u'est-ce
qu'un texte littéraire ?
Sa
particularité est de solliciter activement la participation
du lecteur. Il lui attribue en effet simultanément plusieurs
rôles :
- un rôle de détective,
qui rassemble les pièces d’un puzzle, repère et
déchiffre des non-dits,
- un rôle d’orpailleur,
qui creuse toujours plus loin et va de la pépite au
filon,
- un rôle de stratège,
qui déjoue les pièges du narrateur,
- un rôle de tisserand,
capable de mettre en résonance différents niveaux de
lecture (polysémie, intertexte, échos personnels).
Le
texte littéraire est pour cela, tout à la fois, objet de
captation et de distanciation : lieu de plaisir esthétique
(saveur des mots et des rythmes) et cognitif (sentiment de
découverte et d'apprentissage), il éveille des échos
autobiographiques chez le lecteur et favorise une «
réalité fictive » plus riche que la réalité même. Mais
cette ouverture à l’identification ne doit pas
compromettre la réflexion critique de distanciation. Pour
toutes ces raisons, le texte littéraire a bien sa place à
l'école, pourvu que l'on sache respecter ces différents
niveaux et proposer des méthodes d'approche capables de
satisfaire la sensibilité comme l'intellect, dans la
perspective d'une meilleure maîtrise de la démarche
cognitive et, aussi, d'une plus grande tolérance.
Nous vous proposons, dans le cadre de
ce qu'on a appelé la "lecture analytique", et qui reste aujourd'hui d'actualité pour l'explication de texte dite "linéaire", de procéder de
manière systématique à un questionnement des textes,
susceptible de récolter des indices qu'il faudra rendre
signifiants. |
Voir sur Amazon : |
Exercice
préparatoire :
Voici un texte narratif. Vous l'identifiez comme tel en
raison de son insertion dans un roman célèbre. Il raconte
en effet une histoire (la fiction) et choisit de
la raconter en prenant un certain temps, sous un certain
angle, etc. (la narration). C'est à celle-ci
qu'une lecture analytique doit bien sûr s'attacher. Vous
trouverez ci-dessous le "balayage" des indices narratifs
essentiels (reportez-vous au) à l'aide de questions
très simples dont vous avez commencé à prendre l'habitude
dans la page précédente : qui parle ? à qui ? de qui, de
quoi ? pourquoi ? De même commencez à vous demander sur
quoi est centré le message pour mettre en évidence les : dans un texte narratif, comment se
manifeste la présence du narrateur ?
|
Stendhal
La Chartreuse de Parme
chapitre III
(1839)
|
[Première
expérience du feu pour le jeune Fabrice Del
Dongo qui, éperdu d'admiration pour Napoléon,
se retrouve sur le champ de bataille de
Waterloo.]
|
|
Nous
avouerons
que notre héros était fort peu héros en ce
moment. Toutefois,
la peur ne venait chez lui qu'en seconde
ligne; il
était surtout scandalisé de ce
bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte
prit le galop; on
traversait
une grande pièce de terre labourée, située
au-delà du canal, et ce champ était jonché
de cadavres.
-
Les habits rouges ! les habits rouges !
criaient avec joie les hussards de
l'escorte, et d'abord Fabrice ne
comprenait pas; enfin
il remarqua
qu'en effet presque tous les cadavres
étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui
donna un frisson d'horreur; il remarqua
que beaucoup de ces malheureux habits rouges
vivaient encore;
ils
criaient évidemment pour demander du
secours, et personne ne s'arrêtait pour leur
en donner.
Notre
héros, fort humain, se
donnait toutes les peines du monde pour que
son cheval ne mît les pieds sur aucun habit
rouge. L'escorte
s'arrêta; Fabrice,
qui
ne faisait pas assez d'attention à
son devoir de soldat, galopait toujours en regardant
un malheureux blessé.
-
Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec !
lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut
qu'il était à vingt pas sur la droite en
avant des généraux, et précisément du côté
où ils regardaient avec leurs lorgnettes.
|
Qui
parle ? en vert
: le jugement du narrateur (l'intrusion
d'auteur). Le narrateur peut en effet
juger son personnage, s'adresser au lecteur.
Il se situe ainsi dans une situation
d'énonciation. On parle de discours
argumentatif. Notez ici l'ironie qui nous
distancie du personnage.
Le discours rapporté : en violet,
le discours
direct. Pourquoi le verbe crier
est-il toujours cité après ce
discours direct ? En rose,
le discours indirect libre.
A qui ?
peu d'indices ici, mais le choix du nous
dans le discours implique aussi le lecteur,
appelant sa complicité.
De
qui ? Attachons-nous à la
caractérisation du personnage. Surlignés, quelques
verbes
traduisent sa perception éparpillée, attirée par
des détails et ignorante des enjeux réels. C'est à
travers lui que la bataille est décrite (on parle
de focalisation interne) et la narration
y gagne en confusion.
De
quoi ? en
rouge et en vert, l'action traduite par
les temps verbaux. En
rouge,
la narration à l'imparfait (l'itératif),
en
noir au
passé simple (le singulatif). Nous
ne
sommes plus dans une situation
d'énonciation. On parle de récit.
Il est notable ici que le passé simple vient
brutalement rompre la longue rêverie du
personnage, soulignant son inadaptation au
moment.
Pourquoi
?
question
fondamentale
qui vous invite au bilan. Vos réponses
précédentes vous permettent de deviner
l'intention du narrateur : voilà à quoi se
réduit une bataille (épique, s'il en fut ! voyez
) vue "au ras du sol." Le
propos de Stendhal est donc ironique et
démythifiant.
|
à
propos de ce passage, lire .
|
Une lecture
analytique consiste à
OBSERVER : examiner le texte en posant les
questions qu'appelle le type de discours qu'il
met en œuvre,
INTERPRÉTER : tirer parti des observations
recueillies dans de courts bilans successifs,
CONSTRUIRE : synthétiser ces bilans en
quelques axes qui étayeront le projet de
lecture et souligneront la spécificité du
texte.
|
RECONNAÎTRE
ET INTERPRÉTER :
L'écriture
littéraire se caractérise par un choix
stylistique qui représente un
par rapport aux manières les plus simples d'exprimer les
sentiments ou de désigner les choses. Il ne faut pas voir
là une démarche affectée ni volontairement obscure :
l'écrivain est guidé par la nature particulière de sa
sensibilité et tente de cerner au mieux l'univers qui est
le sien, guettant, il est vrai, les formes uniques,
inédites qu'il pourra lui faire prendre.
C'est pourquoi il convient d'avoir devant un texte
littéraire une attitude systématique de curiosité
: là encore, des questions simples comme "pourquoi ?" ou
"comment ?" guideront votre démarche interprétative, avec
un souci de rigueur et de logique. Ce n'est pas parce que
la poésie, par exemple, s'adresse d'abord à votre
sensibilité qu'il faut lui refuser ces moyens réfléchis
par lesquels le poète s'adresse à son lecteur.
Le tableau ci-dessous vous propose de vous exercer
à un repérage de l'écart stylistique puis à son
interprétation. Il sera bien temps, plus tard, de mettre
un nom sur cet écart (les vous y aideront) : pour l'instant,
contentons-nous de repérer un effet et d'essayer
d'exprimer son intention.
EXEMPLES
|
OBSERVATION
|
INTERPRÉTATION
|
A Arles où
roule le Rhône
(Prévert)
|
La
consonne "r" est répétée. |
Les
sonorités rauques peuvent imiter les tourbillons
du fleuve. |
Candide, qui
tremblait comme un philosophe, se cacha du
mieux qu’il put pendant cette boucherie
héroïque.
(Voltaire)
|
Les
termes "boucherie" et "héroïque" ne sont pas
d'ordinaire bien compatibles ! |
L'auteur
met en cause l'héroïsme guerrier en rappelant
l'horreur qui le fonde. |
C'est un
trou de verdure où chante une rivière
(Rimbaud)
|
... |
... |
... toutes
les fleurs de notre jardin et celles du parc
de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et
les bonnes gens du village et leurs petits
logis et l'église et tout Combray et ses
environs, tout cela qui prend forme et
solidité, est sorti, ville et jardins, de ma
tasse de thé. (Proust)
|
... |
... |
Heureux ceux
qui sont morts
Dans une juste guerre
Heureux les épis mûrs
Et les blés moissonnés. (Péguy)
|
... |
... |
Quant au
surmenage intensif, son activité de
fonctionnaire était réglée par des usages ne
s'accommodant d'aucun excès, et ses heures de
loisir, consacrées à la lecture du journal et
à sa collection de timbres, ne l'obligeaient
pas non plus à une dépense déraisonnable
d'énergie. (Marcel Aymé)
|
... |
... |
Aujourd'hui,
en
linge sale, en culotte déchirée, couvert de
lambeaux, presque sans souliers, il va la tête
basse, il se dérobe, on serait tenté de
l'appeler, pour lui donner l'aumône. Demain,
poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche
la tête haute, il se montre et vous le
prendriez au peu prés pour un honnête homme. (Diderot)
|
... |
... |
Celui qui gît
ici, sans cœur était vivant,
Et trépassa sans cœur et sans cœur il repose.
(Ronsard)
|
... |
... |
Mais un
fripon d'enfant, cet âge est sans pitié,
Prit sa fronde et, du coup, tua plus d'à
moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l'aile et tirant le pié,
Demi-morte et demi boiteuse,
Droit au logis s'en retourna.
Que bien, que mal, elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
(La Fontaine)
|
... |
... |
Mon amie, je
suis joué, trahi, perdu ; je suis au désespoir
: Mme de Tourvel est partie.
(Laclos)
|
... |
... |
Hier,
c'étaient deux enfants riant à leurs familles,
Beaux, charmants ; — aujourd'hui, sur ce fatal
terrain,
C'est le duel effrayant de deux spectres
d'airain. (Hugo)
|
... |
... |
Dans
Arles où sont les Alyscamps,
Quand l'ombre est rouge sous les roses
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd
Et que se taisent les colombes.
Parle tout bas, si c'est d'amour,
Au bord des tombes. (Paul-Jean Toulet) |
... |
... |
Mais
elle, sa vie était froide comme un grenier dont
la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée
silencieuse, filait sa toile dans l'ombre à tous
les coins de son cœur. (Flaubert) |
... |
... |
La
bête souple du feu a bondi d'entre les bruyères
comme sonnaient les coups de trois heures du
matin. [...]
Depuis elle a poussé sa tête rouge à
travers les bois et les landes, son ventre de
flammes suit ; sa queue, derrière elle, bat les
braises et les cendres. Elle rampe, elle saute,
elle avance. Un coup de griffe à droite, un à
gauche ; ici elle éventre une chênaie ; là elle
dévore d'un seul claquement de gueule vingt
chênes blancs et trois pompons de pins ; le dard
de sa langue tâte le vent pour prendre la
direction. On dirait qu'elle sait où elle va.
(Giono) |
... |
... |
Je tresserai mes vers de verre et de verveine
Je tresserai ma rime au métier de la fée
Et trouvère du vent je verserai la vaine
Avoine verte de mes veines
Pour récolter la strophe et t’offrir ce trophée
(Aragon) |
... |
... |
u'est-ce
qu'un texte poétique ?
Entre
toutes les formes que peut prendre le texte littéraire, la
poésie demande une attention particulière en raison de la
concentration de ses effets et la disparition de la langue
strictement utilitaire que nous employons tous les jours.
Opposée traditionnellement à la prose, dans laquelle les
moyens syntaxiques restent mobilisés au service d'un
message explicite, la poésie se refermerait sur elle-même
pour assurer le triomphe du signifiant sur le signifié.
N'est-ce pas d’ailleurs ce que Roman Jakobson nomme la fonction
poétique ? Pourtant cette définition nous semble
souvent insuffisante : il existe d'ailleurs des et une poésie vouée à la spéculation
philosophique. Qu'est-ce donc qu'un texte poétique ?
Il
convient d'abord de donner au mot poésie
l'acception dont nous avons besoin sur le plan strictement
littéraire. Car tout le monde conviendra qu'un paysage,
par exemple, peut être poétique, qu'un soleil
couchant sur la mer est dans doute plus poétique
qu'une grande avenue urbaine. On conviendra aussi que tel
passage de roman ou de film peut être chargé de poésie.
Que signifie-t-on ainsi ? Une émotion particulière qui
touche le cœur ou l'âme et incite à rêver ? Sans doute,
mais il nous faut alors renoncer à toute espèce
d'explication et consentir à laisser chacun apprécier à sa
guise ces moments où quelque chose frissonne dans sa
sensibilité. "A mes yeux, dit Benjamin Péret,
détient une parcelle de poésie tout être capable d'évoquer
spontanément les sentiers d'une forêt verdoyante devant un
feu de bois […] N'est donc pas étranger à la poésie, celui
qui, même placé à ras de terre, découvre à toute chose son
aspect céleste, en opposition à celui qui, de la femme, ne
retient que le sexe, et du feu de bois son prix de revient."
Pourtant nous sentons bien qu'avec une telle
définition quelque chose nous échappe : si en effet on
peut convenir que tout le monde peut être poète, reste à
expliquer alors pourquoi Baudelaire ou Rimbaud méritent
d'être appelés poètes plus que Gide ou Ionesco,
par exemple. Il nous faut donc ajouter à notre définition
une dimension nouvelle que l'étymologie grecque du mot poésie
signifie clairement : le verbe poiein désigne le
fait de créer, de fabriquer, une sorte d'artisanat donc
qui suppose un travail, pour ne pas dire un métier. Les
Anciens se représentaient certes la poésie comme un délire
sacré (on lira par exemple ces
deux passages de Platon), mais Paul Valéry nous
paraît nuancer pertinemment cette conception de
l'inspiration : « Le premier vers est donné par les
dieux, dit-il, le premier seulement. »
Après, commence le travail poétique, qui, au moins
jusqu'au début du XXème siècle en France, s'est employé à
obéir rigoureusement à une série de contraintes :
Voir
sur Amazon :
|
«
Je ne peux m’empêcher d’être intrigué par
l’espèce d’obstination qu’ont mise les poètes de
tous les temps, jusqu’aux jours de ma jeunesse,
à se charger de chaînes volontaires. C’est un
fait difficile à expliquer que cet
assujettissement que l’on ne percevait presque
pas avant qu’il fût trouvé insupportable. D’où
vient cette obéissance immémoriale à des
commandements qui nous paraissent si futiles ?
Pourquoi cette erreur si prolongée de la part de
si grands hommes, et qui avaient un si grand
intérêt à donner le plus haut degré de liberté à
leur esprit. […] Mais nos voluptés, ni nos
émotions, ne périssent, ni ne pâtissent de s’y
soumettre : elles se multiplient, elles
s’engendrent aussi, par des disciplines
conventionnelles. Considérez les joueurs, tout
le mal que leur procurent, tout le feu que leur
communiquent leurs bizarres accords, et ces
restrictions imaginaires de leurs actes : ils
voient invinciblement leur petit cheval d’ivoire
assujetti à certain bond particulier sur
l’échiquier ; ils ressentent des champs de force
et des contraintes invisibles que la physique ne
connaît point. [...] La véritable condition d'un
véritable poète est ce qu'il y a de plus
distinct de l'état de rêve. Je n'y vois que
recherches volontaires, assouplissement des
pensées, consentement de l'âme à des gênes
exquises, et le triomphe perpétuel du
sacrifice.»
(Paul Valéry, « Au sujet d’Adonis », in Variété.
Voir aussi ses Propos
sur la poésie.)
|
Le CNRTL
nous fournira une définition de départ. Ce dictionnaire en
ligne définit ainsi le mot poésie : Genre
littéraire associé à la versification et soumis à des
règles prosodiques particulières, variables selon les
cultures et les époques, mais tendant toujours à mettre en
valeur le rythme, l'harmonie et les images. Dans
l'analyse d'un texte poétique, il faudra donc être
attentif aux éléments suivants :
La poésie est inséparable de la musique.
Lire un texte poétique procède donc du même effort de
rigueur que commande la lecture d'une partition. Le rythme
est l'élément harmonique qui distingue formellement le
vers de la prose: il se fonde sur une accentuation
particulière, sur la longueur des vers, la disposition
qu'y occupe la phrase, sur les sonorités.
1)
l'accentuation :
L'accent est placé sur le dernier terme
d'une unité grammaticale : sur la dernière syllabe si elle
ne se termine pas par un e muet, sur l'avant-dernière
syllabe dans le cas contraire. On appelle césure
la coupe du vers qui le scinde en deux hémistiches.
La place de la césure est variable dans le vers et permet
de grandes audaces rythmiques.
Le rythme est marqué aussi par le retour du même nombre de
syllabes (on marquera éventuellement diérèse
ou synérèse (deux
syllabes ou une seule pour un même mot : nu-ées
ou nuées, par exemple).
Ce nombre de syllabes caractérise le type de vers. Parmi
les plus fréquents : l'octosyllabe
(8 syllabes), le décasyllabe
(10), l'alexandrin
(12). Celui-ci, par sa longueur est capable de présenter
plusieurs sortes de cadences : trois mesures à quatre
temps (trimètre)
ou quatre mesures à trois temps (tétramètre).
Ex : Je fais souvent ce rêve étrange et
pénétrant (Verlaine).
2)
la disposition de la phrase dans le vers :
Le rythme du vers est aussi fonction de
la manière dont la syntaxe s'y distribue :
L’enjambement
consiste à continuer une phrase sur tout le premier
hémistiche ou sur toute la longueur du ou des vers
suivant(s). Ce procédé, source d'effets rythmiques
essentiels, peut être violemment marqué :
- le rejet
consiste à rejeter dans le vers suivant un ou deux mots
qui font partie, par le sens et la syntaxe, du vers
précédent.
- le contre-rejet
consiste à commencer au vers précédent, par un ou deux
mots, une proposition qui s’achève dans le vers suivant.
3)
la rime :
La rime est un temps fort du
rythme : elle crée entre deux ou plusieurs mots un
écho sonore riche d'évocations. Sa qualité est variable :
pauvre (homophonie d’un seul élément), suffisante (deux
phonèmes) ou riche (homophonie de trois éléments et plus).
La disposition des rimes permet aussi plus de variété
musicale : elles seront dites plates (aa bb), embrassées
(abba) ou croisées (abab).
On parle certes, au moins depuis Baudelaire, de , et le prétendu a abandonné, depuis Rimbaud, la rime, la
ponctuation, la dimension régulière du vers. Mais ne nous
y trompons pas : la plupart des poètes modernes qui
emploient ces formes "libérées" retrouvent, dans les
cadences de la phrase ou la disposition typographique, le
même souci d'harmonie qui prouve à quel point la poésie ne
saurait être privée de chant.
La poésie convoite un langage
inédit. Le poète cherche à se défaire des automatismes de
la parole, à ce que nous avons appelé dans une autre page
la . Il ne s'agit pas d'aller chercher les
mots les plus rares : ainsi pour Michel Butor, « l'objet
de la poésie, son acte même, c'est le salut du langage
courant ». Le vrai poète ne se complaît pas
gratuitement dans l'hermétisme, mais au-delà de son
travail formel, sourd continûment en lui une exigence
spirituelle : il souhaite révéler les aspects inédits des
choses et entraîner son lecteur dans une ferveur qui tient
de la magle évocatrice. « Chaque artiste, dit
Victor Segalen, vit hanté par le songe invincible
d'inscrire dans la matière des choses et des mots le
signe de son esprit » (Stèles).
La musicalité tient ici à une harmonie
imitative ou suggestive qui fait valoir les mots plus par
leur sonorité que par leur sens. C'est précisément ce que
Roman Jakobson appelait la fonction poétique.
On reconnaît par exemple une allitération
à la rencontre sonore de mêmes consonnes, une assonance
aux échos créés par la répétition d'une même voyelle.
On se gardera de conclure trop hâtivement à l'imitation de
tel ou tel bruit. Le plus souvent, cette harmonie vise à
installer le lecteur dans une sorte de communion avec les
choses, à évoquer des
plus qu'à reproduire tel ou tel son.
« Appréhender poétiquement
le monde, c’est d’abord penser par images »,
note Pierre Emmanuel. Ici encore, pour le poète, l'image
ne résulte pas d'un choix volontairement décalé. L'image
est le langage nécessaire par lequel le monde peut être
déchiffré et révélé derrière la représentation ordinaire
que nous en avons. Par la métaphore,
le poète installe des correspondances entre les choses,
souhaitant restaurer une unité perdue. Cette conception
religieuse de la poésie, courante depuis l',
explique la teneur, dans la poésie moderne, de certaines
expériences des limites.
Jean Cocteau écrit : "La poésie
montre nue, sous une lumière qui secoue la torpeur, les
choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens
enregistraient machinalement (…) Mettez un lieu commun
en place, nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle
sorte qu'il frappe avec sa jeunesse et avec la même
fraîcheur, le même jet qu'il avait à sa source, vous
ferez œuvre de poète."
On se reportera à notre page sur où nous essayons de déterminer le principe d'écart
stylistique. Plusieurs types d'
y sont référencés et examinés. C'est cette condensation
des images qui permet d'ailleurs de distinguer le poème en
prose de la prose poétique.
[Tentons
une espèce de bilan. André Breton nous
le fournira, qui, dans sa préface au Cahier
d'un retour au pays natal d'Aimé
Césaire (1947), repère trois caractères
incontournables de la poésie :]
Et d'abord on y reconnaîtra ce mouvement
entre tous abondant, cette exubérance dans
le jet et dans la gerbe, cette faculté
d'alerter sans cesse de fond en comble le
monde émotionnel jusqu'à le mettre ses
dessus dessous qui caractérise la poésie
authentique par opposition à la fausse
poésie, à la poésie simulée, d'espèce
vénéneuse, qui prolifère constamment autour
d'elle. Chanter ou ne pas chanter,
voilà la question et il ne saurait être de
salut dans la poésie pour qui ne chante
pas, bien qu'il faille demander au poète plus
que de chanter. Et je n'ai pas besoin de
dire que, de la part de qui ne chante pas,
le recours à la rime, au mètre fixe et autre
pacotille ne saurait jamais abuser que les
oreilles de Midas. [...]
Passé outre cette première
condition, absolument nécessaire et non
suffisante, la poésie digne de ce nom
s'évalue au degré d'abstention, de refus
qu'elle suppose et ce côté négateur de sa
nature exige d'être tenu pour constitutif :
elle répugne à laisser passer tout ce qui
peut être déjà vu, entendu, convenu, à se
servir de ce qui a servi, si ce n'est en le
détournant de son usage préalable. [...]
Enfin [...] la poésie de
Césaire comme toute grande poésie et tout
grand art, vaut au plus haut point par le
pouvoir de transmutation qu'elle met en
œuvre et qui consiste, à partir des
matériaux les plus déconsidérés, parmi
lesquels il faut compter les laideurs et les
servitudes mêmes, à produire on sait assez
que ce n'est plus l'or de la pierre
philosophale mais bien la liberté.
Le don du chant, la capacité de
refus, le pouvoir de transmutation spéciale
dont il vient de s'agir, il serait par trop
vain de vouloir les ramener à un certain
nombre de secrets techniques. Tout ce qu'on
peut valablement en penser est que tous
trois admettent un plus grand commun
diviseur qui est l'intensité exceptionnelle
de l'émotion devant le spectacle de la vie
(entraînant l'impulsion à agir sur elle pour
la changer) et qui demeure jusqu'à nouvel
ordre irréductible.
|
|
Le
tableau suivant propose de courts extraits où
vous pourrez tenter d'identifier et de commenter
les notions qui apparaissent en gras
surligné dans l'exposé précédent :
certains de ces passages peuvent d'ailleurs en
contenir plusieurs ! |
EXEMPLES
|
OBSERVATION
|
INTERPRÉTATION
|
Demain dès
l'aube, à l'heure où blanchit la campagne
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu
m'attends. (Hugo)
|
Rejet
du futur "Je partirai". |
Le
poète manifeste sa détermination. |
Un frais
parfum sortait des touffes
d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur
Galgala. (Hugo)
|
On
entend (et on voit) une répétition de la
fricative "f". |
Par
cette allitération, le poète installe un climat
léger propice au recueillement. |
Le feu de
ses regards, sa haute majesté
Font connoitre Alexandre. Et certes son
visage
Porte de sa grandeur l'ineffaçable image.
(Racine)
|
... |
... |
Souvenir,
souvenir, que me veux-tu ? L'automne
Faisait voler la grive à travers l'air atone
(Verlaine)
|
... |
... |
Les
vendredis sanglants et lents d’enterrements (Apollinaire).
|
... |
... |
Et de longs
corbillards sans tambour ni musique
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure [...]
(Baudelaire)
|
... |
... |
Je
veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours
mourir. (Corneille)
|
... |
... |
Adieu. Tu
peux partir. Je demeure en Épire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son
empire,
A toute ma famille; et c'est assez pour moi,
Traître, qu'elle ait produit un monstre
comme toi . (Racine)
|
... |
... |
Nous avons
écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. -- Ni le bois, ni la
plaine
Ne poussait un soupir dans les airs ;
seulement
La girouette en deuil criait au firmament.
(Vigny)
|
... |
... |
Mon unique
culotte avait un large trou.
- Petit Poucet rêveur, j'égrenais dans ma
course
Des rimes. Mon auberge était à la
Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux
frou-frou. (Rimbaud)
|
... |
... |
Leurs yeux,
d'où la divine étincelle est partie,
Comme s'ils regardaient au loin, restent
levés
Au ciel; on ne les voit jamais vers les
pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.
(Baudelaire)
|
... |
... |
Je le vis,
je rougis, je pâlis à sa vue. (Racine)
|
... |
... |
Venise
pour le bal s'habille.
De paillettes tout étoilé,
Scintille, fourmille et babille
Le carnaval bariolé. (Gautier) |
... |
... |
Trois
mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa
voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois.
(Baudelaire) |
... |
... |
|