Raconter
la guerre
a
guerre reste la grande occupation des hommes et, dans leur
imaginaire, la postulation la plus contradictoire : on ne
sait, dans le domaine de l'écrit, ce qui l'emporte de
l'héroïsme ou de l'horreur, de la grandeur ou de la
bestialité. Dans cette production, les témoignages
et les récits autobiographiques se disputent la part belle
avec les textes proprement littéraires. Comment raconter
la guerre ? Il n'est pas sûr que l'authenticité de ceux-là
leur donne plus de force et de puissance évocatrice qu'un
roman ou un poème. On ne voudra se souvenir que de
l'exemple d'Eschyle : témoin direct de la bataille de
Salamine, il se tait pendant huit ans avant d'évoquer
l'événement. Ce n'est pas par un document mais par sa
tragédie des Perses
qu'il rendra compte de cette expérience, et l'on peut en
effet considérer que les stasima éplorés de ses
choreutes en disent plus sur la réalité de la guerre et de
ses souffrances que bien des témoignages pris sur le vif.
La littérature ici use de tous ses pouvoirs en variant les
points de vue, en entrant au plus profond des êtres, en
distanciant assez la réalité des faits pour leur rendre
toute leur résonance affective, à quoi contribuent bien
sûr au premier chef les ressources pleinement assumées de
la langue et de la syntaxe. On peut ainsi sans crainte
parler de réalité littéraire et considérer
qu'elle dépasse en authenticité la prétendue vérité du
témoignage.
Notre corpus souhaite recenser quelques écritures de la
guerre à travers le roman afin de parvenir peut-être à
déterminer de quelle vérité factuelle et humaine peut se
prévaloir la littérature. Ce sera aussi l'occasion de
passer en revue quelques registres familiers de l'écriture
de la guerre (l'épique, le pathétique) et quelques autres
plus inattendus (l'héroï-comique, le burlesque).
Objet
d'étude :
Le roman et le récit du Moyen
Âge au XXIème siècle.
Objet
d'étude :
Individu morale et société - Le
personnage de roman.
Corpus :
Voltaire : Candide
(1759)
Stendhal : La Chartreuse de Parme
(1839)
Victor Hugo : Les Misérables (1862)
Louis-Ferdinand Céline : Voyage au bout de
la nuit (1932)
Boris Vian : Les Fourmis (1946)
Document : Bernard Maris, L'homme
dans la guerre (2013). |
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Texte
1
Voltaire,
Candide (1759)
[A peine chassé du château où il apprenait de son
maître Pangloss que tout est au mieux dans un
monde régi par la Providence, le jeune Candide se
trouve propulsé sur un champ de bataille.]
but de la séance : lecture analytique dirigée.
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Rien
n’était si beau, si leste, si brillant, si bien
ordonné que les deux armées. Les trompettes, les
fifres, les hautbois, les tambours, les canons
formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais
en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près
six mille hommes de chaque côté ; ensuite la
mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf
à dix mille coquins qui en infectaient la surface.
La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la
mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait
bien se monter à une trentaine de mille âmes.
Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha
du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter
des Te Deum, chacun dans son camp, il prit le parti
d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes.
Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants,
et gagna d’abord un village voisin ; il était en
cendres : c’était un village abare que les Bulgares
avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici
des vieillards criblés de coups regardaient mourir
leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à
leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées
après avoir assouvi les besoins naturels de quelques
héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres à
demi brûlées criaient qu’on achevât de leur donner
la mort. Des cervelles étaient répandues sur la
terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village
: il appartenait à des Bulgares, et les héros abares
l’avaient traité de même. Candide, toujours marchant
sur des membres palpitants ou à travers des ruines,
arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant
quelques petites provisions dans son bissac, et
n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde.
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le théâtre de
la guerre : Voltaire s'emploie
dans Candide à ridiculiser les théories
optimistes qui circulaient à son époque dans le
sillage de Leibniz ou Pope. Ainsi, dans le conte, le
personnage de Pangloss est chargé d'incarner cette
philosophie selon laquelle un mal nécessaire est
compensé grâce à la Providence par un bien toujours
plus important. Il suffit de peu de chose à Voltaire
pour caricaturer cette métaphysique qu'il réduit à
la formule : "Tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles". Le conte
multiplie les formules mélioratives à l'égard des
preuves les plus irréfutables de la barbarie. C'est
la stratégie employée ici : le texte commence par
une série de termes appartenant au registre de la
cérémonie que le narrateur se plaît à confronter
brutalement avec l'évocation d'une hécatombe
épouvantable.
Relevez
les termes en opposition. Quelle est à votre avis la
formule du premier paragraphe qui condense le mieux
ce procédé ? Quelle est la figure employée ?
Relevez
les manifestations de l'ironie
par laquelle Voltaire accable la philosophie et les
philosophes. De quel
registre peut-on parler ?.
une boucherie héroïque : La
philosophie disqualifiée, le narrateur peut s'en
prendre au mal humain, en l'occurrence la guerre.
Conservant la fausse impassibilité qu'il avait
adoptée dans la première partie du texte, le
narrateur laisse avec un réalisme implacable se
déchaîner les pires barbaries. Jean Starobinski note
: « Voltaire échappe aux dangers de l'outrance
sentimentale et aux "ratés" de l'éloquence. La
malfaisance du monde apparaît de façon d'autant
plus nette, plus obstinée - dans un climat de
sécheresse qui ne laisse place ni à
l'attendrissement ni à la consolation. »
Montrez comment néanmoins, à partir du deuxième
paragraphe, se manifestent discrètement quelques
interventions du narrateur, laissant se deviner
indignation ou pitié. Au total, quels sont les
différents registres
que l'on peut convoquer pour cette page ?
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Textes
2 et 3
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Stendhal,
La Chartreuse de Parme
(1839)
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Victor
Hugo, Les Misérables
(1862)
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but
de la séance : commentaire comparé.
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[Première
expérience du feu pour le jeune Fabrice del
Dongo qui, éperdu d'admiration pour Napoléon, se
retrouve sur le champ de bataille de Waterloo.]
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[La
bataille de Waterloo fait l'objet d'une longue
parenthèse dans le roman. Le narrateur évoque
ici la charge des cuirassiers sur le plateau de
Mont-Saint-Jean.]
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L’escorte
s’arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez
d’attention à son devoir de soldat, galopait
toujours en regardant un malheureux blessé.
— Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le
maréchal-des-logis. Fabrice s’aperçut qu’il était
à vingt pas sur la droite en avant des généraux,
et précisément du côté où ils regardaient avec
leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue
des autres hussards restés à quelques pas en
arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui
parlait à son voisin, général aussi, d’un air
d’autorité et presque de réprimande ; il jurait.
Fabrice ne put retenir sa curiosité et, malgré le
conseil de ne point parler, à lui donné par son
amie la geôlière, il arrangea une petite phrase
bien française, bien correcte, et dit à son voisin
:
— Quel est-il ce général qui gourmande son voisin
?
— Pardi, c’est le maréchal !
— Quel maréchal ?
— Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi
jusqu’ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point
à se fâcher de l’injure ; il contemplait, perdu
dans une admiration enfantine, ce fameux prince de
la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques
instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant,
une terre labourée qui était remuée d’une façon
singulière. Le fond des sillons était plein d’eau,
et la terre fort humide, qui formait la crête de
ces sillons, volait en petits fragments noirs
lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice
remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa
pensée se remit à songer à la gloire du maréchal.
Il entendit un cri sec auprès de lui ; c’étaient
deux hussards qui tombaient atteints par des
boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient
déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla
horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se
débattait sur la terre labourée, en engageant ses
pieds dans ses propres entrailles ; il voulait
suivre les autres le sang coulait dans la boue.
Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai
vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me
voici un vrai militaire. À ce moment, l’escorte
allait ventre à terre, et notre héros comprit que
c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre
de toutes parts. Il avait beau regarder du côté
d’où venaient les boulets, il voyait la fumée
blanche de la batterie à une distance énorme, et,
au milieu du ronflement égal et continu produit
par les coups de canon, il lui semblait entendre
des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y
comprenait rien du tout. (III)
|
Ils
étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un
front d’un quart de lieue. C’étaient des hommes
géants sur des chevaux colosses. Ils étaient
vingt-six escadrons ; et ils avaient derrière eux,
pour les appuyer, la division de
Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes
d’élite, les chasseurs de la garde, onze cent
quatre vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de
la garde, huit cent quatre-vingt lances. Ils
portaient le casque sans crins et la cuirasse de
fer battu, avec les pistolets d’arçon dans les
fontes et le long sabre-épée. Le matin toute
l’armée les avait admirés, quand, à neuf heures,
les clairons sonnant, toutes les musiques chantant
Veillons au salut de l’empire, ils étaient venus,
colonne épaisse, une de leurs batteries à leur
flanc, l’autre à leur centre, se déployer sur deux
rangs entre la chaussée de Genappe et Frischemont,
et prendre leur place de bataille dans cette
puissante deuxième ligne, si savamment composée
par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de
gauche les cuirassiers de Kellerman et à son
extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud,
avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer.
L’aide de camp Bernard leur porta l’ordre de
l’empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les
escadrons énormes s’ébranlèrent.
Alors on vit un spectacle formidable.
Toute cette cavalerie, sabres levés,
étendards et trompettes au vent, formée en colonne
par division, descendit d’un même mouvement et
comme un seul homme, avec la précision d’un bélier
de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la
Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable
où tant d’hommes déjà étaient tombés, y disparut
dans la fumée, puis, sortant de cette ombre,
reparut de l’autre côté du vallon, toujours
compacte et serrée, montant au grand trot, à
travers un nuage de mitraille crevant sur elle,
l’épouvantable pente de boue du plateau de
Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants,
imperturbables ; dans les intervalles de la
mousqueterie et de l’artillerie, on entendait ce
piétinement colossal. Étant deux divisions, ils
étaient deux colonnes ; la division Wathier avait
la droite, la division Delord avait la gauche. On
croyait voir de loin s’allonger vers la crête du
plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela
traversa la bataille comme un prodige.
(II, III, IX)
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le point
de vue du narrateur : Pour
étudier ces deux textes, il faudra d'abord se
poser la question : qui parle ? et y
répondre par un relevé précis (pronoms, indices
spatio-temporels, verbes). Pour le texte de
Stendhal, vous pourrez vous aider de notre page
sur la lecture analytique, où nous avons
étudié l'extrait sous cet angle. Pour le texte
de Hugo on s'autorisera des premières lignes du
chapitre, où il présente ainsi son évocation de
Waterloo : « Retournons en arrière, c’est
un des droits du narrateur, et replaçons-nous
en l’année 1815, et même un peu avant l’époque
où commence l’action racontée dans la première
partie de ce livre. »
Réfléchissez aux conséquences du choix narratif
dans les deux textes : la focalisation interne
observée par la narration chez Stendhal ne
communique pas à l'évidence la même appréciation
de la bataille que la focalisation 0 voulue par
Hugo, qui se pose en narrateur extradiégétique
maître de son univers. Que nous disent-ils l'un
et l'autre de l'Histoire, de ses forces, de ses
enjeux ?
le mythe
de la guerre : Depuis Homère
au moins, le récit de guerre se prête au registre
épique. Celui-ci est l'émanation d'une
société où l'on est décidé à exalter les valeurs
héroïques.
En vous demandant d'abord
pourquoi ce registre est exclu du texte de
Stendhal, vous en repérerez les formes à
travers les nombreux exemples qu'en offre au
contraire le texte de Victor Hugo.
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Texte
4
Louis-Ferdinand
CÉLINE :
Voyage au bout de la nuit (1932)
[1914.
Galvanisé par la musique d'une parade
militaire, Ferdinand Bardamu s'engage et ne
tarde pas à découvrir la réalité de la
guerre.]
but
de la séance : lecture analytique dirigée.
|
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Tout au loin sur la chaussée, aussi loin qu’on
pouvait voir, il y avait deux points noirs, au
milieu, comme nous, mais c’était deux Allemands
bien occupés à tirer depuis un bon quart
d’heure.
Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi
ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi
peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment,
je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans
ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux
Allemands. J’avais toujours été bien aimable et
bien poli avec eux. Je les connaissais un peu
les Allemands, j’avais même été à l’école chez
eux, étant petit, aux environs de Hanovre.
J’avais parlé leur langue. C’était alors une
masse de petits crétins gueulards avec des yeux
pâles et furtifs comme ceux des loups ; on
allait toucher ensemble les filles après l’école
dans les bois d’alentour, où on tirait aussi à
l’arbalète et au pistolet qu’on achetait même
quatre marks. On buvait de la bière sucrée. Mais
de là à nous tirer maintenant dans le coffret,
sans même venir nous parler d’abord et en plein
milieu de la route, il y avait de la marge et
même un abîme. Trop de différence.
La guerre en somme c’était tout ce qu’on ne
comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer.
Il s’était donc passé dans ces gens-là quelque
chose d’extraordinaire ? Que je ne ressentais,
moi, pas du tout. J’avais pas dû m’en
apercevoir…
Mes sentiments toujours n’avaient pas changé à
leur égard. J’avais comme envie malgré tout
d’essayer de comprendre leur brutalité, mais
plus encore j’avais envie de m’en aller,
énormément, absolument, tellement tout cela
m’apparaissait soudain comme l’effet d’une
formidable erreur.
« Dans une histoire pareille, il n’y a rien à
faire, il n’y a qu’à foutre le camp », que je me
disais, après tout…
Au-dessus de nos têtes, à deux
millimètres, à un millimètre peut-être des
tempes, venaient vibrer l’un derrière l’autre
ces longs fils d’acier tentants que tracent les
balles qui veulent vous tuer, dans l’air chaud
d’été.
Jamais je ne m’étais senti aussi inutile
parmi toutes ces balles et les lumières de ce
soleil. Une immense, universelle moquerie. [...]
Ces Allemands accroupis sur la route,
têtus et tirailleurs, tiraient mal, mais ils
semblaient avoir des balles à en revendre, des
pleins magasins sans doute. La guerre
décidément, n’était pas terminée ! Notre
colonel, il faut dire ce qui est, manifestait
une bravoure stupéfiante ! Il se promenait au
beau milieu de la chaussée et puis de long en
large parmi les trajectoires aussi simplement
que s’il avait attendu un ami sur le quai de la
gare, un peu impatient seulement. [...]
Le colonel, c’était donc un monstre ! À
présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il
n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même
temps qu’il devait y en avoir beaucoup des comme
lui dans notre armée, des braves, et puis tout
autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui
savait combien ? Un, deux, plusieurs millions
peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint
panique. Avec des êtres semblables, cette
imbécillité infernale pouvait continuer
indéfiniment… Pourquoi s’arrêteraient-ils ?
Jamais je n’avais senti plus implacable la
sentence des hommes et des choses.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre
? pensais-je. Et avec quel effroi !… Perdu parmi
deux millions de fous héroïques et déchaînés et
armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans
casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en
autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs,
volants, à genoux, creusant, se défilant,
caracolant dans les sentiers, pétaradant,
enfermés sur la terre, comme dans un cabanon,
pour y tout détruire, Allemagne, France et
Continents, tout ce qui respire, détruire, plus
enragés que les chiens, adorant leur rage (ce
que les chiens ne font pas), cent, mille fois
plus enragés que mille chiens et tellement plus
vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le
concevais, je m’étais embarqué dans une croisade
apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est
de la volupté. Comment aurais-je pu me douter
moi de cette horreur en quittant la place Clichy
? Qui aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment
dans la guerre, tout ce que contenait la sale
âme héroïque et fainéante des hommes ? [...]
Donc pas d’erreur ? Ce qu’on
faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même
se voir, n’était pas défendu ! Cela faisait
partie des choses qu’on peut faire sans mériter
une bonne engueulade. C’était même reconnu,
encouragé sans doute par les gens sérieux, comme
le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à
courre !… Rien à dire. Je venais de découvrir
d’un coup la guerre tout entière. J’étais
dépucelé. [...]
Combien de temps faudrait-il qu’il dure
leur délire, pour qu’ils s’arrêtent épuisés,
enfin, ces monstres ? Combien de temps un accès
comme celui-ci peut-il bien durer ? Des mois ?
Des années ? Combien ? Peut-être jusqu’à la mort
de tout le monde, de tous les fous ? Jusqu’au
dernier ? Et puisque les événements prenaient ce
tour désespéré je me décidais à risquer le tout
pour le tout, à tenter la dernière démarche, la
suprême, essayer, moi, tout seul, d’arrêter la
guerre ! Au moins dans ce coin-là où j’étais.
Le colonel déambulait à deux pas.
J’allais lui parler. Jamais je ne l’avais fait.
C’était le moment d’oser. Là où nous en étions
il n’y avait presque plus rien à perdre. «
Qu’et-ce que vous voulez ? » me demanderait-il,
j’imaginais, très surpris bien sûr par mon
audacieuse interruption. Je lui expliquerais
alors les choses telles que je les concevais. On
verrait ce qu’il en pensait, lui. Le tout c’est
qu’on s’explique dans la vie. A deux on y arrive
mieux que tout seul.
J’allais faire cette démarche décisive
quand, à l’instant même, arriva vers nous au pas
de gymnastique, fourbu, dégingandé, un cavalier
à pied (comme on disait alors) avec son casque
renversé à la main, comme Bélisaire, et puis
tremblant et bien souillé de boue, le visage
plus verdâtre encore que celui de l’autre agent
de liaison. Il bredouillait et semblait éprouver
comme un mal inouï, ce cavalier, à sortir d’un
tombeau et qu’il en avait tout mal au cœur. Il
n’aimait donc pas les balles ce fantôme lui non
plus ? Les prévoyait-il comme moi ?
« Qu’est-ce que c’est ? » l’arrêta net le
colonel, brutal, dérangé, en jetant dessus ce
revenant une espèce de regard en acier.
De le voir ainsi cet ignoble cavalier
dans une tenue aussi peu réglementaire, et tout
foirant d’émotion, ça le courrouçait fort notre
colonel. Il n’aimait pas cela du tout la peur.
C’était évident. Et puis ce casque à la main
surtout, comme un chapeau melon, achevait de
faire joliment mal dans notre régiment
d’attaque, un régiment qui s’élançait dans la
guerre. Il avait l’air de la saluer lui, ce
cavalier à pied, la guerre, en entrant.
Sous ce regard d’opprobre, le messager
vacillant se remit au « garde-à-vous », les
petits doigts sur la couture du pantalon, comme
il se doit dans ces cas-là. Il oscillait ainsi,
raidi, sur le talus, la transpiration lui
coulant le long de la jugulaire, et ses
mâchoires tremblaient si fort qu’il en poussait
des petits cris avortés, tel un petit chien qui
rêve. On ne pouvait démêler s’il voulait nous
parler ou bien s’il pleurait.
Nos Allemands accroupis au fin bout de la
route venaient justement de changer
d’instrument. C’est à la mitrailleuse qu’ils
poursuivaient à présent leurs sottises ; ils en
craquaient comme de gros paquets d’allumettes et
tout autour de nous venaient voler des essaims
de balles rageuses, pointilleuses comme des
guêpes.
L’homme arriva tout de même à sortir de
sa bouche quelque chose d’articulé.
« Le maréchal des logis Barousse vient
d’être tué, mon colonel, qu’il dit tout d’un
trait.
— Et alors ?
— Il a été tué en allant chercher le fourgon à
pain sur la route des Étrapes, mon colonel !
— Et alors ?
— Il a été éclaté par un obus !
— Et alors, nom de Dieu !
— Et voilà ! Mon colonel…
— C’est tout ?
— Oui, c’est tout, mon colonel.
— Et le pain ? » demanda le colonel.
Ce fut la fin de ce dialogue parce que je
me souviens bien qu’il a eu le temps de dire
tout juste : « Et le pain ? » Et puis ce fut
tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit
avec. Mais alors un de ces bruits comme on ne
croirait jamais qu’il en existe. On en a eu
tellement plein les yeux, les oreilles, le nez,
la bouche, tout de suite, du bruit, que je
croyais bien que c’était fini ; que j’étais
devenu du feu et du bruit moi-même.
Et puis non, le feu est parti, le bruit
est resté longtemps dans ma tête, et puis les
bras et les jambes qui tremblaient comme si
quelqu’un vous les secouait de par-derrière. Ils
avaient l’air de me quitter et puis ils me sont
restés quand même mes membres. Dans la fumée qui
piqua les yeux encore pendant longtemps, l’odeur
pointue de la poudre et du soufre nous restait
comme pour tuer les punaises et les puces de la
terre entière.
Tout de suite après ça, j’ai pensé au
maréchal des logis Barousse qui venait d’éclater
comme l’autre nous l’avait appris. C’était une
bonne nouvelle. Tant mieux l que je pensais tout
de suite ainsi : « C’est une bien grande
charogne en moins dans le régiment ! » Il avait
voulu me faire passer au Conseil pour une boîte
de conserve. « Chacun sa guerre ! » que je me
dis. De ce côté-là, faut en convenir, de temps
en temps, elle avait l’air de servir à quelque
chose la guerre ! J’en connaissais bien encore
trois ou quatre dans le régiment, de sacrés
ordures que j’aurais aidés bien volontiers à
trouver un obus comme Barousse.
Quant au colonel, lui, je ne lui voulais
pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je
ne le vis plus, tout d’abord. C’est qu’il avait
été déporté sur le talus, allongé sur le flanc
par l’explosion et projeté jusque dans les bras
du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi.
Ils s’embrassaient tous les deux pour le moment
et pour toujours. Mais le cavalier n’avait plus
sa tête, rien qu’ une ouverture au-dessus du
cou, avec du sang dedans qui mijotait en
glouglous comme de la confiture dans la marmite.
Le colonel avait son ventre ouvert, il en
faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire
du mal ce coup-là au moment où c’était arrivé.
Tant pis pour lui ! S'il était parti dès les
premières balles, ça ne lui serait pas arrivé.
Toutes ces viandes saignaient énormément
ensemble.
Des obus éclataient encore à la droite et
à la gauche de la scène.
J’ai quitté ces lieux sans insister,
joliment heureux d’avoir un aussi beau prétexte
pour foutre le camp. J’en chantonnais même un
brin, en titubant, comme quand on a fini une
bonne partie de canotage et qu’on a les jambes
un peu drôles. « Un seul obus ! C’est vite
arrangé les affaires tout de même avec un seul
obus », que je me disais. « Ah ! dis donc ! que
je me répétais tout le temps. Ah ! dis donc !… »
|
"La
guerre c'était tout ce qu'on ne comprenait
pas" : Si le registre
épique s'inscrit logiquement dans une société
sûre de ses valeurs, qu'en advient-il lorsqu'une
"sale guerre" disqualifie radicalement les
enjeux et les acteurs ? La guerre de 14-18
correspond bien à cette disparition des motifs
héroïques traditionnels : son interminable
enlisement, l'énormité des moyens mis au service
du massacre furent bientôt incompatibles avec
toute entreprise de justification. Le texte de
Céline exprime cette perte de repères qui
nourrit chez le soldat la conviction d'être
engagé par erreur dans une "croisade
apocalyptique".
Comment
le texte traduit-il l'incompréhension du
personnage ?
"Une
immense, universelle moquerie" :
Plus encore que l'horreur des
évocations, c'est le ton choisi pour les
rapporter qui rend ce texte bouleversant. Le
narrateur découvre la "sale âme héroïque des
hommes" et, du coup, la guerre se trouve
déshabillée des apparats glorieux qui l'avaient
séduit. Rien ne subsiste désormais, sous le
regard narquois de ce Candide "dépucelé", des
idéaux qui ont pu habiter les champs de bataille
: patrie, dévouement, sacrifice, humanité même,
se sont mis à déserter. Le style de Céline
sert un regard désenchanté sur le monde où
toutes les valeurs sombrent sous l'effet d'une
sorte de cynisme.
Relevez des traces de ce cynisme dans le rapport
du personnage avec les autres ou avec les
événements.
Comment caractériseriez-vous ce registre
? Quelle est son efficacité dans la condamnation
de la guerre ?
|
|
Texte
5
Boris
VIAN
Les Fourmis (1946)
but
de la séance : lecture analytique dirigée.
[Ce
texte constitue l'incipit de la nouvelle.]
|
On
est arrivés ce matin et on n'a pas été bien reçus,
car il n'y avait personne sur la plage que des tas
de types morts ou des tas de morceaux de types, de
tanks et de camions démolis. Il venait des balles
d'un peu partout et je n'aime pas ce désordre pour
le plaisir. On a sauté dans l'eau, mais elle était
plus profonde qu'elle n’en avait l'air et j'ai
glissé sur une boîte de conserves. Le gars qui était
juste derrière moi a eu les trois quarts de la
figure emportée par le pruneau qui arrivait, et j'ai
gardé la boîte de conserves en souvenir. J'ai mis
les morceaux de sa figure dans mon casque et je les
lui ai donnés, il est reparti se faire soigner, mais
il a l'air d’avoir pris le mauvais chemin parce
qu'il est entré dans l'eau jusqu'à ce qu'il n'ait
plus pied et je ne crois pas qu'il y voie
suffisamment au fond pour ne pas se perdre.
J'ai couru ensuite dans le bon sens et je suis
arrivé juste pour recevoir une jambe en pleine
figure. J'ai essayé d'engueuler le type, mais la
mine n'en avait laissé que des morceaux pas
pratiques à manœuvrer, alors j'ai ignoré son geste,
et j'ai continué.
Dix mètres plus loin, j'ai rejoint trois autres gars
qui étaient derrière un bloc de béton et qui
tiraient sur un coin de mur, plus haut. Ils étaient
en sueur et trempés d'eau et je devais être comme
eux, alors je me suis agenouillé et j'ai tiré aussi.
Le lieutenant est revenu, il tenait sa tête à deux
mains et ça coulait rouge de sa bouche. Il n'avait
pas l'air content et il a vite été s'étendre sur le
sable, la bouche ouverte et les bras en avant. Il a
dû salir le sable pas mal. C'était un des seuls
coins qui restaient propres.
De là notre bateau échoué avait l'air d'abord
complètement idiot, et puis il n'a plus même eu
l'air d'un bateau quand les deux obus sont tombés
dessus. Ça ne m'a pas plu, parce qu'il restait
encore deux amis dedans, avec les balles reçues en
se levant pour sauter. J'ai tapé sur l'épaule des
trois qui tiraient avec moi, et je leur ai dit : «
Venez, allons-y. » Bien entendu, je les ai fait
passer d'abord et j'ai eu le nez creux parce que le
premier et le second ont été descendus par les deux
autres qui nous canardaient, et il en restait
seulement un devant moi, le pauvre vieux, il n'a pas
eu de veine, sitôt qu'il s'est débarrassé du plus
mauvais, l'autre a juste eu le temps de le tuer
avant que je m'occupe de lui.
Ces deux salauds, derrière le coin du mur, ils
avaient une mitrailleuse et des tas de cartouches.
Je l'ai orientée dans l'autre sens et j'ai appuyé,
mais j'ai vite arrêté parce que ça me cassait les
oreilles et aussi elle venait de s'enrayer. Elles
doivent être réglées pour ne pas tirer dans le
mauvais sens.
Là, j'étais à peu près tranquille. Du haut de la
plage, on pouvait profiter de la vue. Sur la mer, ça
fumait dans tous les coins et l'eau jaillissait très
haut. On voyait aussi les éclairs des salves des
gros cuirassés et leurs obus passaient au-dessus de
la tête avec un drôle de bruit sourd, comme un
cylindre de son grave foré dans l'air.
Le capitaine est arrivé. On restait juste onze. Il a
dit que c'était pas beaucoup mais qu'on se
débrouillerait comme ça. Plus tard, on a été
complétés. Pour l'instant, il nous a fait creuser
des trous ; pour dormir, je pensais, mais non, il a
fallu qu'on s'y mette et qu'on continue à tirer.
Heureusement, ça s'éclaircissait. Il en débarquait
maintenant de grosses fournées des bateaux, mais les
poissons leur filaient entre les jambes pour se
venger du remue-ménage et la plupart tombaient dans
l'eau et se relevaient en râlant comme des perdus.
Certains ne se relevaient pas et partaient en
flottant avec les vagues et le capitaine nous a dit
aussitôt de neutraliser le nid de mitrailleuses, qui
venait de recommencer à taper, en progressant
derrière le tank.
On s'est mis derrière le tank. Moi le dernier parce
que je ne me fie pas beaucoup aux freins de ces
engins-là. C'est plus commode de marcher derrière un
tank tout de même parce qu'on n'a plus besoin de
s'empêtrer dans les barbelés et les piquets tombent
tout seuls. Mais je n'aimais pas sa façon
d'écrabouiller les cadavres avec une sorte de bruit
qu'on a du mal à se rappeler - sur le moment, c'est
assez caractéristique.
|
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BILAN
: par rapport au document historique, quels vous
paraissent être les atouts principaux du roman
pour raconter la guerre ?
Aidez-vous du tableau de récapitulation
suivant :
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Voltaire
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Stendhal
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Hugo
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Céline
|
Vian
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Époque
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XVIIIème
siècle
(la guerre en dentelles) |
1814
Waterloo
(défaite napoléonienne) |
1814
Waterloo
(défaite napoléonienne) |
1914-1918
(guerre des tranchées) |
1944
?
(débarquement allié) |
Genre
romanesque
|
conte
philosophique |
roman |
roman |
roman |
nouvelle |
Point
de vue
|
focalisation
0 |
focalisation
interne |
focalisation
0 |
focalisation
interne |
focalisation
interne |
Registre(s)
(rapportez-les ici)
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Regard
sur la guerre
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cérémonie
hypocrite
boucherie héroïque |
désordre
et confusion
naïveté du point de vue |
actions
héroïques |
scènes
d'apocalypse rapportées par un témoin
sarcastique |
scènes
d'apocalypse rapportées par un témoin naïf |
|
Document
Bernard
MARIS
L'homme dans la guerre (2013)
[Économiste,
Bernard Maris fut aussi chroniqueur à Charlie
Hebdo. Il fait partie des victimes de
l'assassinat perpétré le 7 janvier 2015 dans
les locaux du journal par des fondamentalistes
islamiques. Dans son ouvrage L'Homme
dans la guerre (2013), B. Maris oppose les
visions de la guerre dans Ceux de 14
de Maurice Genevoix et Orages d'acier
d'Ernst Jünger.]
but
de la séance : étude des registres.
|
|
Il faudrait citer tous les portraits de Ceux
de 14. Il semble qu’à chacun de ses
camarades Genevoix rêve de consacrer un livre,
comme s’il voulait graver leur geste dans le
marbre pour les siècles des siècles, ainsi que
le fit Homère pour Diomède le fort, Ménélas au
cri puissant ou Hector le bon dompteur de
chevaux. Dans Ceux de 14 la beauté est
aussi au rendez-vous, même s’il s’agit des «
oreilles de Compain, toutes roses, sans ourlet,
qui rient au soleil derrière sa tête » ou de la
« barbe de Tastet, de huit jours, brousse de
poils raides, couleur d’épis mûrs », Tastet «
dont les mouvements ont une prestesse, une
vivacité souple qui sont une joie des yeux ; dès
l’abord et de plus en plus on l’aime de vivre
avec alacrité ». Genevoix les aime à la manière
des jeunes gens qui aiment les autres jeunes
gens, pour leur beauté ou les curiosités de leur
physique, et cet amour de la jeunesse pour la
belle jeunesse se retrouve chez Jünger,
lorsqu’il admire ses soldats à la baignade par
exemple. Qui n’a pas entendu les rires d’une
classe de jeunes soldats n’a pas entendu la
jeunesse.
Tastet, physique d’athlète, était à Joinville
avec Genevoix. Il mourra, les cisailles à la
main, le corps criblé de balles, en chargeant
aux Éparges. Et comme l’aède était pris de pitié
pour ceux qui mouraient avec le fracas des armes
tombant avec eux, quand « l’affreuse mort noire
leur voilait les yeux », Genevoix est pris de
pitié pour Tastet et pour ses preux à lui. Il
écrit pour qu’on ne les oublie jamais. Il
désespère d’ailleurs de jamais les comprendre.
C’est une obsession : que leur vie, leur être
profond, leurs sentiments lui échappent.
C’est pourquoi commence à Sommaisne, dès la
première bataille, son travail d’écrivain.
L’écrivain crée des personnages capables de
refléter l’infinité du monde que chacun possède,
et de les révéler à autrui. L’écrivain écrit
pour l’immortalité, pour que nous sachions que
la vie est immortelle, nous, tellement humbles
et apeurés. Hector et Achille sont immortels,
Tastet et Porchon le sont aussi désormais. C’est
pourquoi Genevoix prend le temps, tout le temps
de les décrire. Alors, prenons le temps de lire
: « Ses yeux bleus extraordinairement pâles dans
le violet noir de ses paupières ; et leur
intense lumière flambe sur un massacre : du sang
poisse les deux joues, crevées de plaies rondes
pareilles à des mûres écrasées ; les moustaches
pendant comme des loques rouge sombre, et l’on
aperçoit au-dessous, d’un rouge vif de sang, un
vague trou qui est la bouche. Quelque chose
bouge là-dedans, comme un caillot vivant ; et de
l’homme dans la guerre toute cette bouillie un
bégaiement s’échappe, convulsif… Bâillonné par
sa langue coupée, il regarde s’étirer vers la
terre un long filet de bave rouge. » Encore ce
mourant était-il à lui, un des hommes de sa
section, mais chaque mort croisé mérite un
hommage. Regardez un de ces pauvres morts… C’est
un capitaine de la coloniale… «Ce que je
remarquai le plus ce fut sa moustache, une
moustache blonde, pure, légère et charmante… et
c’était affreusement triste, cette blonde
moustache de joli garçon sur cette face noire
décomposée… »
Et passant devant ce cadavre méconnaissable à
cause de la boue : « Pauvres pieds bottés de
cuir rude et de boue ! Pauvres mains inertes !
Pauvre homme ! » Dirons-nous que Genevoix a
envie de laver ces hommes, comme on lave les
cadavres dans le respect du trépas ? Oui. Il a
envie de laver leur visage et d’en restituer la
beauté au monde des vivants.
Les poilus de Genevoix n’ont pas ce menton tendu
vers l’est, ils sont des « hommes las et
misérables… Mais demain ils repartiront. La
soif, la faim, le froid… Ils partiront et parmi
eux ne s’en trouvera pas un pour se plaindre et
maudire notre vie. Et quand viendra l’heure de
se battre encore, ils auront le même geste vif
pour épauler leur fusil, la même souplesse pour
bondir entre deux rafales de mitraille, la même
ténacité pour briser les assauts de l’ennemi.
Car en eux vit une force d’âme qui ne faiblira
point. » Il les regarde passer, dans leurs
loques fatiguées, sillonnées de coutures
malhabiles, blanchies d’usure, crevées
d’accrocs, ravaudées de pièces bariolées ; mais
que leur puissance est grande, leurs pas
souples, leur rythme puissant… Et ce poids des
cartouchières qui fait saillir les muscles de
leur cou. « Ils laissent tonner les 75 sans même
retourner la tête. Ils mangent lentement,
repliés sur leur force profonde, toutes ces
forces d’hommes mystérieusement mêlées en notre
force qui est là. Je ne le soupçonnais pas, je
ne pouvais pas. Maintenant je la pressens ; elle
se révèle à moi avec une grande et mélancolique
majesté : à travers ces épaules courbées, ces
nuques fléchies, ces mâchoires qui broient
tristement de misérables nourritures,
j’entrevois le vrai visage de notre force, sa
poignante vitalité. »
Et ça chante, défilant devant lui : « Le 106e,
régiment d’acier, quand on ira et qu’on trouvera
des ennemis à notre taille. »
Les Cht’is, les gars du Midi, les Parigots,
Genevoix les écoute. Tous différents. Leur
français de cuisine, leurs tournures argotiques,
drôles ou bêtes, Martin, gars de ch’nord,
Chabeau, valet de ferme « dur de peau et bon à
tout », et qui durant son agonie fera mine de
guider son cheval de labour, en claquant sa
langue… « Hue ! dia ! allez ! » « J’ai un bon
couteau, coupez-moi la jambe mon lieutenant,
elle me fait si mal… » et Chabeau de gémir : «
Un gars de l’Assistance, comme moi, qu’on paye
par le manger, mais qui voudra de moi maintenant
? » Et pourtant Genevoix n’est pas dupe :
celui-ci a giflé une vieille femme, celui-là
cassé d’un coup de crosse la tête d’un blessé,
cet autre dépouillé un de ses camarades encore
chaud, cet autre encore est un ivrogne méchant,
au regard sale, stupide. Des hommes.
De tous ces portraits, les poètes et les
écrivains ont recueilli les trésors : Aragon,
dans sa célèbre chanson « Tu n’en reviendras pas
», raconte à nouveau la scène des joueurs de
cartes de Ceux de 14 ; Céline, dans «
Le Voyage », évoquant une « plaie sanglante qui
glougloute », reprend mot pour mot une image de
Genevoix. Et Jünger, comme Genevoix, s’étonne de
la quantité de sang que contient le corps d’un
homme. L’un et l’autre ont d’ailleurs la plus
belle image d’homme mourant dans son secret,
avec lui-même, désireux d’échapper aux regards
des survivants. Chez Jünger, c’est ce jeune
soldat agonisant qui tire sa capote sur son
visage pour fuir le regard des hommes qui
passent. Chez Genevoix, c’est la mort de
Laviolette : « “Laissez-moi, éloignez-vous.” Il
veut mourir seul. Il cache sa tête dans son bras
droit plié ; il a fermé sa capote sur ses
blessures. »
N’est-ce pas le devoir de l’écrivain de
témoigner pour chacun de nous, qui sommes,
chacun, un univers et le reflet du monde ? Il
s’agit bien d’un grand écrivain en train de
naître, associant son devoir d’écrivain à celui
de soldat. Ces hommes lui ressemblent, leurs
yeux le lui ont dit quelquefois : mais rien de
plus, dans l’échange furtif d’un regard d’une
lueur émouvante, entre deux infinis de silence
et de nuit. L’artiste, le poète, le romancier
luttent entre ces deux infinis de silence,
brassent leur boue noire comme des orpailleurs
pour ramener une parcelle de la vérité humaine.
Ce sont ces bribes d’or que Genevoix cherche
dans les yeux de ses hommes. Elles témoignent
contre la mort ; elle ne gagnera pas toujours,
elle n’emportera pas leur souvenir.
Porchon, Sicot, Maignan : nous les voyons ! Nous
avons envie de leur tendre la main, c’est ça le
génie de l’écrivain, nous avons envie de
protéger le consul d'Au-dessous du volcan
quand il rentre dans cette taverne mal famée de
Cuernavaca où l’attend la mort, de lui dire «
N’entre pas, fais attention ! » ; de prendre le
poison des mains d’Emma avant qu’elle ne
l’absorbe.
|
les
registres : Appréciez la
variété des registres présents dans ce texte. En
quoi viennent-ils approfondir et nuancer la figure
héroïque du soldat ?
le rôle de
l'écrivain : De quel rôle ce
texte investit-il l'écrivain ? Vous pourrez vous
aider du texte suivant, tiré de l'article que B.
Maris a donné à la revue "Engagement" (hiver 2014)
:
Il faut surtout lire Genevoix, parce
que, dupe un instant de l’assaut en plein champ
et de la joie de se battre et de tuer, lorsque
l’horreur de la bataille des Eparges le ramène à
son devoir de guerrier et de patriote, il
éprouve une compassion infinie pour ses
camarades qui meurent et souvent de façon atroce
; et il décrit, il regarde les hommes mourir. Et
voilà que chaque poilu a un visage ! Tous ces
noms que nous lisons sur les monuments aux Morts
des plus petites villes françaises, ces noms qui
se répètent, trois fois, quatre fois, ces noms
aux prénoms un peu ridicules, Toussaint,
Antonin, Amédée, ces noms de paysans, de titi
parisien, de notaire champenois, ont désormais
un visage. La Guerre de 14 ce n’est pas le
soldat inconnu. Ce n’est pas le soldat mort dans
le troupeau, « Le Grand Troupeau » de Giono, ce
sont tous ces hommes, particuliers, avec leurs
visages et leurs patois, leurs défauts (Genevoix
les a vu fuir, et, bien rarement, tuer un
prisonnier, se soûler, gifler des civils, piller
à l’occasion) mais il a surtout vu leur
incroyable courage qui lui fait, blessé,
regretter de quitter le champ d’horreur, oui
regretter, et dire : « Ce que nous avons fait,
c’est plus que ce l’on pouvait demander à des
hommes, et nous l’avons fait. »
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LIENS :
Des romans et des guerres.
La guerre littéraire.
Sur notre site : La
guerre.
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