LES SUJETS DE L’
EAF 2008
SÉRIE L
Objet d'étude :
le roman et ses personnages ; visions de l'homme et du monde.
Textes :
Texte A - Pierre Carlet de
Chamblain de Marivaux, La Vie de Marianne, 1742.
Texte B - Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953 .
Texte C -
Milan Kundera, L'Immortalité (traduction d'Eva Bloch, revue par l'auteur), éditions Gallimard, 1990.
Texte D - Philippe Claudel, Les Âmes grises, éditions Stock, 2003.
TEXTE A - Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, La Vie de
Marianne, 1742.
[Nous sommes au début du roman.]
Avant que de donner cette histoire au public,
il faut lui apprendre comment je l'ai trouvée.
Il y a six mois que j'achetai une maison de campagne à quelques lieues de
Rennes, qui, depuis trente ans, a passé successivement entre les mains
de cinq ou six personnes. J'ai voulu faire changer quelque chose à la
disposition du premier appartement, et dans une armoire pratiquée dans
l'enfoncement d'un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers
contenant l'histoire qu'on va lire, et le tout d'une écriture de femme.
On me l'apporta ; je le lus avec deux de mes amis qui étaient chez moi,
et qui depuis ce jour-là n'ont cessé de me dire qu'il fallait le faire
imprimer : je le veux bien, d'autant plus que cette histoire
n'intéresse1 personne. Nous voyons par la date que nous avons trouvée à
la fin du manuscrit, qu'il y a quarante ans qu'il est écrit ; nous avons
changé le nom de deux personnes dont il y est parlé, et qui sont mortes.
Ce qui y est dit d'elles est pourtant très indifférent ; mais n'importe
: il est toujours mieux de supprimer leurs noms.
Voilà tout ce que j'avais à dire : ce petit préambule m'a paru
nécessaire, et je l'ai fait du mieux que j'ai pu, car je ne suis
point auteur, et jamais on n'imprimera de moi que cette vingtaine de
lignes-ci.
Passons maintenant à l'histoire. C'est une femme qui raconte sa vie ;
nous ne savons qui elle était. C'est la Vie de Marianne ; c'est ainsi
qu'elle se nomme elle-même au commencement de son histoire ; elle prend
ensuite le titre de comtesse ; elle parle à une de ses amies dont le
nom est en blanc, et puis c'est tout.
Quand je2 vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne
m'attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner
toute entière, et d'en faire un livre à imprimer. Il est vrai que
l'histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l'écris ; car
où voulez-vous que je prenne un style ?
II est vrai que dans le monde on m'a trouvé de l'esprit ; mais, ma chère,
je crois que cet esprit-là n'est bon qu'à être dit, et qu'il ne vaudra
rien à être lu.
Nous autres jolies femmes, car j'ai été de ce nombre, personne n'a plus
d'esprit que nous, quand nous en avons un peu : les hommes ne savent
plus alors la valeur de ce que nous disons ; en nous écoutant parler,
ils nous regardent, et ce que nous disons profite de ce qu'ils
voient.
J'ai vu une jolie femme dont la conversation passait pour un
enchantement, personne au monde ne s'exprimait comme elle ; c'était la
vivacité, c'était la finesse même qui parlait : les connaisseurs n'y
pouvaient tenir de plaisir. La petite vérole3 lui vint, elle en resta
extrêmement marquée : quand la pauvre femme reparut, ce n'était plus
qu'une babillarde4 incommode. Voyez combien auparavant elle avait
emprunté d'esprit de son visage ! Il se pourrait bien faire que le mien
m'en eût prêté aussi dans le temps qu'on m'en trouvait beaucoup. Je me
souviens de mes yeux de ce temps-là, et je crois qu'ils avaient plus
d'esprit que moi.
Combien de fois me suis-je surprise à dire des choses qui auraient eu
bien de la peine à passer toutes seules ! Sans le jeu d'une physionomie
friponne qui les accompagnait, on ne m'aurait pas applaudie comme on
faisait, et si une petite vérole était venue réduire cela à ce que cela
valait, franchement, je pense que j'y aurais perdu beaucoup.
Il n'y a pas plus d'un mois, par exemple, que vous me parliez encore d'un
certain jour (et il y a douze ans que ce jour est passé) où, dans un
repas, on se récria tant sur ma vivacité ; eh bien ! en conscience, je
n'étais qu'une étourdie. Croiriez-vous que je l'ai été souvent exprès,
pour voir jusqu'où va la duperie des hommes avec nous ? Tout me
réussissait, et je vous assure que dans la bouche d'une laide, mes
folies auraient paru dignes des Petites-Maisons5 : et peut-être que
j'avais besoin d'être aimable dans tout ce que je disais de mieux. Car à
cette heure que mes agréments sont passés, je vois qu'on me trouve un
esprit assez ordinaire, et cependant je suis plus contente de moi que je
ne l'ai jamais été. Mais enfin, puisque vous voulez que j'écrive mon
histoire, et que c'est une chose que vous demandez à mon amitié, soyez
satisfaite : j'aime encore mieux vous ennuyer que de vous refuser.
Au reste, je parlais tout à l'heure de style, je ne sais pas seulement ce
que c'est. Comment fait-on pour en avoir un ? Celui que je vois dans les
livres, est-ce le bon ? Pourquoi donc est-ce qu'il me déplaît tant le
plus souvent ? Celui de mes lettres vous paraît-il passable ?
J'écrirai ceci de même.
N'oubliez pas que vous m'avez promis de ne jamais dire qui je suis ; je
ne veux être connue que de vous.
Il y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d'où je sortais
était noble ou non, si j'étais bâtarde ou légitime. Ce début paraît
annoncer un roman : ce n'en est pourtant pas un que je raconte; je dis
la vérité comme je l'ai apprise de ceux qui m'ont élevée.
1. n'intéresse : ne met enjeu aucune personne
vivante.
2. je : ici commence le récit de Marianne,
3. la petite vérole : maladie qui couvre le visage de pustules. 4.
babillarde : bavarde,
5. Petites-Maisons : hôpital parisien, lieu d'internement pour malades
mentaux.
TEXTE B - Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953.
Dans la pénombre de la salle de café le
patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons
d'eau gazeuse ; il est six heures du matin,
II n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il
dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes,
sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines ; chaque
seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente
centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en
avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et
un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six.
Trente-sept. Chaque seconde à sa place exacte.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de
leur cerne1 d'erreur et de doute, les événements de cette journée, si
minimes qu'ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur
besogne, entamer progressivement l'ordonnance idéale, introduire çà et
là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une
courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre : un jour, au début de
l'hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.
Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d'être
déverrouillée, l'unique personnage présent en scène n'a pas encore
recouvré2 son existence propre. II est l'heure où les douze chaises
descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de
passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor. Quand tout est prêt, la lumière s'allume...
1. cerne : ce qui entoure.
2. recouvré : récupéré.
TEXTE C - Milan Kundera, L'Immortalité, 1990.
[Le narrateur écrit un roman.]
Quand je me suis réveillé, il était déjà
presque huit heures et demie ; j'imaginai Agnès. Comme moi, elle est
allongée dans un grand lit. La moitié droite du lit est vide. Qui est le
mari ? Apparemment, quelqu'un qui sort de bonne heure le samedi. C'est
pourquoi elle est seule et, délicieusement, balance entre réveil et
rêverie.
Puis elle se lève. En face, sur un long pied, un téléviseur se dresse.
Elle lance sa chemise, qui vient recouvrir l'écran d'une blanche
draperie. Pour la première fois je la vois nue, Agnès, l'héroïne de mon
roman. Elle se tient debout, près du lit, elle est jolie, et je ne peux
la quitter des yeux. Enfin, comme si elle avait senti mon regard, elle
s'enfuit dans la pièce voisine et s'habille.
Qui est Agnès ?
De même qu'Eve est issue d'une côte d'Adam, de même que Vénus est née de
l'écume, Agnès a surgi d'un geste de la dame sexagénaire, que j'ai vue
au bord de la piscine saluer de la main son maître nageur et dont les
traits s'estompent déjà dans ma mémoire1. Son geste a alors éveillé en
moi une immense, une incompréhensible nostalgie, et cette nostalgie a
accouché du personnage auquel j'ai donné le nom d'Agnès.
1. Quelques pages auparavant, le narrateur écrit : «
Ce sourire, ce geste, étaient d'une femme de vingt ans. »
TEXTE D - Philippe Claudel, Les Âmes grises, 2003.
Si on me demandait par quel miracle je sais
tous les faits que je vais raconter, je répondrais que je les sais, un
point c'est tout. Je les sais parce qu'ils me sont familiers comme le
soir qui tombe et le jour qui se lève. Parce que j'ai passé ma vie à
vouloir les assembler et les recoudre, pour les faire parler, pour les
entendre. C'était jadis un peu mon métier.
Je vais faire défiler beaucoup d'ombres. L'une surtout sera au premier
plan. Elle appartenait à un homme qui se nommait Pierre-Ange Destinat.
Il fut procureur à V., pendant plus de trente ans, et il exerça son
métier comme une horloge mécanique qui jamais ne s'émeut ni ne tombe en
panne. Du grand art si l'on veut, et qui n'a pas besoin de musée pour se
mettre en valeur. En 1917, au moment de l'Affaire, comme on l'a
appelée chez nous tout en soulignant la majuscule avec des soupirs et
des mimiques, il avait plus de soixante ans et avait pris sa retraite
une année plus tôt. C'était un homme grand et sec, qui ressemblait à un
oiseau froid, majestueux et lointain. Il parlait peu. Il impressionnait
beaucoup. Il avait des yeux clairs qui semblaient immobiles et des
lèvres minces, pas de moustache, un haut front, des cheveux gris.
V. est distant de chez nous d'une vingtaine de kilomètres. Une vingtaine
de kilomètres en 1917, c'était un monde déjà, surtout en hiver, surtout
avec cette guerre qui n'en finissait pas et qui nous amenait un grand
fracas sur les routes, de camions et de charrettes à bras, et des fumées
puantes ainsi que des coups de tonnerre par milliers car le front
n'était pas loin, même si de là où nous étions, c'était pour nous comme
un monstre invisible, un pays caché.
Destinat, on l'appelait différemment selon les endroits et selon les
gens. A la prison de V., la plupart des pensionnaires le surnommaient
Bois-le-sang. Dans une cellule, j'ai même vu un dessin au couteau sur
une grosse porte en chêne qui le représentait. C'était d'ailleurs assez
ressemblant. Il faut dire que l'artiste avait eu tout le temps d'admirer
le modèle durant ses quinze jours de grand procès.
Nous autres dans la rue, quand on croisait Pierre-Ange Destinat, on
l'appelait « Monsieur le Procureur ». Les hommes soulevaient leur
casquette et les femmes modestes pliaient le genou. Les autres, les
grandes, celles qui étaient de son monde, baissaient la tête très
légèrement, comme les petits oiseaux quand ils boivent dans les
gouttières. Tout cela ne le touchait guère. Il ne répondait pas, ou si
peu, qu'il aurait fallu porter quatre lorgnons bien astiqués pour voir
ses lèvres bouger. Ce n'était pas du mépris comme la plupart des gens le
croyaient, c'était je pense tout simplement du détachement.
Malgré tout, il y eut une jeune personne qui l'avait presque compris, une
jeune fille dont je reparlerai, et qui elle, mais pour elle seule,
l'avait surnommé Tristesse. C'est peut-être par sa faute que
tout.est arrivé, mais elle n'en a jamais rien su.
ÉCRITURE :
I - Vous répondrez d'abord à la question
suivante (4 points) :
Dans leur manière d'introduire les personnages, ces textes
cherchent-ils à donner l'illusion du réel ? Justifiez votre réponse.
II - Vous traiterez ensuite, au choix, l'un
des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte de Marivaux (texte A), depuis le
début jusqu'à « je pense que j'y
aurais perdu beaucoup ()».
- Dissertation
Un roman doit-il chercher à faire oublier au lecteur que ses
personnages sont fictifs ?
Vous fonderez votre réflexion sur les textes du corpus, sur ceux que vous
avez étudiés en classe et sur vos lectures personnelles.
- Invention
L'extrait des Gommes de Robbe-Grillet se termine par : «
Quand tout est prêt, la lumière s'allume... ». En veillant à respecter
l'atmosphère installée par ce début, vous imaginerez une suite consacrée
à l'arrivée d'un nouveau personnage dans le café. Vous vous inspirerez
des procédés qui figurent dans le texte.
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de page
SÉRIE
ES / S
Objet d'étude :
le roman et ses personnages ; visions de l'homme et du monde.
Textes :
Texte A - Honoré de Balzac,
Le Chef-d'œuvre inconnu, 1832.
Texte B - Victor Hugo, L'Homme qui rit, 1869.
Texte C - Emile Zola, L'Assommoir, 1877.
Texte D - Marcel Proust, Le Temps Retrouvé, 1927.
TEXTE A - Honoré de Balzac,
Le Chef-d'œuvre inconnu, 1832.
[L'action
de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un jeune
peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître Porbus, un
célèbre peintre de cour, dans l'espoir de devenir son élève. Arrivé sur le
palier, il fait une étrange rencontre.]
Un vieillard vint à
monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son
rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune
homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou l'ami du peintre ; il
se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina curieusement,
espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le caractère
serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de
diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande3
les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en
saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais
ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement
relevé, garni d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer
ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans
lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques
au fort de la colère ou de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs
singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces
pensées qui creusent également l'âme et le corps. Les yeux n'avaient plus de
cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs
arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4,
entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une
truelle à poisson5, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde
chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le
jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous
eussiez dit d'une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre
dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre.
1. rabat : grand col rabattu
porté autrefois par les hommes.
2. Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3. affriande : attire par sa délicatesse.
4. débile : qui manque de force physique, faible.
5. truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le
poisson.
6. pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de
la ceinture.
7. Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent
fréquemment la technique du clair-obscur, c'est-à-dire les effets de
contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des
personnes représentés.
TEXTE B - Victor Hugo,
L'Homme qui rit, 1869.
[L'action se déroule en
Angleterre, à la fin du XVIle siècle. Enfant, Gwynplaine a été enlevé par
des voleurs qui l'ont atrocement défiguré pour en faire un monstre de foire :
ses joues ont été incisées de la bouche aux oreilles, de façon à donner
l'illusion d'un sourire permanent. Devenu adulte, il se produit dans une
troupe de comédiens.]
Quoi qu'il en fût,
Gwynplaine était admirablement réussi.
Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hommes.
Par quelle providence ? Y a-t-il une providence Démon comme il y a une
providence Dieu ? Nous posons la question sans la résoudre.
Gwynplaine était un saltimbanque. Il se faisait voir en public. Pas
d'effet comparable au sien. Il guérissait les hypocondries1 rien qu'en se
montrant. [...]
C'est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas.
Sa face riait, sa pensée non. L'espèce de visage inouï que le hasard ou une
industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul.
Gwynplaine ne s'en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire
qu'il n'avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur
sa bouche, il ne pouvait l'en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire
sur le visage. C'était un rire automatique, et d'autant plus irrésistible
qu'il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions
de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. Par la vertu de
la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes
les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y
aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu2 ; toutes ses
émotions, quelles qu'elles fussent, augmentaient cette étrange figure de
joie, disons mieux, l'aggravaient. Un étonnement qu'il aurait eu, une
souffrance qu'il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une
pitié qu'il aurait éprouvée, n'eussent fait qu'accroître cette hilarité des
muscles ; s'il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fît Gwynplaine, quoi
qu'il voulût, quoi qu'il pensât, dès qu'il levait la tête, la foule, si la
foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l'éclat de rire
foudroyant. Qu'on se figure une tête de Méduse gaie.
1. hypocondries : états
dépressifs et mélancoliques.
2. moyeu : pièce centrale d'une roue.
TEXTE C - Emile Zola,
L'Assommoir, 1877.
[Dans L'Assommoir,
Zola décrit le milieu des ouvriers parisiens. Le roman retrace l'itinéraire
de Gervaise, une modeste blanchisseuse. Dans l'extrait suivant, elle rend
visite à Goujet, surnommé Gueule-d'Or.]
C'était le tour de la
Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein
d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance,
lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu
classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne
dansait pas un chahut de bastringue1, les guibolles2 emportées par-dessus
les jupes; elle s'enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble,
l'air sérieux, conduisant quelque menuet3 ancien. Les talons de Fifine
tapaient la mesure, gravement, et ils s'enfonçaient dans le fer rouge, sur
la tête du boulon, avec une science réfléchie, d'abord écrasant le métal au
milieu, puis le modérant par une série de coups d'une précision rythmée.
Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les
veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans
son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce
gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux
courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux
tombants, s'allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d'or,
une vraie figure d'or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne,
blanc comme un cou d'enfant ; une poitrine vaste, large à y coucher une
femme en travers ; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés
sur ceux d'un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses
muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la
peau ; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient ; il faisait de la clarté
autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un Bon Dieu.
1. bastringue : cabaret.
2. guibolles : jambes (dans la langue populaire).
3. menuet : danse.
TEXTE D - Marcel Proust,
Le Temps retrouvé, 1927.
[Le Temps Retrouvé est
le dernier tome d'À la recherche du temps perdu, vaste fresque dans
laquelle l'auteur transpose l'expérience de sa vie. Retiré du monde depuis
plusieurs années, le narrateur se rend à une soirée mondaine lors de
laquelle il croise d'anciennes connaissances « métamorphosées » par la
vieillesse.]
Le vieux duc de
Guermantes ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées avec
elle1. Mais aujourd'hui, il vint un instant pour la voir, malgré l'ennui de
rencontrer sa femme. Je ne l'avais pas aperçu et je ne l'eusse sans doute
pas reconnu, si on ne me l'avait clairement désigné. Il n'était plus qu'une
ruine, mais superbe, et moins encore qu'une ruine, cette belle chose
romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts
par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée montante de
la mort qui la circonvenaient2, sa figure, effritée comme un bloc, gardait
le style, la cambrure que j'avais toujours admirés ; elle était rongée comme
une de ces belles têtes antiques3 trop abîmées mais dont nous sommes trop
heureux d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir
à une époque plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle
avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais
parce qu'à l'expression de finesse et d'enjouement avait succédé une
involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte
contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant
perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté
sculpturale. Et sans que le duc s'en doutât, il découvrait des aspects de
nuque, de joue, de front, où l'être, comme obligé de se raccrocher avec
acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale,
pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse
venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme
ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la tempête où tout va
sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d'une autre couleur, je
compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc
et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux
yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop
réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, à
l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de
la vieillesse, de la proximité de la mort.
1. Il s'agit d'Odette, sa
maîtresse.
2. circonvenir : agir sur quelqu'un avec ruse, pour parvenir à ses fins.
3. têtes antiques : sculptures de la tête.
ECRITURE :
I. Vous
répondrez d'abord à la question suivante (4 points) :
Dans quelle mesure ces portraits prennent-ils appui sur le
réel, dans quelle mesure le transposent-ils ?
Votre réponse n'excédera pas une trentaine de lignes. [voir
proposition de corrigé dans notre page Étayer
une thèse.]
II.
Vous traiterez ensuite l'un des trois sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez un commentaire du texte de Balzac (texte A).
- Dissertation
En partant des textes du corpus, vous vous demanderez si la tâche
du romancier, quand il crée des personnages, ne consiste qu'à imiter le
réel. Vous vous appuierez aussi sur vos lectures personnelles et les œuvres
étudiées en classe.
[voir
proposition de corrigé dans notre page Étayer
une thèse.]
- Invention
Le narrateur du Temps retrouvé croise une femme qu'il a aimée
dans sa jeunesse et pour laquelle il conserve une vive affection. Il
perçoit, sous ses traits vieillissants, les traces de sa beauté d'autrefois.
En vous inspirant de l'extrait proposé (texte D), vous imaginerez la
description qu'il pourrait en faire.
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de page
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet d'étude :
le roman et ses personnages ; visions de l'homme et du monde.
Textes :
A – Honoré de Balzac,
Illusions perdues, 2ème partie, 1836-1843. B – Gustave Flaubert,
Bouvard et Pécuchet, Chapitre VII, 1881. C – Guy de Maupassant,
Une Vie, Chapitre XIV, 1883. D – Karl-Joris Huysmans, Là-bas,
Chapitre XIX, 1884.
Texte A - Honoré de Balzac,
Illusions perdues, 2ème partie, 1836-1843.
[Jeune homme
idéalement beau, Lucien quitte la ville d'Angoulême en compagnie de sa
protectrice, Madame de Bargeton, pour aller chercher à Paris la gloire
littéraire. Il y perdra vite ses illusions, comme ici, lors de sa première
sortie au théâtre.]
[...] Le plaisir
qu'éprouvait Lucien, en voyant pour la première fois le spectacle à Paris,
compensa le déplaisir que lui causaient ses confusions1. Cette soirée fut
remarquable par la répudiation2 secrète d'une grande quantité de ses idées
sur la vie de province. Le cercle s'élargissait, la société prenait d'autres
proportions. Le voisinage de plusieurs jolies Parisiennes si élégamment, si
fraîchement mises, lui fit remarquer la vieillerie de la toilette de Mme de Bargeton, quoiqu'elle fût passablement ambitieuse : ni les étoffes, ni les
façons, ni les couleurs n'étaient de mode. La coiffure qui le séduisait tant
à Angoulême lui parut d'un goût affreux comparée aux délicates inventions
par lesquelles se recommandait chaque femme. – Va-t-elle rester comme ça ?
se dit-il, sans savoir que la journée avait été employée à préparer une
transformation. En province il n'y a ni choix ni comparaison à faire :
l'habitude de voir les physionomies leur donne une beauté conventionnelle.
Transportée à Paris, une femme qui passe pour jolie en province, n'obtient
pas la moindre attention, car elle n'est belle que par l'application du
proverbe : Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Les yeux de
Lucien faisaient la comparaison que Mme de Bargeton avait faite la veille
entre lui et Châtelet3. De son côté, Mme de Bargeton se permettait
d'étranges réflexions sur son amant. Malgré son étrange beauté, le pauvre
poète n'avait point de tournure4. Sa redingote5 dont les manches
étaient trop courtes, ses méchants gants de province, son gilet étriqué, le
rendaient prodigieusement ridicule auprès des jeunes gens du balcon : Madame
de Bargeton lui trouvait un air piteux. [...]
1.Confusions : maladresses, embarras.
2. Répudiation : abandon.
3. Châtelet : le baron du Châtelet. Mme de Bargeton le
préférera à Lucien. 4.
Tournure : allure, élégance.
5. Redingote : veste de soirée.
Texte B - Gustave Flaubert,
Bouvard et
Pécuchet, Chapitre VII, 1881.
[À la suite d'un héritage,
Bouvard et Pécuchet renoncent à leur métier d'employé et à leur vie
urbaine pour aller s'installer en Normandie, où ils se lancent dans
l'agriculture. Mais, ils échouent lamentablement dans tout ce qu'ils
entreprennent.]
Des jours tristes
commencèrent.
Ils n'étudiaient plus, dans la peur de déceptions,
les habitants de Chavignolles s'écartaient d'eux, les journaux tolérés
n'apprenaient rien, et leur solitude était profonde, leur désœuvrement
complet.
Quelquefois, ils ouvraient un livre, et le refermaient ;
à quoi bon ? En d'autres jours, ils avaient l'idée de nettoyer le jardin, au
bout d'un quart d'heure une fatigue les prenait ; ou de voir leur ferme, ils
en revenaient écœurés ; ou de s'occuper de leur ménage, Germaine poussait
des lamentations ; ils y renoncèrent. Bouvard voulut dresser le catalogue du
muséum1, et déclara ces bibelots stupides. Pécuchet emprunta la canardière2 de Langlois pour tirer des alouettes ; l'arme, éclatant du premier coup,
faillit le tuer.
Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne,
si lourd quand le ciel blanc écrase de sa monotonie un cœur sans espoir. On
écoute le pas d'un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la
pluie tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient
frôler la vitre, puis tournoie, s'en va. Des glas3 indistincts sont apportés
par le vent. Au fond de l'étable, une vache mugit.
Ils bâillaient
l'un devant l'autre, consultaient le calendrier, regardaient la pendule,
attendaient les repas ; et l'horizon était toujours le même : des champs en
face, à droite l'église, à gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se
balançaient dans la brume, perpétuellement, d'un air lamentable.
1. Muséum : musée.
2. Canardière : long fusil pour tirer les canards.
3. Glas : cloche que l'on fait sonner pour la mort ou
les obsèques de quelqu'un.
Texte C - Guy de Maupassant,
Une Vie, Chapitre XIV, 1883.
[Jeanne, jeune fille noble,
sort du couvent à l'âge de dix-sept ans. Elle épouse l'homme de son cœur.
Mais, il se révèle brutal et avare. Il trompe très vite sa jeune épouse.
Jeanne va de déception en déception et d'épreuve en épreuve. Elle ne
trouvera réconfort et espoir qu'à la toute fin du roman, en acceptant de
prendre soin de sa petite fille, laissée par ses parents. Le passage proposé
constitue justement la dernière page du roman.]
Le soleil baissait
vers l'horizon, inondant de clarté les plaines verdoyantes, tachées de place
en place par l'or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une
quiétude1 infinie planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La
carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter
son cheval. Et Jeanne regardait droit devant elle en l'air, dans
le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré2 des hirondelles. Et
soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna
ses jambes, pénétra sa chair ; c'était la chaleur du petit être qui dormait
sur ses genoux. Alors une émotion infinie l'envahit. Elle
découvrit brusquement la figure de l'enfant qu'elle n'avait pas encore vue :
la fille de son fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière
vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche,
Jeanne se mit à l'embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la
criblant de baisers. Mais Rosalie3, contente et bourrue, l'arrêta.
« Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez ; vous allez la faire crier. »
Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée : « La vie,
voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit. »
1. Quiétude : calme.
2.
Cintré : en forme de courbe.
3. Rosalie : servante de Jeanne.
Texte D - Karl-Joris Huysmans,
Là-bas,
Chapitre XIX, 1884.
[Écrivain
parisien, Durtal entreprend d'écrire un livre sur Gilles de Rais, compagnon
d'arme de Jeanne d'Arc. Au cours de ses recherches, il rencontre Madame
Chantelouve avec qui il a une aventure.]
Ils montaient, cahotés dans un fiacre1, la rue de
Vaugirard. Mme Chantelouve s'était rencoignée et ne soufflait mot. Durtal la
regardait lorsque, passant devant un réverbère, une courte lueur courait
puis s'éteignait sur sa voilette2. Elle lui semblait agitée et nerveuse sous
des dehors muets. Il lui prit la main qu'elle ne retira pas, mais il la
sentait glacée sous son gant et ses cheveux blonds lui parurent, ce soir-là,
en révolte et moins fins que d'habitude et secs. Nous approchons, ma chère
amie ? — Mais, d'une voix angoissée et basse, elle lui dit : — Non, ne
parlez pas. — Et, très ennuyé de ce tête-à-tête taciturne3, presque hostile,
il se remit à examiner la route par les carreaux de la voiture.
La rue s'étendait, interminable, déjà déserte,
si mal pavée que les essieux du fiacre criaient, à chaque pas ; elle était à
peine éclairée par des becs de gaz qui se distançaient de plus en plus, à
mesure qu'elle s'allongeait vers les remparts. Quelle singulière équipée !
se disait-il, inquiété par la physionomie4 froide, rentrée de cette femme.
Enfin, le véhicule tourna brusquement dans une
rue noire, fit un coude et s'arrêta.
1. Cahotés dans un fiacre : secoués
dans une voiture à cheval. (Le fiacre sert de taxi au XIX° siècle.)
2. Voilette : petit voile de tulle accroché au chapeau
d'une femme et pouvant se rabattre sur le visage.
3. Taciturne : silencieux et renfrogné.
4. Physionomie : le visage et plus largement
l'apparence.
ECRITURE :
I
- Questions (6 points) :
1 - Le titre,
Illusions
perdues, choisi par Balzac pourrait-il convenir pour l'ensemble des textes
proposés ? Justifiez votre réponse. (3 points)
2 - Quels sentiments les personnages
éprouvent-ils en regardant ce qui les entoure dans les différents textes du
corpus ? (3 points).
II.
Vous traiterez ensuite l'un des trois sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez l'extrait de Illusions perdues de Balzac (texte A), en
vous aidant du parcours de lecture suivant : - vous analyserez comment
évolue le regard que les personnages portent les uns sur les autres ; -
vous étudierez quelle est l'influence de la société environnante sur les
jugements des personnages.
- Dissertation
En conclusion du roman de Guy de Maupassant,
Une Vie, Rosalie déclare : « La vie voyez-vous, ça n'est jamais si
bon ou si mauvais qu'on croit ». Pensez-vous qu'un roman doit ouvrir les
yeux du lecteur sur la vie ou bien au contraire permettre d'échapper à la
réalité ? Vous présenterez votre argumentation en prenant appui sur les
extraits proposés et sur les œuvres que vous avez pu étudier ou lire.
- Invention
Après avoir lu un roman, un lecteur
adresse un courrier au romancier pour lui reprocher la vision très
pessimiste qu'il donne de la réalité. Quelques jours plus tard, il reçoit la
réponse du romancier qui défend sa position. Rédigez successivement la
lettre du lecteur et celle du romancier. Chacune des deux lettres ne
dépassera pas trente lignes.
haut
de page
CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIES GÉNÉRALES
Objet
d'étude : La poésie.
Textes :
Texte
A : Victor Hugo, « J'aime l'araignée », Les
Contemplations,
Livre III, « Les luttes et les rêves », XXVII (1856).
Texte B : Lautréamont, « Le Pou », Les
Chants de Maldoror, chant 11, 9 (1869).
Texte C : Tristan Corbière, « Le Crapaud », Les
Amours jaunes (1873).
Texte D : Germain Nouveau, « Le Peigne », Valentines (1887).
Texte A - Victor Hugo
(1802-1885), « J'aime l'araignée », Les
Contemplations, Livre III, « Les luttes et les rêves »,
XXVII (1856).
J'aime
l'araignée et j'aime
l'ortie,
Parce qu'on les hait ;
Et que rien n'exauce et que tout châtie
Leur morne souhait ;
Parce
qu'elles sont maudites, chétives,
Noirs êtres rampants ;
Parce qu'elles sont les tristes captives
De leur guet-apens ;
Parce
qu'elles sont prises dans leur œuvre ;
O sort ! fatals nœuds !
Parce que l'ortie est une couleuvre,
L'araignée un gueux ;
Parce
qu'elles ont l'ombre des abîmes,
Parce qu'on les fuit,
Parce qu'elles sont toutes deux victimes
De la sombre nuit.
Passants,
faites grâce à la plante obscure,
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,
Oh ! plaignez le mal !
Il
n'est rien qui n'ait sa mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu'on oublie
De les écraser,
Pour
peu qu'on leur jette un œil moins superbe1,
Tout bas, loin du jour,
La mauvaise bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !
1. ici : méprisant.
Texte
B - Lautréamont (1846-1870), « Le Pou », Les
Chants de Maldoror, chant II, strophe 9 (1869).
Le pou
[...] Vous ne savez pas,
vous autres, pourquoi ils ne dévorent pas les os de votre tête,
et qu'ils se contentent d'extraire, avec leur pompe, la quintessence de
votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire : c'est parce qu'ils
n'en ont
pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire était conforme à la
mesure de leurs vœux infinis, la cervelle, la
rétine des yeux, la colonne vertébrale, tout votre corps y passerait.
Comme une goutte d'eau. Sur la tête d'un jeune mendiant des rues, observez,
avec un microscope, un pou qui travaille ; vous m'en donnerez des nouvelles.
Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la longue chevelure. Ils ne
seraient pas bons pour être conscrits1 ; car, ils n'ont pas
la taille nécessaire exigée par la loi. Ils appartiennent au monde
lilliputien2 de ceux de la courte cuisse, et les aveugles
n'hésitent pas à les ranger parmi les infiniment petits. Malheur
au
cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait dévoré en un
clin
d'oeil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller annoncer
la nouvelle. L'éléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne
vous conseille pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous,
si votre
main est poilue, ou que seulement elle soit composée d'os et de chair.
C'en est fait de vos doigts. Ils craqueront comme s'ils étaient à la
torture. La peau disparaît par un étrange enchantement. Les poux
sont incapables de commettre autant de mal que leur
imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans votre route, passez
votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue. Il vous
arriverait quelque accident. Cela s'est vu. N'importe, je suis déjà content
de la quantité de mal qu'il te fait, ô race humaine ; seulement,
je voudrais qu'il t'en fît davantage. [...]
1. recrue faisant son service militaire.
2. microscopique.
Texte C - Tristan Corbière
(1845-1875), « Le Crapaud », Les
Amours jaunes (1873).
Le
Crapaud
Un chant dans une nuit sans air...
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
...
Un chant ; comme un écho,
tout vif
Enterré là, sous le massif...
– Ça se tait : Viens, c'est là, dans l'ombre...
– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue... – Horreur ! -
... Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière...
Non : il s'en va, froid, sous sa pierre.
.........................................................
Bonsoir – ce crapaud-là c'est moi.
(Ce soir, 20 juillet)
Texte D - Germain
Nouveau (1851-1920), « Le Peigne », Valentines (1887).
Le peigne
La serviette est une servante,
Le savon est un serviteur,
Et l'éponge est une savante ;
Mais le peigne est un grand seigneur.
Oui, c'est un
grand seigneur, Madame,
Des plus nobles par la hauteur
Et par la propreté de l'âme.
Oui, le peigne est un grand seigneur !
Quoi ? l'on ose
dire à voix haute
Sale comme un... Du fond du cœur
Que l'on réponde ! À qui la faute
?
Mais le peigne est un grand seigneur !
Oui, s'il n'est
pas propre, le peigne,
À qui la faute ? À son auteur ?
N'est-ce pas plutôt à la teigne !
Car... le peigne est un grand seigneur.
La faute, elle
est à qui le laisse
S'épanouir dans sa hideur.
C'est la faute... à notre paresse.
Lui, le peigne est un grand seigneur.
Oui, notre main
est sa vassale,
Et s'il est sale, par malheur,
II se f...iche un peu d'être sale,
Car le peigne est un grand seigneur.
Il ne veut nettoyer
la tête,
Que si la main de son brosseur
Lui fait les dents ; je le répète,
Oui, le peigne est un grand seigneur.
Oui, c'est un
grand seigneur, le peigne ;
Sans être rogue ou persifleur,
Sa devise serait : « Ne daigne. »
Car le peigne est un grand seigneur.
Grand seigneur,
son dédain nous cingle,
Porteur d'épée, il est railleur,
Or, cette épée est une épingle,
Si le peigne est un grand seigneur.
Cette épingle,
adroite et gentille,
Le rend propre comme une fleur,
Aux doigts de la petite fille
Dont le peigne est un grand seigneur.
Donc que je dise
ou que tu dises
Qu'il est sale, mon beau parleur,
Il laisse tomber les bêtises,
Car le peigne est un grand seigneur.
Pour moi, je ne
veux pas le dire :
Cela manquerait... de saveur,
Et puis cela ferait sourire ;
Non..., le peigne est un grand seigneur.
Sur vos dents
fines et sans crasse,
Chaque matin j'ai cet honneur,
Mon beau peigne, je vous embrasse,
Et je suis votre serviteur.
I- Après avoir lu tous les
poèmes du corpus, vous répondrez d'abord â la question
suivante (4 points) :
En quoi ces poèmes sont-ils
provocateurs ?
Vous justifierez votre réponse à l'aide d'éléments
précis pris dans les différents textes.
II- Vous traiterez ensuite,
au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire du poème de Lautréamont (texte
B).
- Dissertation
La laideur peut-elle être une source d'inspiration pour un
poète au même titre que la beauté ?
Vous répondrez dans un développement organisé, en
vous appuyant sur les textes du corpus, les poèmes étudiés
en classe et vos lectures personnelles.
- Invention
Les Chants de Maldoror ont été mal
accueillis à leur parution. Dans un courrier de lecteurs, un admirateur
d'une telle esthétique du laid défend l'idée qu'il
n'existe pas d'objet poétique privilégié. Vous rédigerez
cette lettre.
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de page
.
CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet
d'étude : La
poésie.
Corpus
:
Texte 1 : Victor
Hugo, L'araignée et l'ortie, Les Contemplations,
Livre III (1856).
Texte 2 : José Maria
de Heredia, Midi, « La Nature et le Rêve », Les Trophées,
1893.
Texte 3 : Francis Ponge, Ode inachevée à la boue (extrait), Pièces,1962.
Texte 4 : Philippe Jaccottet, Fruits, Airs,
1961-1964.
Texte
1 : Victor HUGO, L'araignée et l'ortie, Les
Contemplations, Livre III, (1856).
J'aime
l'araignée et j'aime
l'ortie,
Parce qu'on les hait ;
Et que rien n'exauce et que tout châtie
Leur morne souhait ;
Parce
qu'elles sont maudites, chétives,
Noirs êtres rampants ;
Parce qu'elles sont les tristes captives
De leur guet-apens ;
Parce
qu'elles sont prises dans leur œuvre ;
O sort ! fatals nœuds !
Parce que l'ortie est une couleuvre,
L'araignée un gueux ;
Parce
qu'elles ont l'ombre des abîmes,
Parce qu'on les fuit,
Parce qu'elles sont toutes deux victimes
De la sombre nuit.
Passants,
faites grâce à la plante obscure,
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,
Oh ! plaignez le mal !
Il
n'est rien qui n'ait sa mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu'on oublie
De les écraser,
Pour
peu qu'on leur jette un œil moins superbe1,
Tout bas, loin du jour,
La mauvaise bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !
1. ici : méprisant.
Texte 2 : José Maria
de HEREDIA, Midi, « La Nature et le Rêve », Les
Trophées (1893).
Midi
Pas un seul bruit d'insecte ou d'abeille en maraude1,
Tout dort sous les grands bois accablés de soleil
Où le feuillage épais tamise2 un jour pareil
Au velours sombre et doux des mousses d'emeraude3.
Criblant le dôme obscur, Midi splendide y rôde
Et, sur mes cils mi-clos alanguis de sommeil,
De mille éclairs furtifs forme un réseau vermeil4
Qui s'allonge et se croise à travers l'ombre chaude.
Vers la gaze de feu que trament les rayons
Vole le frêle essaim des riches papillons
Qu'enivrent la lumière et le parfum des sèves ;
Alors mes doigts tremblants saisissent chaque fil,
Et dans les mailles d'or de ce filet subtil,
Chasseur harmonieux, j'emprisonne mes rêves.
1- en maraude : en quête
de butin
2- tamiser : laisser passer en adoucissant
3- émeraude : pierre précieuse de couleur verte
4- vermeil : rouge foncé
5- gaze : étoffe légère et transparente.
Texte
3
: Francis PONGE, Ode
inachevée à la boue (extrait), Pièces,
1962.
ODE INACHEVÉE À LA BOUE
La
boue plaît aux cœurs
nobles parce que constamment méprisée.
Notre esprit la honnit1, nos pieds et nos roues l'écrasent. Elle rend
la marche difficile et elle salit : voilà ce qu'on ne lui pardonne
pas.
C'est de la boue ! dit-on des gens qu'on abomine, ou d'injures basses et
intéressées. Sans souci de la honte qu'on lui inflige, du tort à jamais
qu'on lui fait. Cette constante humiliation, qui la mériterait ? Cette
atroce persévérance !
Boue si méprisée, je t'aime. Je t'aime à raison du mépris
où l'on te tient.
De mon écrit, boue au sens propre, jaillis à la face de tes
détracteurs !
Tu es si belle, après l'orage qui te fonde, avec tes ailes bleues
!
Quand, plus que les lointains, le prochain devient sombre et qu'après
un long temps de songerie funèbre, la pluie battant soudain jusqu'à meurtrir
le sol fonde bientôt la boue, un regard pur l'adore : c'est celui
de l'azur ragenouillé déjà sur ce corps limoneux2 trop roué de charrettes hostiles, – dans les longs intervalles desquelles,
pourtant, d'une sarcelle3 à son gué opiniâtre la constance
et la liberté guident nos pas.
Ainsi devient un lieu sauvage le carrefour le plus amène, la sente4 la mieux poudrée.
La plus fine fleur du sol fait la boue la meilleure, celle qui se défend
le mieux des atteintes du pied ; comme aussi de toute intention plasticienne.
La plus alerte enfin à gicler au visage de ses contempteurs5.
Elle interdit elle-même l'approche de son centre, oblige à de
longs détours, voire à des échasses.
Ce n'est peut-être pas qu'elle soit inhospitalière ou jalouse
; car, privée d'affection, si vous lui faites la moindre avance, elle
s'attache à vous.
Chienne de boue, qui agrippe mes chausses et qui me saute aux yeux d'un élan
importun !
Plus elle vieillit, plus elle devient collante et tenace. Si vous empiétez
son domaine, elle ne vous lâche plus. Il y a en elle comme des lutteurs
cachés, couchés par terre, qui agrippent vos jambes ; comme
des pièges élastiques ; comme des lassos.
Ah comme elle tient à vous ! Plus que vous ne le désirez,
dites-vous. Non pas moi. Son attachement me touche, je le lui pardonne
volontiers.
1 - honnir : couvrir publiquement de honte
2 - limoneux : plein de limon, de boue
3 - sarcelle : canard sauvage
4 - sente : sentier
5 - contempteur : personne qui méprise, dénigre.
Texte
4
: Philippe JACCOTTET, Fruits, Airs,
1961-1964.
FRUITS
Dans les chambres des vergers ce sont des
globes suspendus que la course du temps colore des lampes que le temps
allume et dont la lumière
est parfum
On respire sous chaque branche le fouet odorant de la hâte
Ce sont des perles parmi l'herbe
de nacre à mesure plus rosé
que les brumes sont moins lointaines
Des pendeloques1 plus pesantes que moins de linge elles ornent
Comme ils dorment longtemps Sous les mille paupières vertes !
Et comme la chaleur
par la hâte avivée
leur fait le regard avide !
1 - pendeloques : cristaux
attachés à un lustre.
I. Vous répondrez d'abord
aux questions suivantes (6 points)
- Relevez dans chaque texte du corpus
une comparaison ou une métaphore, et montrez ce que ce recours à l'image
apporte à l'évocation du monde sensible.
- Quel rôle Hugo et Ponge
accordent-ils au poète dans les deux textes proposés
?
II. Vous traiterez un de ces sujets
au choix (14 points):
- Commentaire
Vous commenterez le texte de José Maria de Heredia (texte 2) à partir
du parcours de lecture suivant :
- En quoi le monde sensible est-il omniprésent dans le poème
?
- Comment l'écriture poétique transfigure-t-elle la vision
du monde ?
- Dissertation
Le rôle principal du poète est-il de célébrer
le monde ?
Vous répondrez à cette question en un développement
organisé s'appuyant sur les textes du corpus, les textes étudiés
en classe et vos lectures personnelles.
- Invention
Dans un texte en prose, vous célébrerez un objet banal, quotidien,
de votre choix.
Vous utiliserez des images permettant de le découvrir sous un angle
nouveau.
Vous marquerez explicitement votre appréciation élogieuse.
Vous ne signerez pas votre texte.
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