[Les
Nuits d'octobre parurent en plusieurs livraisons dans «
L'Illustration », d'octobre à novembre 1852. Proche de
l'inspiration de Rétif de la Bretonne, dont il admirait Les
Nuits de Paris, Nerval profite d'une évocation
pittoresque de promenades autour de la capitale (comme il
le fera dans Promenades et souvenirs) pour
gentiment mettre en cause le réalisme. Sous l'apparente
insignifiance des anecdotes, on lira en effet tout autre
chose, qui, dans le mélange d'onirisme et de
quotidienneté, annonce les errances surréalistes.]
I. LE RÉALISME
Avec le temps, la passion des grands
voyages s'éteint, à moins qu'on ait voyagé assez longtemps
pour devenir étranger à sa patrie. Le cercle se rétrécit de
plus en plus, se rapprochant peu à peu du foyer. - Ne pouvant
m'éloigner beaucoup cet automne, j'avais formé le projet d'un
simple voyage à Meaux.
Il faut dire que j'ai déjà vu Pontoise.
J'aime assez ces petites villes qui s'écartent d'une
dizaine de lieues du centre rayonnant de Paris, planètes
modestes. Dix lieues, c'est assez loin pour qu'on ne soit pas
tenté de revenir le soir, - pour qu'on soit sûr que la même
sonnette ne vous réveillera pas le lendemain, pour qu'on
trouve entre deux jours affairés une matinée de calme.
Je plains ceux qui, cherchant le silence et la
solitude, se réveillent candidement à Asnières.
Lorsque cette idée m'arriva, il était déjà plus de
midi. J'ignorais qu'au 1er du mois on avait changé
l'heure des départs de Strasbourg. - Il fallait attendre
jusqu'à trois heures et demie.
Je redescends la rue Hauteville. Je rencontre un
flâneur que je n'aurais pas reconnu si je n'eusse été
désœuvré, - et qui, après les premiers mots sur la pluie et le
beau temps, se met à ouvrir une discussion touchant un point
de philosophie. Au milieu de mes arguments en réplique, je
manque l'omnibus de trois heures. - C'était sur le boulevard
de Montmartre que cela se passait. Le plus simple était
d'aller prendre un verre d'absinthe au café Vachette et de
dîner ensuite tranquillement chez Désiré et Baurain.
La politique des journaux fut bientôt lue, et je me mis
à effeuiller négligemment la Revue Britannique.
L'intérêt de quelques pages, traduites de Charles Dickens, me
porta à lire tout l'article intitulé : La Clef de la rue.
Qu'ils sont heureux, les Anglais de pouvoir écrire et
lire des chapitres d'observation dénués de tout alliage
d'invention romanesque ! A Paris, on nous demanderait que cela
fût semé d'anecdotes et d'histoires sentimentales, - se
terminant soit par une mort, soit par un mariage.
L'intelligence réaliste de nos voisins se contente du vrai
absolu.
En effet, le roman rendra-t-il jamais l'effet des
combinaisons bizarres de la vie ! Vous inventez l'homme, ne
sachant pas l'observer. Quels sont les romans préférables aux
histoires comiques, ou tragiques d'un journal de tribunaux ?
Cicéron critiquait un orateur prolixe qui, ayant à dire
que son client s'était embarqué, s'exprimait ainsi : « Il se
lève, - il s'habille, - il ouvre sa porte, - il met le pied
hors du seuil, - il suit à droite la voie Flaminia, - pour
gagner la place des Thermes », etc., etc.
On se demande si ce voyageur arrivera jamais au port; -
mais déjà il vous intéresse, et, loin de trouver l'avocat
prolixe, j'aurais exigé le portrait du client, la description
de sa maison et la physionomie des rues; j'aurais voulu
connaître même l'heure du jour et le temps qu'il faisait. -
Mais Cicéron était l'orateur de convention, et l'autre n'était
pas assez l'orateur vrai.
II. MON AMI
« Et puis qu'est-ce que cela prouve ?
» - comme disait Denis Diderot.
Cela prouve que l'ami dont j'ai fait la rencontre est
un de ces badauds enracinés que Dickens appellerait cockneys,
produits assez communs de notre civilisation et de la
capitale. Vous l'aurez aperçu vingt fois, vous êtes son ami, -
et il ne vous reconnaît pas. Il marche dans un rêve comme les
dieux de l'Iliade marchaient parfois dans un nuage,
seulement, c'est le contraire : vous le voyez, et il ne vous
voit pas.
Il s'arrêtera une heure à la porte d'un marchand
d'oiseaux, cherchant à comprendre leur langage d'après le
dictionnaire phonétique laissé par Dupont et de Nemours, - qui
a déterminé quinze cents mots dans la langue seule du
rossignol !
Pas un cercle entourant quelque chanteur ou quelque
marchand de cirage, pas une rixe, pas une bataille de chiens,
où il n'arrête sa contemplation distraite. L'escamoteur lui
emprunte toujours son mouchoir, qu'il a quelquefois, ou la
pièce de cent sols, - qu'il n'a pas toujours.
L'abordez-vous ? le voilà charmé d'obtenir un auditeur
à son bavardage, à ses systèmes, à ses interminables
dissertations, à ses récits de l'autre monde. Il vous parlera
de omni re scibili et quibusdam aliis, pendant quatre
heures, avec des poumons qui. prennent de la force en
s'échauffant; - et ne s'arrêtera qu'en s'apercevant que les
passants font cercle, ou que les garçons du café font leurs
lits. Il attend encore qu'ils éteignent le gaz. Alors, il faut
bien partir; laissez-le s'enivrer du triomphe qu'il vient
d'obtenir, car il a toutes les ressources de la dialectique,
et avec lui vous n'aurez jamais le dernier mot sur quoi que ce
soit. A minuit, tout le monde pense avec terreur à son
portier. Quant à lui-même, il a déjà fait son deuil du sien,
et il ira se promener à quelques lieues, - ou seulement à
Montmartre.
Quelle bonne promenade, en effet, que celle des buttes
Montmartre, à minuit, quand les étoiles scintillent et que
l'on peut les observer régulièrement au méridien de Louis
XIII, près du Moulin de Beurre ! Un tel homme ne craint pas
les voleurs. Ils le connaissent; - non qu'il soit pauvre
toujours, quelquefois il est riche; mais ils savent qu'au
besoin il saurait jouer du couteau, ou faire le moulinet à
quatre faces, en s'aidant du premier bâton venu. Pour le
chausson, c'est l'élève de Lozès. Il n'ignore que l'escrime,
parce qu'il n'aime pas les pointes, - et n'a jamais appris
sérieusement le pistolet, parce qu'il croit que les balles ont
leurs numéros.
III. LA NUIT DE MONTMARTRE
Ce n'est pas qu'il songe à coucher
dans les carrières de Montmartre, mais il aura de longues
conversations avec les chaufourniers. Il demandera aux
carriers des renseignements sur les animaux antédiluviens,
s'enquérant des anciens carriers qui furent les compagnons de
Cuvier dans ses recherches géologiques. Il s'en trouve encore.
Ces hommes abrupts, mais intelligents, écouteront pendant des
heures, aux lueurs des fagots qui flambent, l'histoire des
monstres dont ils retrouvent encore des débris, et le tableau
des révolutions primitives du globe. - Parfois un vagabond se
réveille et demande du silence, mais on le fait taire
aussitôt.
Malheureusement, les grandes carrières sont fermées
aujourd'hui. Il y en avait une du côté du Château-Rouge, qui
semblait un temple druidique, avec ses hauts piliers soutenant
des voûtes carrées. L'œil plongeait dans des profondeurs d'où
l'on tremblait de voir sortir Esus, ou Thot, ou Cérunnos, les
dieux redoutables de nos pères.
Il n'existe plus aujourd'hui que deux carrières
habitables du côté de Clignancourt. Mais tout cela est rempli
de travailleurs dont la moitié dort pour pouvoir plus tard
relayer l'autre. C'est ainsi que la couleur se perd ! Un
voleur sait toujours où coucher: On n'arrêtait, en général,
dans les carrières, que d'honnêtes vagabonds qui n'osaient pas
demander asile au poste, ou des ivrognes descendus des buttes,
qui ne pouvaient se traîner plus loin.
Il y a quelquefois, du côté de Clichy, d'énormes tuyaux
de gaz préparés pour servir plus tard, et qu'on laisse en
dehors parce qu'ils défient toute tentative d'enlèvement. Ce
fut le dernier refuge des vagabonds, après la fermeture des
grandes carrières. On finit par les déloger; ils sortaient des
tuyaux par séries de cinq ou six. Il suffisait d'attaquer l'un
des bouts avec la crosse d'un fusil.
Un commissaire demandait paternellement à l'un d'eux
depuis combien de temps il habitait ce gîte.
« Depuis un terme.
- Et cela ne vous paraissait pas trop dur ?
- Pas trop... Et même, vous ne croiriez pas, monsieur
le commissaire, le matin, j'étais paresseux au lit. »
J'emprunte à mon ami ces détails sur les nuits de
Montmartre. Mais il est bon de songer que, ne pouvant partir,
je trouve inutile de rentrer chez moi en costume de voyage. Je
serais obligé d'expliquer pourquoi j'ai manqué deux fois les
omnibus. - Le premier départ du chemin de fer de Strasbourg
n'est qu'à sept heures du matin; - que faire jusque-là ?
IV. CAUSERIE
- Puisque nous sommes anuités, dit mon
ami, si tu n'as pas sommeil, nous irons souper quelque part. -
La Maison d'Or, c'est bien mal composé : des lorettes,
des quarts d'agent de change, et les débris de la jeunesse
dorée. Aujourd'hui, tout le monde a quarante ans, - ils en ont
soixante. Cherchons encore la jeunesse non dorée. Rien ne me
blesse comme les mœurs d'un jeune homme dans un homme âgé, à
moins qu'il ne soit Brancas ou Saint-Cricq. Tu n'as jamais
connu Saint-Cricq ?
- Au contraire.
- C'est lui qui se faisait de si belles salades au café
Anglais, entremêlées de tasses de chocolat. Quelquefois, par
distraction, il mêlait le chocolat avec la salade, cela
n'offensait personne. Eh bien, les viveurs sérieux, les gens
ruinés qui voulaient se refaire avec des places, les
diplomates en herbe, les sous-préfets en expectative, les
directeurs de théâtre ou de n'importe quoi - futurs - avaient
mis ce pauvre Saint-Cricq en interdit. Mis au ban, comme nous
disions jadis, Saint-Cricq s'en vengea d'une manière bien
spirituelle. On lui avait refusé la porte du café Anglais;
visage de bois partout. Il délibéra en lui-même pour savoir
s'il n'attaquerait pas la porte avec des rossignols ou à
grands coups de pavé. Une réflexion l'arrêta : « Pas
d'effraction, pas de dégradation; il vaut mieux aller trouver
mon ami le préfet de police. »
Il prend un fiacre, deux fiacres; il aurait pris
quarante fiacres s'il les eût trouvés sur la place.
A une heure du matin, il faisait grand bruit rue de
Jérusalem.
« Je suis Saint-Cricq, je viens demander justice d'un
tas de... polissons; hommes charmants, mais qui ne comprennent
pas..., enfin, qui ne comprennent pas ! Où est Gisquet ?
- Monsieur le préfet est couché.
- Qu'on le réveille. J'ai des révélations importantes à
lui faire.
On réveille le préfet, croyant qu'il s'agissait d'un
complot politique. Saint-Cricq avait eu le temps de se calmer.
Il redevient posé, précis, parfait gentilhomme, traite avec
aménité le haut fonctionnaire, lui parle de ses parents, de
ses entours, lui raconte des scènes du grand monde, et
s'étonne un peu de ne pouvoir, lui, Saint-Cricq, aller souper
paisiblement dans un café où il a ses habitudes.
Le préfet, fatigué, lui donne quelqu'un pour
l'accompagner. Il retourne au café Anglais, dont l'agent fait
ouvrir la porte; Saint-Cricq triomphant demande ses salades et
ses chocolats ordinaires, et adresse à ses ennemis cette
objurgation :
« Je suis ici par la volonté de mon père et de M. le
préfet, etc., et je n'en sortirai », etc.
- Ton histoire est jolie, dis-je à mon ami, mais je la
connaissais, et je ne l'ai écoutée que pour l'entendre
raconter par toi. Nous savons toutes les facéties de ce
bonhomme, ses grandeurs et sa décadence, - ses quarante
fiacres, son amitié pour Harel et ses procès avec la
Comédie-Française, en raison de ce qu'il admirait trop
hautement Molière. Il traitait les ministres d'alors de polichinelles.
Il osa s'adresser plus haut... Le monde ne pouvait supporter
de telles excentricités. - Soyons gais, mais convenables. Ceci
est la parole du sage. »
V. LES NUITS DE LONDRES
« Eh bien, si nous ne soupons pas dans
la haute, dit mon ami, je ne sais guère où nous irions à
cette heure-ci. Pour la Halle, il est trop tôt encore. J'aime
que cela soit peuplé autour de moi. - Nous avions récemment,
au boulevard du Temple, dans un café près de l'Epi-Scié, une
combinaison de soupers à un franc, où se réunissaient
principalement des modèles, hommes et femmes, employés
quelquefois dans les tableaux vivants ou dans les drames et
vaudevilles à poses. Des festins de Trimalcion comme ceux du
vieux Tibère à Caprée. On a encore fermé cela.
- Pourquoi ?
- Je le demande. Es-tu allé à Londres ?
- Trois fois.
- Eh bien, tu sais la splendeur de ses nuits,
auxquelles manque trop souvent le soleil d'Italie? Quand on
sort de Majesty-Theater, ou de Drury-Lane, ou
de Covent-Garden, ou seulement de la charmante
bonbonnière du Strand dirigée par madame Céleste,
l'âme excitée par une musique bruyante ou délicieusement
énervante (oh ! les Italiens !), par les facéties de je ne
sais quel clown, par des scènes de boxe que l'on voit dans des
box ...., l'âme, dis-je, sent le besoin, dans cette heureuse
ville où le portier manque, - où l'on a négligé de l'inventer,
- de se remettre d'une telle tension. La foule alors se
précipite dans les boeuf-maisons, dans les huître-maisons,
dans les cercles, dans les clubs et dans les saloons !
- Que m'apprends-tu là ! Les nuits de Londres sont
délicieuses; c'est une série de paradis ou une série d'enfers,
selon les moyens qu'on possède. Les gin-palace (palais
de genièvre) resplendissants de gaz, de glaces et de dorures,
où l'on s'enivre entre un pair d'Angleterre et un
chiffonnier... Les petites filles maigrelettes qui vous
offrent des fleurs. Les dames des wauxhalls et des
amphithéâtres, qui, rentrant à pied, vous coudoient à
l'anglaise, et vous laissent éblouis d'une désinvolture de
pairesse ! Des velours, des hermines, des diamants, comme au
théâtre de la Reine!... De sorte que l'on ne sait si ce sont
les grandes dames qui sont des...
- Tais-toi ! »
VI. DEUX SAGES
Nous nous entendons si bien, mon ami
et moi, qu'en vérité, sans le désir d'agiter notre langue et
de nous animer un peu, il serait inutile que nous eussions
ensemble la moindre conversation. Nous ressemblerions au
besoin à ces deux philosophes marseillais qui avaient
longtemps abîmé leurs organes à discuter sur le grand
Peut-être. A force de dissertations, ils avaient fini
par s'apercevoir qu'ils étaient du même avis, - que leurs
pensées se trouvaient adéquates, et que les angles
sortants du raisonnement de l'un s'appliquaient exactement aux
angles rentrants du raisonnement de l'autre.
Alors, pour ménager leurs poumons, ils se bornaient,
sur toute question philosophique, politique ou religieuse; à
un certain Hum ou Heuh, diversement accentué,
qui suffisait pour amener la résolution du problème.
L'un, par exemple, montrait à l'autre, - pendant qu'ils
prenaient le café ensemble, un article sur la fusion.
« Hum ! disait l'un.
- Heuh ! » disait l'autre.
La question des classiques et des scolastiques,
soulevée par un journal bien connu, était pour eux comme celle
des réalistes et des nominaux du temps d'Abailard.
« Heuh ! disait l'un.
- Hum ! » disait l'autre.
Il en était de même pour ce qui concerne la femme ou
l'homme, le chat ou le chien. Rien de ce qui est dans la
nature, ou qui s'en éloigne, n'avait la vertu de les étonner
autrement.
Cela finissait toujours par une partie de dominos, jeu
spécialement silencieux et méditatif.
« Mais pourquoi, dis-je à mon ami, n'est-ce pas ici
comme à Londres ? Une grande capitale ne devrait jamais dormir
!
- Parce qu'il y a ici des portiers, - et qu'à Londres
chacun, ayant un passe-partout de la porte extérieure, rentre
à l'heure qu'il veut.
- Cependant, moyennant cinquante centimes, on peut ici
rentrer partout après minuit.
- Et l'on est regardé comme un homme qui n'a pas de
conduite.
- Si j'étais préfet de police, au lieu de faire fermer
les boutiques, les théâtres, les cafés et les restaurants à
minuit, je payerais une prime à ceux qui resteraient ouverts
jusqu'au matin. Car enfin je ne crois pas que la police ait
jamais favorisé les voleurs; mais il semble, d'après ces
dispositions, qu'elle leur livre la ville sans défense, - une
ville surtout où un grand nombre d'habitants: imprimeurs,
acteurs, critiques, machinistes, allumeurs, etc., ont des
occupations qui les retiennent jusqu'après minuit. - Et les
étrangers, que de fois je les ai entendus rire... en voyant
que l'on couche les Parisiens si tôt !
- La routine ! » dit mon ami.
VII. LE CAFÉ DES AVEUGLES
« Mais, reprit-il, si nous ne
craignons pas les tire-laine, nous pouvons encore jouir des
agréments de la soirée; ensuite nous reviendrons souper, soit
à la Pâtisserie du boulevard Montmartre, soit à la Boulangerie,
que d'autres appellent la boulange, rue Richelieu. Ces
établissements ont la permission de deux heures. Mais on n'y
soupe guère à fond. Ce sont des pâtés, des sandwich, - une
volaille peut-être, ou quelques assiettes assorties de
gâteaux, que l'on arrose invariablement de madère. Souper de
figurante, ou de pensionnaire... lyrique. Allons plutôt chez
le rôtisseur de la rue Saint-Honoré. »
Il n'était pas encore tard, en effet. Notre
désœuvrement nous faisait paraître les heures longues... En
passant au perron pour traverser le Palais-National, un grand
bruit de tambour nous avertit que le Sauvage continuait ses
exercices au café des Aveugles.
L'orchestre homérique exécutait avec zèle les
accompagnements. La foule était composée d'un parterre inouï,
garnissant les tables, et qui, comme aux Funambules, vient
fidèlement jouir tous les soirs du même spectacle et du même
acteur. Les dilettantes trouvaient que M. Blondet (le Sauvage)
semblait fatigué et n'avait pas dans son jeu toutes les
nuances de la veille. Je ne pus apprécier cette critique; mais
je l'ai trouvé fort beau. Je crains seulement que ce ne soit
aussi un aveugle et qu'il n'ait des yeux d'émail.
Pourquoi des aveugles, direz-vous, dans ce seul café,
qui est un caveau ? C'est que, vers la fondation, qui remonte
à l'époque révolutionnaire, il se passait là des choses qui
eussent révolté la pudeur d'un orchestre. Aujourd'hui tout est
calme et décent. Et même la galerie sombre du caveau est
placée sous l'œil vigilant d'un sergent de ville.
Le spectacle éternel de l'Homme à la poupée nous
fit fuir, parce que nous le connaissions déjà. Du reste, cet
homme imite parfaitement le français-belge.
Et maintenant, plongeons-nous plus profondément encore
dans les cercles inextricables de l'enfer parisien. Mon ami
m'a promis de me faire passer la nuit à Pantin.
VIII. PANTIN
Pantin, c'est le Paris obscur,
quelques-uns diraient le Paris canaille; mais ce dernier
s'appelle, en argot, Pantruche. N'allons pas si loin.
En tournant la rue de Valois, nous avons rencontré une
façade lumineuse d'une douzaine de fenêtres: c'est l'ancien Athénée,
inauguré par les doctes leçons de la Harpe. Aujourd'hui, c'est
le splendide estaminet des Nations, contenant douze
billards. Plus d'esthétique, plus de poésie; on y rencontre
des gens assez forts pour faire circuler des billes autour de
trois chapeaux espacés sur le tapis vert, aux places où sont
les mouches. Les blocs n'existent plus; le progrès a
dépassé ces vaines promesses de nos pères. Le carambolage seul
est encore admis; mais il n'est pas convenable d'en manquer un
seul (de carambolage).
J'ai peur de ne plus parler français, c'est pourquoi je
viens de me permettre cette dernière parenthèse. - Le français
de M. Scribe, celui de la Montansier, celui des estaminets,
celui des lorettes, des concierges, des réunions bourgeoises,
des salons, commence à s'éloigner des traditions du grand
siècle. La langue de Corneille et de Bossuet devient peu à peu
du sanscrit (langue savante). Le règne du prâcrit
(langue vulgaire) commence pour nous, je m'en suis convaincu
en prenant mon billet et celui de mon ami au bal situé rue Honoré,
que les envieux désignent sous le nom de Bal des Chiens.
Un habitué nous a dit :
- Vous roulez (vous entrez) dans le bal (on
prononce b-a-l), c'est assez rigollot ce soir.
Rigollot signifie amusant.
En effet, c'était rigollot.
La maison intérieure, à laquelle on arrive par une
longue allée, peut se comparer aux gymnases antiques. La
jeunesse y rencontre tous les exercices qui peuvent développer
sa force et son intelligence. Au rez-de-chaussée, le
café-billard; au premier, la salle de danse; au second, la
salle d'escrime et de boxe; au troisième, le daguerréotype,
instrument de patience qui s'adresse aux esprits fatigués, et
qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le
miroir de la vérité.
Mais, la nuit, il n'est question ni de boxe ni de
portraits; un orchestre étourdissant de cuivres, dirigé par M.
Hesse dit Décati, vous attire invinciblement à la salle de
danse, où vous commencez à vous débattre contre les marchandes
de biscuits et de gâteaux. On arrive dans la première pièce,
où sont les tables, et où l'on a le droit d'échanger son
billet de 25 centimes contre la même somme en consommation.
Vous apercevez des colonnes entre lesquelles s'agitent des
quadrilles joyeux. Un sergent de ville vous avertit
paternellement que l'on ne peut fumer que dans la salle
d'entrée, - le prodrome.
Nous jetons nos bouts de cigare, immédiatement ramassés
par des jeunes gens moins fortunés que nous. - Mais, vraiment,
le bal est très bien; on se croirait dans le monde, si l'on ne
s'arrêtait à quelques imperfections de costume. C'est, au
fond, ce qu'on appelle à Vienne un bal négligé.
Ne faites pas le fier. - Les femmes qui sont là en
valent bien d'autres, et l'on peut dire des hommes, en
parodiant certains vers d'Alfred de Musset sur les derviches
turcs :
Ne les dérange pas,
ils t'appelleraient chien...
Ne les insulte pas, car ils te valent bien !
Tâchez de trouver dans le monde une
pareille animation. La salle est assez grande et peinte en
jaune. Les gens respectables s'adossent aux colonnes, avec
défense de fumer, et n'exposent que leurs poitrines aux coups
de coude, et leurs pieds aux trépignements éperdus du galop et
de la valse. Quand la danse s'arrête, les tables se
garnissent. Vers onze heures, les ouvrières sortent et font
place à des personnes qui sortent des théâtres, des
cafés-concerts et de plusieurs établissements publics.
L'orchestre se ranime pour cette population nouvelle, et ne
s'arrête que vers minuit.
IX. LA GOGUETTE
Nous n'attendîmes pas cette heure. Une
affiche bizarre attira notre attention. Le règlement d'une
goguette était affiché dans la salle :
SOCIETE LYRIQUE DES TROUBADOURS
« Bury, président. Beauvais, maître de
chant, etc.
Art. Ier. Toutes chansons
politiques ou atteignant la religion ou les mœurs sont
formellement interdites.
2° Les échos ne seront accordés que
lorsque le président le jugera convenable.
3° Toute personne se présentant en état de
troubler l'ordre de la soirée, l'entrée lui en sera refusée.
4° Toute personne qui aurait troublé l'ordre,
qui, après deux avertissements dans la soirée, n'en
tiendrait pas compte, sera priée de sortir immédiatement.
Approuvé, etc.
Nous trouvons ces dispositions fort
sages; mais la Société lyrique des Troubadours, si bien placée
en face de l'ancien Athénée, ne se réunit pas ce soir-là. Une
autre goguette existait dans une autre cour du quartier.
Quatre lanternes mauresques annonçaient la porte, surmontée
d'une équerre dorée.
Un contrôleur vous prie de déposer le montant d'une
chopine (six sous), et l'on arrive au premier, où derrière la
porte se rencontre le chef d'ordre.
« Êtes-vous du bâtiment ? nous dit-il.
- Oui, nous sommes du bâtiment », répondit mon ami.
Ils se firent les attouchements obligés, et nous pûmes
entrer dans la salle.
Je me rappelai aussitôt la vieille chanson exprimant
l'étonnement d'un louveteau nouveau-né qui rencontre
une société fort agréable et se croit obligé de la célébrer :
« Mes yeux sont éblouis, dit-il. Que vois-je dans cette
enceinte ?
Des menuisiers !
des ébénisses !
Des entrepreneurs de bâtisses!...
Qu'on dirait un bouquet de fleurs,
Paré de ses mille couleurs ! »
Enfin nous étions du bâtiment
- et le mot se dit aussi au moral attendu que le bâtiment
n'exclut pas les poètes; - Amphyon, qui élevait des murs aux
sons de sa lyre, était du bâtiment. - Il en est de même des
artistes peintres et statuaires, qui en sont les enfants
gâtés.
Comme le louveteau, je fus ébloui de la splendeur du
coup d'oeil. Le chef d'ordre nous fit asseoir à une
table, d'où nous pûmes admirer les trophées ajustés entre
chaque panneau. Je fus étonné de ne pas y rencontrer les
anciennes légendes obligées : « Respect aux dames! Honneur aux
Polonais ! »Comme les traditions se perdent !
En revanche, le bureau, drapé de rouge, était occupé
par trois commissaires fort majestueux. Chacun avait devant
soi sa sonnette, et le président frappa trois coups avec le
marteau consacré. La mère des compagnons était assise
au pied du bureau. On ne la voyait que de profil, mais le
profil était plein de grâce et de dignité.
- Mes petits amis, dit le président, notre ami *** va
chanter une nouvelle composition, intitulée la Feuille de
saule.
La chanson n'était pas plus mauvaise que bien d'autres.
Elle imitait faiblement le genre de Pierre Dupont. Celui qui
la chantait était un beau jeune homme aux longs cheveux noirs,
si abondants, qu'il avait dû s'entourer la tête d'un cordon,
afin de les maintenir; il avait une voix douce parfaitement
timbrée, et les applaudissements furent doubles, pour l'auteur
et pour le chanteur.
Le président réclama l'indulgence pour une demoiselle
dont le premier essai allait se produire devant les amis.
Ayant frappé trois coups, il se recueillit, et, au milieu du
plus complet silence, on entendit une voix jeune, encore
imprégnée des rudesses du premier âge, mais qui, se
dépouillant peu à peu (selon l'expression d'un de nos
voisins), arrivait aux traits et aux fioritures les
plus hardis. L'éducation classique n'avait pas gâté cette
fraîcheur d'intonation, cette pureté d'organe, cette parole
émue et vibrante, qui n'appartiennent qu'aux talents vierges
encore des leçons du Conservatoire.
X. LE RÔTISSEUR
O jeune fille à la voix perlée ! - tu
ne sais pas phraser comme au Conservatoire; - tu ne sais
pas chanter, ainsi que dirait un critique musical... Et
pourtant ce timbre jeune, ces désinences tremblées à la façon
des chants naïfs de nos aïeules, me remplissent d'un certain
charme! Tu as composé des paroles qui ne riment pas et une
mélodie qui n'est pas carrée; et c'est dans ce petit
cercle seulement que tu es comprise et rudement applaudie. On
va conseiller à ta mère de t'envoyer chez un maître de chant,
- et, dès lors, te voilà perdue... perdue pour nous ! Tu
chantes au bord des abîmes, comme les cygnes de l'Edda.
Puissé-je conserver le souvenir de ta voix si pure et si
ignorante, et ne t'entendre plus, soit dans un théâtre
lyrique, soit dans un concert, ou seulement dans un café
chantant !
Adieu, adieu, et pour jamais adieu !... Tu ressembles
au séraphin doré du Dante, qui répand un dernier éclair de
poésie sur les cercles ténébreux dont la spirale immense se
rétrécit toujours, pour aboutir à ce puits sombre où Lucifer
est enchaîné jusqu'au jour du dernier jugement.
Et maintenant, passez autour de nous, couples souriants
ou plaintifs,... « spectres où saigne encore la place de
l'amour » ! Les tourbillons que vous formez s'effacent peu à
peu dans la brume... La Pia, la Francesca,
passent peut-être à nos côtés... L'adultère, le crime et la
faiblesse se coudoient, sans se reconnaître, à travers ces
ombres trompeuses.
Derrière l'ancien cloître Saint-Honoré, dont les débris
subsistent encore, cachés par les façades des maisons
modernes, est la boutique d'un rôtisseur ouverte jusqu'à deux
heures du matin. Avant d'entrer dans l'établissement, mon ami
murmura cette chanson colorée:
A la Grand'Pinte,
quand le vent
Fait grincer l'enseigne en fer-blanc
Alors qu'il gèle,
Dans la cuisine, on voit briller
Toujours un tronc d'arbre au foyer,
Flamme éternelle,
Où rôtissent en chapelets,
Oisons, canards, dindons, poulets,
Au tournebroche !
Et puis le soleil jaune d'or,
Sur les casseroles encor,
Darde et s'accroche !
Mais ne parlons pas du soleil, il est
minuit passé.
Les tables du rôtisseur sont peu nombreuses; elles
étaient toutes occupées.
« Allons ailleurs, dis-je
- Mais, auparavant, répondit mon ami, consommons un
petit bouillon de poulet. Cela ne peut suffire à nous ôter
l'appétit, et, chez Véry, cela coûterait un franc; ici c'est
dix centimes. Tu conçois qu'un rôtisseur qui débite par jour
cinq cents poulets en doit conserver les abatis, les cœurs et
les foies, qu'il lui suffit d'entasser dans une marmite pour
faire d'excellents consommés. »
Les deux bols nous furent servis sur le comptoir et le
bouillon était parfait. - Ensuite on suce quelques écrevisses
de Strasbourg grosses comme de petits homards. Les moules, la
friture, et les volailles découpées jusque dans les prix les
plus modestes, composent le souper ordinaire des habitués.
Aucune table ne se dégarnissait. Une femme d'un aspect
majestueux, type habillé des néréides de Rubens ou des
bacchantes de Jordaens, donnait, près de nous, des conseils à
un jeune homme.
Ce dernier, élégamment vêtu, mince de taille, et dont
la pâleur était relevée par de longs cheveux noirs et de
petites moustaches soigneusement tordues et cirées aux
pointes, écoutait avec déférence les avis de l'imposante
matrone. On ne pouvait guère lui reprocher qu'une chemise
prétentieuse à jabot de dentelle et à manchettes plissées, une
cravate bleue et un gilet d'un rouge ardent croisé de lignes
vertes. Sa chaîne de montre pouvait être en chrysocale, son
épingle en strass du Rhin; mais l'effet en était assez riche
aux lumières.
« Vois-tu, muffeton, disait la dame, tu n'es
pas fait pour ce métier-là, de vivre la nuit. Tu t'obstines,
tu ne pourras pas! Le bouillon de poulet te soutient, c'est
vrai; mais la liqueur t'abîme. Tu as des palpitations, et les
pommettes rouges le matin. Tu as l'air fort, parce que tu es
nerveux... Tu ferais mieux de dormir à cette heure-ci.
- De quoi ? - observa le jeune homme avec cet accent
des voyous parisiens qui semble un râle, et que crée l'usage
précoce de l'eau-de-vie et de la pipe: est-ce qu'il ne faut
pas que je fasse mon état ? C'est les chagrins qui me font
boire : pourquoi est-ce que Gustine m'a trahi !
- Elle t'a trahi sans te trahir... C'est une baladeuse,
voilà tout.
- Je te parle comme à ma mère: si elle revient, c'est
fini, je me range. Je prends un fonds de bimbeloterie. Je
l'épouse.
- Encore une bêtise !
- Puisqu'elle m'a dit que je n'avais pas
d'établissement !
- Ah ! jeune homme, cette femme-là, ça sera ta mort.
- Elle ne sait pas encore la roulée qu'elle va recevoir
!
- Tais-toi donc ! dit la femme-Rubens en souriant, ce
n'est pas toi qui es capable de corriger une femme ! »
Je n'en voulus pas entendre davantage. - Jean-Jacques
avait bien raison de s'en prendre aux mœurs des villes d'un
principe de corruption qui s'étend plus tard jusqu'aux
campagnes. A travers tout cela, cependant, n'est-il pas triste
d'entendre retentir l'accent de l'amour, la voix pénétrée
d'émotion, la voix mourante du vice, à travers la phraséologie
de la crapule ?
Si je n'étais sûr d'accomplir une des missions
douloureuses de l'écrivain, je m'arrêterais ici; mais mon ami
me dit comme Virgile à Dante :
« Or sie forte ed ardito; - omai si scende per si
faite scale !... »
A quoi je répondis sur un air de Mozart :
« Andiam ! andiam ! andiamo bene !
- Tu te trompes ! reprit-il, ce n'est pas là l'enfer;
c'est tout au plus le purgatoire. Allons plus loin. »
XI. LA HALLE
« Quelle belle nuit ! » dis-je
en voyant scintiller les étoiles au-dessus du vaste
emplacement où se dessinent, à gauche, la coupole de la Halle
aux Blés avec la colonne cabalistique qui faisait partie de
l'hôtel de Soissons, et qu'on appelait l'Observatoire de
Catherine de Médicis, puis le marché à la volaille; à droite,
le marché au beurre, et, plus loin, la construction inachevée
du marché à la viande. - La silhouette grisâtre de
Saint-Eustache ferme le tableau. Cet admirable édifice, où le
style fleuri du moyen s'allie si bien aux dessins corrects de
la Renaissance, s'éclaire encore magnifiquement aux rayons de
la lune, avec son armature gothique, ses arcs-boutants
multipliés comme les côtes d'un cétacé prodigieux, et les
cintres romains de ses portes et de ses fenêtres, dont les
ornements semblent appartenir à la coupe ogivale. Quel malheur
qu'un si rare vaisseau soit déshonoré, à droite par une porte
de sacristie à colonnes d'ordre ionique, et à gauche par un
portail dans le goût de Vignole !
Le petit carreau des halles commençait à s'animer. Les
charrettes des maraîchers, des mareyeurs, des beurriers, des
verduriers, se croisaient sans interruption. Les charretiers
arrivés au port se rafraîchissaient dans les cafés et dans les
cabarets, ouverts sur cette place pour toute la nuit. Dans la
rue Mauconseil, ces établissements s'étendent jusqu'à la halle
aux huîtres; dans la rue Montmartre, de la pointe
Saint-Eustache à la rue du jour.
On trouve là, à droite, des marchands de sangsues;
l'autre côté est occupé par les pharmaciens-Raspail et les
débitants de cidre, - chez lesquels on peut se régaler
d'huîtres et de tripes à la mode de Caen. Les pharmacies ne
sont pas inutiles, à cause des accidents; mais, pour des gens
sains qui se promènent, il est bon de boire un verre de cidre
ou de poiré. C'est rafraîchissant.
Nous demandâmes du cidre nouveau, car il n'y a que des
Normands ou des Bretons qui puissent se plaire au cidre dur.
- On nous répondit que les cidres nouveaux n'arriveraient que
dans huit jours, et qu'encore la récolte était mauvaise. Quant
aux poirés, ajouta-t-on, ils sont arrivés depuis hier; ils
avaient manqué l'année passée.
La ville de Domfront (ville de malheur) est cette fois
très heureuse. Cette liqueur blanche et écumante comme le
champagne rappelle beaucoup la blanquette de Limoux. Conservée
en bouteille, elle grise très bien son homme. Il existe de
plus une certaine eau-de-vie de cidre de la même localité,
dont le prix varie selon la grandeur des petits verres. Voici
ce que nous lûmes sur une pancarte attachée au flacon :
Le monsieur
...........................................
4 sous
La demoiselle
........................................
2 sous
Le misérable
.......................................... 1
sou
Cette eau-de-vie, dont les diverses
mesures sont ainsi qualifiées, n'est point mauvaise et peut
servir d'absinthe.
Elle est inconnue sur les grandes tables.
XII. LE MARCHÉ DES INNOCENTS
En passant à gauche du marché aux
poissons, où l'animation ne commence que de cinq à six heures,
moment de la vente à la criée, nous avons remarqué une foule
d'hommes en blouse, en chapeau rond et en manteau blanc rayé
de noir, couchés sur des sacs de haricots... Quelques-uns se
chauffaient autour de feux comme ceux que font les soldats qui
campent, d'autres s'allumaient des foyers intérieurs
dans les cabarets voisins. D'autres, encore près des sacs, se
livraient à des adjudications de haricots... Là, on parlait
prime, différence, couverture, reports, hausse et baisse;
enfin, comme à la bourse.
« Ces gens en blouse sont plus riches que nous, dit mon
compagnon. Ce sont de faux paysans. Sous leur roulière ou leur
bourgeron, ils sont parfaitement vêtus et laisseront demain
leur blouse chez le marchand de vin pour retourner chez eux en
tilbury. Le spéculateur adroit revêt la blouse comme l'avocat
revêt la robe. Ceux de ces gens-là qui dorment sont les
moutons ou les simples voituriers.
- 44-46 l'haricot de Soissons ! dit près de nous une
voix grave.
- 48, fin courant, ajouta un autre.
- Les suisses blancs sont hors de prix.
- Les nains 28.
- La vesce à 13-34... Les flageolets sont mous,
etc. »
Nous laissons ces braves gens à leurs combinaisons. -
Que d'argent il se gagne et se perd ainsi !... Et l'on a
supprimé les jeux !
XIII. LES CHARNIERS
Sous les colonnes du marché aux pommes
de terre, des femmes matinales, ou bien tardives, épluchaient
leurs denrées à la lueur des lanternes. Il y en avait de
jolies qui travaillaient sous l'oeil des mères en chantant de
vieilles chansons. Ces dames sont souvent plus riches qu'il ne
semble, et la fortune même n'interrompt pas leur rude labeur.
Mon compagnon prit plaisir à s'entretenir très longtemps avec
une jolie blonde, lui parlant du dernier bal de la Halle, dont
elle avait dû faire l'un des plus beaux ornements... Elle
répondait fort élégamment et comme une personne du monde,
quand je ne sais par quelle fantaisie il s'adressa à la mère
en lui disant :
- Mais votre demoiselle est charmante... A-t-elle
le sac ?
Cela veut dire en langage des halles : « A-t-elle de
l'argent ?
- Non, mon fy, dit la mère, c'est moi qui l'ai, le sac
!
- Eh mais, Madame, si vous étiez veuve, on pourrait...
Nous recauserons de cela !
- Va-t'en donc, vieux mufle ! » cria la jeune
fille avec un accent entièrement local qui tranchait sur ses
phrases précédentes.
Elle me fit l'effet de la blonde sorcière de Faust,
qui, causant tendrement avec son valseur, laisse échapper de
sa bouche une souris rouge.
Nous tournâmes les talons, poursuivis d'imprécations
railleuses, qui rappelaient d'une façon assez classique les
colloques de Vadé.
« Il s'agit décidément de souper, dit mon compagnon.
Voici Bordier, mais la salle est étroite. C'est le rendez-vous
des fruitiers-orangers et des orangères. Il y a un autre
Bordier qui fait le coin de la rue aux Ours, et qui est
passable; puis le restaurant des Halles, fraîchement sculpté
et doré, près de la rue de la Reynie... Mais autant vaudrait
la Maison d'Or.
- En voilà d'autres, dis-je en tournant les yeux vers
cette longue ligne de maisons régulières qui bordent la partie
du marché consacrée aux choux.
- Y penses-tu ? Ce sont les charniers. C'est là
que des poètes en habit de soie, épée et manchettes, venaient
souper, au siècle dernier, les jours où leur manquaient les
invitations du grand monde. Puis, après avoir consommé
l'ordinaire de six sous, ils lisaient leurs vers par habitude
aux rouliers, aux maraîchers et aux forts : « Jamais je n'ai
eu tant de succès, disait Robbé, qu'auprès de ce public formé
aux arts par les mains de la nature ! »
Les hôtes poétiques de ces caves voûtées s'étendaient,
après le souper, sur les bancs ou sur les tables, et il
fallait, le lendemain matin, qu'ils se fissent poudrer à deux
sols par quelque merlan en plein air, et repriser par les
ravaudeuses, pour aller ensuite briller aux petits levers de
madame de Luxembourg, de mademoiselle Hus ou de la comtesse de
Beauharnais.
XIV. BARATTE
Ces temps sont passés. - Les caves des
charniers sont aujourd'hui restaurées, éclairées au gaz, la
consommation y est propre, et il est défendu d'y dormir, soit
sur les tables, soit dessous; mais que de choux dans cette
rue!... La rue parallèle de la Ferronnerie en est également
remplie, et le cloître voisin de Sainte-Opportune en présente
de véritables montagnes. La carotte et le navet appartiennent
au même département.
« - Voulez-vous des frisés, des milans,
des cabus, mes petits amours ? » nous crie une
marchande.
En traversant la place, nous admirons des potirons
monstrueux. On nous offre des saucisses et des boudins, du
café à un sou la tasse - et, au pied même de la fontaine de
Pierre Lescot et de Jean Goujon sont installés, en plein vent,
d'autres soupeurs plus modestes encore que ceux des charniers.
Nous fermons l'oreille aux provocations, et nous nous
dirigeons vers Baratte, en fendant la presse des marchandes de
fruits et de fleurs. - L'une crie :
« Mes petits choux! fleurissez vos dames ! »
Et, comme on ne vend à cette heure-là qu'en gros, il
faudrait avoir beaucoup de dames à fleurir pour
acheter de telles bottes de bouquets; - Une autre chante la
chanson de son état :
« Pommes de reinette et pommes d'api ! - Calville,
calville, calville rouge ! - Calville rouge et calville gris !
-
« Étant en crique, - dans ma boutique, - j'vis des
inconnus qui m'dirent : « Mon p'tit cœur ! - venez me voir,
vous aurez grand débit ! »
« Nenni, messieurs! - je n'puis, d'ailleurs, - car il
n'm'reste - qu'un artichaut - et trois petits choux-fleurs ! »
Insensibles aux voix de ces sirènes, nous entrons enfin
chez Baratte. Un individu en blouse, qui semblait avoir son
petit jeune homme (être gris), roulait au même instant
sur les bottes de fleurs, expulsé avec force, parce qu'il
avait fait du bruit. Il s'apprête à dormir sur un amas de
roses rouges, imaginant sans doute être le vieux Silène, et
que les bacchantes lui ont préparé ce lit odorant. Les
fleuristes se jettent sur lui, et le voilà bien plutôt exposé
au sort d'Orphée... Un sergent de ville s'entremet et le
conduit au poste de la halle aux cuirs, signalé de loin par un
campanile et un cadran éclairé.
La grande salle est un peu tumultueuse chez Baratte;
mais il y a des salles particulières et des cabinets. Il ne
faut pas se dissimuler que c'est là le restaurant des aristos.
L'usage est d'y demander des huîtres d'Ostende avec un petit
ragoût d'échalotes découpées dans du vinaigre et poivrées,
dont on arrose légèrement les dites huîtres. Ensuite, c'est la
soupe à l'oignon, qui s'exécute admirablement à la Halle, et
dans laquelle les raffinés sèment du parmesan râpé. Ajoutez à
cela un perdreau ou quelque poisson qu'on obtient
naturellement de première main, du bordeaux, un dessert de
fruit premier choix, et vous conviendrez qu'on soupe fort bien
à la Halle. C'est une affaire de sept francs par personne
environ.
On ne comprend guère que tous ces hommes en blouse,
mélangés du plus beau sexe de la banlieue en cornettes et en
marmottes, se nourrissent si convenablement; mais, je l'ai
dit, ce sont de faux paysans et des millionnaires
méconnaissables. Les facteurs de la Halle, les gros marchands
de légumes, de viande, de beurre et de marée sont des gens qui
savent se traiter comme il faut, et les forts eux-mêmes
ressemblent un peu à ces braves portefaix de Marseille qui
soutiennent de leurs capitaux les maisons qui les font
travailler.
XV. PAUL NIQUET
Le souper fait, nous allâmes prendre
le café et le pousse-café à l'établissement célèbre de Paul
Niquet. - Il y a là évidemment moins de millionnaires que chez
Baratte... Les murs, très élevés et surmontés d'un vitrage,
sont entièrement nus. Les pieds posent sur des dalles humides.
Un comptoir immense partage en deux la salle, et sept ou huit
chiffonnières, habituées de l'endroit, font tapisserie sur un
banc opposé au comptoir. Le fond est occupé par une foule
assez mêlée, où les disputes ne sont pas rares. Comme on ne
peut pas à tout moment aller chercher la garde, - le vieux
Niquet, si célèbre sous l'Empire par ses cerises à
l'eau-de-vie, avait fait établir des conduits d'eau très
utiles dans le cas d'une rixe violente.
On les lâche de plusieurs points de la salle sur les
combattants, et, si cela ni les calme pas, on lève un certain
appareil qui bouche hermétiquement l'issue. Alors, l'eau
monte, et les plus furieux demandent grâce; c'est du moins ce
qui se passait autrefois.
Mon compagnon m'avertit qu'il fallait payer une tournée
aux chiffonnières pour se faire un parti dans l'établissement
en cas de dispute. C'est, du reste, l'usage pour les gens mis
en bourgeois. Ensuite vous pouvez vous livrer sans crainte aux
charmes de la société. Vous avez conquis la faveur des dames.
Une des chiffonnières demanda de l'eau-de-vie.
« Tu sais bien que ça t'est défendu ! répondit le
garçon limonadier.
- Eh bien, alors, un petit verjus ! mon amour
de Polyte ! Tu es si gentil avec tes beaux yeux noirs... Ah !
si j'étais encore... ce que j'ai été ! »
Sa main tremblante laissa échapper le petit verre plein
de grains de verjus à l'eau-de-vie, que l'on ramassa aussitôt;
les petits verres chez Paul Niquet sont épais comme des
bouchons de carafe : ils rebondissent, et la liqueur seule est
perdue.
« Un autre verjus ! dit mon ami.
- Toi, t'es bien zentil aussi, mon p'tit fy, lui dit la
chiffonnière; tu me happelles le p'tit Ba'as (Barras)
qu'était si zentil, si zentil, avec ses cadenettes et son zabot
d'Angueleterre... Ah ! c'était z'un homme aux oizeaux,
mon p'tit fy, aux oiseaux !... vrai! z'un bel homme comme toi
! »
Après le second verjus, elle nous dit :
- Vous ne savez pas, mes enfants que l'ai été une des
merveilleuses de ce temps-là... J'ai eu des bagues à mes
doigts de pieds... Il y a des mirliflores et des
généraux qui se sont battus pour moi!
- Tout ça, c'est la punition du bon Dieu ! dit un
voisin. Où est-ce qu'il est à présent, ton phaéton ?
- Le bon Dieu ! dit la chiffonnière exaspérée,
le bon Dieu, c'est le diable ! »
Un homme maigre, en habit noir râpé, qui dormait sur un
banc, se leva en trébuchant :
« Si le bon Dieu, c'est le diable, alors c'est le
diable qui est le bon Dieu, cela revient toujours au même.
Cette brave femme fait un affreux paralogisme, dit-il en se
tournant vers nous... Comme ce peuple est ignorant ! Ah !
l'éducation, je m'y suis livré bien longtemps. Ma philosophie
me console de tout ce que j'ai perdu.
- Et un petit verre! dit mon compagnon.
- J'accepte si' vous me permettez de définir la loi
divine et la loi humaine... »
La tête commençait à me tourner au milieu de ce public
étrange; mon ami cependant, prenait plaisir à la conversation
du philosophe, et redoublait les petits verres pour l'entendre
raisonner et déraisonner plus longtemps.
Si tous ces détails n'étaient exacts, et si je ne
cherchais ici à daguerréotyper la vérité, que de ressources
romanesques me fourniraient ces deux types du malheur et de
l'abrutissement ! Les hommes riches manquent trop du courage
qui consiste à pénétrer dans de semblables lieux, dans ce
vestibule du purgatoire, d'où il serait peut-être facile de
sauver quelques âmes... Un simple écrivain ne peut que mettre
les doigts sur ces plaies, sans prétendre à les fermer.
Les prêtres eux-mêmes qui songent à sauver des âmes
chinoises, indiennes ou tibétaines, n'accompliraient-ils pas
dans de pareils lieux de dangereuses et sublimes missions ?
Pourquoi le Seigneur vivait-il avec les païens et les
publicains ?
Le soleil commence à percer le vitrage supérieur de la
salle, la porte s'éclaire. Je m'élance de cet enfer au moment
d'une arrestation, et je respire avec bonheur le parfum de
fleurs entassées sur le trottoir de la rue aux Fers.
La grande enceinte du marché présente deux longues
rangées de femmes dont l'aube éclaire les visages pâles. Ce
sont les revendeuses des divers marchés, auxquelles on a
distribué des numéros, et qui attendent leur tour pour
recevoir leurs denrées d'après la mercuriale fixée.
Je crois qu'il est temps de me diriger vers
l'embarcadère de Strasbourg, emportant dans ma pensée le vain
fantôme de cette nuit.
XVI. MEAUX
Voilà,
voilà, celui qui vient de l'enfer !
Je m'appliquais ce vers en roulant le
matin sur les rails du chemin de Strasbourg, - et je me
flattais... car je n'avais pas encore pénétré jusqu'aux plus
profondes souricières; je n'avais guère, au fond,
rencontré que d'honnêtes travailleurs, des pauvres diables
avinés, des malheureux sans asile... Là n'est pas encore le
dernier abîme.
L'air frais du matin, l'aspect des vertes campagnes,
les bords riants de la Marne, Pantin à droite, d'abord, le
vrai Pantin, Chelles à gauche et plus tard Lagny, les longs
rideaux de peupliers, les premiers coteaux abrités qui se
dirigent vers la Champagne, tout cela me charmait et faisait
rentrer le calme dans mes pensées.
Malheureusement, un gros nuage noir se dessinait au
fond de l'horizon, et, quand je descendis à Meaux, il pleuvait
à verse. Je me réfugiai dans un café, où je fus frappé par
l'aspect d'une énorme affiche rouge conçue en ces termes:
« PAR
PERMISSION DE M.
LE MAIRE (de Meaux)
MERVEILLE
SURPRENANTE
tout ce
que la nature offre de plus bizarre :
UNE
TRÈS JOLIE FEMME
ayant pour chevelure une belle
TOISON
DE MÉRINOS
couleur marron.
« M. Montaldo, de passage en cette
ville, a l'honneur d'exposer au public une rareté, un
phénomène tellement extraordinaire, que Messieurs de la
Faculté de médecine de Paris et de Montpellier n'ont pu encore
le définir.
CE PHÉNOMÈNE
consiste en une jeune femme de dix-huit ans,
native de Venise, qui, au lieu de chevelure, porte une
magnifique toison en laine mérinos de Barbarie, couleur
marron, d'une longueur d'environ cinquante-deux centimètres.
Elle pousse comme les plantes, et on lui voit sur la tête des
tiges qui supportent quatorze ou quinze branches.
« Deux de ces tiges s'élèvent sur son front et forment
des cornes.
« Dans le cours de l'année, il tombe de sa toison,
comme de celle des moutons qui ne sont pas tondus à temps, des
fragments de laine.
« Cette personne est très avenante, ses yeux sont
expressifs, elle a la peau très blanche; elle a excité dans
les grandes villes l'admiration de ceux qui l'ont vue, et,
dans son séjour à Londres, en 1846, S. M. la reine, à qui elle
a été présentée, a témoigné sa surprise en disant que jamais
la nature ne s'était montrée si bizarre.
« Les spectateurs pourront s'assurer de la vérité au
tact de la laine, comme à l'élasticité, à l'odorat, etc., etc.
« Visible tous les jours jusqu'à dimanche 5 courant.
« Plusieurs morceaux d'opéra seront exécutés par un
artiste distingué.
« Des danses de caractère, espagnoles et italiennes,
par des artistes pensionnés.
« Prix d'entrée : 25 centimes. - Enfants et militaires
: 10 centimes. »
A défaut d'autre spectacle, je voulus vérifier
par moi-même les merveilles de cette affiche, et je ne sortis
de la représentation qu'après minuit.
J'ose à peine analyser maintenant les sensations
étranges du sommeil qui succéda à cette soirée. - Mon esprit,
surexcité sans doute par les souvenirs de la nuit précédente,
et un peu par l'aspect du pont des Arches, qu'il fallut
traverser pour me rendre à l'hôtel, imagina le rêve suivant,
dont le souvenir m'est fidèlement resté :
XVII. CAPHARNAÜM
Des corridors, - des corridors sans
fin ! Des escaliers, - des escaliers où l'on monte, où l'on
descend, où l'on remonte, et dont le bas trempe toujours dans
une eau noire agitée par des roues, sous d'immenses arches de
pont... à travers des charpentes inextricables! - Monter,
descendre, ou parcourir les corridors, - et cela, pendant
plusieurs éternités... Serait-ce la peine à laquelle je serais
condamné pour mes fautes ?
J'aimerais mieux vivre !!!
Au contraire, - voilà qu'on me brise la tête à grands
coups de marteau : qu'est-ce que cela veut dire ?
« Je rêvais à des queues de billard... à des petits
verres de verjus... »
« Monsieur et mame le maire est-il content ? »
Bon ! je confonds à présent Bilboquet avec Macaire.
Mais ce n'est pas une raison pour qu'on me casse la tête avec
des foulons.
« Brûler n'est pas répondre ! »
Serait-ce pour avoir embrassé la femme à cornes, - ou
avoir promené mes doigts dans sa chevelure de mérinos ?
« Qu'est-ce que c'est donc que ce cynisme ! » dirait
Macaire.
Mais Desbarreaux le cartésien répondrait à la
Providence : « Voilà bien du tapage pour... bien peu de chose.
»
XVIII. CHŒUR DES GNOMES
Les petits gnomes chantent ainsi :
« Profitons de son sommeil ! - Il a eu bien tort
de régaler le saltimbanque, et d'absorber tant de bière de
Mars en octobre, - à ce même café - de Mars, avec
accompagnement de cigares, de cigarettes, de clarinette et de
basson.
« Travaillons, frères, - jusqu'au point du jour,
jusqu'au chant du coq, - jusqu'à l'heure où part la voiture de
Dammartin, - et qu'il puisse entendre la sonnerie de la
vieille cathédrale où repose L'AIGLE DE MEAUX.
« Décidément, la femme mérinos lui travaille l'esprit,
- non moins que la bière de Mars et les foulons du pont des
Arches; - cependant, les cornes de cette femme ne sont pas
telles que l'avait dit le saltimbanque : notre Parisien est
encore jeune... Il ne s'est pas assez méfié du boniment.
« Travaillons, frères, travaillons pendant qu'il dort.
Commençons par lui dévisser la tête, puis, à petits coups de
marteau, - oui, de marteau, - nous descellerons les parois de
ce crâne philosophique et biscornu !
« Pourvu qu'il n'aille pas se loger dans une des cases
de son cerveau - l'idée d'épouser fa femme à la chevelure de
mérinos ! Nettoyons d'abord le sinciput et l'occiput; que le
sang circule plus clair à travers les centres nerveux qui
s'épanouissent au-dessus des vertèbres.
« Le moi et le non-moi de Fichte se
livrent un terrible combat dans cet esprit plein
d'objectivité. - Si seulement il n'avait pas arrosé la bière
de Mars - de quelques tournées de punch offert à ces dames
!... L'Espagnole était presque aussi séduisante que la
Vénitienne; mais elle avait de faux mollets, - et sa cachucha
paraissait due aux leçons de Mabille.
« Travaillons, frères, travaillons; la boîte osseuse se
nettoie. Le compartiment de la mémoire embrasse déjà une
certaine série de faits. - La causalité, - oui, la causalité,
- le ramènera au sentiment de la subjectivité. Prenons garde
seulement qu'il ne s'éveille avant que notre tâche soit finie.
« Le malheureux se réveillerait pour mourir d'un coup
de sang, que la Faculté qualifierait d'épanchement au cerveau,
et c'est nous qu'on accuserait là-haut. Dieux
immortels ! il fait un mouvement; il respire avec peine. -
Raffermissons la boîte osseuse avec un dernier coup de foulon,
- oui, de foulon. Le coq chante, l'heure sonne... Il en est
quitte pour un mal de tête... Il le fallait ! »
XIX. JE M'ÉVEILLE
Décidément, ce rêve est trop
extravagant... même pour moi ! Il vaut mieux se réveiller
tout-à-fait. - Ces petits drôles ! qui me démontaient la tête,
- et qui se permettaient après de rajuster les morceaux du
crâne avec de grands coups de leurs marteaux ! Tiens, un coq
qui chante...! Je suis donc à la campagne ! C'est peut-être le
coq de Lucien :
- Oh ! souvenirs classiques, que vous êtes loin de moi !
Cinq heures sonnent, - où suis-je? Ce n'est pas là ma
chambre... Ah ! Je m'en souviens, - je me suis endormi hier à
la Syrène, tenue par le Vallois, - dans la bonne
ville de Meaux (Meaux-en-Brie, Seine-et-Marne).
Et j'ai négligé d'aller présenter mes hommages à
monsieur et à mame le maire !...C'est la faute de Bilboquet (Faisant
sa toilette :)
Air
des Prétendus.
Allons présenter -
hum! - présenter notre hommage
A
la fille de la maison !... (Bis.)
Oui,
j'en conviens, elle a raison,
Oui,
oui, la friponne a raison !
Allons présenter, etc.
Tiens, le mal de tête s'en va... Oui,
mais la voiture est partie. Restons, et tirons-nous de cet
affreux mélange de comédie, de rêve et de réalité.
Pascal a dit:
« Les hommes sont fous, si nécessairement fous, que ce serait
être fou par une autre sorte que de n'être pas fou. »
La Rochefoucauld a ajouté:
« C'est une grande folie de vouloir être sage tout seul. »
Ces maximes sont consolantes.
XX. RÉFLEXIONS
Recomposons nos souvenirs.
Je suis majeur et vacciné; mes qualités physiques
importent peu pour le moment. Ma position sociale est
supérieure à celle du saltimbanque d'hier au soir; et
décidément, sa Vénitienne n'aura pas ma main.
Un sentiment de soif me travaille.
Retourner au café de Mars à cette heure, ce serait
vouloir marcher sur les fusées d'un feu d'artifice éteint.
D'ailleurs, personne n'y peut être levé encore. -
Allons errer sur les bords de la Marne et le long de ces
terribles moulins à eau dont le souvenir a troublé mon
sommeil.
Ces moulins, écaillés d'ardoises, si sombres et si
bruyants au cher de lune, doivent être pleins de charmes aux
rayons du soleil levant.
Je viens de réveiller les garçons du Café du
Commerce. Une légion de chats s'échappe de la grande
salle de billard, et va se jouer sur la terrasse parmi les
thuyas, les orangers et les balsamines roses et blanches. Les
voilà qui grimpent comme des singes le long des berceaux de
treillage revêtus de lierre.
O nature, je te salue !
Et, quoique ami des chats, je caresse aussi ce chien à
longs poils gris qui s'étire péniblement. Il n'est pas muselé.
- N'importe; la chasse est ouverte.
Qu'il est doux pour un cœur sensible de voir lever
l'aurore sur la Marne, à quarante kilomètres de Paris !
Là-bas, sur le même bord, au delà des moulins, est un
autre café non moins pittoresque, qui s'intitule Café de
l'Hôtel-de-Ville (sous-préfecture). Le maire de Meaux,
qui habite tout près, doit, en se levant, y reposer ses yeux
sur les allées d'ormeaux et sur les berceaux d'un vert glauque
qui garnissent la terrasse. On admire là une statue en terre
cuite de la Camargo, grandeur naturelle, dont il faut
regretter les bras cassés. Ses jambes sont effilées comme
celles de l'Espagnole d'hier et des Espagnoles de l'Opéra.
Elle préside à un jeu de boules.
J'ai demandé de l'encre au garçon. Quant au café, il
n'est pas encore fait. Les tables sont couvertes de tabourets;
j'en dérange deux; et je me recueille en prenant possession
d'un petit chat blanc qui a les yeux verts.
On commence à passer sur le pont; j'y compte huit
arches. La Marne est marneuse naturellement; mais elle
revêt maintenant des teintes plombées que rident parfois les
courants qui sortent des moulins, ou plus loin les jeux
folâtres des hirondelles.
Est-ce qu'il pleuvra ce soir ?
Quelquefois, un poisson fait un soubresaut qui
ressemble, ma foi, à la cachucha éperdue de cette demoiselle
bronzée que je n'oserais qualifier de dame sans plus
d'informations.
Il y a en face de moi, sur l'autre bord, des sorbiers à
grains de corail du plus bel effet : « sorbier des oiseaux, -
aviaria. » - J'ai appris cela quand je me destinais à
la position de bachelier dans l'Université de Paris.
XXI. LA FEMME MÉRINOS
... Je m'arrête. - Le métier de réaliste
est trop dur à faire. La lecture d'un article de Charles
Dickens est pourtant la source de ces divagations !... Une
voix grave me rappelle à moi-même.
Je viens de tirer de dessous plusieurs journaux
parisiens et marnois un certain feuilleton d'où l'anathème
s'exhale avec raison sur les imaginations bizarres qui
constituent aujourd'hui l'école du vrai.
Le même mouvement a existé après 1830, après 1794,
après 1716 et après bien d'autres dates antérieures. Les
esprits, fatigués des conventions politiques ou romanesques,
voulaient du vrai à tout prix.
Or, le vrai, c'est le faux, - du moins en art et en
poésie. Quoi de plus faux que l'Iliade, que l'Énéide,
que la Jérusalem délivrée, que la Henriade ?
que les tragédies, que les romans ?...
« Eh bien, moi, dit le critique, j'aime ce faux. Est-ce
que cela m'amuse, que vous me racontiez votre vie pas à pas,
que vous analysiez vos rêves, vos impressions, vos
sensations?... Que m'importe que vous ayez couché à la Syrène,
chez le Vallois ? Je présume que cela n'est pas vrai, - ou
bien que cela est arrangé. - Vous me direz d'aller y voir...
Je n'ai pas besoin de me rendre à Meaux ! Du reste, les mêmes
choses m'arriveraient, que je n'aurais pas l'aplomb d'en
entretenir le public. Et d'abord est-ce que l'on croit à cette
femme aux cheveux de mérinos ?
- Je suis forcé d'y croire; et plus sûrement encore que
les promesses de l'affiche. L'affiche existe, mais la
femme pourrait ne pas exister... Eh bien, le saltimbanque
n'avait rien écrit que de véritable :
La représentation a commencé à l'heure dite. Un homme
assez replet, mais encore vert, est entré en costume de
Figaro. Les tables étaient garnies en partie par le peuple de
Meaux, en partie par les cuirassiers du 6e.
M. Montaldo, car c'était lui, a dit avec modestie :
- Signori, ze vais vi faire entendre le grand aria di Figaro.
Il commence :
« Tra de ra la, de ra la, de ra la, ah !...»
Sa voix, un peu usée, mais encore agréable, était
accompagnée d'un basson.
Quand il arriva au vers : Largo al, fattotum della
città ! - je crus devoir me permettre une observation.
Il prononçait cità. Je dis tout haut : tchità !
ce qui étonna un peu les cuirassiers et le peuple de Meaux. Le
chanteur me fit un signe d'assentiment, et, quand il arriva à
cet autre vers : « Figaro-ci, Figaro-là... », il eut
soin de prononcer tchi. - J'étais flatté de cette
attention.
Mais, en faisant sa quête, il vint à moi et me dit (je
ne donne pas ici la phrase patoisée) :
« On est heureux de rencontrer des amateurs
instruits... ma ze souis de Tourino, et, à Tourino, nous
prononçons ci. Vous aurez entendu le tchi à
Rome ou à Naples ?
- Effectivement !... Et votre Vénitienne ?
- Elle va paraître à neuf heures. En attendant, je vais
danser une cachucha avec cette jeune personne que j'ai
l'honneur de vous présenter. »
La cachucha n'était pas mal, mais exécutée dans un goût
un peu classique... Enfin, la femme aux cheveux de mérinos
parut dans toute sa splendeur. C'étaient effectivement des
cheveux de mérinos. Deux touffes, placées sur le front, se
dressaient en cornes. - Elle aurait pu se faire faire un châle
de cette abondante chevelure. Que de maris seraient heureux de
trouver dans les cheveux de leurs femmes cette matière
première qui réduirait le prix de leurs vêtements à la
simple main-d'œuvre !
La figure était pâle et régulière. Elle rappelait le
type des vierges de Carlo Dolci. Je dis à la jeune femme :
« Sete voi Veneziana ? »
Elle me répondit :
« Signor, si. »
Si elle avait dit : Si, signor, je l'aurais
soupçonnée piémontaise ou savoyarde; mais, évidemment, c'est
une Vénitienne des montagnes qui confinent au Tyrol. Les
doigts sont effilés, les pieds petits, les attaches fines;
elle a les yeux presque rouges et la douceur d'un mouton, sa
voix même semble un bêlement accentué. Les cheveux, si l'on
peut appeler cela des cheveux, résisteraient à tous les
efforts du peigne. C'est un amas de cordelettes comme celles
que se font les Nubiennes en les imprégnant de beurre.
Toutefois, sa peau étant d'un blanc mat irrécusable et sa
chevelure d'un marron assez clair (voir l'affiche), je pense
qu'il y a eu croisement; un nègre, Othello peut-être, - se
sera allié au type vénitien, et, après plusieurs générations,
ce produit local se sera révélé.
Quant à l'Espagnole, elle est évidemment originaire de
Savoie ou d'Auvergne, ainsi que M. Montaldo.
Mon récit est terminé. « Le vrai est ce qu'il peut »,
comme disait M. de Fongeray. J'aurais pu raconter
l'histoire de la Vénitienne, de M. Montaldo, de l'Espagnole,
et même du basson. Je pourrais supposer que je me suis épris
de l'une ou de l'autre de ces deux femmes, et que la rivalité
du saltimbanque ou du basson m'a conduit aux aventures les
plus extraordinaires. Mais la vérité, c'est qu'il n'en est
rien. L'Espagnole avait, comme je l'ai dit, les jambes
maigres; la femme mérinos ne m'intéressait qu'à travers une
atmosphère de fumée de tabac et une consommation de bière qui
me rappelait l'Allemagne. Laissons ce phénomène à ses
habitudes et à ses attachements probables.
Je soupçonne le basson, jeune homme assez fluet, noir
de chevelure, de ne pas lui être indifférent.
XXII. ITINÉRAIRE
Je n'ai pas encore expliqué au lecteur
le motif véritable de mon voyage à Meaux... Il convient
d'avouer que je n'ai rien à faire dans ce pays; - mais, comme
le public français veut toujours savoir les raisons de tout,
il est temps d'indiquer ce point. Un de mes amis, un
limonadier de Creil, ancien Hercule retiré, et se
livrant à la chasse dans ses moments perdus m'avait invité,
ces jours derniers, à une chasse à la loutre sur les bords de
l'Oise.
Il était très simple de me rendre à Creil par le Nord;
mais le chemin du Nord est un chemin tortu, bossu, qui fait un
coude considérable avant de parvenir à Creil, où se trouve le
confluent du railway de Lille et de celui de Saint-Quentin. De
sorte que je m'étais dit : en prenant par Meaux, je
rencontrerai l'omnibus de Dammartin; je traverserai à pied les
bois d'Ermenonville, et, suivant les bords de la Nonette, je
parviendrai, après trois heures de marche, à Senlis, où je
rencontrerai l'omnibus de Creil. De là, j'aurai le plaisir de
revenir à Paris par le plus long c'est-à-dire par le
chemin de fer du Nord.
En conséquence, ayant manqué la voiture de Dammartin,
il s'agissait de trouver une autre correspondance. Le système
des chemins de fer a dérangé toutes les voitures des pays
intermédiaires. Le pâté immense des contrées situées au nord
de Paris se trouve privé de communications directes; - il faut
faire dix lieues à droite ou dix-huit lieues à gauche, en
chemin de fer, pour y parvenir, au moyen des correspondances,
qui mettent encore deux ou trois heures à vous transporter
dans des pays où l'on arrivait autrefois en quatre heures.
La spirale célèbre que traça en l'air le bâton du
caporal Trim n'était pas plus capricieuse que le chemin qu'il
faut faire, soit d'un coté, soit de l'autre.
On m'a dit à Meaux :
« La voiture de Nanteuil-le-Haudouin vous mettra à une
lieue d'Ermenonville, et, dès lors, vous n'avez plus qu'à
marcher. »
A mesure que je m'éloignais de Meaux, le souvenir de la
femme mérinos et de l'Espagnole s'évanouissait dans les brumes
de l'horizon. Enlever l'une au basson, ou l'autre au ténor
chorégraphe, eût été un procédé plein de petitesse, en cas de
réussite, attendu qu'ils avaient été polis et charmants; une
tentative vaine m'aurait couvert de confusion. N'y pensons
plus. Nous arrivons à Nanteuil par un temps abominable; il
devient impossible de traverser les bois. Quant à prendre des
voitures à volonté, je connais trop les chemins vicinaux du
pays pour m'y risquer.
Nanteuil est un bourg montueux qui n'a jamais eu de
remarquable que son château désormais disparu. Je m'informe à
l'hôtel des moyens de sortir d'un pareil lieu, et l'on me
répond :
« Prenez la voiture de Crespy-en-Valois, qui passe à
deux heures; cela vous fera faire un détour, mais vous
trouverez ce soir une autre voiture qui vous conduira sur les
bords de l'Oise. »
Dix lieues encore pour voir une pêche à la loutre. Il
était si simple de rester à Meaux, dans l'aimable compagnie du
saltimbanque, de la Vénitienne et de l'Espagnole !...
XXIII. CRESPY-EN-VALOIS
Trois heures plus tard, nous arrivons
à Crespy. Les portes de la ville sont monumentales et
surmontées de trophées dans le goût du XVIIe siècle. Le
clocher de la cathédrale est élancé, taillé à six pans et
découpé à jour comme celui de la vieille église de Soissons.
Il s'agissait d'attendre jusqu'à huit heures la voiture
de correspondance. L'après-dînée, le temps s'est éclairci.
J'ai admiré les environs assez pittoresques de la vieille cité
valoise, et la vaste place du marché que l'on y crée en ce
moment. Les constructions sont dans le goût de celles de
Meaux. Ce n'est plus parisien, et ce n'est pas encore flamand.
On construisait une église dans un quartier signalé par un
assez grand nombre de maisons bourgeoises. Un dernier rayon de
soleil qui teignait de rose la face de l'ancienne cathédrale,
m'a fait revenir dans le quartier opposé. Il ne reste
malheureusement que le chevet. La tour et les ornements du
portail m'ont paru remonter au quatorzième siècle. J'ai
demandé à des voisins pourquoi l'on s'occupait de construire
une église moderne, au lieu de restaurer un si beau monument.
« C'est, m'a-t-on dit, parce que les bourgeois ont
principalement leurs maisons dans l'autre quartier, et cela
les dérangerait trop de venir à l'ancienne église... Au
contraire, l'autre sera sous leur main.
- C'est, en effet, dis-je, bien plus commode d'avoir
une église à sa porte; mais les vieux chrétiens n'auraient pas
regardé à deux cents pas de plus pour se rendre à une vieille
et splendide basilique. Aujourd'hui, tout est changé, c'est le
bon Dieu qui est obligé de se rapprocher des paroissiens !...»
XXIV. EN PRISON
Certes, je n'avais rien dit
d'inconvenant ni de monstrueux. Aussi, la nuit arrivant, je
crus bon de me diriger vers le bureau des voitures. Il fallait
encore attendre une demi-heure. J'ai demandé à souper pour
passer le temps.
Je finissais une excellente soupe, et je me tournais
pour demander autre chose, lorsque j'aperçus un gendarme qui
me dit :
« Vos papiers ? »
J'interroge ma poche avec dignité... Le passe-port
était resté à Meaux, où on me l'avait demandé à l'hôtel pour
m'inscrire; et j'avais oublié de le reprendre le lendemain
matin. La jolie servante à laquelle j'avais payé mon compte
n'y avait pas pense plus que moi.
« Eh bien, dit le gendarme, vous allez me suivre chez
M. le maire. »
Le maire ! Encore si c'était le maire de Meaux. Mais
c'est le maire de Crespy ! - L'autre eût certainement été plus
indulgent.
« D'où venez-vous ?
- De Meaux.
- Où allez-vous ?
- A Creil.
- Dans quel but ?
- Dans le but de faire une chasse à la loutre.
- Et pas de papiers, à ce que dit le gendarme ?
- Je les ai oubliés à Meaux. »
Je sentais moi-même que ces réponses n'avaient rien de
satisfaisant; aussi le maire me dit-il paternellement :
« Eh bien, vous êtes en état d'arrestation !
- Et où coucherai-je ?
- A la prison.
- Diable ! mais je crains de ne pas être bien couché.
- C'est votre affaire.
- Et si je payais un ou deux gendarmes pour me garder à
l'hôtel ?...
- Ce n'est pas l'usage.
- Cela se faisait au dix-huitième siècle.
- Plus aujourd'hui. »
Je suivis le gendarme assez mélancoliquement.
La prison de Crespy est ancienne. Je pense même que le
caveau dans lequel on m'a introduit date du temps des
croisades; il a été soigneusement recrépi avec du béton
romain.
J'ai été fâché de ce luxe; j'aurais aimé à élever des
rats ou à apprivoiser des araignées.
« Est-ce que c'est humide ? dis-je au geôlier.
- Très sec, au contraire. Aucun de ces messieurs ne
s'en est plaint depuis les restaurations. Ma femme va vous
faire un lit.
- Pardon, je suis parisien : je le voudrais très doux.
- On vous mettra deux lits de plume.
- Est-ce que je ne pourrais pas finir de souper ? Le
gendarme m'a interrompu après le potage.
- Nous n'avons rien. Mais, demain, j'irai vous chercher
ce que vous voudrez; maintenant, tout le monde est couché à
Crespy.
- A huit heures et demie !
- Il en est neuf. »
La femme du geôlier avait établi un lit de sangle dans
le caveau, comprenant sans doute que je payerai bien la
pistole. Outre les lits de plume, il y avait un édredon.
J'étais dans les plumes de tous côtés.
XXV. AUTRE RÊVE
J'eus à peine deux heures d'un sommeil
tourmenté; je ne revis pas les petits gnomes bienfaisants; ces
êtres panthéistes, éclos sur le sol germain, m'avaient
totalement abandonné. En revanche, je comparaissais devant un
tribunal, qui se dessinait au fond d'une ombre épaisse,
imprégnée au bas d'une poussière scolastique.
Le président avait un faux air de M. Nisard; les deux
assesseurs ressemblaient à M. Cousin et à M. Guizot, mes
anciens maîtres. Je ne passais plus comme autrefois devant eux
mon examen en Sorbonne. J'allais subir une condamnation
capitale.
Sur une table étaient étendus plusieurs numéros de Magazines
anglais et américains, et une foule de livraisons illustrées à
four et à six pence, où apparaissaient vaguement
les noms d'Edgar Poe, de Dickens, d'Ainsworth, etc., et trois
figures pâles et maigres se dressaient à droite du tribunal,
drapées de thèses en latin imprimées sur satin, où je crus
distinguer ces noms : Sapientia, Ethica, Grammatica.
Les trois spectres accusateurs me jetaient ces mots méprisants
:
« Fantaisiste ! réaliste !! essayiste !!! »
Je saisis quelques phrases de l'accusation formulée à
l'aide d'un organe qui semblait être celui de M. Patin :
« Du réalisme au crime, il n'y a qu'un pas; car
le crime est essentiellement réaliste. Le fantaisisme
conduit tout droit à l'adoration des monstres. L'essayisme
amène ce faux esprit à pourrir sur la paille humide des
cachots. On commence par visiter Paul Niquet, - on en vient à
adorer une femme à cornes et à chevelure de mérinos, on finit
par se faire arrêter à Crespy pour cause de vagabondage et de
troubadourisme exagéré !.... »
J'essayai de répondre : j'invoquai Lucien, Rabelais,
Erasme et autres fantaisistes classiques. Je sentis alors que
je devenais prétentieux.
Alors, je rn'écriai en pleurant :
« Confiteor ! plangor ! juro !... - Je jure de
renoncer à ces œuvres maudites par la Sorbonne et par
l'Institut : je n'écrirai plus que de l'histoire, de la
philosophie, de la philologie et de la statistique... On
semble en douter... eh bien, je ferai des romans vertueux et
champêtres, je viserai au prix de poésie, de morale; je ferai
des livres contre l'esclavage et pour les enfants, des poèmes
didactiques... des tragédies ! - Des tragédies !... Je vais
même en réciter une que j'ai écrite en Seconde, et dont le
souvenir me revient... »
Les fantômes disparurent en jetant des cris plaintifs.
XXVI. MORALITÉ
Nuit profonde ! où suis-je ? Au
cachot.
Imprudent ! voilà pourtant où t'a conduit la lecture de
l'article anglais intitulé la Clef de la rue... Tâche
maintenant de découvrir la clef des champs !
La serrure a grincé, les barres ont résonné. Le geôlier
m'a demandé si j'avais bien dormi :
« Très bien ! très bien ! »
Il faut être poli.
« Comment sort-on d'ici ?
- On écrira à Paris, et, si les renseignements sont
favorables, au bout de trois ou quatre jours...
- Est-ce que je pourrais causer avec un gendarme ?
- Le vôtre viendra tout à l'heure. »
Le gendarme, quand il entra, me parut un dieu. Il me
dit :
« Vous avez de la chance.
- En quoi ?
- C'est aujourd'hui jour de correspondance avec
Senlis, vous pourrez paraître devant le substitut. Allons,
levez-vous.
- Et comment va-t-on à Senlis ?
- A pied; cinq lieues, ce n'est rien.
- Oui mais s'il pleut..., entre deux gendarmes, sur des
routes détrempées...
- Vous pouvez prendre une voiture. »
Il m'a bien fallu prendre une voiture. Une petite
affaire de onze francs; deux francs à la pistole; en tout,
treize. O fatalité !
Du reste, les deux gendarmes étaient très aimables, et
je me suis mis fort bien avec eux sur la route en leur
racontant les combats qui avaient eu lieu dans ce pays du
temps de la Ligue. En arrivant en vue de la tour de
Montépilloy, mon récit devint pathétique, je peignis la
bataille, j'énumérai les escadrons de gens d'armes qui
reposaient sous les sillons; - ils s'arrêtèrent cinq minutes à
contempler la tour, et je leur expliquai ce que c'était qu'un
château fort, de ce temps-là.
Histoire ! archéologie ! philosophie ! Vous êtes donc
bonnes à quelque chose.
Il fallut monter à pied au village de Montépilloy,
situé dans un bouquet de bois. Là, mes deux braves gendarmes
de Crespy m'ont remis aux mains de ceux de Senlis, et leur ont
dit :
« Il a pour deux jours de pain dans le coffre
de la voiture.
- Si vous voulez déjeuner ? m'a-t-on dit avec
bienveillance.
- Pardon, je suis comme les Anglais, je mange très peu
de pain.
- Oh ! l'on s'y fait. »
Les nouveaux gendarmes semblaient moins aimables que
les autres, l'un d'eux me dit :
« Nous avons encore une petite formalité à
remplir. »
Il m'attacha des chaînes comme à un héros de l'Ambigu,
et ferma les fers avec deux cadenas.
« Tiens, dis-je, pourquoi ne m'a-t-on mis des fers
qu'ici ?
- Parce que les gendarmes étaient avec vous dans la
voiture, et que nous, nous sommes à cheval. »
Arrivés à Senlis, nous allâmes chez le substitut, et,
étant connu dans la ville, je fus relâché tout de suite. L'un
des gendarmes m'a dit :
« Cela vous apprrendra à oublier votrre passe-porrt une
autre fois quand vous sorrtirrez de votrre déparrtement. »
Avis au lecteur. J'étais dans mon tort... Le substitut
a été fort poli, ainsi que tout le monde. Je ne trouve de trop
que le cachot et les fers. Ceci n'est pas une critique de ce
qui se passe aujourd'hui. Cela s'est toujours fait ainsi. Je
ne raconte cette aventure que pour demander que, comme pour
d'autres choses, on tente un progrès sur ce point. Si je
n'avais pas parcouru la moitié du monde, et vécu avec les
Arabes, les Grecs, les Persans, dans les khans des
caravansérails et sous les tentes, j'aurais eu peut-être un
sommeil plus troublé encore, et un réveil plus triste, pendant
ce simple épisode d'un voyage de Meaux à Creil.
Il est inutile de dire que je suis arrivé trop tard
pour la chasse à la loutre. Mon ami le limonadier, après sa
chasse, était parti pour Clermont afin d'assister à un
enterrement. Sa femme m'a montré la loutre empaillée, et
complétant une collection de bêtes et d'oiseaux du Valois,
qu'il espère vendre à quelque Anglais.
Voilà l'histoire fidèle de trois nuits d'octobre, qui
m'ont corrigé des excès d'un réalisme trop absolu; j'ai du
moins tout lieu de l'espérer.