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Indiquant, pour les perspectives d'étude du
texte poétique, les notions d'évolution et de
modernité, les programmes du Bac font de l'œuvre
de Jules Laforgue un terrain d'étude privilégié.
Poète de fin de siècle - voyez
nos indications biographiques -,
profondément imprégné des traditions qui le
précèdent (la poésie lyrique du seizième siècle,
le Romantisme, Baudelaire), Laforgue est aussi
celui qui, de manière moins notoire que Rimbaud, a
fait éclater ces formes sans renier ses dettes.
Le groupement de textes que vous trouverez
ci-dessous s'efforce d'illustrer cet itinéraire.
Les six poèmes que nous avons choisis souhaitent
mettre progressivement en valeur la progression
des formes, sinon de l'inspiration, jusqu'à la
libération des modèles antérieurs. Pour chacun
d'entre eux, vous trouverez des propositions de
lectures analytiques ou de commentaires.
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Sonnet
de printemps (Premiers poèmes) |
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5
10
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Avril met
aux buissons leurs robes de printemps
Et brode aux boutons d'or de fines
collerettes,
La mouche d'eau sous l'œil paisible des
rainettes,
Patine en zigzags fous aux moires des
étangs.
Narguant
d'un air frileux le souffle des autans
Le liseron s'enroule étoilé de clochettes
Aux volets peints en vert des blanches
maisonnettes,
L'air caresse chargé de parfums excitants.
Tout
aime, tout convie aux amoureuses fièvres,
Seul j'erre à travers tout le dégoût sur les
lèvres.
Ah ! l'Illusion morte, on devrait s'en
aller.
Hélas !
j'attends toujours toujours l'heure sereine,
Où pour la grande nuit dans un coffre de
chêne,
Le Destin ce farceur voudra bien m'emballer.
|
Les premiers poèmes de Laforgue, réunis plus tard en volume,
ont été composés pendant son adolescence, et sans doute
pendant les années passées au lycée de Tarbes. Ces œuvres de
jeunesse sont ainsi ouvertes aux influences, notamment
celles des poètes du XVIème siècle. On rapprochera utilement
ce Sonnet de printemps du sonnet
de Ronsard que nous proposons sur une autre page :
alors que, chez Ronsard, l'élan vital manifesté par
l'éclosion du printemps est l'occasion d'une invitation à
l'amour, il est déjà compromis chez Laforgue par la
désillusion et la parodie.
La lecture analytique dont vous trouverez ci-dessous
les étapes s'est donné comme projet de lecture l'examen de
la manière dont Laforgue se fait l'écho d'une tradition
lyrique dans laquelle le printemps, saison de renaissance,
est souvent la métaphore de l'élan vital. Nous suivons ici,
pour les questions, les instructions de
notre fiche sur l'étude du texte poétique.
OBSERVATION |
INTERPRÉTATION |
1)
Situation d'énonciation :
- qui parle ? un "je", présent uniquement
dans les tercets.
- à qui ? aucun indice du récepteur.
- de quoi ? de son incapacité à partager
l'effervescence universelle de la Nature, de son
dégoût et de sa volonté de mourir. |
- Le
mode récit des quatrains s'oppose au mode discours
des tercets, comme s'oppose à l'élan vital
universel la solitude de ce "je" tourné, lui, vers
la mort.
- ce refus de l'adresse à un possible confident
accentue l'impression de solitude.
- ce refus introduit une note amère et funèbre
dans la thématique du poème : ceci le distingue
nettement de l'inspiration traditionnelle. |
Bilan
: certes, les éléments traditionnels sont bien
présents, mais comme parodiés, et vite évincés en
tout cas au profit d'une expression quasi
pathologique de l'Ennui. Tradition et originalité
se mêlent donc. |
2)
Versification
:
- type de poème : un sonnet marotique
régulier.
- type de vers : l'alexandrin régulier des
quatrains signifie bien sûr une certaine harmonie,
mais cache peut-être une certaine dérision par sa
régularité presque monotone pour une saison aussi
dynamique.
Dans les tercets, l'alexandrin connaît
quelques irrégularités (césures des vers 11 et
12).
- type de rime : alternance de rimes masculines et
féminines dans les quatrains; l'alternance dans
les tercets crée un distique initial. Celui-ci
joue le rôle d'une transition (rappel de
l'euphorie des quatrains et introduction du thème
personnel). |
- une
poésie de jeunesse encore respectueuse des formes
classiques
- jusque dans ses formes les plus apparemment
traditionnelles, la parodie est peut-être
sensible.
- cette rupture marque deux soupirs de tristesse
et de dégoût.
- la composition du sonnet est très rigoureuse :
elle est mise au service de l'expression d'une
rupture entre le moi et le monde.
|
Bilan
: ici encore, tradition et originalité
se mêlent, mais on note que la parodie l'emporte
jusque dans une expression qui semble
traditionnellement lyrique. Avec Laforgue, le
printemps nous semble usé, convenu, et
l'authenticité est du côté du désir de mort. |
3)
Structure grammaticale et versification :
- rapport entre phrase et strophe : la
phrase épouse la strophe, ce qu'encourage la forme
du sonnet.
- rapport entre phrase et vers : elle épouse aussi
à peu près le vers, ce qui est moins attendu. |
- forme
très sage en effet pour l'expression d'une saison
explosive.
- L'impression dominante est celle d'une
musicalité régulière mais presque monotone, qui
commande surtout l'expression du désenchantement. |
Bilan
: le refus de Laforgue est autant celui
de l'élan vital que de la forme convenue qui a
l'habitude de l'exprimer. On peut confirmer ici la
décadence d'une certaine expression lyrique et
l'irruption du cynisme en poésie. |
4)
Jeux sur le signifié :
- champs lexicaux : un bestiaire
inhabituel (mouche d'eau, rainette) auquel on peut
ajouter le liseron, herbe folle, et le topos
des volets peints en vert.
- figures de rhétorique : allégories d'Avril,
stéréotype imité de la Renaissance, du Destin
assimilé à un croque-mort, et de l'Illusion.
|
- cette dissonance dans les éléments naturels
signale une discrète parodie.
- l'utilisation de l'allégorie est une forme assez
convenue. Ici, celle du Printemps se signale
volontairement comme un cliché; l'image du Destin
et les mots crus qui l'accompagnent paraissent
significativement plus authentiques. |
Bilan
: des éléments incontestablement
traditionnels, notamment l'utilisation de
l'allégorie, se mêlent à des motifs plus
personnels, voire provocants, qui constituent une
tonalité originale. |
5)
Jeux sur le signifiant :
- quelques sonorités inhabituelles
("zigzags")
- allitération des gutturales ("r") des tercets. |
le poète
crée une distorsion harmonique entre les sonorités
volontiers guillerettes des quatrains et celles,
âpres et funèbres, des tercets. |
Bilan
: peu d'effets sonores et rythmiques,
qui laissent ce poème de jeunesse encore fidèle
aux formes classiques. |
La lecture du
poème aura ainsi mis en évidence deux perspectives majeures
que la relecture des bilans successifs confirmera : si le
poème est marqué par une tradition, les formes originales
qui la contestent ne manquent pas.
Construisons
par
exemple
le premier axe de lecture d'un commentaire :
DES ASPECTS
TRADITIONNELS.
Idées
directrices |
Procédés
relevés |
Interprétation |
Un
sonnet
marotique |
-
rupture entre quatrains et tercets conforme au
genre
- présence dans les tercets du distique initial
- fidélité aux schémas classiques de l'alternance
des rimes |
- le
poète manifeste sa différence : à la Nature en
fête s'oppose l'expression du dégoût et de
l'Ennui.
- le distique joue un rôle structurant : rappel du
lyrisme euphorique et affirmation d'une solitude
souffreteuse.
- lyrisme de l'harmonie et de la réconciliation. |
Une
versification
régulière |
-
cadences régulières de l'alexandrin.
- la phrase épouse la strophe et le vers. |
- le
poète reste fidèle au lyrisme traditionnel de
l'effusion sentimentale au contact de la Nature.
- le sonnet garde une construction rigoureuse qui
se souvient de ses origines (aspect démonstratif). |
Des
figures
convenues |
- des
allégories classiques ("Avril" fait songer à la
peinture de la Renaissance).
- des topoï |
- le
poème fait songer à nombre de productions
culturelles inspirées par le printemps (Ronsard,
Botticelli).
- l'obstination des clichés laisse néanmoins
présager une volonté parodique. |
Construisez
et
rédigez le deuxième axe !
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Spleen
(Le Sanglot de la terre, 1901) |
5
10
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Tout
m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau.
En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie.
En bas la rue où dans une brume de suie
Des ombres vont, glissant parmi les flaques
d'eau.
Je regarde sans voir fouillant mon vieux
cerveau,
Et machinalement sur la vitre ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie.
Bah! sortons, je verrai peut-être du nouveau.
Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.
Des fiacres, de la boue, et l'averse
toujours...
Puis le soir et le gaz
et je rentre à pas lourds...
Je mange, et bâille, et lis, rien ne me
passionne...
Bah ! Couchons-nous. - Minuit. Une heure. Ah !
chacun dort !
Seul je ne puis dormir et je m'ennuie encor.
7 novembre 1880
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Problématique : Le
titre (recherchez ce que signifie le mot spleen)
évoquera sans doute quelques souvenirs
baudelairiens. Trois poèmes des Fleurs du Mal
portent en effet le même et vous aurez intérêt à
les lire (notamment le troisième "Quand le
ciel bas et lourd..." que vous pouvez ), ne serait-ce que pour saisir
aussitôt les différences. Laforgue manifeste-t-il
ici une influence baudelairienne ou l'enrichit-il
d'une inspiration et d'un ton originaux ?
La fraternité est évidente entre ces poètes
qui, à la queue du Romantisme, incarnent une
exaspération très fin de siècle devant les
platitudes de l'existence. Il y a ici plus qu'une
pose ou qu'un topos; il s'agit bien d'une crise de
la civilisation que Paul Bourget, dans ses Essais
de psychologie contemporaine (1883), avait
bien cernée :
« Une nausée universelle devant les
insuffisances de ce monde soulève le cœur des
Slaves, des Germains et des Latins. Elle se
manifeste chez les premiers par le nihilisme, chez
les seconds par le pessimisme, chez nous-mêmes par
de solitaires et bizarres névroses. La rage
meurtrière des conspirateurs de Saint-Pétersbourg,
les livres de Schopenhauer, les furieux incendies
de la Commune et la misanthropie acharnée des
romanciers naturalistes — je choisis avec
intention les exemples les plus disparates — ne
révèlent-ils pas un même esprit de négation de la
vie qui, chaque jour, obscurcit davantage la
civilisation occidentale ? Nous sommes loin, sans
doute, du suicide de la planète, suprême désir des
théoriciens du malheur. Mais lentement, sûrement,
une croyance à la banqueroute de la nature ne
s'élabore-t-elle pas, qui risque de devenir la foi
sinistre du XXe siècle, si un renouveau, qui ne
saurait guère être qu'un élan de renaissance
religieuse, ne sauve pas l'humanité trop réfléchie
de la lassitude de sa propre pensée ?»
|
Nous suivrons, pour la lecture de ce poème de Laforgue la
démarche que nous avons posée dans nos pages consacrées à .
Objectif
1 : observation d'ensemble et attentes de lecture :
— Le texte poétique exige une lecture soigneuse, tant il
nous place d'emblée dans une atmosphère et une concentration
d'effets sonores et stylistiques qui, bien souvent, laissent
une impression énigmatique. Ce n'est peut-être pas tout à
fait le cas de ce poème, mais vous aurez soin de respecter
les coupes - très abondantes - de l'alexandrin ainsi que la
diérèse du vers 12 ("rien ne me pass-i-onne").
— Il n'est pas nécessaire de se renseigner outre
mesure sur Jules Laforgue : vous aurez noté sa très courte
vie et la date qui vous met en présence d'un poète de vingt
ans ("mon vieux cerveau" !). Consultez néanmoins la page que
nous consacrons à sa .
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Notez vos premières impressions et vos attentes.
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Objectif
2 : la situation de communication :
— qui parle ? à qui ? recherchez les pronoms de la présence
(je, nous) et constatez leur fréquence. Relevez les
verbes que ces pronoms commandent et tirez-en des
conclusions sur l'inspiration de ce poème.
— de quoi ? constatez le schéma quasi narratif du texte et
tentez de caractériser le rapport du poète avec le monde. Si
vous avez lu les Spleen de Baudelaire, vous pouvez
commencer à noter les points communs et les différences.
— caractérisez le ton de ce poème en étudiant le termes qui
impliquent un jugement de l'auteur (sur le décor, sur les
autres, sur lui-même). Quelle est l'impression dominante ?
|
Synthétisez vos remarques et exprimez vos
hypothèses de lecture.
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Objectif
3 : étude de la versification :
— type
de poème : vous aurez repéré sans mal un sonnet. Recherchez
l'origine de ce genre et précisez sa forme classique (je
vous renvoie ici à la page Sonnet
du site La clé des procédés littéraires) : à quoi
sont d'ordinaire consacrés respectivement les quatrains et
les tercets ? Quelle importance particulière revêt ainsi la
structure ? Dans le cas du sonnet de Laforgue, où
retrouve-t-on les formes traditionnelles ? Où, en revanche,
ne sont-elle pas respectées ? Qu'est-ce qui fait ici l'unité
des quatrains et celle des tercets ? Observez comment la fin
du poème crée, par le retour d'un même verbe, une "structure
en boucle" qui nous fait revenir au point de départ. Qu'en
conclure sur l'état d'esprit du poète et sur ce qu'il veut
nous faire partager ?
— type de vers : le sonnet utilise le plus souvent
l'alexandrin. Quel est le rythme classique de ce vers ? A
quel genre d'expressions est-il réservé d'ordinaire ? Donnez
des exemples dans ce poème d'alexandrins classiques. De
quels effets le rythme est-il alors porteur ? Montrez que la
plupart des vers cassent néanmoins ce rythme traditionnel.
De quelles manières différentes ? Quels sont les effets
obtenus ?
— type de rimes : constatez la régularité classique de leur
alternance dans les quatrains et au contraire la disposition
particulière des tercets (un quatrain et un distique final).
Que met en valeur cette disposition ?
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Rassemblez
vos remarques afin de distinguer d'ores et
déjà les plus récurrentes (vous aurez pu noter
ce mélange de tradition et d'originalité dont
est faite l'inspiration laforguienne).
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Objectif
4 : structure grammaticale et versification :
—
rapport entre phrase et strophe : quels sont les différents
types de phrases ? Comment sont-elles organisées dans les
quatrains ? dans les tercets ?
— rapport entre phrase et vers : notez les rares
débordements de la phrase sur plusieurs vers (enjambements
du second quatrain). Pourquoi ? Dans les tercets, constatez
les ellipses, les phrases nominales. Quel est l'effet
recherché ?
|
Vous pouvez ici encore synthétiser vos
remarques et sans doute mieux constater
l'écart entre ce Spleen et ceux de
Baudelaire, où l'expression de l'Ennui prend
souvent des proportions métaphysiques. Tentez
de caractériser le ton particulier de Jules
Laforgue.
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Objectif
5 : travail sur le :
—
vocabulaire : quels sont les différents niveaux de langue ?
quels mots, dans ce contexte assez plat, prennent un allure
ironique ? Reliez votre observation au bilan précédent. Les
interjections, les formes orales sont-elles attendues dans
un poème de ce genre ? Qu'en concluez-vous sur la manière
dont Laforgue traite cette expression du spleen ?
— champs lexicaux : analysez les termes qui décrivent le
décor intérieur (la chambre) ou celui de l'âme. Analysez les
termes qui décrivent le décor extérieur (la rue). Repérez un
ou plusieurs champs lexicaux. Reliez les impressions
produites par ces deux décors.
— figures de style : le style est-il très imagé pour un
poème de ce genre ? Pouvez-vous repérer des métaphores
encore baudelairiennes ? Quelles sont néanmoins les
différences ? Vous noterez comment Baudelaire orchestre en
un lent crescendo les phases d'une véritable crise
d'angoisse, alors que Laforgue contient, en mineur, un
sentiment d'inutilité.
— analysez les sonorités, en particulier celles du premier
tercet. Quel est l'effet obtenu ?
Faites un dernier bilan intermédiaire et relisez
maintenant vos bilans précédents. Vous devriez noter
quelques observations récurrentes que vous pouvez
rassembler et organiser en axes de lecture (vous pourriez,
par exemple, parler d'éléments traditionnels puis
d'expression originale). Mais votre lecture méthodique
peut être présentée à l'oral sous la forme que vous avez
suivie, à condition de faire état, dans votre conclusion,
d'une interprétation globale qui soit capable de mettre en
valeur la spécificité du texte.
|
Une
page spéciale vous aidera à faire
.
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La
cigarette (Le Sanglot de la terre,
1901) |
5
10
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Oui, ce
monde est bien plat ; quant à l'autre,
sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.
Allez,
vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m'endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.
Et j'entre au
paradis, fleuri de rêves clairs
Où l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.
Et puis,
quand je m'éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le cœur plein d'une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.
|
Les vingt-neuf poèmes réunis sous le titre Le Sanglot
de la Terre, et publiés après la mort du poète
(1901), ont été sans doute composés entre 1880 et 1882.
Recueil d'adolescent encore, que Laforgue, après maints
remaniements, ne se résoudra pas à publier, tout agacé qu'il
est de n'y trouver qu'un "ramassis de petites saletés
banales." La cigarette offre pourtant déjà l'image
d'une singulière maîtrise des moyens poétiques, que Laforgue
mobilise à l'évidence dans le sens de l'économie : désespoir
et ricanement s'y déploient harmonieusement, sans pathos
ni complaisance.
La lecture analytique que nous proposons s'est choisi
un projet de lecture qui s'inscrit dans la lignée des
commentaires précédents : si, à l'évidence, le modèle
baudelairien est encore prégnant dans le poème, en
trouve-t-on néanmoins la profondeur métaphysique ? Comme
pour la lecture analytique précédente, nous suivons les
questions de notre fiche
pratique.
OBSERVATION |
INTERPRÉTATION |
1)
Situation d'énonciation :
- qui parle ? un "je" omniprésent,
rehaussé par le "moi".
- à qui ? apostrophes aux vivants, "futurs
squelettes".
- de quoi ? du plaisir gratuit de fumer, de rêver,
de créer. |
- souci d'affirmer sa différence et son identité
face aux autres vivants.
- adresse aux citoyens d'une société mercantile,
aux hommes en général, dont les efforts pour vivre
paraissent dérisoires.
- autant de plaisirs interdits, inutiles, que le
poète célèbre avec une provocation maligne. |
Bilan
: le poète affiche un sens désespéré de
l'existence allié ici à une affirmation hédoniste
et narquoise. |
2)
Versification
:
- type de poème : un sonnet dont la
structure est rigoureuse : les quatrains évoquent
le plaisir de fumer, les tercets marquent l'entrée
dans un "paradis".
- type de vers : l'alexandrin, souvent régulier,
peut présenter certaines irrégularités dans la
place de la césure.
- type de rime :
des rimes assez inhabituelles.
squelettes / cassolettes
fantastiques / moustiques
|
- une
trame narrative très simple qui assimile le fait
de fumer à une fuite hors de ce monde (on songe
aux paradis artificiels de Baudelaire).
- au vers 6, la césure met violemment en valeur
l'arrogance du "moi"; au vers 12, l'isolement de
l'adverbe de temps marque comme un dénouement dans
la narration, celui du réveil voluptueux ; le vers
7 traduit la volupté de la rêverie.
- rimes guillerettes tout à fait hors de propos
dans ce contexte : elles caractérisent bien
l'humeur grinçante et narquoise du poète.
alliance d'un mot noble et d'un mot vulgaire qui
caractérise aussi la dérision du poète à l'égard
des formes classiques et romantiques. |
Bilan
: la forme choisie par Laforgue a des
implications artistiques et idéologiques.
Artistiquement, il s'oppose à l'étalage lyrique
des sentiments pour préférer l'expression
grinçante d'un secret désespoir. La dissonance, la
rupture des rythmes brisent l'excès de
sentimentalité et favorisent l'autodérision.
Idéologiquement, cette forme "décadente" fait de
Laforgue un poète en rupture de ban, farouchement
enraciné dans une solitude narquoise. |
3)
Structure grammaticale et versification :
- rapport entre phrase et strophe : la
phrase épouse la strophe.
- rapport entre phrase et vers : à deux reprises
(vers 6-8 et 9-11), la phrase déborde du vers en
une série d'enjambements. |
- le
poète reste fidèle à la tradition du sonnet qui
est de donner à chaque strophe son autonomie.
- ces enjambements suggèrent l'ampleur voluptueuse
et hallucinée de la rêverie. Ceci est d'autant
plus notable que les visions du poète sont
volontairement grotesques. |
Bilan
: Il n'est pas indifférent de noter que
les seuls élans lyriques du poème, ceux qui
dilatent la phrase sur trois vers, soient aussi
les moments les plus ridicules du texte, ceux qui
paraissent les plus ironiques. Autre preuve du
climat particulier de la poésie laforguienne, où
le grincement de la forme invite le lecteur à être
plus sensible encore à l'"à-quoi-bonisme" de
l'inspiration. |
4)
Jeux sur le signifié :
champs lexicaux : - celui de la mort ("tuer,
squelettes, mort, sort, mourants";
-
celui de la fantasmagorie voluptueuse ("extase,
paradis, rêves, valses fantastiques, contemple,
douce joie")
figures de rhétorique : - les comparaisons
("comme
aux parfums; comme une cuisse d'oie")
- les
métaphores
("méandre
bleu, parfums mourants") |
- la mort semble être la seule réalité qui vaille,
celle qui rend inutiles tous les efforts mais
légitime en revanche les petits plaisirs sans
lendemain.
- univers onirique marqué surtout par la
fantaisie, le refus de se prendre au sérieux (on
comparera utilement avec la fantasmagorie
terrifiante du Spleen
baudelairien). Ceci n'enlève rien d'ailleurs à la
détresse existentielle.
- degré très simple de l'image, même si celle de
la cuisse d'oie paraît extravagante, autant que
celle des "éléphants en rut" ou des "chœurs de
moustiques".
- rareté encore de la figure de style qui
n'apparaît guère que pour suggérer le plaisir de
fumer, mais est radicalement absente de
l'évocation du monde réel. |
Bilan
: Cette forme dissonante soigneusement
cultivée est au service d'un désespoir grinçant.
Tel est le registre revendiqué par Laforgue, qui
s'inscrit dans une postérité baudelairienne
soigneusement décalée. La fantaisie de l'univers,
son extravagance, renoncent à l'expression
pathologique du spleen et disent en mineur les
atermoiements d'une âme désenchantée. Comment
exprimer l'Ennui après Baudelaire ? La question a
dû se poser sans doute à cette génération de
poètes "fin de siècle". Laforgue, quant à lui,
lourd de cet héritage, y répond par l'humilité du
ton et l'élégance de la dérision. |
Illustrations
de Vincent Lavergne.
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