[Les Chansons et Légendes du Valois ont été
publiées en 1854, en appendice à Sylvie. Nerval
était depuis longtemps préoccupé par le sujet : dès 1842,
il entreprenait en effet de collecter de vieilles ballades
françaises. En cela, il partage l'intérêt des Romantiques
pour le patrimoine folklorique, même si, chez lui, cet
intérêt reste mêlé à l'exploration de son enfance.
On notera en tout cas la vigueur d'un réquisitoire
déjà moderne contre les ostracismes générés en la matière
par la littérature officielle, intellectuelle et
bourgeoise.]
Chaque fois que ma pensée se reporte
aux souvenirs de cette province du Valois, je me rappelle avec
ravissement les chants et les récits qui ont bercé mon
enfance. La maison de mon oncle était toute pleine de voix
mélodieuses, et celles des servantes qui nous avaient suivis à
Paris chantaient tout le jour les ballades joyeuses de leur
jeunesse, dont malheureusement je ne puis citer les airs. J'en
ai donné plus haut quelques fragments. Aujourd'hui, je ne puis
arriver à les compléter, car tout cela est profondément
oublié; le secret en est demeuré dans la tombe des aïeules. On
publie aujourd'hui les chansons patoises de Bretagne ou
d'Aquitaine, mais aucun chant des vieilles provinces où s'est
toujours parlé la vraie langue française ne nous sera
conservé. C'est qu'on n'a jamais voulu admettre dans les
livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie
et de la syntaxe; la langue du berger, du marinier, du
charretier qui passe, est bien la nôtre, à quelques élisions
près, avec des tournures douteuses, des mots hasardés, des
terminaisons et des liaisons de fantaisie, mais elle porte un
cachet d'ignorance qui révolte l'homme du monde, bien plus que
ne fait le patois. Pourtant ce langage a ses règles, ou du
moins ses habitudes régulières, et il est fâcheux que des
couplets tels que ceux de la célèbre romance : Si j'étais
hirondelle, soient abandonnés, pour deux ou trois
consonnes singulièrement placées, au répertoire chantant des
concierges et des cuisinières.
Quoi de plus gracieux et de plus poétique pourtant :
Si
j'étais hirondelle ! - Que je puisse voler, - Sur votre
sein, la belle, - J'irais me reposer !
Il faut
continuer, il est vrai, par : J'ai z'un coquin de frère....
ou risquer un hiatus terrible; mais pourquoi aussi la langue
a-t-elle repoussé ce z si commode, si liant, si
séduisant qui faisait tout le charme du langage de l'ancien
Arlequin, et que la jeunesse dorée du Directoire a tenté en
vain de faire passer dans le langage des salons ?
Ce ne serait rien encore, et de légères corrections
rendraient à notre poésie légère, si pauvre, si peu
inspirée, ces charmantes et naïves productions de poètes
modestes; mais la rime, cette sévère rime française, comment
s'arrangerait-elle du couplet suivant:
La
fleur de l'olivier - Que vous avez aimé, - Charmante
beauté ! - Et vos beaux yeux charmants, - Que mon cœur
aime tant, - Les faudra-t-il quitter ?
Observez
que la musique se prête admirablement à ces hardiesses
ingénues, et trouve dans les assonances, ménagées
suffisamment d'ailleurs, toutes les ressources que la poésie
doit lui offrir. Voilà deux charmantes chansons, qui ont
comme un parfum de la Bible, dont la plupart des couplets
sont perdus, parce que personne n'a jamais osé les écrire ou
les imprimer. Nous en dirons autant de celle où se trouve la
strophe suivante :
Enfin
vous voilà donc, - Ma belle mariée, - Enfin vous voilà
donc - A votre époux liée, - Avec un long fil d'or - Qui
ne rompt qu'à la mort!
Quoi de plus pur d'ailleurs comme langue et comme pensée;
mais l'auteur de cet épithalame ne savait pas écrire, et
l'imprimerie nous conserve les gravelures de Collé, de Piis
et de Panard !
Les richesses poétiques n'ont jamais manqué au marin,
ni au soldat français, qui ne rêvent dans leurs chants que
filles de roi, sultanes, et même présidentes, comme dans la
ballade trop connue :
C'est
dans la ville de Bordeaux - Qu'il est arrivé trois
vaisseaux, etc.
Mais le
tambour des gardes-françaises, où s'arrêtera-t-il, celui-là
?
Un
joli tambour s'en allait à la guerre, etc.
La fille du roi est à sa
fenêtre, le tambour la demande en mariage : « Joli tambour,
dit le roi, tu n'es pas assez riche ! - Moi ? dit le tambour
sans se déconcerter,
J'ai trois vaisseaux sur la mer gentille, - L'un
chargé d'or, l'autre de perles fines, - Et le troisième
pour promener ma mie !
- Touche
là, tambour, lui dit le roi, tu n'auras pas ma fille ! -
Tant pis ! dit le tambour, j'en trouverai de plus gentilles
!...»
Après tant de richesses dévolues à la verve un peu
gasconne du militaire et du marin, envierons-nous le sort du
simple berger ? Le voilà qui chante et qui rêve :
Au
jardin de mon père, - Vole, mon cœur vole ! - Il y a
z'un pommier doux, - Tout doux !
Trois belles princesses, - Vole, mon cœur vole !
- Trois belles princesses - Sont couchées dessous, etc.
Est-ce
donc la vraie poésie, est-ce la soif mélancolique de l'idéal
qui manque à ce peuple pour comprendre et des chants dignes
d'être comparés à ceux de l'Allemagne et de l'Angleterre ?
Non, certes; mais il est arrivé qu'en France la littérature
n'est jamais descendue au niveau de la grande foule; les
poètes académiques du dix-septième et du dix-huitième siècle
n'auraient pas plus compris de telles inspirations, que les
paysans n'eussent admiré leurs odes, leurs épîtres et leurs
poésies fugitives, si incolores, si gourmées. Pourtant
comparons encore la chanson que je vais citer à tous ces
bouquets à Chloris qui faisaient vers ce temps l'admiration
des belles compagnies.
Quand
Jean Renaud de la guerre revint, - Il en revint triste
et chagrin; - « Bonjour, ma mère. Bonjour, mon fils ! Ta
femme est accouchée d'un petit.»
« Allez, ma mère, allez devant; - Faites-moi
dresser un beau lit blanc; - Mais faites-le dresser si
bas - Que ma femme ne l'entende pas !»
Et quand ce fut vers le minuit, - Jean Renaud a
rendu l'esprit.
Ici la
scène de la ballade change et se transporte dans la chambre
de l'accouchée :
«Ah !
dites, ma mère, ma mie, Ce que j'entends pleurer ici ? -
Ma fille, ce sont les enfants - Qui se plaignent du mal
de dents.»
« Ah ! dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends
clouer ici ? - Ma fille, c'est le charpentier, - Qui
raccommode le plancher !»
« Ah ! dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends
chanter ici ? - Ma fille, c'est la procession - Qui fait
le tour de la maison !»
« Mais dites, ma mère, ma mie, - Pourquoi donc
pleurez-vous ainsi? - Hélas! je ne puis le cacher; -
C'est Jean Renaud qui est décédé.»
« Ma mère ! dites au fossoyeux - Qu'il fasse la
fosse pour deux, - Et que l'espace y soit si grand, -
Qu'on y renferme aussi l'enfant !»
Ceci ne
le cède en rien aux plus touchantes ballades allemandes, il
n'y manque qu'une certaine exécution de détail qui manquait
aussi à la légende primitive de Léonore et à celle du roi
des Aulnes, avant Goethe et Bürger. Mais quel parti encore
un poète eût tiré de la complainte de Saint-Nicolas, que
nous allons citer en partie.
Il
était trois petits enfants - Qui s'en allaient glaner
aux champs.
S'en vont au soir chez un boucher. - « Boucher,
voudrais-tu nous loger ? Entrez, entrez, petits enfants,
- Il y a de la place assurément.»
Ils n'étaient pas sitôt entrés, - Que le boucher
les a tués, - Les a coupés en petits morceaux, - Mis au
saloir comme pourceaux.
Saint Nicolas au bout d'sept ans, - Saint Nicolas
vint dans ce champ. - Il s'en alla chez le boucher : -
«Boucher, voudrais-tu me loger ?»
« Entrez, entrez, saint Nicolas, - Il y a d'la
place, il n'en manque pas.» - Il n'était pas sitôt
entré, - Qu'il a demandé à souper.
« Voulez-vous un morceau d'jambon ? - Je n'en
veux pas, il n'est pas bon. - Voulez vous un morceau de
veau ? - Je n'en veux pas, il n'est pas beau!
Du p'tit salé je veux avoir, - Qu'il y a sept ans
qu'est dans l'saloir ! - Quand le boucher entendit cela,
- Hors de sa porte il s'enfuya.
« Boucher, boucher, ne t'enfuis pas, -
Repens-toi, Dieu te pardonn'ra.» - Saint Nicolas posa
trois doigts - Dessus le bord de ce saloir :
Le premier dit: « J'ai bien dormi !» - Le second
dit: « Et moi aussi !» - Et le troisième répondit « Je
croyais être en paradis !»
N'est-ce
pas là une ballade d'Uhland, moins les beaux vers ? Mais il
ne faut pas croire que l'exécution manque toujours à ces
naïves inspirations populaires.
La chanson que nous avons citée plus haut : Le
roi Loys est sur son pont, a été composée sur un des
plus beaux airs qui existent; c'est comme un chant d'église
croisé par un chant de guerre; on n'a pas conservé la
seconde partie de la ballade, dont pourtant nous connaissons
vaguement le sujet. Le beau Lautrec, l'amant de cette noble
fille, revient de la Palestine au moment où on la portait en
terre. Il rencontre l'escorte sur le chemin de Saint-Denis.
Sa colère met en fuite prêtres et archers, et le cercueil
reste en son pouvoir. « Donnez-moi, dit-il à sa suite,
donnez-moi mon couteau d'or fin, que je découse ce drap de
lin!» Aussitôt délivrée de son linceul, la belle revient à
la vie. Son amant l'enlève et l'emmène dans son château au
fond des forêts. Vous croyez qu'ils vécurent heureux et
que tout se termina là; mais une fois plongé dans les
douceurs de la vie conjugale, le beau Lautrec n'est plus
qu'un mari vulgaire, il passe tout son temps à pêcher au
bord de son lac, si bien qu'un jour sa fière épouse vient
doucement derrière lui et le pousse résolument dans l'eau
noire, en lui criant:
Va-t'en, vilain pêche-poissons, - Quand ils seront bons
- Nous en mangerons.
Propos
mystérieux, digne d'Arcabonne ou de Mélusine. - En expirant,
le pauvre châtelain a la force de détacher ses clefs de sa
ceinture et de les jeter à la fille du roi, en lui disant
qu'elle est désormais maîtresse et souveraine, et qu'il se
trouve heureux de mourir par sa volonté !... Il y a dans
cette conclusion bizarre quelque chose qui frappe
involontairement l'esprit, et qui laisse douter si le poète
a voulu finir par un trait de satire, ou si cette belle
morte que Lautrec a tirée du linceul n'était pas une sorte
de vampire, comme les légendes nous en présentent souvent.
Du reste, les variantes et les interpolations sont
fréquentes dans ces chansons; chaque province possédait une
version différente. On a recueilli comme une légende du
Bourbonnais, la jeune fille de la Garde, qui
commence ainsi :
Au
château de la Garde - Il y a trois belles filles, - Il y
en a une plus belle que le jour, - Hâte-toi, capitaine,
- Le duc va l'épouser.
C'est
celle que nous avons citée, qui commence ainsi :
Dessous le rosier blanc - La belle se promène.
Voilà le
début, simple et charmant; où cela se passe-t-il ? Peu
importe ! Ce serait si l'on voulait la fille d'un sultan
rêvant sous les bosquets de Schiraz. Trois cavaliers passent
au clair de la lune : « Montez, dit le plus jeune, sur mon
beau cheval gris.» N'est-ce pas là la course de Lénore, et
n'y a-t-il pas une attraction fatale dans ces cavaliers
inconnus !
Ils arrivent à la ville, s'arrêtent à une hôtellerie
éclairée et bruyante. La pauvre fille tremble de tout son
corps :
Aussitôt arrivée, - L'hôtesse la regarde. - «Êtes-vous
ici par force - ou pour votre plaisir ? - Au jardin de
mon père - Trois cavaliers m'ont pris.»
Sur ce
propos le souper se prépare : « Soupez, la belle, et soyez
heureuse;
Avec
trois capitaines, - Vous passerez la nuit.»
Mais le souper fini, - La belle tomba morte.
- Elle tomba morte - Pour ne plus revenir !
« Hélas!
ma mie est morte! s'écria le plus jeune cavalier, qu'en
allons-nous faire?...» Et ils conviennent de la reporter au
château de son père, sous le rosier blanc.
Et au
bout de trois jours - La belle ressuscite : - « Ouvrez,
ouvrez, mon père, - Ouvrez sans plus tarder! - Trois
jours j'ai fait la morte - Pour mon honneur garder.»
La vertu
des filles du peuple attaquée par des seigneurs félons a
fourni encore de nombreux sujets de romances. Il y a, par
exemple, la fille d'un pâtissier, que son père envoie porter
des gâteaux chez un galant châtelain. Celui-ci la retient
jusqu'à la nuit close, et ne veut plus la laisser partir.
Pressée de son déshonneur, elle feint de céder, et demande
au comte son poignard pour couper une agrafe de son corset.
Elle se perce le cœur, et les pâtissiers instituent une fête
pour cette martyre boutiquière.
Il y a des chansons de causes célèbres qui
offrent un intérêt moins romanesque, mais souvent plein de
terreur et d'énergie. Imaginez un homme qui revient de la
chasse et qui répond à un autre qui l'interroge :
«J'ai
tant tué de petits lapins blancs - Que mes souliers sont
pleins de sang. - T'en as menti, faux traître ! - Je te
ferai connaître. - Je vois, je vois à tes pâles couleurs
- Que tu viens de tuer ma sœur !»
Quelle poésie sombre en
ces lignes qui sont à peine des vers ! Dans une autre, un
déserteur rencontre la maréchaussée, cette terrible Némésis
au chapeau bordé d'argent.
On lui
a demandé - « Où est votre congé ? - Le congé, que j'ai
pris, il est sous mes souliers.»
Il y a toujours une
amante éplorée mêlée à ces tristes récits.
La
belle s'en va trouver son capitaine. - Son colonel et
aussi son sergent...
Le refrain est une
mauvaise phrase latine, sur un ton de plain-chant, qui
prédit suffisamment le sort du malheureux soldat.
Quoi de plus charmant que la chanson de Biron, si
regretté dans ces contrées :
Quand
Biron voulut danser, - Quand Biron voulut danser, - Ses
souliers fit apporter, - Ses souliers fit apporter; - Sa
chemise - De Venise, - Son pourpoint - Fait au point, -
Son chapeau tout rond; - Vous danserez, Biron !
Nous
avons cité deux vers de la suivante :
La belle était
assise - Près du ruisseau coulant, - Et dans l'eau qui
frétille, - Baignait ses beaux pieds blancs : - Allons,
ma mie, légèrement ! - Légèrement !
C'est une
jeune fille des champs qu'un seigneur surprend au bain comme
Percival surprit Griselidis. Un enfant sera le résultat de
leur rencontre. Le seigneur dit :
« En
ferons-nous un prêtre, - Ou bien un président ?
- Non,
répond la belle, ce ne sera qu'un paysan :
On
lui mettra la hotte - Et trois oignons dedans... - Il
s'en ira criant : - « Qui veut mes oignons blancs
?...» - Allons, ma mie, légèrement, etc.
Voici un conte de veillée
que je me souviens d'avoir entendu réciter par les vanniers
:
LA REINE DES
POISSONS
Il y
avait dans la province du Valois, au milieu des bois de
Villers-Cotterets, un petit garçon et une petite fille qui
se rencontraient de temps en temps sur les bords des petites
rivières du pays, l'un obligé par un bûcheron nommé
Tord-Chêne, qui était son oncle, à aller ramasser du bois
mort, l'autre envoyée par ses parents pour saisir de petites
anguilles que la baisse des eaux permet d'entrevoir dans la
vase en certaines saisons. Elle devait encore, faute de
mieux, atteindre entre les pierres les écrevisses, très
nombreuses dans quelques endroits.
Mais la pauvre petite fille, toujours courbée et les
pieds dans l'eau, était si compatissante pour les
souffrances des animaux, que, le plus souvent, voyant les
contorsions des poissons qu'elle tirait de la rivière, elle
les y remettait et ne rapportait guère que les écrevisses,
qui souvent lui pinçaient les doigts jusqu'au sang, et pour
lesquelles elle devenait alors moins indulgente.
Le petit garçon, de son côté, faisant des fagots de
bois mort et des bottes de bruyère, se voyait exposé souvent
aux reproches de Tord-Chêne, soit parce qu'il n'en avait pas
assez rapporté, soit parce qu'il s'était trop occupé à
causer avec la petite pêcheuse.
Il y avait un certain jour dans la semaine où ces
deux enfants ne se rencontraient jamais... Quel était ce
jour? Le même sans doute où la fée Mélusine se changeait en
poisson, et où les princesses de l'Edda se transformaient en
cygnes.
Le lendemain d'un de ces jours-là, le petit bûcheron
dit à la pêcheuse: « Te souviens-tu qu'hier je t'ai vue
passer là-bas dans les eaux de Challepont avec tous les
poissons qui te faisaient cortège... jusqu'aux carpes et aux
brochets; et tu étais toi-même un beau poisson rouge avec
les côtés tout reluisants d'écailles en or.
- Je m'en souviens bien, dit la petite fille, puisque
je t'ai vu, toi qui étais sur le bord de l'eau, et que tu
ressemblais à un beau chêne-vert, dont les
branches d'en haut étaient d'or..., et que tous les arbres
du bois se courbaient jusqu'à terre en te saluant.
- C'est vrai, dit le petit garçon, j'ai rêvé cela.
- Et moi aussi j'ai rêvé ce que tu m'as dit : mais
comment nous sommes-nous rencontrés deux dans le rêve ?...»
En ce moment, l'entretien fut interrompu par
l'apparition de Tord-Chêne, qui frappa le petit avec un gros
gourdin, en lui reprochant de n'avoir pas seulement lié
encore un fagot.
- Et puis, ajouta-t-il, est-ce que je ne t'ai pas
recommandé de tordre les branches qui cèdent facilement, et
de les ajouter à tes fagots ?
- C'est que, dit le petit, le garde me mettrait en
prison, s'il trouvait dans mes fagots du bois vivant... Et
puis, quand j'ai voulu le faire, comme vous me l'aviez dit,
j'entendais l'arbre qui se plaignait.
- C'est comme moi, dit la petite fille, quand
j'emporte des poissons dans mon panier, je les entends qui
chantent si tristement, que je les rejette dans l'eau...
Alors on me bat chez nous !
- Tais-toi, petite masque ! dit Tord-Chêne, qui
paraissait animé par la boisson, tu déranges mon neveu de
son travail. Je te connais bien, avec tes dents pointues
couleur de perle... Tu es la reine des poissons... Mais je
saurai bien te prendre à un certain jour de la semaine, et
tu périras dans l'osier... dans l'osier !
Les menaces que Tord-Chêne avait faites dans son
ivresse ne tardèrent pas à s'accomplir. La petite fille se
trouva prise sous la forme de poisson rouge, que le destin
l'obligeait à prendre à de certains jours. Heureusement,
lorsque Tord-Chêne voulut, en se faisant aider de son neveu,
tirer de l'eau la nasse d'osier, ce dernier reconnut le beau
poisson rouge à écailles d'or qu'il avait vu en rêve, comme
étant la transformation accidentelle de la petite pêcheuse.
Il osa la défendre contre Tord-Chêne et le frappa
même de sa galoche. Ce dernier, furieux, le prit par les
cheveux, cherchant à le renverser; mais il s'étonna de
trouver une grande résistance : c'est que l'enfant tenait
des pieds à la terre avec tant de force, que son oncle ne
pouvait venir à bout de le renverser ou de l'emporter, et le
faisait en vain virer dans tous les sens.
Au moment où la résistance de l'enfant allait se
trouver vaincue, les arbres de la forêt frémirent d'un bruit
sourd, les branches agitées laissèrent siffler les vents, et
la tempête fit reculer Tord-Chêne, qui se retira dans sa
cabane de bûcheron.
Il en sortit bientôt, menaçant, terrible et
transfiguré comme un fils d'Odin; dans sa main brillait
cette hache scandinave qui menace les arbres, pareille au
marteau de Thor brisant les rochers.
Le jeune roi des forêts, victime de Tord-Chêne, - son
oncle, usurpateur, - savait delà quel était son rang, qu'on
voulait lui cacher. Les arbres le protégeaient, mais
seulement par leur masse et leur résistance passive...
En vain les broussailles et les surgeons -
s'entrelaçaient de tous côtés pour arrêter les pas de
Tord-Chêne, celui-ci a appelé ses bûcherons et se trace un
chemin à travers ces obstacles. Déjà plusieurs arbres,
autrefois sacrés du temps des vieux druides, sont tombés
sous les haches et les cognées.
Heureusement, la reine des poissons n'avait pas perdu
de temps. Elle était allée se jeter aux pieds de la Marne,
de l'Oise et de l'Aisne, - les trois
grandes rivières voisines, leur représentant que si l'on
n'arrêtait pas les projets de Tord-Chêne et de ses
compagnons, les forêts trop éclaircies n'arrêteraient plus
les vapeurs qui produisent les pluies et qui fournissent
l'eau aux ruisseaux, aux rivières et aux étangs; que les
sources elles-mêmes seraient taries et ne feraient plus
jaillir l'eau nécessaire à alimenter les rivières; sans
compter que tous les poissons se verraient détruits en peu
de temps; ainsi que les bêtes sauvages et les oiseaux.
Les trois grandes rivières prirent là-dessus de tels
arrangements que le sol où Tord-Chêne, avec ses terribles
bûcherons, travaillait à la destruction des arbres, - sans
toutefois avoir pu atteindre encore le jeune prince des
forêts, - fut entièrement noyé par une immense inondation,
qui ne se retira qu'après la destruction entière des
agresseurs.
Ce fut alors que le roi des forêts et la reine des
poissons purent de nouveau reprendre leurs innocents
entretiens.
Ce n'étaient plus un petit bûcheron et une petite
pêcheuse, - mais un Sylphe et une Ondine, lesquels, plus
tard, furent unis légitimement.
Nous nous
arrêtons dans ces citations si incomplètes, si difficiles à
faire comprendre sans la musique et sans la poésie des lieux
et des hasards, qui font que tel ou tel de ces chants
populaires se grave ineffaçablement dans l'esprit. Ici ce
sont des compagnons qui passent avec leurs longs bâtons
ornés de rubans; là des mariniers qui descendent un fleuve;
des buveurs d'autrefois (ceux d'aujourd'hui ne chantent plus
guère), des lavandières, des faneuses, qui jettent au vent
quelques lambeaux des chants de leurs aïeules.
Malheureusement on les entend répéter plus souvent
aujourd'hui les romances à la mode, platement spirituelles,
ou même franchement incolores, variées sur trois à quatre
thèmes éternels. Il serait à désirer que de bons poètes
modernes missent à profit l'inspiration naïve de nos pères,
et nous rendissent, comme l'ont fait les poètes d'autres
pays, une foule de petits chefs-d'œuvre qui se perdent de
jour en jour avec la mémoire et la vie des bonnes gens du
temps passé.