais elle empêche qu'on ne le soit ailleurs4 ».
Je n'attribue pas mes peines et mes chagrins
à tout ce qui m'environne, je sais que c'est presque
toujours notre caractère qui contribue à notre
bonheur ; mais comme vous savez, nous l'avons reçu de la
nature. Que conclure de tout cela ? C'est qu'il faut se soumettre.
1 - Madame du Deffand est devenue
aveugle en 1754.
2 - Celui de la mort.
3- « Connaître » : comprendre
intellectuellement.
4 - « elle empêche qu'on ne le soit ailleurs
» : elle prive de la possibilité d'être
heureux ailleurs.
Texte C
: Voltaire, Correspondance, Lettre du 3
octobre 1764 à Madame du Deffand.
[Voltaire vient
d'évoquer un ouvrage subversif que la rumeur publique lui
attribue. Il se déclare indigné de cette
« calomnie ».]
A Madame la marquise du Deffand
Aux Délices, 3 octobre 1764
[...] Mais la
calomnie est absurde de son naturel ; et, tout absurde qu'elle est,
elle fait souvent beaucoup de mal. Elle m'a attribué ce
livre auprès du roi, et cela trouble ma vieillesse, qui
devrait être tranquille. La nature nous fait
déjà assez de mal, sans que les hommes nous en
fassent encore.
Cette vie est un combat perpétuel ; et
la philosophie est le seul emplâtre1 qu'on puisse mettre sur les blessures qu'on reçoit de tous
côtés : elle ne guérit pas, mais elle
console, et c'est beaucoup.
Il y a encore un autre secret, c'est de lire les
gazettes2. Quand on voit, par exemple, que le
prince Ivan a été empereur à
l'âge d'un an, qu'il a été vingt-quatre
ans en prison, et qu'au bout de ce temps il est mort de huit coups de
poignard, la philosophie trouve là de très bonnes
réflexions à faire, et elle nous dit alors que
nous devons être heureux de tous les maux qui ne nous
arrivent pas, comme la maîtresse de l'avare est riche de ce
qu'elle ne dépense point.
Je cherche encore un autre secret, c'est
celui de digérer. Vous voyez, madame, que je me bats les
flancs pour trouver la façon d'être le moins
malheureux qu'il me soit possible ; car, pour le mot d'heureux, il ne
me paraît guère fait que pour les romans. Je
souhaiterais passionnément que ce mot vous convînt.
Il y a peut-être un état
assez agréable dans le monde, c'est celui
d'imbécile, mais il n'y a pas moyen de vous proposer cette
manière d'être ; vous êtes trop
éloignée de cette espèce de
félicité. C'est une chose assez plaisante
qu'aucune personne d'esprit ne voudrait d'un bonheur fondé
sur la sottise ; il est clair pourtant qu'on ferait un très
bon marché.
Faites donc comme vous pourrez, madame, avec vos
lumières, avec votre belle imagination et votre bon
goût, et quand vous n'aurez rien à faire,
mandez-moi3 si tout cela contribue à
vous faire mieux supporter le fardeau de la vie.
1 - Emplâtre :
pâte cicatrisante.
2 - Gazette Journal.
3 - « mandez-moi » : faites-moi savoir.
I-
Après avoir lu tous les textes du corpus, vous
répondrez â la question suivante (4 points) :
Quelles
sont les conditions du bonheur selon chacun des trois auteurs du corpus
?
II.
Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez la lettre de Diderot (texte A).
- Dissertation
La lecture d'une correspondance d'écrivain
a-t-elle pour seul intérêt de nous faire
connaître sa vie privée ?
- Invention
Vous venez de lire la lettre de Madame du Deffand
(Texte B). Vous écrivez à une amie ou un ami pour
lui faire part de vos réactions face à cette
lettre et pour lui présenter votre propre conception du
bonheur.
Vous veillerez à utiliser un niveau de langue soutenu.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIES ES / S
Objet
d'étude : le biographique.
Textes :
Texte A : Colette, Sido,
1930.
Texte B : Simone de Beauvoir, Mémoires
d'une jeune fille rangée, 1958.
Texte C : Romain Gary, La Promesse de l'aube,
1960.
Texte D : Jean-Claude Carrière , Le Vin
bourru, 2000.
Texte A : Colette, Sido, 1930.
Car j'aimais
tant l'aube, déjà, que ma mère me
l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle
m'éveillât à trois heures et demie, et
je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des
terres maraîchères qui se réfugiaient
dans le pli étroit de la rivière, vers les
fraises, les cassis et les groseilles barbues.
A trois heures et demie, tout dormait
dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le
chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d'abord
mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes
lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout
le reste de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant
était sans dangers.
C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je
prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce
indicible1 et de ma connivence2 avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore
ovale, déformé par son éclosion...
Ma mère me laissait partir,
après m'avoir nommée «
Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir
et décroître sur la pente son œuvre,
« chef-d'œuvre », disait-elle.
J'étais peut-être jolie ; ma mère et
mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d'accord
... Je l'étais à cause de mon âge et du
lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la
verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés
qu'à mon retour, et de ma supériorité
d'enfant éveillée sur les autres enfants endormis.
Je revenais à la cloche de la
première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon
saoul3, pas avant d'avoir, dans les bois,
décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et
goûté l'eau de deux sources perdues, que je
révérais4. L'une se
haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de
sanglot, qui traçait elle-même son lit sableux.
Elle se décourageait aussitôt née et
replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible, froissait
l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au
centre d'un pré où des narcisses, fleuris en
ronde, attestaient seuls sa présence. La première
avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer
et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je
souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche au moment de tout finir,
et que j'emporte avec moi, cette gorgée imaginaire ...
1 - indicible : impossible à dire, à
exprimer.
2 - connivence : complicité.
3 - mon saoul : autant que désiré.
4 - révérer : traiter avec le plus grand respect.
Texte B : Simone de
Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille
rangée, 1958.
En revanche, je profitai
passionnément du privilège de l'enfance pour qui
la beauté, le luxe, le bonheur sont des choses qui se
mangent ; devant les confiseries de la rue Vavin, je me
pétrifiais, fascinée par l'éclat
lumineux des fruits confits, le sourd chatoiement1 des pâtes de fruits, la floraison bigarrée des
bonbons acidulés ; vert, rouge, orange, violet : je
convoitais les couleurs elles-mêmes autant que le plaisir
qu'elles me promettaient. J'avais souvent la chance que mon admiration
s'achevât en jouissance. Maman concassait des pralines dans
un mortier, elle mélangeait à une
crème jaune la poudre grenue2 ; le
rosé des bonbons se dégradait en nuances exquises
: je plongeais ma cuiller dans un coucher de soleil. Les soirs
où mes parents recevaient, les glaces du salon multipliaient
les feux d'un lustre de cristal. Maman s'asseyait devant le piano
à queue, une dame vêtue de tulle jouait du violon
et un cousin du violoncelle. Je faisais craquer entre mes dents la
carapace d'un fruit déguisé, une bulle de
lumière éclatait contre mon palais avec un
goût de cassis ou d'ananas : je possédais toutes
les couleurs et toutes les flammes, les écharpes de gaze,
les diamants, les dentelles : je possédais toute la
fête. Les paradis où coulent le lait et le miel ne
m'ont jamais alléchée, mais j'enviais
à Dame Tartine3 sa chambre
à coucher en échaudé4 : cet univers que nous habitons, s'il était tout entier
comestible, quelle prise nous aurions sur lui ! Adulte, j'aurais voulu
brouter les amandiers en fleur, mordre dans les pralines du couchant.
Contre le ciel de New York, les enseignes au néon semblaient
des friandises géantes et je me suis sentie
frustrée.
1 - chatoiement : reflet brillant et
changeant.
2 - grenue : qui présente de petits grains.
3 - Dame Tartine : personnage de comptine qui vit dans un palais
entièrement comestible.
4 - échaudé : pâtisserie non
sucrée et très légère.
Texte C :
Romain Gary, La Promesse de l'aube, 1960.
J'avais
déjà près de neuf ans lorsque je
tombai amoureux pour la première fois. Je fus tout entier
aspiré par une passion violente, totale, qui m'empoisonna
complètement l'existence et faillit même me
coûter la vie.
Elle avait huit ans et s'appelait Valentine. Je
pourrais la décrire longuement et à perte de
souffle, et si j'avais une voix, je ne cesserais de chanter sa
beauté et sa douceur. C'était une brune aux yeux
clairs, admirablement faite, vêtue d'une robe blanche et elle
tenait une balle à la main. Je l'ai vue apparaître
devant moi dans le dépôt de bois, à
l'endroit où commençaient les orties qui
couvraient le sol jusqu'au mur du verger voisin. Je ne puis
décrire l'émoi qui s'empara de moi : tout ce que
je sais, c'est que mes jambes devinrent molles et que mon
cœur se mit à sauter avec une telle violence que
ma vue se troubla. Absolument résolu à la
séduire immédiatement et pour toujours, de
façon qu'il n'y eût plus jamais de place pour un
autre homme dans sa vie, je fis comme ma mère me l'avait dit
et, m'appuyant négligemment contre les bûches, je
levai les yeux vers la lumière pour la subjuguer1.
Mais Valentine n'était pas femme à se laisser
impressionner. Je restai là, les yeux levés vers
le soleil, jusqu'à ce que mon visage ruisselât de
larmes, mais la cruelle, pendant tout ce temps-là, continua
à jouer avec sa balle, sans paraître le moins du
monde intéressée. Les yeux me sortaient de la
tête, tout devenait feu et flamme autour de moi, mais
Valentine ne m'accordait même pas un regard.
Complètement décontenancé par cette
indifférence, alors que tant de belles dames, dans le salon
de ma mère, s'étaient dûment
extasiées devant mes yeux bleus, à demi aveugle
et ayant ainsi, du premier coup, épuisé, pour
ainsi dire, mes munitions, j'essuyai mes larmes et, capitulant sans
conditions, je lui tendis les trois pommes vertes que je venais de
voler dans le verger. Elle les accepta et m'annonça, comme
en passant :
- Janek a mangé pour moi toute sa collection de
timbres-poste.
C'est ainsi que mon martyre commença. Au cours
des jours qui suivirent, je mangeai pour Valentine plusieurs
poignées de vers de terre, un grand nombre de papillons, un
kilo de cerises avec les noyaux, une souris, et, pour finir, je peux
dire qu'à neuf ans, c'est-à-dire bien plus jeune
que Casanova2, je pris place parmi les plus
grands amants de tous les temps, en accomplissant une prouesse
amoureuse que personne à ma connaissance, n'est jamais venu
égaler. Je mangeai pour ma bien-aimée un soulier
en caoutchouc.
1 - subjuguer : séduire.
2 - Casanova : aventurier et écrivain italien né
au XVIIIème siècle. Séducteur
célèbre, il a conté ses exploits
romanesques et amoureux dans ses Mémoires.
Texte D :
Jean-Claude Carrière , Le Vin bourru,
2000.
[Ce texte ouvre l'autobiographie
de Jean-Claude Carrière. L'auteur s'explique sur les raisons
et les circonstances qui l'ont conduit à écrire
le récit de son enfance. Dès les
premières lignes, il évoque la visite d'un
village-musée en Alsace en 1980. Il s'agit d'un village
ancien reconstitué pour montrer aux touristes la
façon dont les gens vivaient autrefois. « A ma
grande surprise, ce jour-là, je voyais tout à
coup mon enfance au musée... ».]
Que restait-il de l'enfant dont je visitais les habitudes ? Etions-nous
encore le même, lui et moi ? Ou au contraire une cassure
radicale, que jusque-là je n'avais pas encore
remarquée, nous séparait-elle pour toujours ? En
d'autres mots : étais-je un autre ?
Il est évidemment impossible
d'être l'historien, l'observateur, à plus forte
raison l'ethnologue1 de soi-même. Mais
la visite de cet endroit m'a donné l'idée simple
de rassembler ici toutes les images, tous les moments encore
présents de ce temps-là. Juste pour entrevoir les
possibles différences, les modifications d'une vie, sans
juger d'un mieux ou d'un pis2.
Sans cette rencontre inattendue, un jour en
Alsace, je n'y aurais sans doute jamais pensé, ne
décelant en moi aucun bouleversement, aucune brisure sans
appel. Jusque-là les événements, les
couleurs, les gestes de mon jeune âge me semblaient
ordinaires et pour ainsi dire naturels. Je n'avais rien
d'étonnant, rien d'exceptionnel, rien d'exotique
à raconter. Mais comme cet ordinaire, ce quotidien,
méritaient l'honneur d'un musée et attiraient des
visiteurs, je me dis que ces moments d'une vie vécue, mais
disparue, pourraient intéresser d'autres que moi - comme des
vies qui me sont étrangères envahissent parfois
la mienne et me la dérobent le temps d'une lecture, ou d'un
film ou tout simplement d'un voyage.
Écrire sa vie, une partie de sa vie, en
la comparant par moments au temps d'aujourd'hui, suppose une absence de
jugement de valeur, une impartialité qui ne sera
évidemment pas respectée. Cela suppose aussi une
forme d'humilité, ce qui n'est pas un paradoxe. L'erreur, en
tous cas le danger, serait de considérer son existence
-quelle qu'elle soit - comme exceptionnelle, comme digne
d'être racontée précisément
parce qu'elle ne ressemble à aucune autre.
Les récits de ce type me
déçoivent toujours. Sans doute nous est-il
difficile d'apprécier, et d'admirer sans réserve,
l'extraordinaire chez les autres. On peut dire au contraire que la
description d'une vie n'a d'intérêt que si cette
vie est commune, que si d'autres peuvent s'y reconnaître ou
deviner, selon les générations, ce que furent les
sentiments, les sensations de leurs parents et grands-parents.
Au lieu d'isoler son existence comme un
phénomène inimitable (bientôt
mangé, de toute manière, par l'oubli), nous
pouvons nous envisager comme une espèce de
jalon dans une longue chaîne, de témoin que nous
nous passons de main en main et d'œil à
œil, et qui peut aider à nous réunir un
moment par-delà la naissance et la mort.
Je tente ce pari. C'est parce que mon
enfance fut semblable à des millions d'autres que je la
présente, prenant ainsi place à mon tour dans la
vague qui inlassablement se dessine, gonfle, déferle et se
retire pour laisser la place à ceux qui viennent, et qui
viendront. Loin de me séparer, j'essaye de me fondre dans la
masse vivante à laquelle j'appartiens, que je le veuille ou
non, et qui commence à s'éclaircir, avant de
bientôt se dissoudre.
1 - ethnologue :
spécialiste de l'étude des
sociétés.
2 - d'un mieux ou d'un pis : d'un mieux ou d'un pire.
I-
Après avoir lu tous les textes du corpus, vous
répondrez aux questions suivantes (4 points) :
1
) Quelle vision commune de l'enfance retrouve-t-on dans les trois
premiers textes (textes A, B, C) ? (2 points)
2) En quoi le texte de Jean-Claude Carrière (texte
D) se distingue-t-il des précédents ? (2 points)
II.
Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte de Colette (texte A).
- Dissertation
A propos de l'écriture de sa vie,
Jean-Claude Carrière écrit: «On peut
dire [...] que la description d'une vie n'a
d'intérêt que si cette vie est commune, que si
d'autres peuvent s'y reconnaître ou deviner, selon les
générations, ce que furent les sentiments, les
sensations de leurs parents et grands-parents ».
Dans quelle mesure cette affirmation définit-elle
l'intérêt des œuvres biographiques et
autobiographiques ? Vous étayerez votre réflexion
par des exemples puisés dans le corpus, dans les textes
étudiés en classe et dans vos lectures
personnelles.
- Invention
Après avoir lu l'autobiographie de Romain
Gary (texte C), Valentine, devenue adulte, lui écrit une
lettre dans laquelle elle évoque de son point de vue ce
souvenir commun et commente la manière dont
l'écrivain a parlé d'elle.
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